I-II (trad. Drioux 1852) Qu.31 a.2


ARTICLE III. — LA DÉLECTATION DIFFÈRE-T-ELLE DE LA JOIE ?


Objections: 1.. Il semble que la joie soit absolument la même chose que la délectation. Caries passions de l'âme diffèrent en raison de leurs objets. Or, l'objet de lajoie est le même que celui de la délectation, puisque c'est la possession du bien. Donc la joie est absolument la même chose que la délectation.

2.. Un seul et même mouvement ne peut avoir deux termes. Or, c'est un seul et même mouvement qui a pour termes la joie et la délectation , puisque c'est la concupiscence. Donc la délectation et la joie sont absolument une seule et même chose.

3.. Si la joie (gaudium) diffère de la délectation il semble que pour la même raison laréjouissance(/ae^m), l'allégresse (exultatio) et la jubilation (iucunditas), doivent exprimer d'autres sentiments que la délectation et répondre par conséquent à autant de passions différentes ; ce qui paraît faux. Donc la joie ne diffère pas de la délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Car nous n'employons jamais pour les animaux le mot joie (gaudium), tandis que nous nous servons du mot délectation. Donc ces deux choses ne sont pas identiques.

CONCLUSION. — La délectation qui existe dans les animaux diffère de la joie, qui est une conséquence de la délectation rationnelle.

Réponse Il faut répondre que la joie, comme le dit Avicenne dans son livre sur l'âme, est une espèce de délectation. En effet, il faut observer que comme il y a des concupiscences qui sont naturelles et d'autres qui ne le sont pas, mais qui sont rationnelles, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3), de même il y a des délectations qui sont naturelles et d'autres qui sont rationnelles. Ou bien, selon l'expression de saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. d3) et de Némésius (De nat. hom. cap. 18), il y a les plaisirs de l'âme et les plaisirs du corps ; ce qui revient au même. Car nous nous délectons dans la possession des choses que nous désirons naturellement et dans la possession de celles que nous désirons rationnellement. Mais nous n'employons le mot joie que pour exprimer la délectation de l'esprit. C'est pourquoi nous ne l'attribuons pas aux animaux et nous ne nous servons pour eux que du mot de délectation (1). — D'ailleurs tout ce que nous désirons naturellement, nous pouvons y trouver une délectation rationnelle, mais non réciproquement. Ainsi dans les êtres raisonnables la joie peut se rapporter à toutes les délectations sensibles, quoiqu'elle ne s'y rapporte pas toujours en elïet. Car quelquefois on^éprouve des délectations sensibles ou animales dont on ne se réjouit cependant pas rationnellement. Ainsi parla il est évident que le mot de délectation a plus d'extension que celui de joie.

(1) Le mot volupté est peut-être relui f\\ù rendrait le mieux le mot rfe/eriaiio pris dans cettcacrcp-tion restreinte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet de l'appétit animal étant le bien perçu, la perception diffère en quelque sortexselon que l'objet diffère lui-même. C'est ainsi que les délectations animales qu'on appelle joies se distinguent des délectations sensibles ou matérielles qui reçoivent seulement le nom de délectations. Au reste nous avons dit la même chose des concupiscences (quest. préc. art. 3 ad 2).

2. Il faut répondre au second, qu'il y a une différence semblable entre les concupiscences, de telle sorte que la délectation répond à la concupiscence et la joie au désir qui semble appartenir davantage à la concupiscence animale. C'est ainsi que la différence qu'il y a entre le repos résulte de la différence qu'il y a entre le mouvement.

3. Il faut répondre au troisième, que les autres expressions qui se rapportent à la délectation ont été créées pour signifier ses divers effets. Ainsi la réjouissance (laetitia) indique la dilatation du coeur, comme si l'on disait : laetitia; l'allégresse (exultatio) désigne les signes extérieurs de la délectation intérieure qui se produisent au dehors, en ce sens que lajoie qui est au fond du coeur éclate extérieurement-, la jubilation (jucundilas) désigne spécialement les signes et les effets extraordinaires de la joie. Mais tous ces termes semblent se rapporter aux plaisirs de l'esprit, car on ne s'en sert que quand il s'agit des êtres raisonnables,.


