I-II (trad. Drioux 1852) Qu.1



POUR LA PREMIERE FOIS, » 1
AVEC DES NOTES THÉOLOGIQUES, HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES,


ii. l'abbé DRIOU\

Auteur du Cours complet d'histoire, de géographie et de littérature, membre de la société littéraire de l'université catholique de Louvain.

Ouvrage dédie à Mgr l'Evêque de Langres.


TOME TROISIEME,

PARIS

A LA LIBRAIRIE ECCLÉSIASTIQUE ET CLASSIQUE

D'EUGÈNE BELIN,

RUE DE VAUGIRARD, 52,

Atíi au relieur. — La lettre de Mgr. l'évêque du Mans et celle du R. P. Lacordaire, doivent être placées en tête du tome premier, après celle de Mgr l'évêque de Langres,

w 6

\y)

V.> n

i m


LA SOMME THÉOLOGIQUE

DE

SAINT THOMAS

LA SOMME THÉOLOGIOUE

DE

SAINT THOMAS

TRADUITE INTEGRALEMENT EN FRANÇAIS,

POUR LA PREMIÈRE FOIS, AVEC DES NOTES THÉOLOGIQUES, HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES,


tar

II. l'abbé MIIOIJX,

Auteur du Cours complet d'histoire, de géographie et de littérature, membre de la société littéraire de l'université catholique de Louvain.

Ouvrage dédié à Mgr VEvêque de Langres.


TOME TROISIÈME.


PARIS,


LIBRAIRIE ECCLÉSIASTIQUE ET CLASSIQUE


D'EUGÈNE BELIN,


RUE DE VAUGIRARD, 52,


DERRIÈRE Ii E SEMINAIRE DE SAINT-SULIMCE.

Monsieur l'Abbé,


Le premier volume de la Somme de saint Thomas que vous avez tra­duite en français m'a été remis, il y a déjà quelque temps 5 je regrette de n'avoir-pu vous en faire plus tôt mes remerciments.

J'ai lu avec intérêt la savante introduction dont vous faites précéder l'ouvrage du docteur angélique, et j'ai assez étudié votre traduction elle- même pour avoir une idée juste de votre travail. Je ne puis, Monsieur l'Abbé, que vous en féliciter.

J'aimerais mieux que saint Thomas fût étudié dans sa langue, qui est celle de la théologie. Mais pour ceux à qui cette lecture serait pénible et fatigante, qui seraient rebutés par la terminologie parfois un peu étrange du saint docteur, qui, pour ces raisons ou pour d'autres, resteraient sans connaître de la Somme autre chose que le nom, ou quelques analyses plus ou moins complètes, la traduction que vous publiez sera fort utile, et je fais des voeux sincères pour qu'elle soit favorablement accueillie.

Les notes insérées au bas des pages pour éclaircir le texte me parais­sent devoir en faciliter beaucoup l'étude par leur netteté, leur précision et les indications précieuses qu'elles renferment.

Veuillez bien agréer, Monsieur l'Abbé, l'expression de mes sentiments distingués.

f J.-B. év. du Mans.



Monsieur l'Abbé ,


J'ai reçu le premier volume (le votre traduction française de la Somme de saint Thomas, et je m'empresse de vous en remercier. Vous ne pouviez me faire un présent qui me fût plus agréable. La Somme de saint Thomas est l'étude de tous les jours de ma vie, et je n'ai qu'un regret, c'est de ne l'avoir pas connue dès l'âge où je commençai de m'initier aux lettres divines. Dieu permit que je fisse de longs détours avant de rencontrer cette pleine source d'où la vérité coule avec tant d'abon­dance , tant de force, tant de grâce et de limpidité. Une fois que j'y ai eu posé mes lèvres, je n'ai pu m'en détacher un seul jour, et le reste n'est plus pour moi qu'un appendice ou un affluent où je vais, çà et là, chercher quelque rayon de lumière pour le rattacher à ce centre éclatant de la théologie. Sans doute, Monsieur l'Abbé, tout n'est pas dans la Somme de saint Thomas d'Aquin 5 l'Histoire des dogmes et des erreurs , les Pères de l'Eglise, l'Ecriture sainte elle-même, n'y ont qu'une place étroite et incomplète 5 mais la foi y est ramenée à la raison et la raison à la foi avec une suite et un empire qui ne sont comparables à rien, et qui resteront à jamais le désespoir des apologistes autant que la source où puisera leur génie. Depuis que les écoles catholiques ont abandonné la Somme , au lieu de l'éclaircir et de la compléter, elles ont en vain cherché le tronc d'un vigoureux enseignement. La théologie , méprisant le nom de scholastique et s'enorgueillissant du nom de positive , est devenue une sorte de compilation de textes où la tradition se trouve pour la mémoire , mais où la liaison manque pour la pensée, et, à tout le moins , n'y a pas ce qui fait dans un édifice le ciment, l'étendue et la profondeur.

C'est pourquoi, Monsieur l'Abbé, je vous félicite et vous remercie de votre traduction , persuadé qu'elle aidera un certain nombre d'esprits à retourner vers saint Thomas. Car ce grand homme fait peur ; tout simple que soit son style, on y rencontre des difficultés qui viennent de certains termes issus d'Aristote ; votre traduction les éclaire du feu de la langue française, et par quelques notes remplies de savoir et de précision, elle sera un guide avec un attrait. C'est, je crois, un vrai service rendu à l’ave­nir de la théologie dans notre pays. Recevez en donc, encore une lois, mes actions de grâces, ainsi que mes remercîments pour ^ marque d'es­time que vous m'avez donnée en m'envoyant votre premier unie.

fr Henri-Dominique LACORDAIRE,

Prov. Frères-Prêcheurs.




PREMIÈRE SECTION DE LA SECONDE PARTIE.

PLAN DE CETTE PREMIÈRE SECTION.



Dans la première partie de la Somme, saint Thomas s'est occupé de Dieu et de ses oeuvres. Cette seconde partie est consacrée à l'étude des choses que l'homme doit faire pour arriver à Dieu. Elle embrasse donc toute la morale.

