I-II (trad. Drioux 1852) Qu.33 a.1

ARTICLE I. — LA DÉLECTATION DILATE-T-ELLE LE COEUR ?


Objections: 1.. Il semble que la dilatation ne soit pas un effet de la délectation. Car la dilatation paraît appartenir surtout à l'amour, d'après ces paroles de l'Apôtre (H. Cor. vi, 41) : Notre coeur s'est dilaté. C'est ce qui fait dire au Psalmiste en parlant du précepte de la charité (Ps. cxvm, 96) : Votre précepte est d'une étendue infinie. Or, la délectation est une autre passion que l'amour. Donc la dilatation n'est pas son effet.

2.. De ce qu'une chose est dilatée, elle a parla même plus de capacité pour recevoir. Or, l'action de recevoir se rapporte au désir, qui a pour objet ce qu'on ne possède pas encore. Donc la dilatation semble appartenir au désir plutôt qu'à la délectation.

3.. L'action qui consiste à resserrer est contraire à celle qui consiste à dilater. Car nous resserrons ce que nous voulons fortement retenir; et telle est la disposition de l'appétit relativement à la chose qui le délecte. Donc la dilatation n'appartient pas à la délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Pour exprimer la joie, il est dit (Is. lx, V>) : Vous le verrez et vous serez dans l'abondance; vous admirerez et votre coeur se dilatera. D'ailleurs la délectation est appelée joie (laetitia), parce qu'elle dilate, comme nous l'avons fait remarquer (quest. xxxi, art. 3 ad 3).

CONCLUSION. — La délectation est cause de la dilatation, et c'est par métaphore qu'on dit que le coeur de l'homme ou ses affections se dilatent.

Réponse Il faut répondre que le mot largeur (latitudo) exprime une des dimensions des corps, et ce n'est que par métaphore qu'on l'emploie pour désigner les affections de l'àme. On entend par dilatation une sorte d'élargissement, et ce mot convient à la délectation relativement aux deux puissances qu'elle suppose. 1° Elle lui convient relativement à la faculté intellectuelle qui perçoit l'union qu'il y a entre le sujet et l'objet qui lui convient. Car par cette perception l'homme reconnaît qu'il a acquis une certaine perfection qui contribue à sa grandeur spirituelle, et c'est là ce qui fait dire que l'esprit de l'homme se glorifie, se dilate dans cette jouissance. 2° Elle lui convient relativement à la faculté appétitive qui s'attache à l'objet qui la délecte et qui s'y repose, en se livrant à lui en quelque sorte, pour l'absorber dans son être. C'est ainsi que la délectation dilate le coeur de l'homme et le porte en quelque sorte à se livrer, pour renfermer en lui la chose qui le délecte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand il s'agit d'expressions métaphoriques rien n'empêche que la même chose ne soit attribuée à divers objets, selon les diverses ressemblances qu'elle présente. Ainsi la dilatation appartient à l'amour en raison de l'extension qui fait que l'affection de celui qui aime s'étend aux autres au point qu'il s'inquiète non-seulement de ce qui le regarde, mais encore de ce qui les concerne. Elle appartient à la délectation en ce que celle-ci étend et agrandit le coeur pour ajouter en quelque sorte à sa capacité.

2. Il faut répondre au second, que le désir dilate l'âme par suite de l'idée qu'on se fait du bien qu'on ambitionne ; mais quand ce bien est présent, l'âme se dilate encore davantage, parce que le coeur se livre plus vivement à l'objet qui le délecte qu'à l'objpt qu'il désire, mais qu'il ne possède pas, puisque la délectation est la fin du désir.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui se délecte resserre en effet l'objet qui lui cause ce plaisir, puisqu'il s'attache fortement à lui, mais il élargit son coeur pour en jouir parfaitement.


Article II. — la. délectation produit-elle la soif ou le désir d'elle-même ?


Objections: 1.. Il semble que la délectation ne produise pas le désir d'elle-même. Car tout mouvement cesse quand il est parvenu au repos. Or, la délectation est en quelque sorte le repos du désir, qui est lui-même un mouvement, comme nous l'avons dit. Donc le mouvement du désir cesse quand on est parvenu à la délectation. Donc la délectation ne produit pas le désir.