ARTICLE IV. — LA DÉLECTATION EXISTE-T-ELLE   DANS L'APPÉTIT INTELLIGENTIEL ?


Objections: 1.. Il semble que la délectation n'existe pas dans l'appétit intelligentiel. Car Aristote dit (Rhet. lib. i, cap. ii) que la délectation est un mouvement sensible. Or, ce mouvement n'existe pas dans la partie intellectuelle de l'âme. Donc la délectation n'y existe pas non plus.

2.. La délectation est une passion. Or, toute passion existe dans l'appétit sensitif. Donc la délectation n'existe que là.

3.. La délectation est une chose commune à l'homme et aux animaux. Donc elle n'existe que dans la partie de l'âme qui nous est commune avec eux.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Ps. xxxvi, 4) : Délectez-vous dans le Seigneur. Or, l'appétit sensitif ne peut se rapporter à Dieu ; il n'y a que l'appétit intelligentiel qui s'y rapporte. Donc la délectation peut exister dans cet appétit.

CONCLUSION. —La délectation résultant de la perception de la raison, il est nécessaire qu'elle existe, non-seulement dans l'appétit sensitif, mais encore dans l'appétit intelligentiel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), il y a une espèce de délectation qui est un effet de la raison. Et il appartient à la raison de porter, non-seulement l'appétit sensitif à s'attacher au bien particulier qui lui est propre, mais encore l'appétit intelligentiel ou la volonté. D'après cela, la délectation qui reçoit le nom de joie existe dans l'appétit intelligentiel ou dans la volonté, mais il n'en est pas de même de la délectation sensible ou corporelle. Toutefois il y a cette différence entre la délectation de ces deux sortes d'appétits -, c'est que la délectation de l'appétit sensitif est toujours accompagnée de certaine modification corporelle, tandis que la délectation de l'appétit intelligentiel n'est rien autre chose que le simple mouvement de la volonté. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 6) que le désir et la joie ne sont rien autre chose que la volonté s'attachant à l'objet que nous voulons.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans cette définition d'Aris-tote le mot sensible se prend pour toute espèce de perception en général. Car Aristote d\l(Eth. lib. x, cap. 4)quela délectation nous vient par tous les sens, ainsi que par l'intellect et les facultés contemplatives. — Ou bien on peut dire qu'Aristote définit en cet endroit la délectation qui provient de l'appétit sensitif.

2. Il faut répondre au second, que la délectation proprement dite a le caractère de la passion, en ce sens qu'elle est toujours accompagnée d'unemodi-fication corporelle. Elle n'existe pas de cette manière dans l'appétit intelligentiel; elle n'y est qu'autant qu'elle procède d'un mouvement pur et simple. Car c'est ainsi qu'elle est en Dieu et dans les anges. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vu, cap. ult.) que Dieu jouit d'une opération ou d'une volonté pure et simple. Et saint Denis dit (De coelest. hier. cap. ult.) que les anges ne sont pas susceptibles de nos délectations passibles, mais qu'ils se réjouissent en Dieu de cette joie qui convient aux êtres incorruptibles.

3. Il faut répondre a\i troisième, que nous possédons non-seulement la délectation qui nous est commune avec les animaux, mais encore celle qui nous estcommune avec les anges. C'est pourquoi saint Denis dit (loc. sup. cit.) que bien souvent les saints sont appelés à partager les jouissances des anges. Ainsi la délectation n'existe pas seulement pour nous dans l'appétit sensitif qui nous est commun avec les brutes, mais elle existe encore dans l'appétit intelligentiel qui élève notre nature jusqu'à celle des anges.


ARTICLE V. — LES DÉLECTATIONS CORPORELLES ET SENSIBLES SONT-ELLES PLUS GRANDES QUE LES DÉLECTATIONS SPIRITUELLES ET   INTELLIGIBLES ?


Objections: 1.. Il semble que les délectations corporelles et sensibles soient plus grandes que les délectations spirituelles et intelligibles. Car tous les hommes suivent l'attrait d'unedélectation quelconque, d'après Aristote (-éY/j . lib.x, cap.2 et 3). Mais il y en a plus qui suivent les délectations des sens que celles de l'esprit. Donc les premières sont les plus grandes.