Ce vaste sujet se subdivise en deux sections principales, dont la première comprend la morale en général, et la seconde, la morale en particulier.

La morale en général renferme huit traités, qui sont : 1° celui de la félicité de l'homme; 2° celui du volontaire; 3° celui de la bonté des actions humaines; 4° celui des passions de l'àme ; 5° celui des habitudes et des vertus ; 6° celui
des péchés et des vices ; 7° celui des lois humaines et divines ; 8" celui de la grâce.                                                      '

I. Traité de la félicité de l'homme. Pour savoir comment l'homme doit se conduire, la première chose à examiner, c'est sa fin dernière; car il faut avant tout connaître le but vers lequel on tend. Or, il est certain que l'homme a une fin dernière à laquelle il rapporte tous ses actes, et que cette fin dernière n'est rien autre chose que le bonheur.

Toutefois le bonheur pour lui ne consiste ni dans les richesses, ni dans les honneurs, ni dans la gloire, ni dans les plaisirs, ni dans la puissance. Tout bien créé est incapable de satisfaire son âme. L'attrait de la science et les joies que procurent la contemplation et l'étude de la vérité sont une participation du bonheur véritable, mais nous ne pouvons en trouver la réalisation parfaite que dans la vue de Dieu.

Cette vue doit produire en nous la délectation la plus pure, le repos de l'àme le plus absolu, mais on ne peut en jouir qu'autant qu'on a la volonté droite et la conscience sans tache.

A la vérité, notre nature ne pourrait par elle-même s'élever jusqu'à la possession et la jouissance immédiate de celui qui est le bien universel, mais avec sa grâce nous pouvons y parvenir. Et selon que nous correspondons avec plus ou moins de fidélité à ce secours divin, nous verrons Dieu plus ou moins parfaitement après cette vie.

Le bonheur n'existe pas ici-bas, mais nous le trouverons dans l'autre monde en raison de nos mérites (quest. i-vi).

IL Traité du volontaire. Les oeuvres de l'homme étant le moyen qui doit le faire parvenir à la béatitude ou qui doit l'en écarter, après avoir parlé de sa fin nous devons nous occuper de ses moyens, et rechercher le caractère que doivent avoir ses actions.

Parmi les actions de l'homme il y en a qui lui sont propres, et d'autres qui lui sont communes avec les animaux.

Celles qui lui sont propres sont appelées volontaires parce que la volonté en est le principe.

Le volontaire n'existe d'une manière parfaite que dans les êtres raisonnables. La violence le détruit, la crainte l'affaiblit, la concupiscence l'augmente, l'ignorance le modifie.

Il importe donc beaucoup, pour juger un acte, de faire attention à ses principales circonstances. On les a toutes réunies dans ce vers technique :
Quit, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.


La volonté porte nécessairement sur la fin et les moyens. Elle meut toutes les puissances de l'àme, mais l'appétit sensitif et l'entendement ont de l'influence sur elle. Indépendamment de ces puissances internes, elle a encore besoin d'être mue par un principe extérieur. Mais il n'y a que Dieu qui puisse ainsi disposer d'elle.

Tous les autres êtres ne peuvent agir qu'indirectement sur ses déterminations.

Quoique Dieu en soit le maître souverain, cependant il ne la violente pas, il respecte sa liberté. Il n'y a qu'une chose qui la nécessite ; c'est le bien général, parce qu'elle ne peut pas ne pas vouloir son bonheur.

Quant aux autres biens, ils la sollicitent, mais elle peut toujours leur résister, parce qu'elle est libre de préférer l'un à l'autre.

La jouissance est son acte, et pour qu'elle soit parfaite il faut que la volonté soit en possession de la béatitude qui est l'objet de sa fin dernière.

C'est à la volonté que se rapporte l'intention , puisqu'elle doit tout à la fois s'attacher à la fin et aux moyens.

Elle n'a pas la liberté de choisir sa fin dernière, mais elle est libre à l'égard des moyens.

Le conseil précède son choix, et une fois que l'affaire a été mûrement réfléchie, elle y donne son consentement.

Relativement à l'usage que nous faisons de nos facultés, la volonté est le premier moteur, la raison est la puissance qui dirige, et les autres facultés exécutent.

De concert avec la raison, elle commande aux membres extérieurs, exerce un certain ascendant sur l'appétit sensitif; et si la raison a sur elle de l'empire, elle règle aussi l'exercice de cette faculté (quest. vi-xvm).

111. Traité de la bonté et de la malice des actions humaines. Les actes humains tirent leur bonté ou leur malice de leurs objets, de leurs circonstances et de leur fin.

Par là même que leur objet les spécifie, il y a une différence d'espèce entre un acte bon et un acte mauvais.

H y a des actes qui sont indifférents quand on les considère en général, mais il n'y en a pas qui le soient quand on les considère in individuo, parce que l'intention de celui qui les accomplit les rend toujours bons ou mauvais.

Quelquefois les circonstances changent l'espèce de l'acte, mais toute circonstance aggravante n'a pas ce caractère.

On distingue deux sortes d'actes, les actes intérieurs et les actes extérieurs.

Par rapport aux actes intérieurs, la droiture delà volonté dépend de la bonté de son objet et de la raison subordonnée à la loi éternelle. Toutes les fois que la volonté est en désaccord avec la raison, elle est mauvaise, et elle ne peut être bonne qu'autant qu'elle est conforme à la volonté divine.

Quant aux actes extérieurs, leur bonté et leur malice dépend de la bonté et de la malice de la volonté. La bonté et la malice de l'acte extérieur est la même que celle de Pacte intérieur par rapport à la fin, elle n'y ajoute que par accident, mais par rapport aux circonstances elle en est distincte et l'augmente.

Selon qu'un acte est bon ou mauvais, il mérite récompense ou châtiment. Et Dieu, qui est le maître souverain de l'univers, rendra à chacun selon ses oeuvres (quest. xviu-xxn) (1).

IV. Traité des passions humaines. Après avoir considéré lès actions qui sont propres à l'homme, nous devons examiner celles qui lui sont communes avec les animaux, c'est-à-dire les passions.