2.. L'opposé n'est pas cause de son opposé. Or, la délectation est en quelque sorte opposée au désir, du moins par rapport à l'objet ; car le désir a pour objet le bien qu'on ne possède pas, et la délectation le bien qu'on possède. Donc la délectation ne produit pas le désir d'elle-même.

3.. Le dégoût répugne au désir. Or, la délectation produit le plus souvent le dégoût. Donc elle ne produit pas le désir d'elle-même.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Notre-Seigneur dit : Celui qui boira de cette eau aura encore soif. Or, l'eau, d'après saint Augustin (Tract, xv in Joan.), signifie la délectation corporelle.

CONCLUSION. — La délectation, quand elle est en acte, ne produit qu'accidentellement la soif ou le désir d'elle-même ; mais quand elle est dans la mémoire et qu'elle n'existe pas en acte, elle produit cette soif et ce désir par elle-même.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer la délectation de deux manières: 4° selon ce qu'elle est en acte ; 2° selon ce qu'elle est dans la mémoire. De même on peut prendre en deux sens la soif ou le désir de la délectation : l°on peut l'entendre dans son sens propre selon qu'il implique l'appétit d'une chose qu'on n'a pas; 2° on peut l'entendre d'une manière générale selon qu'il implique l'exclusion de toute espèce de dégoût. Or, la délectation quand elle est en acte ne produit pas la soif ou le désir d'elle-même absolument parlant, elle ne produit cet effet qu'accidentellement. Toutefois si on entend par la soif ou le désir, l'appétit d'une chose qu'on n'a pas, alors la délectation ne produit aucunement cette espèce de soif ou de désir; parce que la délectation est une affection de l'appétit qui a pour objet une chose présente. Mais il peut se faire qu'on ne possède qu'imparfaitement une chose présente ; ce qui peut provenir soit de la chose elle-même qu'on possède, soit du sujet. Cela peut provenir de la chose qu'on possède, parce qu'elle n'existe pas tout entière simultanément, et qu'on doit la recevoir successivement. Ainsi pendant que quelqu'un se délecte dans ce qu'il a, il désire être mis en possession de ce qui reste; comme celui qui entend avec plaisir la première partie d'un vers, désire entendre la seconde, selon l'expression de saint Augustin (Conf. lib. iv, cap. 41). Presque toutes les délectations corporelles se font ainsi désirer jusqu'à ce qu'elles soient consommées, parce que ces délectations résultent d'un certain mouvement, comme on le voit à l'égard des plaisirs de la table. Le même effet peut provenir du sujet ; c'est ce qui arrive quand un individu ne possède pas immédiatement d'une manière parfaite une chose qui est parfaite en elle-même, mais qu'il l'acquiert insensiblement. C'est ainsi qu'en ce monde nous ne connaissons qu'imparfaitement la divinité, et cependant nous nous délectons dans cette connaissance, et cette délectation excite en nouslasoifou le désir d'une connaissance parfaite. C'est le sens qu'il faut donner à ces paroles de l'Ecriture (Eccles. xxiv, 29) : Ceux qui me boivent auront encore soif. — Si par la soif ou le désir on n'entend que cette intensité d'affection qui éloigne le dégoût; les délectations spirituelles produisent au plus haut point la soif ou le désir d'elles-mêmes. Car les délectations corporelles par leur accroissement et leur continuité excèdent les forces de la nature et deviennent fastidieuses, comme on le voit par le plaisir qu'on trouve dans les aliments. C'est pourquoi quand quelqu'un est arrive à la perfection relativement à ces jouissances, il les prend à dégoût, et quelquefois il en désire d'autres. Mais les délectations spirituelles, aulieudedépasser ainsi les forces de la nature, les perfectionnent. Ainsi quand on est arrivé à leur dernier terme, elles n'en sont que plus agréables, à moins que par accident l'oeuvre de la contemplation ne soit jointe à quelques actions qui dépendent des forces du corps, et qu'il ne s'ensuive une fatigue, ou lassitude quelconque. On peut encore entendre de cette manière ces paroles de l'Ecclésiastique : Ceux qui me boivent auront encore soif. C'est pour cette raison qu'en parlant des anges qui connaissent Dieu parfaitement et qui se réjouissent en lui, saint Pierre dit (I. Ep. i, 12) qu ils désirent toujours le voir. — Enfin si on considère la délectation selon qu'elle est dans la mémoire et non en acte, elle est naturellement apte à produire la soif et le désir d'elle-même, lorsque l'homme se trouve dans la disposition où il était quand ce qui s'est passé lui était agréable. S'il a changé de disposition, le souvenir de la délectation ne produit plus en lui de plaisir ; il produit au contraire le dégoût, comme le souvenir des aliments dégoûte celui qui s'en est assouvi.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que quand la délectation est parfaite elle produit le repos complet, et alors le désir qui se porte vers ce qu'on ne possède pas cesse entièrement, mais quand elle est imparfaite le désir ne cesse pas absolument.