2.. La grandeur d'une cause se connaît par son effet. Or, les délectations des sens produisent de plus grands effets, puisqu'elles modifient les corps et qu'elles vont jusqu'à produire dans quelques-uns la folie, suivant la remarque d'Aristote (Eth. lib. vu, cap. 3). Donc les délectations des sens sont les plus vives.

3.. Il faut modérer les délectations des sens et mettre un frein à leur violence. Mais il ne faut pas ainsi réprimer les délectations de l'esprit. Donc les délectations des sens sont les plus puissantes.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. 11 est écrit (Ps. cxvin, 103) : Le miel le plus doux est moins agréable à ma bouche que vos paroles, Seigneur. Et Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 7 et 8) que la délectation la plus grande est celle qui résulte de la pratique de la vertu.

CONCLUSION. — La connaissance de l'intellect étant la plus parfaite et celle qui nous est la plus chère; le bien spirituel étant le plus grand et celui que nous aimons le mieux, il est nécessaire que les délectations de l'entendement et de l'esprit soient supérieures à celles des sens et du corps, quoique celles-ci nous paraissent quelquefois plus fortes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la délectation provient de l'union du sujet avec l'objet qui lu^ convient, quand ille sent et qu'il le connaît. Or, dans les opérations de l'àme et principalement de l'âme sensitive et intellective, il faut remarquer que celles qui ne se portent pas vers une matière extérieure sont des actes ou des perfections (1) du sujet qui les produit, comme comprendre, sentir, vouloir, etc., tandis que les actions qui se produisent extérieurement sont plutôt les actions eiles perfections de la matière qu'elles transforment. Ainsi le mouvement est l'acte de l'être mobile mû par un moteur. Les actions de l'âme sensitive et intellective que nous avons précédemment désignées sont le bien du sujet qui les produit et elles sont connues par les sens et par l'intellect. C'est ce qui fait que l'on trouve en elles un certain plaisir qui ne dépend pas exclusivement de leur objet. — Maintenant si l'on compare les délectations de l'esprit aux délectations des sens (1) relativement au plaisir que nous trouvons dansées actions mêmes (par exemple, dans la connaissance de l'intellect et dans celle des sens), il n'v a pas de doute que les premières soient de beaucoup supérieures aux autres. Car l'homme est beaucoup plus flatté de connaître une chose par son esprit que de la connaître par ses sens, parce que la connaissance intellectuelle est plus parfaite et plus profonde, par suite de la faculté qu'a l'intellect de se réfléchir sur lui-même. On tient aussi davantage à la lumière de l'esprit. Car il n'y a personne qui n'aime mieux perdre la vue du corps que l'intelligence dont les bêtes et-les insensés sont privés, suivant la remarque de saint Augustin [De Trin. lib. xiv, cap. 14). Mais si l'on compare les délectations intellectuelles de l'esprit aux délectations sensibles du corps (2), les premières sont encore, absolument parlant, les plus grandes. C'est ce qu'on remarque quand on considère les trois éléments essentiels à toute délectation, et qui sont : le bien ou l'objet auquel on est uni, le sujet qui s'y rattache et l'union même du sujet et de l'objet. En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel et il est plus recherché. La preuve c'est que les hommes s'abstiennent des joies sensuelles les plus grandes pour ne pas perdre leur honneur, qui est un bien intellectuel. De même le sujet qui comprend est beaucoup plus noble et plus cognitif en quelque sorte que le sujet qui sent. L'union du sujet avec l'objet est aussi beaucoup plus intime, plus parfaite et plus ferme dans le premier cas que dans le second. Elle est plus intime, parce que les sens s'arrêtent aux accidents extérieurs de l'objet, tandis que l'intellect pénètre jusqu'à l'essence de la chose, puisqu'il a pour objet cette essence même. Elle est plus parfaite, parce que l'union des sens avec les choses sensibles résulte du mouvement, qui est un acte imparfait. Aussi les délectations sensuelles n'existent pas simultanément tout entières-, il y a en elles quelque chose qui passe et quelque chose qu'on attend, comme le couronnementet la perfection de l'oeuvre, ainsi qu'on le voit pour la délectation que procurent les plaisirs de la table et de la chair. Au contraire l'union des choses intelligibles se fait sans mouvement. C'est pourquoi les délectations intellectuelles existent simultanément tout entières. L'union est aussi plus ferme, parce que les objets matériels qui nous délectent sont corruptibles et passent rapidement, tandis que les biens spirituels sont incorruptibles. — Cependant les délectations corporelles nous paraissent plus vives (3) pour trois raisons : 1° Parce que nous connaissons mieux les choses sensibles que les choses intelligibles. 2° Parce que les délectations sensibles étant des passions de l'appétit sensitif sont toujours accompagnées d'une modification corporelle, ce qui n'arrive pas dans les délectations spirituelles, sinon dans le cas où l'appétit supérieur vient à réagir sur l'appétit inférieur.