L'àme est le sujet des passions. Elles résident dans la partie appétitive plutôt que dans la partie cognitive, et elles sont plus propres à l'appétit sensitif qu'à l'appétit intelligentiel.

Les passions de l'appétit irascible ne sont pas de la même espèce que celles de l'appétit concupiscible.

Celles de l'irascible sont opposées d'après leurs objets et selon qu'elles s'éloignent et s'écartent du même terme, tandis que les passions du concupiscible ne sont opposées que d'après leurs objets.

Entre toutes les passions de l'àme il n'y a que la colère qui n'ait pas son contraire.

Dans la partie appétitive il y a des passions qui sont d'espèce différente sans être contraires, comme l'amour et la joie.

Les passions sont bonnes ou mauvaises moralement selon qu'elles sont soumises à l'empire de la raison. Il n'y a de mauvaises que les passions qui sont, contraires à la raison. Elles augmentent ou diminuent la bonté ou la malice des actions selon qu'elles sont plus ou moins déraisonnables.

Les passions du concupiscible son l'antérieur es à celles de l'irascible, de telle sorte quelles en sont le principe et la fin.

L'amour est la première de toutes les passions, parce que c'est de l'amour que naissent toutes les passions qui sont dans l'appétit concupiscible.

L'espérance tient le premier rang parmi les passions de l'irascible.

Il y a en tout onze passions qu'on peut ainsi ordonner : l'amour et la haine, le désir et la fuite, l'espérance et le désespoir, la crainte et l'audace, la colère, la joie et la tristesse. Parmi ces onze passions, il y en a cinq qui se rapportent à l'irascible. Ce sont : l'espérance et le désespoir, l'audace et la crainte, et la colère.

Les autres appartiennent à l'appétit concupiscible.

L'amour a pour cause le bien que l'intellect connaît et la ressemblance qui fait qu'un individu a de l'affection pour un autre. Cette passion a pour effet d'unir intimement celui qui aime avec l'objet de son amour, de le ravir à lui-même en quelque sorte, d'exciter en lui des mouvements de zèle très-violents et de diriger l'individu dans toutes ses actions. Elle le perfectionne quand elle le porte vers un objet qu'il doit aimer, et elle le dégrade quand elle lui donne une impulsion contraire.

(l) On comprend généralement ces trois premiers traités sous le nom de Traité des actes humains. Nous le ferons nous-mêmes dans les titres généraux qui indiquent les matières contenues dans ce volume, pour nous conformer à 1 usage.




La haine est le contraire de l'amour, et le mal est son objet et sa cause. Cette passion vient de l'amour parce qu'elle résulte de l'attachement que Ton a pour l'objet contraire à celui qu'on déteste. Parla même qu'elle est un effet de l'amour, elle est moins forte que lui. Elle a aussi moins d'extension, car personne ne peut se haïr soi-même, ni haïr le bien et le vrai en général. On ne peut haïr que certaines vérités particulières qui contrarient les penchants qu'on veut satisfaire.

Le désir réside dans l'appétit concupiscible. Cette passion se distingue de l'amour qui en est le principe, et du plaisir ou de la délectation qui en est le terme. On distingue les désirs naturels, qui sont communs à l'homme et aux animaux, parce qu'ils se bornent aux choses sensibles, et les désirs qui sont au-dessus de la nature ou qui ne sont pas naturels parce qu'ils ont pour objets les biens qui résident dans la raison ou qui lui sont supérieurs. Les premiers sont bornés, les autres ne le sont pas.

Le plaisir ou la joie est une passion de l'âme. Elle diffère de la délectation que l'on attribue aux animaux parce qu'elle est une jouissance raisonnable. A ce titre, elle ne réside pas seulement dans l'appétit sensitif, mais elle réside encore dans l'appétit intelligentiel.

Les joies de l'intelligence et de l'esprit sont supérieures à celles des sens et du corps, et parmi les délectations des sens ce sont celles du tact qui l'emportent. La joie a pour causes : l'action, le mouvement, l'espérance et la mémoire, les bonnes actions des autres, le souvenir des épreuves que l'on a victorieusement traversées, le bien que l'on a fait, l'admiration qu'on éprouve, la ressemblance qu'on trouve entre soi et les autres. Ses effets sont de dilater le coeur, d'exciter le désir quand elle est l'effet d'un souvenir, et de troubler la raison ou de l'aider dans ses fonctions, selon qu'elle est produite par les sens ou par l'intelligence.

Ces jouissances sont bonnes ou mauvaises, selon qu'elles sont conformes à la raison ou qu'elles lui sont contraires. Il y a une délectation qui est le bien suprême, c'est celle qui mène l'homme à la béatitude. On juge qu'un homme est bon ou mauvais d'après la nature des choses qui le délectent ou qui l'attristent.

La douleur est une passion dans le sens le plus strict du mot. Elle s'entend communément des souffrances extérieures, et l'on se sert du mot tristesse pour exprimer les afflictions intérieures. La tristesse et la délectation sont opposées l'une à l'autre d'après leurs objets. Quand leurs objets sont contraires, elles ne se combattent pas mutuellement. Ainsi, se réjouir du bien et s'attrister du mal ne sont pas des sentiments contraires.

La délectation qui résulte de la contemplation n'est jamais mêlée de tristesse. Elle peut être parfaite et entière, mais la tristesse ne peut jamais être que partielle et relative. Elle l'emporte cependant sur la douleur, car souvent on échangerait volontiers les peines intérieures contre des douleurs extérieures quelles qu'elles soient.

On distingue quatre espèces de tristesse : l'abattement, l'anxiété, la miséricorde et l'envie.

La cause de la tristesse est le mal que l'on éprouve plutôt que le bien qu'on a perdu. Le désir en est aussi quelquefois une cause, parce que nous nous attristons quand nous voyons que le bien que nous désirions diffère de se réaliser ou nous fait complètement défaut. Une puissance à laquelle on ne peut résister est aussi une cause de tristesse.