2. II faut répondre au second, que ce qu'on possède imparfaitement, on le possède sous un rapport, et on ne le possède pas sous un autre. C'est pourquoi à l'égard du même objet il peut y avoir tout à la fois désir et délectation.

3. Il faut répondre au troisième, que les délectations causent dans un sens le dégoût et dans un autre le désir, comme nous l'avons dit [in corp. art.).


ARTICLE III. — LA DÉLECTATION EMPÊCHE-T-ELLE I.'USAGE DE LA RAISON ?


Objections: 1.. Il semble que la délectation n'empêche pas l'usage de la raison. Car le repos est ce qu'il y a de plus avantageux pour le légitime usage de la raison. C'est ce qui fait dire à Aristote (Phys. lib. vu, text. 20) que c'est dans le calme et le repos que l'âme acquiert la science et la prudence. Et il est écrit (Sap. vin, 16) : En entrant dans ma maison je me reposerai avec elle, c'est-à-dire avec la sagesse. Or, la délectation est un repos. Donc elle n'empêche pas, mais elle aide plutôt l'usage de la raison.

2.. Les choses qui ne sont pas dans le même sujet ne se gênent pas, toutes contraires qu'elles sont. Or, la délectation existe dans la partie appétitive de l'âme et la raison dans la partie intellectuelle ou perceptive. Donc la délectation n'empêche pas l'usage de la raison.

3.. Ce qui est gêné ou empêché par un autre semble être en quelque sorte modifié par lui. Or, l'usage de la puissance intellectuelle meut plutôt la délectation qu'il n'est mù par elle, puisqu'il en est la cause. Donc la délectation n'empêche pas l'usage de la raison.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 5) que la délectation fausse et corrompt les jugements de la prudence.

CONCLUSION. — Les délectations qui résultent de l'acte même de la raison n'empêchent pas son exercise, elles le favorisent plutôt ; mais les délectations corporelles l'entravent de différentes manières et au plus haut point.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 5), les délectations propres à la raison augmentent son action, tandis que les délectations étrangères l'entravent. Il y a donc une délectation qui a pour objet l'acte même de la raison ; comme celle qu'on éprouve en se livrant à la contemplation ou au raisonnement. Cette délectation n'empêche pas l'usage de la raison, mais elle le favorise \ parce que nous faisons avec plus d'attention les choses dans lesquelles nous nous délectons, et l'attention aide l'action. Mais les délectations corporelles empêchent l'usage de la raison pour trois motifs. 1° A cause de la distraction. Car, comme nous l'avons dit (quest. iv, art. 4 ad 3), nous faisons beaucoup attention aux choses dans 'lesquelles nous nous délectons. Or, quand l'attention s'applique fortement à une chose elle est plus faible à l'égard des autres, ou bien elle s'en détache complètement. Ainsi quand la délectation corporelle est très-grande elle empêche totalement l'exercice de la raison, en attirant sur elle toutes les facultés de l'esprit, ou bien elle l'entrave considérablement. 2° A cause delà contrariété. Car ily a des délectations tellement excessives, qu'elles sont contraires à l'ordre rationnel. C'est en ce sens qu'Aristote dit que les délectations corporelles faussent le jugement de la prudence ou le jugement pratique. Elles ne faussent pas le jugement spéculatif auquella délectation n'est pas contraire, comme quand on dit que les trois angles d'un triangle valent deux angles droits ; mais elles nuisent tout à la fois au jugement spéculatif et au jugement pratique selon le premier sens. 3° Elles nuisent à la raison par suite du rapport qu'il y a entre les sens et les facultés organiques. Car la délectation corporelle produit une certaine modification dans les organes, et cette modilîcation est plus grande que dans les autres passions, parce que l'appétit est plus vivement affecté par un objet présent que par un objet absent. Or, ces perturbations corporelles empêchent l'usage de la raison, comme on le voit chez les hommes ivres dont la raison est pour ainsi dire enchaînée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la délectation corporelle fait à la vérité que l'appétit se repose dans l'objet qui le délecte. Ce repos est quelquefois contraire à la raison, et comme la délectation produit toujours dans le corps un changement, il s'ensuit que sous ces deux rapports elle empêche l'usage de la raison.