3° Parce que les délectations corporelles sont recherchées comme des remèdes contre les défauts ou les infirmités du corps d'où naissent certaines tristesses. Ces délectations sont donc plus vivement senties que les tristesses qu'elles doivent guérir. En conséquence on les accepte plus vivement que les plaisirs spirituels, qui n'ont pas de tristesses qui leur soient contraires, comme nous le verrons (quest. xxxv, art. 5).

(1) Aristote appelle ces opérations immanentes les perfections secondes du sujet. La perfection première, c'est la puissance ou la faculté de les produire.
(1) Saint Thomas considère d'abord ces'délec-tations comme les opérations de l'entendement et des sens.
(2) Ici, il ne les considère plus seulement par rapport aux facultés qui les produisent, mais il les considère en elles-mêmes.
(3) Enfin, en ce dernier lieu, il les considère par rapporta nous. C'est ainsi que cette question se trouve approfondie absolument sous toutes ses faces.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la plupart des hommes suivent les plaisirs du corps parce que ce sont les biens sensibles qu'ils connaissent le mieux; et ensuite parce que les hommes ont besoin de ces plaisirs comme d'un remède contre la multitude de douleurs et de tristesses dont ils sont accablés. Et comme la plupart ne peuvent s'élever aux plaisirs spirituels qui n'appartiennent qu'aux hommes vertueux, il arrive en conséquence qu'ils se tournent vers les choses matérielles.

2. Il faut répondre au second, que les modifications du corps résultent surtout des délectations des sens parce qu'elles sont des passions de l'appétit sensitif.

3. Il faut répoudre au troisième, que les délectations des sens se rapportent à la partie sensitive de L'âme qui a la raison pour règle. C'est pourquoi elles ont besoin d'être tempérées et réprimées par la raison. Mais les délectations spirituelles se rapportent à la raison, qui est la règle elle-même. C'est ce qui fait qu'elles sont d'elles-mêmes sobres et modérées.


ARTICLE VI. — LE PLAISIR QUI RÉSULTE DE L'ATTOUCHEMENT EST-IL PLUS GRAND QUE CELUI QUI RÉSULTE DES AUTRES SENS?


Objections: 1.. Il semble que le plaisir qui résulte de l'attouchement ne soit pas plus grand que celui qui résulte des autres sens. En effet la délectation qui fait cesser toute joie, quand elle n'existe plus, paraitêtrela plus grande. Or, cette délectation parait être celle qui résulte de la vue. Car il est écrit (Tob. v, 12) : Quelle sera ma joie, moi qui suis assis dans les ténèbres, et qui ne vois pas la lumière du ciel ? Donc la délectation qui provient de la vue est la plus grande de toutes les délectations sensibles.

2.. D'après Aristote (Rhet. lib. i, cap. 11), on se délecte en une chose selon l'attachement qu'on a pour elle. Or, la vue est de tous les sens celui qui est le plus cher. Donc la délectation qui provient de la vue est la plus grande.

3.. La vision est le fondement ou le principe de l'amitié la plus délectable. Or, la délectation est la cause de celte amitié. Donc la plus grande délectation parait être celle qui provient de la vue.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 10) que le plaisir le plus grand est celui qui provient de l'attouchement.