La tristesse a pour effets de paralyser en nous toute volonté et toute faculté d'apprendre. Elle appesantit l'àme et arrête les mouvements du corps. Elle nuit à notre organisation physique plus que les autres passions de l'àme parce qu'elle empêche le mouvement vital du coeur.

La délectation lui étant opposée, elle peut lui servir de remède. Les pleurs et les gémissements sont aussi un moyen de calmer cette passion, ainsi que les sympathies de l'amitié et la contemplation du vrai. Le sommeil et les bains sont les remèdes physiques qui produisent, sous ce rapport, les plus heureux résultats.

La valeur morale de cette passion s'apprécie, comme celle de toutes les autres, d'après son objet. C'est pourquoi, quoique la tristesse soit mauvaise en elle-même, néanmoins elle est bonne et louable quand elle a le mal pour objet, et elle peut être utile si elle a pour conséquence de nous porter à le fuir et à l'éviter.

Telles sont les passions de l'appétit concupiscible.

La première des passions de l'irascible est l'espérance, qui a pour objet un bien qu'il est possible, mais difficile d'obtenir. C'est sous ce dernier rapport qu'elle diffère de la cupidité et du désir. Elle réside dans la partie appétitive de l'âme et non dans sa partie cognitive.

Le désespoir lui est opposé. Elle a pour cause l'expérience qui l'affaiblit quelquefois par les déceptions qu'elle lui procure. Elle est plus ardente dans les jeunes gens, dans les insensés et dans tous ceux qui sont incapables de calculer les difficultés de leurs entreprises. Elle est tout à la fois l'effet et la cause de l'amour, et elle aide l'homme en lui donnant du courage pour l'exécution de ses desseins.

La crainte est aussi une passion de l'àme distincte de toutes les autres. Elle est naturelle quand elle a pour objet le bien contraire à la nature, et elle ne l'est pas quand elle a pour objet ce qui est contraire au bien que l'on aime et que l'on désire.

Les philosophes distinguent six espèces de craintes : la lenteur, la pudeur, la honte, l'étonnement, la stupeur et l'angoisse.

La crainte porte sur le mal de la nature et sur le mal du péché , et elle est surtout excitée par des calamités subites et des peines qu'il n'est pas facile d'éviter.

Elle a pour cause l'amour et la force, parce que nous craignons de perdre ou de ne pas obtenir ce que nous aimons„et que d'ailleurs nous redoutons ce qui est plus puissant que nous. Ses effets physiques sont la contraction des esprits vitaux à l'intérieur et un tremblement général de tous les membres. Sous le rapport moral, elle a pour effet de rendre l'homme plus réservé et plus attentif et de l'engager à prendre conseil.

L'audace brave le péril au lieu de le redouter comme la crainte. Elle est excitée par l'espérance. Mais les audacieux sont toujours plus ardents au commencement du danger, tandis que ceux qui l'affrontent de propos délibéré se maintiennent mieux.

La colère est une passion spéciale qui résulte du concours de plusieurs autres. Elle a pour but la vengeance, et réside dans l'appétit irascible. Elle n'existe pas sans la raison, et, sous ce rapport, elle est plus naturelle à l'homme que la concupiscence, quoique sous un autre elle le soit moins. La haine est un mal beaucoup plus grave que la colère, et cette dernière passion ne se rapporte qu'aux gens auxquels il appartient de se venger.

Le fiel, la manie et la fureur sont trois espèces de colère.

Ce qui excite la colère, ce sont les injures reçues, les mépris qu'on essuie, la bassesse de celui qui offense et la supériorité relative de celui qui est offensé. Cette passion produit une certaine délectation quand on est parvenu à satisfaire sa vengeance. Elle embrase le sang, trouble la raison, et quelquefois provoque une perturbation si profonde dans l'individu, qu'il perd complètement l'usage de la parole (quest. xxii, xlix).

V. Traité des habitudes et des vertus. Après avoir étudié les actes et les passions nous devons nous occuper des principes des actes humains. Il y en a de deux sortes, les principes intérieurs et les principes extérieurs.

Les principes intérieurs sont les puissances et les habitudes. Comme nous avons traité des puissances dans la première partie (quest. lxxvh) nous avons maintenant à examiner les habitudes. Nous parlerons d'abord des habitudes en général.

L'habitude est une qualité qui change difficilement et qui fait que l'individu se conduit bien ou mal conformément à sa nature. Elle est le principe d'un acte ou d'une opération. Les habitudes existent dans l'àme selon ses puissances. Elles existent dans les puissances sensitives selon que la raison règle leurs actes.

Il y a aussi des habitudes qui résident dans l'intellect, comme la science et la sagesse, et il y en a d'autres qui résident dans la volonté, comme la justice.

Parmi les habitudes il y en a qui viennent de la nature comme la connaissance des premiers principes, d'autres viennent de la répétition des mêmes actes, d'autres enfin sont infuses parce qu'elles ont une fin surnaturelle.

Les habitudes peuvent être augmentées ou diminuées ; elles sont augmentées quandle sujeloùelles se trouvent participe davantage à une force préexistante. Tout acte d'ailleurs les augmente quand il est accompli avec une certaine énergie.

Une habitude peut être détruite ou affaiblie par une habitude opposée ou par la cessation des actes qui l'ont produite.

Plusieurs habitudes peuvent se rapporter à une même puissance. Elles se distinguent d'après leurs principes, leurs objets et leurs natures On les distingue aussi selon qu'elles sont bonnes ou mauvaises. C'est ce qui établit la différence qu'il y a entre les vertus et les vices.

La vertu est une habitude par laquelle omagit bien et dont on ne fait jamais mauvais usage et que Dieu opère en nous sans nous.

La vertu réside dans la volonté, dans l'appétit irascible et concupiscible, selon que ces puissances se rapportent à la raison.

Les vertus intellectuelles spéculatives n'ont d'autre effet que de mettre l'homme à même de bien agir. Il n'y en a que trois : la sagesse, la science et l'intellect. L'art est une vertu au même titre que les vertus intellectuelles spéculatives. La prudence est distincte de l'art parce qu'elle n'a pas pour objet les travaux que l'homme doit exécuter, mais les bonnes actions qu'il doit faire. Elle dirige d'ailleurs l'homme dans sa conduite en lui suggérant tous les moyens qu'il doit employer pour être irrépréhensible.