2. Il faut répondre au second, que la puissance appétitive et la puissance perceptive sont en effet des parties différentes, mais qui appartiennent à la même âme. C'est pourquoi quand l'âme s'applique vivement à l'acte de l'une, elle est détournée de l'acte de l'autre qui lui est contraire.

3. Il faut répondre au troisième, que l'usage de la raison requiert le légitime usage de l'imagination et des autres puissances sensitives qui se servent des organes corporels. C'est pourquoi les modifications du corps nuisent à l'exercice de la raison, parce qu'elles entravent les fonctionsde l'imagination et des autres facultés sensitives.


ARTICLE IV. — LA DÉLECTATION PEUFECTIONNE-T-ELLE L'ACTION?


Objections: 1.. Il semble que la délectation ne perfectionne pas l'action. Car toute action humaine dépend de l'usage de la raison. Or, la délectation empêche cet usage, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc la délectation ne perfectionne pas, mais affaiblit l'action humaine.

2.. Il n'y a pas d'être qui perfectionne son essence ou sa cause. Or, la délectation est une opération, comme le dit Aristote (Eth. lib. vii, cap. 42 et 43, et lib. x, cap. 6 et 7) ; ce qui doit s'entendre de l'essence ou de la cause. Donc la délectation ne perfectionne pas l'action.

3.. Si la délectation perfectionne l'action, c'est comme fin, ou comme forme, ou comme agent. Elle ne la perfectionne pas comme fin, parce qu'on ne recherche pas l'action pour le plaisir, mais c'est plutôt le contraire, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.). Elle ne la perfectionne pas non plus comme sa cause efficiente, parce que c'est plutôt l'action qui est la cause efficiente delà délectation. Enfin elle ne la perfectionne pas comme forme , puisque la délectation ne perfectionne pas l'opération comme une habitude , d'après Aristote (Et/i.hh. x, cap. 4). Donc la délectation ne perfectionne pas l'action.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit au même endroit que la délectation perfectionne l'action.

CONCLUSION. — La délectation perfectionne Faction par rapport à sa fin, comme par rapport à son principe, mais indirectement.

Réponse Il faut répondre que la délectation perfectionne l'action de deux manières. 1° Par rapport à sa fin. On ne donne pas ici le nom de fin à la chose pour laquelle une autre chose existe , mais on entend par là le bien qui survient et qui complète l'action (1). Ainsi Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 4) que la délectation perfectionne l'action comme son complément ou sa perfection dernière-, c'est-à-dire qu'au bien que l'action représente se surajoute un autre bien qui est la délectation, laquelle implique le repos de l'appétit dans le bien présupposé. 2° Par rapport à sa cause efficiente. Elle ne la perfectionne pas directement; car Aristote dit (loc. cit.) qu'elle perfectionne l'action, non comme le médecin perfectionne celui qui se porte bien, mais comme la santé. Elle la perfectionne donc indirectement, en ce sens que l'agent par là même qu'il se délecte dans son action s'y attache plus vivement et l'accomplit avec plus de soin, et c'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. x, cap. 5) que les.délectations rendent plus parfaites les opérations qui leur sont propres, tandis qu'elles entravent celles qui leur sont étrangères.

(1) La fin est prise ici dans son acception la pli» générale. Elle indique le complément, la perfection dune chose.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute délectation n'empêche pas l'exercice de la raison ; il n'y a que la délectation corporelle qui résulte non de l'acte rationnel, mais de l'acte de l'appétit concupiscible (2) que la délectation rend plus puissant. Quant à la délectation qui est conforme à la raison elle en fortifie l'usage.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. n, text. 30), deux choses peuvent être réciproquement causes l'une de l'autre ; de telle sorte que l'une soit cause efficiente et l'autre cause finale. Ainsi l'action produit la délectation comme cause efficiente, et la délectation perfectionne l'action comme cause finale, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

(2) Les délectations des sens gênent la raison, parce que souvent elles lui sont contraires.