CONCLUSION. —La délectation qui provient de la vue est la plus grande de toutes les délectations sensibles par rapport à la connaissance, mais Ja délectation qui provient de l'attouchement l'emporte absolument sur celles de tous les autres sens, relativement à l'utilité qu'on en tire et ensuite parce que c'est à elle que se rapportent tous les désirs naturels.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), les choses sont délectables suivant qu'on les aime. Or, on aime les sens pour deux motifs (Met. lib. i, texi. 1), à cause des connaissances qu'ils nous font acquérir et des services qu'ils nous rendent. Ainsi les sens nous sont agréables à ce double point de vue. Mais comme il n'appartient qu'à l'homme de connaître et de regarder la connaissance comme un bien, il s'ensuit que les premières délectations des sens, c'est-à-dire celles qui se rapportent à la connaissance, sont propres à l'homme (1), tandis que celles qu'on recherche uniquement dans un but d'utilité, lui sont communes avec les animaux. Ainsi donc, si nous parlons de la délectation des sens relativement à la connaissance, il est évident que la délectation qui provient de la vue est plus grande que celle qui provient d'un autre sens. Mais si nous parlons de la délectation des sens sous le rapport de l'utilité, alors la plus grande délectation est celle qui résulte de l'attouchement. En effet on juge de l'utilité des choses sensibles d'après le rapport qu'elles ont avec la conservation de la vie animale. Or, les objets qui sont du domaine du tact se rapportent plus directement à ce but. Car c'est au tact qu'il appartient de connaître les éléments constitutifs de l'animal, comme le chaud et le froid, l'humide et le sec, etc. De là il arrive que les délectations qui proviennent du tact sont plus grandes, parce qu'elles sont plus rapprochées de la fin. C'est aussi pour ce motif que les autres animaux qui ne trouvent dans leurs sens d'autres plaisirs que ceux qui naissent de l'utilité qu'ils en retirent, ne se délectent dans leurs autres sens qu'autant qu'ils se rapportent aux choses sensibles qui relèvent du tact. Car le chien se réjouit moins de l'odeur du lièvre et le lion des mugissements du boeuf qu'ils ne prennent l'un et l'autre plaisir à lacérer leur proie, selon l'observation d'Aristote f Eth. lib. iii, cap. 10). — Maintenant que nous avons constaté que le plaisir de l'attouchement est le plus grand sous le rapport de l'utilité, comme celui de la vue est le plus grand sous le rapport de la connaissance, si on vient à comparer l'un et l'autre on trouvera que le plaisir de l'attouchement surpasse absolument celui de la vue, selon qu'il se renferme dans les limites de la délectation sensible. Car il est évident que ce qui est naturel est ce qu'il y a de plus puissant dans chaque être. Or, tels sont les plaisirs du tact qui comprennent toutes les convoitises de la nature, comme le désir du boire, du manger et de toutes les autres satisfactions sensuelles. Mais si on considère les plaisirs de la vue selon le rapport qu'il y a entre la vue et l'intellect, ces plaisirs surpassent ceux du tact, par la raison que les plaisirs intellectuels sont supérieurs aux plaisirs sensibles.

(1) Ainsi il n'y a que l'homme, parmi les êtres sensibles, qui trouve du plaisir à considérer un tableau, un objet d'art.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la joie, comme nous l'avons dit (art. 3), indique la délectation animale, et celle-ci appartient surtout à la vue, tandis que la délectation naturelle appartient plutôt au tact.

2. Il faut répondre au second, qu'on tient à la vue surtout, à cause de la connaissance, parce que c'est par elle que nous saisissons une multitude de différences entre les êtres, comme le dit Aristote (Met. lib. i).

3. Il faut répondre au troisième, que la délectation est dans un sens la cause de l'amour charnel et dans un autre c'est la vision; car la délectation , surtout celle qui résulte de l'attouchement, est la cause finale (1) de l'amitié qui délecte, tandis que la vision en est la cause première; è'est elle qui est le principe du mouvement, en ce sens que la vue de l'objet aimé imprime dans l'âme de celui qui l'aime l'image qui le porte à aimer et à rechercher sa délectation.

(1) Cette délectatiou esfpar conséquent plus vive, parce que la fin est la première de toutes les causes


ARTICLE VII — y a-t-il des délectations qui ne soient pas naturelles ?