Le conseil, la sagacité et le jugement sont des vertus associées à la prudence.

Les vertus morales se distinguent des vertus intellectuelles comme l'intellect diffère lui-même de l'appétit. Toute vertu appartient nécessairement à Tune ou à l'autre de ces catégories. La vertu morale peut exister sans certaines vertus intellectuelles, par exemple sans la sagesse, la science et l'art; mais toutes les vertus intellectuelles, à l'exception de la prudence, peuvent exister sans la vertu morale.

La vertu morale ne peut être une passion, puisqu'elle n'a que le bien pour objet tandis que la passion se rapporte également au mal. Elle peut exister avec elle quand la passion est bien réglée, mais toutes les vertus n'ont pas les passions pour objet; il y en a qui peuvent exister sans elles et d'autres qui ne le peuvent pas.

Les vertus morales sont nécessairement multiples d'après la diversité de leurs objets. Celles qui se rapportent aux opérations se distinguent de celles qui se rapportent aux passions. Quoique toutes celles qui se rapportent aux opérations rentrent dans la justice d'une manière générale, cependant elles sont de plusieurs espèces selon leiu-s différentes raisons spéciales.

Il n'est pas possible qu'il n'y ait qu'une seule et même vertu pour toutes les passions. On en distingue autant qu'il y a d'objets divers auxquels les passions se rapportent rationnellement.

On donne le nom de vertus cardinales ou principales à celles qui ont pour objet de régler l'appétit. On en compte quatre : la prudence, la justice, la tempérance et la force. Ces quatre vertus sont parfaitement distinctes les unes des autres.

On les divise encore en vertus politiques, purgatives, de l'àme purifiée, et en vertus exemplaires.

Indépendamment des vertus morales il y a d'autres vertus qui sont infuses dans l'homme pour qu'il puisse atteindre sa fin surnaturelle. On les appelle théologales.

Elles se distinguent des vertus morales et intellectuelles par leur objet qui est surnaturel.

Il y en a trois: la foi, l'espérance et la charité. Selon l'ordre de génération la foi est antérieure à l'espérance et l'espérance antérieure à la charité, quoique dans l'ordre de perfection cette dernière vertu ait la priorité sur les autres.

La nature a mis en nous une certaine aptitude pour toutes les vertus morales. Les bonnes oeuvres quand elles sont fréquentes peuvent produire des habitudes vertueuses. Les vertus théologales ne sont pas les seules qui soient infuses en nous. Nous recevons aussi de cette manière certaines vertus morales qui sont alors spécifiquement différentes des vertus acquises.

Toute vertu morale consiste dans un certain milieu conforme à la raison. Il en est de même des vertus intellectuelles et des vertus théologales, du moins par rapport à nous. Car tout extrême est condamnable.

Les vertus morales sont nécessairement communes entre elles. On peut avoir sans la charité les vertus morales que l'on acquiert humainement, mais on ne peut avoir ainsi les vertus infuses. On ne peut avoir la charité sans avoir en même temps toutes les vertus morales et théologales, mais on peut avoir la foi et l'espérance sans elle.

Les vertus qui sont d'espèce différente ne sont pas égales entre elles. Les mêmes vertus sont aussi différentes selon les divers temps dans le même individu ou selon les divers sujets qui les mettent en pratique. Toutes les vertus se développent simultanément d'une manière proportionnelle dans le même individu, mais l'une peut être supérieure à l'autre.

Les vertus intellectuelles ont des habitudes plus nobles que les vertus morales qui perfectionnent l'appétit. La justice est la première de toutes les vertus morales; après elle viennent la force et la tempérance.

La sagesse est la première des vertus intellectuelles et la charité la première des vertus théologales.

Après cette vie les vertus morales et intellectuelles ne subsistent plus quant à ce qu'elles ont de matériel ; elles ne subsisteront que par rapport à ce qu'elles ont de formel. La foi et l'espérance n'existeront plus, puisque nous verrons ce que nous croyons et que nous posséderons ce que nous espérons. Mais la charite persévérera parce qu'elle ne renferme rien d'imparfait dans son essence.

Les dons perfectionnent l'homme pour qu'il suive facilement l'impulsion de l'Esprit-Saint. Ce sont des habitudes nécessaires pour arriver à la fin surnaturelle. On en compte sept : le don de sagesse, d'intelligence, de conseil, de force, de science, de piété et de crainte. Ces dons sont connexes entre eux comme les vertus morales. Ils ne subsisteront pas dans le ciel quant à la matière, mais quant à l'essence. Les vertus théologales leur sont supérieures, mais ils sont supérieurs aux vertus morales.

Les béatitudes se distinguent des vertus et des dons comme les actes se distinguent des habitudes. Toutes les récompenses que les béatitudes renferment sont ou la béatitude parfaite et alors elles se rapportent à la vie future, ou le commencement de cette béatitude et à ce titre elles regardent la vie présente.
Les huit béatitudes que l'Evangile énumère correspondent parfaitement aux actes des vertus et aux dons, et on décerne à chacune d'elles la récompense qui lui convient le mieux.

Les fruits de l'Esprit-Saint sont des actes humains inspirés par l'Esprit-Saint lui-même. Ils sont opposés aux oeuvres de la chair, et saint Paul en a fait une énumération parfaite dans son Epître aux Galates (quest. xlix, lxxi).

VI. Traité des vices et des péchés. Les habitudes mauvaises produisent les vices et les péchés.

Le vice est contraire à la vertu. Il est aussi contraire à la nature de l'homme dans le sens qu'il est une transgression de l'ordre de la raison.

Le péché mortel ne peut exister simultanément avec les vertus infuses comme avec les vertus acquises. D'après saint Augustin on définit le péché en général une parole, une action ou un désir contraire à la loi éternelle.