3. La réponse au troisième argument est par là même évidente.

QUESTION XXXIV. : DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DES DÉLECTATIONS.


Après avoir parlé des effets des délectations nous avons à nous occuper de leur bonté et de leur malice. — A cet égard quatre questions se présentent : lu Toute délectation est-elle mauvaise? — 2" Supposé qu'il n'en soit pas ainsi, toute délectation est-elle bonne? — 3° Y a-t-il une délectation qui soit le bien suprême? — 4" La délectation est-elle la mesure ou la règle d'après laquelle on juge du bien ou du mal moral?

ARTICLE 1. — TOUTE DÉLECTATION EST-ELLE MAUVAISE?


Objections: 1.. Il semble que toute délectation soit mauvaise. Car ce qui corrompt la prudence et ce qui empêche l'usage de la raison paraît être mauvais en soi, parce que le bien de l'homme est ce qui est conforme à la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, la délectation corrompt la prudence et empêche l'usage de la raison, et plus la délectation est grande, plus ces effets sont sensibles. Ainsi dans les délectations vénériennes qui sont les pins fortesilest impossible de rien comprendre, comme le dit Aristote (E th. lib. vu, cap. 11 ). Et saint Jérôme dit ( monogamiâ) qu'au mêment où s'accomplit l'acte conjugal, la présence de l'Esprit-Saint ne se fait pas sentir quand même ce serait un prophète qui remplirait ce devoir. Donc la délectation est une chose mauvaise par elle-même, et par conséquent toute délectation est mauvaise.

2.. Ce que fait l'homme vertueux et ce que recherche celui qui n'a pas de vertu semble être une chose mauvaise en soi qu'on doit éviter, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 5), l'homme vertueux est en quelque sorte la mesure et la règle des actes humains. C'est ce qu'exprime l'Apôtre en disant (I. Cor. n, 5) que V homme spirituel juge tout. Or, les enfants et les botes qui n'ont pas de vertu recherchent les délectations, tandis que l'homme sage les fuit. Donc les délectations sont mauvaises par elles-mêmes, et on doit les éviter.

3.. La vertu et l'art ont pour objet ce qui est bon et difficile, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3). Or, il n'y apas d'art qui ait la délectation pour fin. Donc la délectation n'est pas une bonne chose.


En sens contraire, Mais c'est ie contraire. Il est écrit (Ps. xxxvi, A) : Délectez-vous dans le Seigneur. Par là même que l'autorité divine ne peut nous porter au mal, il s'ensuit que toute délectation n'est pas mauvaise.

CONCLUSION. — Toutes les délectations ne sont pas mauvaises, mais il y en a de mauvaises et ce sont celles qui sont contraires à la droite raison, et il y en a de bonnes et ce sont celles qui y sont conformes.