Objections: 1.. Il semble qu'il n'y ait pas de délectation qui ne soit pas naturelle. Car la délectation est pour les affections de l'âme ce que le repos est pour les corps. Or, un corps n'est en repos que dans un lieu qui lui est naturel. Donc le repos de l'appétit animal, qui est la délectation, ne peut exister que dans ce qui lui est naturel. Donc il n'y a pas de délectation qui ne soit naturelle.

2.. Ce qui est contre nature est violent. Or, tout ce qui est violent contriste, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 6). Donc rien de ce qui est contre nature n'est délectable.

3.. Quand on sent qu'on est constitué dans sa propre nature, ce sentiment produit de la délectation, comme on le voit d'après la définition que donne Aristote de la délectation même (art. 1 ). Or, il est naturel à un être d'être constitué dans sa nature, parce que le mouvement naturel est celui qui aboutit à un terme qui est naturel aussi. Donc toute délectation est naturelle.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote a dit (Eth. lib. vu, cap. 12) qu'il y a des plaisirs résultant d'un état maladif, et qui sont contre nature.

CONCLUSION. — Puisqu'il y a des délectations contre nature il est nécessaire qu'il y en ait aussi qui ne soient pas naturelles.

Réponse 11 faut répondre qu'on appelle naturel ce qui est conforme à la nature, comme le dit Aristote (Phys. lib. u, text. 4 et 5). Or la nature de l'homme peut se prendre en deux sens. 1° On peut entendre par la nature de l'homme l'intellect et la raison, parce que c'est là ce qui constitue l'homme dans son espèce. En ce sens on appellera naturels tous les plaisirs de l'homme qui consistent dans ce qui est conforme à la raison. Ainsi on dira qu'il est naturel à l'homme de mettre son plaisir dans la contemplation de la vérité et dans la pratique de la vertu. 2° On peut entendre par nature dans l'homme cette partie de lui-même qu'on met en opposition avec la raison, c'est-à-dire ce qu'il a de commun avec les animaux, et ce qui est en dehors de l'empire de cette faculté. En ce.sens tout ce qui appartient à la conservation de l'homme individuel, comme le manger, le boire, le dormir, etc., ainsi que tout ce qui appartient à la conservation de son espèce, comme les puissances charnelles, tout cela est considéré comme lui étant naturellement agréable(1).—Or, parmi ces deux espèces de délectations il arrive qu'il y en a qui ne sont pas naturelles, absolumentparlant, mais qui le sont relativement. En effet il peut se faire que dans un individu quelques-uns des principes naturels à l'espèce soient corrompus. Alors ce qui est contraire à la nature de l'espèce peut être par accident naturel à l'individu, comme il est naturel à l'eau qui est échauffée d'échauffer. Ainsi il arrive donc que ce qui est contraire à la nature de l'homme, soit par rapport à la raison, soit par rapport à la conservation du corps, devient naturel à tel ou tel individu, parce que sa nature se trouve corrompue. Cette corruption peut être l'effet du corps et résulter d'une maladie. C'est ainsi que les fiévreux trouvent doux ce qui est amer, et réciproquement. Elle peut provenir d'une mauvaise com-plexion. Ainsi il y en a qui trouvent leur plaisir à manger de la terre, des charbons et autres choses semblables. Ou bien elle peut tenir aux dispositions de l'âme, car il y en a qui par habitude se plaisent à dévorer leurs semblables, recherchent le commerce des animaux, ou tentent à se satisfaire sur d'autres hommes -, ce qui n'est point conforme à la nature.

(1) Mais ce qui délecte l'homme dans sa partie animale n'est pas toujours conforme à la raison, car la raison nous interdit dans une foule de circonstances ces plaisirs corporels.


La réponse aux objections est par là même évidente.


ARTICLE VIII. — UNE DÉLECTATION PEUT-ELLE ÊTRE CONTRAIRE A UNE AUTRE ?


Objections: 1.. Il semble qu'une délectation ne soit pas contraire à une autre. Car les passions tirent leur espèce et leur opposition de leur objet. Or, l'objet de la délectation est le bien. Donc puisque le bien n'est pas contraire au bien, mais que le bien l'est au mal et le mal au bien, comme le dit Aristote dans ses Catégories (Categ. de opp.), il semble qu'une délectation ne soit pas contraire à une autre.