Les péchés se distinguent spécifiquement d'après leur objet. On appelle péchés spirituels ceux qui consistent dans la délectation de l'esprit et péchés charnels ceux qui consistent dans la délectation de la chair.

Les fins diverses qu'on se propose en péchant constituent aussi différentes espèces de péchés parce qu'il en résulte par rapport à la volonté une diversité d'objets.

On divise avec raison les péchés en trois parties : péchés contre Dieu, péchés contre soi-même et péchés contre le prochain.

Le péché du coeur, de la bouche et de l'action sont des degrés divers du même péché.

Pécher par excès et pécher par défaut sont deux actes réciproquement contraires.

Le péché d'omission diffère spécifiquement du péché de commission quand leurs objets formels ne sont pas les mêmes. D'après le même principe les circonstances chaugent l'espèce du péché quand elles proviennent de motifs différents.

Les péchés étant contraires les uns aux autres, ils ne sont pas connexes comme les vertus. Leur gravité varie selon la nature de leurs objets. Les péchés spirituels sont plus graves quoique moins infamants que les péchés charnels, parce qu'ils offensent Dieu et le prochain, tandis que les autres s'attaquent directement au corps.

Tout ce qui affaiblit le libre arbitre diminue dans la même proportion la gravité de la faute. Il y a des circonstances qui l'aggravent et d'autres qui l'atténuent. Ainsi le dommage que l'on porte avec intention, la dignité de la personne offensée, la position élevée du coupable sont autant de circonstances aggravantes.

La volonté étant le principe du péché en est par là même le sujet. Mais elle n'est pas la seule puissance qui ait cette prérogative; le péché réside encore dans les facultés qui sont le principe des actes volontaires commandés. Il peut se trouver dans la sensibilité, mais il n'est mortel qu'autant que la raison y consent.

C'est à la raison supérieure à se prononcer, parce que c'est d'elle que dépend la consommation de l'acte sous le rapport moral.

Le péché est véniel quand la raison supérieure consent à un acte qt:i n'est qu'une faute vénielle, et il est mortel si la faute est grave et s'il y a eu de sa part délibération libre et parfaite.

L'intellect et la volonté sont les causes intérieures et immédiates du péché. L'imagination et l'appétit sensitif en sont les causes intérieures médiates. L'homme, le démon et les biens extérieurs qui sollicitent l'appétit sensitif en sont les causes extérieures, mais ces causes ne sont pas absolument déterminantes.

Un péché peut être la cause d'un autre péché.

L'ignorance est aussi une cause de péché. Elle est coupable elle-même quand elle porte sur des choses que l'on est tenu de savoir. Tantôt elle excuse totalement le péché, tantôt elle l'aggrave et tantôt elle le diminue.

Les passions de l'appétit sensitif peuvent porter indirectement la volonté au mal. Elles sont capables de troubler complètement la raison ou du moins de l'entraver dans l'exercice de ses fonctions. C'est pour ce motif qu'on dit que tous les péchés qui naissent de la passion proviennent de cette infirmité.

L'amour déréglé de soi-même est le principe et la fin de tout péché.

Comme l'appétit peut être déréglé de trois manières on distingue trois sortes de péchés : la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie. Les passions sont comme l'ignorance ; tantôt elles affaiblissent le péché , tantôt elles l'aggravent et tantôt elles l'excusent totalement.

On dit que les hommes pèchent par malice quand ils choisissent le mal sciemment. Ceux qui pèchent par malice ne pèchent pas toujours par habitude ; cette disposition aggrave leur faute.

Dieu ne peut être ni directement, ni indirectement la cause du péché. Il est l'auteur de tout ce qu'il y a d'être dans l'acte du péché ; c'est lui qui aveugle et qui endurcit le pécheur en lui retirant sa grâce, et il lui impose cette peine pour que ceux qui sont dans le péché fassent humblement pénitence et se convertissent à lui.

Le diable ne peut pas être la cause directe et suffisante du péché de l'homme. Il peut le pousser au mal, mais il ne peut l'y pousser nécessairement parce que l'homme a toujours la puissance de lui résister. Il est toutefois la cause occasionnelle de tous les péchés parce qu'il en a posé le principe en faisant tomber le premier homme.

Le péché du premier homme s'est transmis à tous ses descendants avec la nature humaine qu'il a entièrement souillée. Mais il n'y a que ce péché qui passe ainsi du père aux enfants. Il est le fait d'Adam exclusivement; car si Eve seule l'eût commis il n'aurait pas souillé toute la race humaine. Il se communique par la génération, puisque si quelqu'un était formé miraculeusement de chair humaine il échapperait à cette tache.

Le péché originel est une habitude, c'est une disposition déréglée de la nature et une langueur qui résulte de la privation de la justice originelle. Il est numériquement divers dans les différents individus, mais il ne l'est pas dans le même homme. Puisqu'il n'est formellement que la privation de la justice originelle, il ne peut pas être plus dans l'un que dans l'autre.

Il est dans l'àme comme dans son sujet, dans Adam comme dans sa cause principale, dans le sang et la chair comme dans sa cause instrumentale.

L'essence de l'àme est le premier objet qu'il atteint, il corrompt ensuite la volonté et souille particulièrement la puissance génératrice, l'appétit concupiscible et le tact.

La cupidité considérée comme l'amour déréglé des richesses est la raison de tous les maux. L'orgueil qui est le désir déréglé de sa propre supériorité est le principe de tout péché. Indépendamment de l'orgueil et de l'avarice il y a d'autres péchés capitaux qui sont : la luxure, l'envie, la gourmandise, la colère et la paresse.

Le péché ne détruit pas la nature, mais il affaiblit le penchant qu'elle a pour le bien. Les conséquences de cet affaiblissement sont l'ignorance, la malice et la concupiscence. Parla même que le péché est la privation du bien, il est la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre. La mort et les autres défauts corporels de la nature humaine ont pour cause accidentelle le péché originel.

Quand on dit que le péché produit sur l'àme une tache, on doit prendre cette expression dans un sens métaphorique. Cette tache subsiste jusqu'à ce que la grâce ait ramené l'homme à un autre état.