Réponse Il faut répondre que, comme le rapporte Aristote (Eth. lib. x, cap. 2 et 3), il y a des philosophes qui ont prétendu que toutes les délectations étaient mauvaises. La raison qui leur a inspiré ce sentiment, c'est qu'ils ne considéraient que les délectations sensibles et corporelles qui sont en effet les plus évidentes. Car sous tous les autres rapports les anciens philosophes ne distinguaient pas les choses intelligibles des choses sensibles, l'intellect des sens, comme on le voit (De anima, lib. n, text. 150). Ainsi ils pensaient que toutes les délectations corporelles devaient être regardées.comme mauvaises, de telle sorte que les hommes qui se sentent entraînés immodérément vers les plaisirs devaient s'abstenir de toute jouissance pour arriver à la vertu (1). Mais ce système est insoutenable. Car comme on ne peut vivre sans éprouver quelque délectation corporelle et sensible, si ceux qui enseignent que toutes les délectations sont mauvaises, viennent à en goûter quelques-unes, les autres hommes s'y livreront avec d'autant plus d'ardeur, parce qu'ils tiendront compte de leur exemple sans faire attention à leurs paroles. Car à l'égard des actions et des passions humaines l'expérience est l'autorité la plus imposante et les exemples frappent plus que les discours. — On doit donc reconnaître que parmi les délectations il y en a de bonnes et il y en a de mauvaises. Car la délectation est le repos de l'appétit dans le bien qu'il aime, et elle est la conséquence d'une opération quelconque. Ainsi on peut la considérer sous deux rapports : 1° Relativement au bien dans lequel l'appétit se délecte en s'y reposant. En effet une chose est bonne ou mauvaise moralement selon qu'elle est ou qu'elle n'est pas conforme à la raison, ainsi que nous l'avons dit (quest. xix, art. 3 et 0); comme dans l'ordre naturel on dit qu'une chose est naturelle quand elle est conforme à la nature, et on dit qu'elle ne l'est pas quand elle ne lui est pas conforme-Ainsi donc comme dans l'ordre naturel le repos naturel est celui qui convient à la nature, comme quand un corps lourd repose à terre ; que le repos qui n'est pas naturel est celui qui répugne à la nature, comme quand un corps lourd se tient en l'air ; de même dans l'ordre moral la délectation est bonne quand l'appétit supérieur ou inférieur se repose dans un objet qui est conforme à la raison, et elle est mauvaise quand il se repose dans un objet contraire à la raison et à la loi de Dieu. 2° On peut considérer les délectations relativement aux actions qui sont les unes bonnes et les autres mauvaises. Or, les délectations qui sont unies aux actions ont plus d'affinité avec elles que les désirs ou les concupiscences qui les précèdent temporairement. Par conséquent puisque les désirs qui se rapportent aux bonnes actions sont bons et les autres mauvais, à plus forte raison les délectations qui ont pour objet les bonnes actions sont-elles bonnes et les autres mauvaises.

(1) Ce sentiment est aussi contraire à la nature que celui des stoïciens, qui disaient que la douleur n'est pas un mal. Aussi a-t-il été soutenu par des philosophes de cette secte, comme le rapporte saint Thomas dans l'article suivant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. xxxiii, art. 3), les délectations qui ont pour objet l'acte de la raison n'empêchent pas l'exercice decelte faculté et ne corrompent pas le jugement ; mais qu'il n'en est pas de même des délectations qui lui sont étrangères, telles que les délectations corporelles. Pour celles-ci elles entravent l'usage de la raison, comme nous l'avons dit [ibid.), soit par suite de la contrariété de l'appétit qui se repose dans un objet qui répugne à la raison, ce qui rend la délectation moralement mauvaise ; soit parce que la raison se trouve enchaînée, comme dans l'acte conjugal. Quoique la délectation ait alors pour objet une chose conforme à la raison, néanmoins elle est un obstacle à l'exercice de cette faculté. à cause de la modification corporelle qui l'accompagne. Mais elle ne produit pas plus un acte mauvais que le sommeil qui nous ôte le libre exercice de notre raison, bien qu'il n'ait rien de répréhensible, quand on le goûte légitimement. Car la raison veut même que par mêments son exercice soit interrompu. Toutefois nous dirons que cet enchaînement de la raison qui résulte de la délectation qu'on goûte dans l'acte conjugal, bien qu'il ne soit pas une faute morale, puisque ce n'est ni un péché mortel, ni un péché véniel, provient cependant d'une dépravation morale quelconque, c'est-à-diredu péchéde notre premier père. Car cet effet n'avait pas lieu dans l'état d'innocence, comme on le voit par ce que nous avons dit (part. I, quest. xcvm, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que l'homme sage ne fuit pas toutes les délectations, mais seulement celles qui sont excessives et qui ne sont pas conformes à la raison. De ce que les enfants et les bêtes recherchent les délectations il ne s'ensuit pas qu'elles soient universellement mauvaises, parce que c'est Dieu qui a mis dans ses créatures l'appétit naturel qui les porte vers ce qui leur convient.

3. Il faut répondre au troisième, que l'art n'embrasse pas toute espèce de bien ; il ne se rapporte qu'aux choses extérieures qui sont susceptibles d'être exécutées, comme nous le verrons (quest. lvii, art. 3). La prudence et la vertu se rapportent plutôt que l'art aux actions et aux passions qui sont en nous. Cependant il y a des arts qui ont pour but de produire des délectations; tels sont l'art du cuisinier et du parfumeur, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 21).


ARTICLE II. — TOUTES LES DÉLECTATIONS SONT-ELLES BONNES (1) ?


(1) Cet article est une réfutation des épicuriens, qui soutenaient un svstèine directement opposé aux stoïciens.