2.. Il n'y a qu'une chose c^ui soit contraire à une autre, comme le prouve Aristote (Met. lib. x, text. 17). Or, la tristesse est contraire à la délectation. Donc une délectation n'est pas contraire à une autre.

3.. Si une délectation est contraire à une autre, cela ne provient quede la contrariété des objets dans lesquels on se délecte. Or, cette différence est matérielle, et la contrariété suppose une différence formelle, comme le prouve Aristote (Met. lib. x, text. 13). Donc il n'y a pas contrariété entre une délectation et une autre.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les choses du même genre qui se gênent sont contraires, d'après Aristote [Met. lib. x, text. 43 et U). Or, il y a des délectations qui se nuisent, comme l'observe ce même philosophe (Eth. lib. x, cap. 5). Donc il y a des délectations qui sont contraires.

CONCLUSION. — Puisqu'il y a des délectations qui se nuisent ou se détruisent, il est nécessaire qu'il y en ait qui soient contraires à d'autres.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2), la délectation est pour les affections de l'àme ce que le repos est naturellement pour les corps. Or, on dit que deux repos sont contraires quand ils ont des termes opposés. Ainsi le repos qui est en haut se trouve contraire à celui qui est en bas, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 54). D'où il arrive que dans les affections de l'âme il y a deux délectations contraires (1).

(1) Par l'une elle se délecte dans le vice, et par l'autre dans la vertu.


Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que cette parole d'Aristote doit s'entendre du bien et du mal moral qui consiste dans la vertu et le vice-, car on trouve des vices qui sont contraires, tandis qu'il n'y a pas de vertu qui soit contraire à la vertu. Mais pour le reste rien n'empêche que deux bonnes choses ne soient contraires l'une à l'autre; comme le chaud et le froid, dont l'un est bon pour le feu et l'autre pour l'eau. C'est en ce sens qu'une délectation peut être contraire à une autre. Cette opposition ne peut se trouver dans le bien moral (2), parce que le bien moral n'existe qu'autant que la chose est en harmonie avec un terme unique, qui est la raison.

2. Il faut répondre au second, que la délectation est pour les alieelions de l'âme ce que le repos est naturellement pour le corps-, car il n'y a délectation qu'autant que l'âme se trouve dans l'élément qui lui convient, et qui lui est pour ainsi dire naturel. La tristesse est une sorte de repos forcé. Ce qui attriste répugne à l'appétit animal, comme le lieu d'un repos violent à l'appétit naturel. Or, le repos forcé d'un corps est contraire à son repos naturel, comme le repos naturel d'un autre corps lui est aussi contraire, selon ce que dit Aristote (Phys. lib. v, text. 54 et 55). C'est ainsi que la délectation a pour contraire une autre délectation (3), aussi bien que la tristesse.

(2) Mais elle se rencontre dans les choses qui sont l'ohjet de l'appétit. Car ce qui délecte les sens peut être contraire à ce qui délecte la raison.

(3) Ainsi la délectation qui nait de la prodigalité a d'ahord pour contraire la tristesse qui résulte de ce qu'on n'a plus rien à donner, mais elle est aussi opposée à la délectation que l'avare éprouve en entassant ses trésors.

3. Il faut répondre au troisième, que les choses dans lesquelles nous nous délectons étant les objets de la délectation, produisent non-seulement une différence matérielle, mais encore une différence formelle, s'ils offrent divers motifs de délectation (4). Car la nature diverse de l'objet change l'espèce de l'acte ou de la passion, comme nous 1 avons dit (quest. xxiii, art. 1).

(4) Par exemple, les richesses sont recherchées par l'avare et par le prodigue, sous deux motifs tout à fait différents.


QUESTION XXXII. : DES CAUSES DE LA DÉLECTATION.


Après avoir parlé de la nature de la délectation, nous avons à nous occuper de ses causes. — A cet égard huit questions sont à faire : 1° L'opération est-elle la cause propre de la délectation ? — 2" Le mouvement en est-il la cause? — 3° Est-ce l'espérance et la mémoire?— 4" Est-ce la tristesse? — à" Les actions des autres sont-elles causes de notre délectation? — 6° Le bienfait qu'on accorde à autrui la produit-il? — 7° La ressemblance, — 8° L'admiration en sont-elles causes ?