Tout péché mérite une peine. Un péché peut être accidentellement la peine d'un autre. Tous les péchés mortels sont dignes de la peine éternelle. Cette peine est infinie sous un rapport et finie sous un autre. Le péché véniel ne mérite qu'une peine temporelle. Quand le péché est remis, il reste encore la satisfaction. Toute peine résulte d'une faute, soit qu'elle vienne du péché originel, soit qu'elle vienne du péché actuel. On peut s'imposer une peine satisfactoire pour les fautes d'un autre ; quelquefois Dieu ou l'homme nous inflige une peine médicinale pour les péchés des autres, mais on ne peut être puni que pour ses fautes personnelles.

Le péché véniel et le péché mortel ne sont pas du même genre quand on les considère d'après leurs objets, mais l'intention et les dispositions de l'agent peuvent rendre mortel ce qui est véniel et réciproquement. Le péché véniel dispose indirectement au péché mortel. Les circonstances qui changent l'espèce du péché peuvent rendre mortel le péché véniel, et ce qui est mortel peut être véniel quand l'acte est imparfait de quelque manière.

Le péché véniel ternit l'éclat que l'àme retire de ses vertus, mais il ne détruit pas complètement la charité. L'Apôtre le compare au bois, au foin et à la paille pour nous faire comprendre qu'il est plus ou moins difficile à effacer. Dans l'état d'innocence l'homme ne pouvait pécher véniellement. Les anges et les démons ne le pouvaient pas non plus. Et il n'est pas possible qu'un homme n'ait que le péché originel avec un péché véniel, sans péché mortel.

Les péchés et les vertus sont les principes intérieurs des actes humains; il ne nous reste plus qu'à considérer leurs principes extérieurs qui sont : les lois et la grâce (quest. lxxi-xc).

VIL Traité des lois. La loi étant la règle et la mesure des actes humains se rapporte nécessairement à la raison. Elle doit avoir toujours pour finie bien général. C'est au peuple ou au pouvoir qui le représente à la faire. Pour être obligatoire il faut qu'elle soit promulguée.

On distingue la loi éternelle, la loi naturelle, la loi humaine, la loi divine et la loi de la chair ou de la concupiscence.

L'effet propre de la loi est de rendre les hommes meilleurs. Elle commande les actes vertueux, défend ceux qui sont vicieux, tolère les indifférents et porte des châtiments contre ceux qui la transgressent.

La loi éternelle est la raison souveraine qui existe en Dieu et par laquelle il mène tous les êtres à leur fin. Elle est connue de tous les êtres raisonnables comme ils connaissent tous les premiers principes de l'ordre naturel. Toutes les lois en découlent parce qu'elles participent toutes à la droite raison. Toutes les créatures et toutes les choses humaines lui sont soumises, puisqu'elle n'est rien autre chose que la raison du gouvernement de l'Univers.

La loi naturelle est une habitude dans le sens qu'elle renferme des préceptes qui existent habituellement lans la raison elle-même. Elle en renferme plusieurs, mais ils se rapportent tous à un seul point, c'est que l'on doit faire le bien et éviter le mal. Elle est la même chez tous les hommes quant aux premiers principes généraux, mais elle n'est pas la même quant aux conséquences particulières qu'on en déduit. Quoiqu'elle soit immuable par rapport aux principes généraux, cependant on peut y ajouter plusieurs choses utiles selon les circonstances. Elle ne peut s'effacer du coeur de l'homme que par rapport à ses applications particulières.

La loi humaine est nécessaire pour obliger les méchants, par la crainte du châtiment, à s'éloigner du vice et à pratiquer la vertu. Toute loi humaine doit venir nécessairement de la loi naturelle. D'après saint Isidore, elle doit être juste, honnête, possible à la nature, conforme aux usages du pays, en rapport avec le temps et les lieux, nécessaire, utile, claire, ayant pour fin le bien général. On distingue le droit des gens et le droit civil, les lois militaires, sacerdotales et royales, ou bien on les désigne d'après les noms de ceux qui les ont faites.

La loi humaine doit être faite pour les personnes, les affaires et les temps considérés plutôt en général qu'en particulier. Elle peut comprimer les vices les plus graves, mais elle ne peut pas les réprimer tous. Elle n'ordonne que les actes de vertu qui ont pour fin le bien général. Elle oblige au for de la conscience; on doit la suivre à la lettre, à moins que le bien public ne s'y oppose et qu'on n'ait pas le temps de recourir à un supérieur.

Elle peut être changée selon que les besoins des temps et des hommes l'exigent. On ne doit pas toujours la changer quand quelque chose de mieux se présente, à moins qu'il n'y ait nécessité ou qu'il n'en résulte un très-grand avantage pour l'Etat. La coutume peut avoir force de loi. C'est aux chefs de l'Etat à dispenser des lois pour des raisons légitimes.

La loi ancienne était bonne quoiqu'elle ne fût pas parfaite. Elle était non pas l'oeuvre du démon, mais celle de Dieu qui l'avait donnée aux hommes par le ministère de ses anges. Elle n'existait que pour le peuple juif et n'était obligatoire que pour lui. Toutes les autres nations n'étaient tenues qu'à observer la loi naturelle.

La loi ancienne ne renfermait qu'un précepte relativement à sa fin qui était l'amour de Dieu et du prochain, mais elle en comprenait plusieurs relativement aux moyens qui mènent à cette fin. On distinguait les préceptes moraux, les préceptes cérémoniels et les préceptes judiciels.

Tous les préceptes moraux renfermés dans la loi ancienne appartiennent nécessairement d'une certaine manière à la loi naturelle. Ils reviennent tous aux dix préceptes du décalogue. Parmi ces dix préceptes il y en a trois qui se rapportent à Dieu et trois qui se rapportent au prochain. Ces préceptes sont placés dans l'ordre le plus convenable et sont une preuve de l'insigne sagesse de leur auteur. Personne n'en peut dispenser. Comme ils ne renferment que les principes généraux, il a été c&nvenable que les sages y ajoutent d'autres prescriptions particulières. Les préceptes moraux ne justifiaient qu'improprement dans le sens qu'ils signifiaient la justice et qu'ils y disposaient.