Objections: 1.. Il semble que toutes les délectations soient bonnes. Car, comme nous l'avons dit (part. I, quest. v, art. 6), le bien se divise en trois parties : l'hon-nôte, l'utileet l'agréable.Or, tout ce qui est honnête est bon ainsi que tout ce qui est utile. Donc toutes les délectations sont bonnes.

2.. Ce qu'on ne recherche pas en vue d'une autre chose semble être bon en soi, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. G et 7). Or, on ne recherche pas la délectation en vue d'une autre chose ; car il semble ridicule de demander à quelqu'un pourquoi il veut être délecté. Donc la délectation est bonne par elle-même. Et comme le prédicat qui s'affirme d'une chose par lui-même lui convient universellement, il s'ensuit que toute délectation est bonne.

3.. Ce que tous désirent semble être bon par lui-même ; car le bien est ce que tous les êtres appètent. comme le dit Aristote (Eth. lib. i,inprinc). Or, tous les êtres, même les enfants et les bêtes, recherchent la délectation. Donc la délectation est par elle-même quelque chose de bon, et conséquemment toute délectation est bonne.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Prov. h, 44) : Les méchants se réjouissent lorsqti'ils ont fait le mal et ils tressaillent dans les choses les plus criminelles.

CONCLUSION. — Toutes les délectations ne sont pas bonnes, mais il y en a qui sont absolument bonnes et d'autres qui le sont relativement et par opposition, il y a des délectations absolument mauvaises et d'autres qui le sont relativement.

Réponse Il faut répondre que quelques stoïciens ayant soutenu que toutes les délectations sont mauvaises, les épicuriens ont prétendu au contraire que la délectation était bonne par elle-même et que par conséquent toutes les délectations étaient légitimes. Ce qui paraît les avoir induits en erreur, c'est qu'ils ne distinguaient pas entre ce qui est bon absolument et ce qui ne l'est que relativement. Or, le bon absolu, c'est ce qui est bon par soi-même. Mais il arrive que ce qui n'est pas bon en soi est bon relativement de deux manières. 4° Parce que celtechose convient à un individu selon la disposition où il est maintenant, bien que cette disposition ne soit pas naturelle. Ainsi il est bon quelquefois à un lépreux de manger quelques poisons qui ne conviennent pas, absolument parlant, à la complexion de l'homme. 2° Parce qu'on regarde comme convenable ce qui ne l'est pas. Et comme la délectation est Je repos de l'appétit dans le bien, si l'objet dans lequel l'appétit se repose est absolument bon,la délectation sera absolument bonne; si l'objet n'a pas une bonté absolue, mais une bonté relative, alors la délectation n'est ni absolue, ni absolument bonne, elle n'a qu'une bonté relative ou apparente.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'honnête et l'utile se rapportent à la raison ; c'est pourquoi tout ce qui est honnête ou utile est bon. Mais l'agréable se rapporte à l'appétit qui tend quelquefois vers ce qui n'est pas conforme à la raison. C'est pourquoi tout ce qui délecte n'est pas bon de cette bonté morale dont la raison est la règle.

2. Il faut répondre au second, que la délectation n'est pas recherchée en vue d'une autre chose, parce qu'elle est le repos dans la fin. Or, il arrive que la fin est bonne et mauvaise, quoiqu'on ne puisse jamais prendre pour sa fin qu'une chose qui est relativement bonne. lien est de même de la délectation.

3. Il faut répondre au troisième, que tous les êtres désirent en effet la délectation comme un bien, puisqu'elle n'est que le repos de l'appétit dans le bien lui-même. Mais comme il arrive que tout bien qu'on désire n'est pas un bien absolu et véritable, de même toute délectation n'est pas réellement et absolument bonne.


ARTICLE III. — Y A-T-IL UNE DÉLECTATION QUI SOIT LE BIEN SUmÊME (1) ?


(1) Cet article est une réfutation des platoniciens, (jui avaient entrepria de soutenir un systome qui tint le milieu entre les stoïciens et les épicuriens.

Objections: 1.. Il semble qu'aucune délectation ne soit le bien suprême. En eiîet, il n'y a pas de génération qui soit le bien suprême; car la génération ne peut être la fin dernière. Or, la délectation est une conséquence de la génération ; car un être se délecte de ce qu'il est constitué dans sa nature, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 1). Donc il n'y a pas de délectation qui soit le bien suprême.