ARTICLE I.— l'opération est-elle la propre cause de la délectation?


Objections: 1.. Il semble que l'opération ne soit pas la cause propre et première de la délectation. Car, comme le dit Aristote (Rhet. lib. i, cap. 44), la délectation consiste en ce que les sens sont frappés par les objets sensibles, et pour qu'il y ait délectation il faut qu'il y ait connaissance, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 4). Or, on connaît les objets des opérations avant les opérations elles-mêmes. Donc l'opération n'est pas la cause propre de la délectation.

2.. La délectation consiste spécialement dans la possession de la fin ; car c'est là surtout ce qu'on a en vue. Or, l'opération n'est pas toujours la fin, mais c'est quelquefois l'objet même qui opère. Donc l'opération n'est pas la cause propre et directe de la délectation.

3.. Le loisir et le repos proviennent de la cessation du travail ou de l'opération. Or, ces choses sont délectables, comme le dit Aristote [Rhet. lib. i, cap. 44). Donc l'opération n'est pas la cause propre de la délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. 42 et 43, et lib. x, cap. 4 et 5) que la délectation est l'effet d'une opération naturelle qui s'exécute sans obstacle.

CONCLUSION. — Puisque toute délectation requiert la possession du bien qui convient au sujet et la connaissance de cette possession et que ces deux choses consistent dans une certaine opération, il faut nécessairement que toute délectation soit la conséquence d'une opération quelconque.

Réponse II  faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4), la délectation suppose deux choses, la possession du bien qui plaît et la connaissance de cette possession. Or, ces deux choses consistent dans une certaine opération. En effet, la connaissance actuelle est une opération, et nous arrivons également au bien qui nous convient par une opération. D'ailleurs l'opération propre (I) est elle-même un bien qui délecte. Il faut donc que toute délectation soit la conséquence d'une opération quelconque.

(1) Comme chanter, manger, travailler.


Solutions: 1. Il faut réjoindre au premier argument, que les objets mêmes des opérations ne sont délectables qu'autant qu'ils nous sont unis, soit par la connaissance seule, comme quand nous nous délectons dans la contemplation ou l'étude decertaines choses, soit par quelque autre motif joint à la connaissance; comme quand quelqu'un se délecte dans la connaissance qu'il a du bien qu'il possède, tel que les richesses, les dignités et toutes les autres choses semblables, qui ne sont agréables qu'autant qu'on sait qu'on en est le possesseur. Car, selon la remarque d"Aristote (Polit, lib. n, cap. 3), il y a un grand plaisir à penser qu'on est le propriétaire d'une chose par suite de l'amour qu'on a naturellement pour soi-même. Mais posséder ainsi ce n'est rien autre chose que de se servir ou de pouvoir se servir des choses que l'on possède -, ce qui est toujours l'effet d'une opération quelconque. D'où il est évident que toute délectation se rapporte à une opération comme à sa cause. 

2. Il faut répondre au second, que dans le cas où ce ne sont pas les opérations, mais les choses opérées qui sont la fin, ces dernières sont délectables selon qu'on les possède ou qu'on les a produites (2); ce qui se rapporte cà un usage ou à une opération quelconque.

(2) Tel est le plaisir qu'on éprouve après avoir achevé un beau travail.

3. 11 faut répondre au troisième, que les opérations sont délectables, suivant qu'elles sont en harmonie avec le sujet qui les opère et qu'elles lui sont naturelles. La puissance humaine étant bornée, l'opération doit lui être proportionnée dans une certaine mesure. Par conséquent, quand elle dépasse cette mesure, elle sort de ses proportions et elle n'est plus agréable (l). Elle est plutôt pénible et fâcheuse. Ainsi le loisir, le jeu et tout ce qui se rapporte au repos sont agréables, en ce sens que toutes ces choses dissipent la tristesse qui résulte d'un travail excessif.

(1) Ainsi le travail, tout agréable qu'il est, devient une grande peine s'il est au-dessus des forces.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.31 a.2