Les préceptes cérémoniels sont ceux qui appartiennent au culte de Dieu. Ces préceptes étaient figuratifs et il était nécessaire de les multiplier pour détourner les hommes de l'idolâtrie et leur inspirer l'amour du vrai Dieu. Ces



préceptes se divisent en quatre parties : les sacrifices, les sacrements, les choses sacrées et les observances.

Selon que les préceptes cérémoniels se rapportent au culte de Dieu on doit les prendre dans un sens littéral, et selon qu'ils figurent le Christ on doit les prendre dans un sens mystique. Tous les sacrifices avaient pour but d'élever l'homme vers Dieu et de le détourner de l'idolâtrie, et ils figuraient la passion et l'immolation volontaire du Christ. Toutes les choses sacrées, tous les sacrements et toutes les observances avaient cette double fin; ils honoraient Dieu d'une part et de l'autre ils étaient figuratifs.

Avant la loi il y eut des cérémonies religieuses, mais il n'y avait pas de cérémonies légales puisqu'elles n'avaient pas été établies par un législateur. Les cérémonies légales ne purifiaient que des souillures corporelles et n'effaçaient le péché qu'autant que la foi dans le Christ s'adjoignait à elles. Depuis l'arrivée du Christ elles ont cessé d'être en vigueur, maison a pu sans péché les observer encore quelque temps après la mort de l'homme-Dieu pour ensevelir avec honneur la synagogue.

Les préceptes judiciels ont pour objet de régler les rapports des hommes entre eux. Ils n'étaient figuratifs que par accident ; ils pourraient encore être aujourd'hui obligatoires, mais il n'en est pas de même des préceptes cérémoniels.

Ces préceptes réglaient tout ce qui avait rapport au chef de l'Etat, aux citoyens, aux étrangers et à la famille, et ils étaient tous pleins de sagesse.

Laloi évangélique, qu'on appelle aussi laloi de grâce, justifie l'homme, mais elle n'a dû être donnée au monde qu'après l'avénement du Christ et elle doit durer autant (pie l'humanité. Elle se distingue de la loi ancienne comme sa perfection et son accomplissement. Car elle était renfermée en elle comme l'arbre dans sa semence.

Elle détermine parfaitement tous les actes extérieurs et tous les actes intérieurs de vertu que l'homme doit accomplir, mais comme elle est une loi de liberté il y a des choses de perfection qu'elle ne fait que conseiller (quest. xc-cix).

VIII. Traité de la grâce. La loi éclaire l'homme sur ses devoirs, la grâce l'aide à les remplir.

Sans la grâce l'homme peut connaître les vérités naturelles, mais elle lui est nécessaire pour faire et pour vouloir un bien qui soit méritoire. Dans l'état de nature intègre il pouvait naturellement aimer Dieu par-dessus toutes choses, mais maintenant il faut que la grâce guérisse sa nature. Il pouvait observer quant à la substance de l'acte tous les préceptes de la loi, mais aujourd'hui il ne le peut plus. Par ses facultés naturelles il n'a jamais pu mériter la vie éternelle. Il ne peut pas par lui-même se préparer à recevoir la lumière de la grâce divine, il a besoin pour cela d'un secours gratuit qui lui vienne de Dieu, et pour faire un acte méritoire il faut qu'il ait en lui le don de la grâce habituelle qui en soit le principe. Quand l'homme a péché il n'est pas possible qu'il se relève sans la grâce. Dans son état actuel il ne peut éviter le péché mortel sans ce secours. L'homme qui est en état de grâce ne peut par lui-même faire le bien et éviter le mal sans un nouveau secours de Dieu qui le meuve, le dirige et le protège. Et pour persévérer dans le bien jusqu'à la fin, on a encore besoin d'un secours divin contre les tentations.

La grâce est une qualité ou une habitude surnaturelle distincte des vertus infuses et qui a l'essence de l'àme pour sujet.

On distingue la grâce sanctifiante et la grâce gratuitement donnée, la grâce opérante et la grâce coopérante, la grâce prévenante et la grâce subséquente.

Les grâces gratuitement données sont la foi, la sagesse et la science du discours, le don de guérir les malades et de faire des miracles, la prophétie, le discernement des esprits, le don des langues et leur interprétation. La grâce sanctifiante l'emporte en dignité et en noblesse sur les grâces gratuitement données quelles qu'elles soient.

Il n'y a que Dieu qui soit cause de la grâce, mais l'homme peut se préparer à recevoir la grâce habituelle. Quand il fait tout ce qui est en lui il ne manque pas de la recevoir. Elle peut être plus abondante dans l'un que dans l'autre, d'après les dispositions différentes de ceux qui la reçoivent. Personne ne peut savoir certainement, si Dieu ne le lui révèle, qu'il a la grâce.

Pour effacer le péché avec lequel nous naissons il faut une infusion de la grâce. Quand il s'agit de la justification de l'impie il faut de plus que le libre arbitre consente à la grâce. Il n'y a pas de justification sans la foi et la haine du mal qu'on a fait. La justification de l'impie est le plus grand oeuvre de Dieu et on peut dire que c'est un miracle. L'homme peut mériter, mais il ne peut et il n'a jamais pu mériter la vie éternelle sans la grâce. C'est par la charité plutôt que par les autres vertus que la grâce est le principe du mérite. On ne peut pas dire que l'homme puisse mériter sa première grâce. Il n'y a que le Christ qui ait pu mériter pour un autre de condigno la première grâce.

Quand l'homme est tombé il ne peut mériter son pardon; il ne peut l'obtenir que de la miséricorde de Dieu. Il peut mériter un accroissement de grâce et de charité par ses bonnes oeuvres, s'il les fait d'après l'inspiration de Dieu. Nous ne pouvons mériter la persévérance en cette vie jusqu'à notre dernier soupir; il n'y a que les bienheureux qui méritent de persévérer dans la gloire. Nous ne méritons les biens temporels qu'autant qu'ils nous sont utiles pour arriver aux biens éternels.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.1