2.. Le bien suprême ne peut devenir meilleur, quel que soit le bien qu'on y ajoute. Or. en ajoutant à la délectation, on la rend meilleure. Car la délectation qui est accompagnée de la vertu l'emporte sur celle qui existe sans cela. Donc la délectation n'est pas le bien suprême.

3.. Le bien suprême est universellement bon comme le bien qui existe par lui-même. Car ce qui existe par lui-même est antérieur et préférable à ce qui existe par accident. Or, la délectation n'est pas bonne universellement, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc elle n'est pas le bien suprême.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La béatitude est le bien suprême, puisqu'elle est la fin de la vie humaine. Or, la béatitude n'existe pas sans la délectation. Car il est écrit (Ps. xv, 10): fous me comblerez de joie par la. vue de votre visage, et les délices que je goûterai assis à votre droite seront éternelles.

CONCLUSION. — Il est possible que la délectation soit le bien suprême de l'homme puisque c'est par elle qu'il arrive à la béatitude.

Réponse Il faut répondre que Platon n'a pas supposé avec les stoïciens que toutes les délectations étaient mauvaises, ni avec les épicuriens qu'elles étaient toutes bonnes, mais il a enseigné que les unes étaient bonnes et les autres mauvaises, de telle sorte cependant qu'aucune d'elles n'est le bien par excellence ou le bien suprême. Mais, autant qu'on peut juger de son système par les raisons dont il l'appuie, il pèche de deux manières : 1° En considérant les délectations sensibles et corporelles qui consistent dans la génération et le mouvement, comme on le voit par celui qui se gorge d'aliments et qui s'accorde d'autres jouissances semblables, il a pensé que toutes les délectations étaient également un effet de la génération et du mouvement, et comme la génération et le mouvement sont des actes imparfaits il en a conclu que la délectation n'était pas absolument parfaite de sa nature. Mais ce raisonnement est évidemment faux par rapport aux délectations spirituelles. Car un homme ne trouve pas seulement son plaisir dans la production ou la génération de la science, comme quand il apprend ou qu'il admire, ainsi que nous l'avons dit ''quest. xxxii, art. 2), mais il se délecte encore dans la contemplation de la science qu'il a déjà acquise. 2° Platon entendait par le bien suprême, le souverain bien absolu, c'est-à-dire le bien lui-même, abstrait, qui n'est pas l'effet d'une participation quelconque, enfin le bien tel qu'il existe en Dieu ; mais pour nous, nous parlons du bien suprême tel qu'il peut exister dans les choses humaines. Or, le bien suprême pour toutes les créatures quelles qu'elles soient, c'est leur fin dernière. La lin, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 8), se prend en deux sens; elle signifie 1 objet lui-même et l'usage de l'objet. Ainsi la fin de l'avare c'est l'argent ou la possession de l'argent. D'après cela on peut dire que la fin dernière de l'homme est Dieu qui est le souverain bien absolu, ou la jouissance de Dieu, ce qui implique la délectation qu'on trouve dans sa fin dernière. De cette manière on peut dire qu'il y a une délectation qui peut être le premier de tous les biens dont l'homme a la jouissance.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute délectation n'est pas un effet de la génération, mais qu'il y a des délectations qui résultent d'actions parfaites, comme nous l'avons dit (in. corp. art.). C'est pourquoi rien n'empêche qu'il n'y ait une délectation qui soit le bien suprême, bien que toutes les délectations n'aient pas ce caractère.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur le bien absolu dont tous les autres biens sont une participation. Ce bien ne peut pas être augmenté quand on y ajoute un autre bien, mais pour tous les autres biens il est universellement vrai qu'on les augmente en y ajoutant un autre bien quelconque. — On pourrait cependant encore répondre que la délectation n'est pas une chose qui soit en dehors de l'action de la vertu, mais qu'elle lui est concomitante, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 8).

3. Il faut répondre au troisième, que la délectation n'est pas le bien suprême parce qu'elle nous délecte, mais parce qu'elle est le repos parfait de l'appétit dans le bien absolu. Il n'est donc pas nécessaire que toute délectation soit excellente, ni même qu'elle soit bonne. C'est ainsi qu'il y a une science qui est excellente, bien que toute science n'ait pas ce mérite.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.33 a.1