I-II (trad. Drioux 1852) Qu.1 a.7

ARTICLE VII. — tous les hommes n'ont-ils qu'une seule et même fin dernière (2) ?


(2) Tous les hommes sont d'accord sur le bien comme sur le vrai. Us admettent tous qu'on doit rechercher le bien et croire le vrai ; mais en quoi consiste le bien? en quoi consiste le vrai? A cet égard ils so partagent.

Objections: 1.. Il semble que les hommes n'aient pas tous une seule et même fin dernière. Car la fin dernière de l'homme parait surtout consister dans le bien immuable. Or, il y a des hommes qui s'en écartent par le péché. Donc tous les hommes n'ont pas une seule et même fin dernière.

2.. C'est d'après sa fin dernière que l'homme règle toute sa vie. Par conséquent si les hommes n'avaient qu'une seule et même fin dernière, ils n'auraient pas différentes manières de vivre, ce qui est évidemment faux.

3.. La fin est le terme de l'action, et l'action appartient aux individus. Or, quoique tous les hommes soient naturellement de la même espèce, cependant ils diffèrent entre eux par rapport aux choses qui sont propres à chaque individu. Donc ils n'ont pas tous la même fin dernière.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xiii, cap. 3 et 4) : Il est un point sur lequel tous les hommes sont d'accord, c'est le désir de leur fin dernière qui consiste dans le bonheur.

CONCLUSION. — Quoique tous les hommes n'aient formellement qu'une seule et même fin dernière, cependant les choses qu'ils s'efforcent d'atteindre par divers moyens comme leurs fins dernières sont variées et multiples.

Réponse Il faut répondre que la fin dernière peut s'envisager de deux manières : 1° On peut la considérer en elle-même. 2° On peut la considérer par rapport à l'objet dans lequel elle consiste. Si on la considère en elle-même, on peut dire que tous se proposent la même fin, parce que tous désirent leur propre perfection et que c'est précisément là l'essence de la fin dernière, comme nous l'avons dit (art. S). Mais si on la considère par rapport à son objet, les hommes cessent alors d'être d'accord entre eux. Car les uns désirent les richesses comme le souverain bien, les autres la volupté, d'autres enfin veulent autre chose. C'est ainsi que tout le monde aime ce qui est doux-, mais les uns préfèrent la douceur du vin, d'autres la douceur du miel, d'autres enfin celle de toute autre substance. Cependant on regarde comme supérieure entre toutes la douceur qui délecte plus que toutes les autres l'homme qui a le meilleur goût ; pareillement on doit regarder comme le bien le plus parfait celui que l'homme dont les affections sont les mieux disposées choisit pour sa fin dernière.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ceux qui pèchent s'éloignent de l'objet véritable de leur fin dernière, mais ils n'en ont pas moins cette fin en vue qu'ils placent à tort dans d'autres choses.

2. Il faut répondre au second, que si les hommes ont des manières de vivre toutes différentes, cela provient de la diversité de leur sentiment à l'égard des objets qu'ils considèrent comme le souverain bien.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique les actions appartiennent aux individus, le principe premier qui les fait agir est la nature qui, comme nous l'avons dit (art. 5), tend à l'unité.


ARTICLE VIII. — toutes les autres créatures ont-elles la même fin dernière que l'homme (1) ?


(1) Cet article est le commentaire Je ces paroles Je l'Ecriture : Ego sum et primus et novissimus, principium et finis [Apoc, xxii; : Universa propter semetipsum operatus est Dominus [Prov. xvi).

Objections: 1.. Il semble que tous les autres êtres aient la même fin dernière que l'homme. Car la fin répond au principe. Or, Dieu est le principe des hommes aussi bien que de tous les autres êtres ; par conséquent tous les êtres ont la même fin dernière que l'homme.

2.. D'après saint Denis (De div. nom. cap. 4 et 10), Dieu rapporte tout à lui-même comme à la fin dernière. Or, il est lui-même la fin dernière de l'homme, puisque nous sommes appelés à ne jouir que de lui. Donc les autres êtres ont la même fin dernière que l'homme.

3.. La fin dernière de l'homme est l'objet de la volonté. Or, l'objet de la volonté est le bien universel qui est la fin de tous les êtres. Donc il est nécessaire que tous les êtres aient la même fin dernière que l'homme.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. En effet la fin dernière de l'homme est le souverain bonheur que tous recherchent, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. l)-.Or, les animaux dépourvus de raison ne sont pas faits pour être heureux de la sorte, suivant le sentiment du même docteur (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 5). Donc ils n'ont pas la même fin dernière que l'homme.

CONCLUSION. — Quoique Dieu soit la fin dernière de tous les êtres, cependant les hommes et les animaux privés de raison ne poursuivent pas et n'atteignent pas de la même manière leur fin dernière.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 22), toute fin peut avoir deux sens. On peut entendre parla la chose bonne qu'on cherche à acquérir, ou la possession et l'usage de cette chose même (I ). Ainsi, par exemple, la fin du mouvement d'un corps pesant c'est un lieu bas, voilàla fin en elle-même; mais exister dans un lieu bas, voilà l'usage de cette fin. Ou mieux encore : l'argent est la fin pour laquelle l'avare travaille, et la possession de l'argent est la fin dont l'obtention le rend heureux. Si on parle delafin dernière de l'homme considérée en elle-même, tous les autres êtres ont la même fin que lui, parce qu'en ce sens Dieu est la fin dernière de l'homme et de tout ce qui existe. Mais si on parle de la fin dernière de l'homme relativement à la manière dont il y arrive, il n'y a rien de commun sous ce rapport entre lui et les créatures privées de raison. Car l'homme et tous les autres êtres raisonnables arrivent à leur fin dernière par la connaissance et l'amour de Dieu (2), ce qui n'a pas lieu pour les autres créatures qui y parviennent selon qu'elles ressemblent à Dieu par ce qu'il y a en elles d'être, de vie, ou même de connaissance (3).

(1) C'est ce que l'Ecole exprime par la fin cujus et la fin quo.
(2) C'est ce que saint Augustin a exprimé par ces belles paroles : Fecit Deus creaturam rationalem, uti summum bonum intelligeret, intelligendo amaret, amando possideret, pos-sidendo frueretur.
(3) Il s'agit ici de la connaissance sensitive des animaux.


Par la la réponse aux objections devient évidente; car on donne le nom de bonheur à la possession de la fin dernière.

QUESTION II. : EN QUOI CONSISTE LE BONHEUR SUPRÊME DE L'HOMME.


Après avoir parlé de la fin dernière en général, nous allons nous occuper du bonheur suprême de l'homme. Nous dirons : i° en quoi il consiste ; 2° ce qu'il est; 3° comment nous pouvons y parvenir. — Sur le premier point huit questions se présentent : 1° Le bonheur consiste-t-il dans les richesses? — 2° Consiste-t-il dans les honneurs? — 3" Est-il dans la renommée ou dans la gloire? — 4° Est-il dans la puissance? — 5° Réside-t-il dans un bien corporel? — 6° Est-il dans la volupté? — 7° Existe-t-il dans l'un des biens de l'àme ? — 8° Existe-t-il dans un bien créé ?

ARTICLE I. — le bonheur de l'homme consiste-t-il dans les richesses (4) ?


(4) L'Ecriture dit : Divítiae si affluant, nolite cor apponere (Ps. lxi) : Qui amat divitias fructum non capiet ex eis (Eccles. v). Et plus loin : Divitiae conservatas in malum Domini sui.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans les richesses. Car le bonheur étant la fin dernière de l'homme, il consiste en ce qui domine le plus ses affections. Or, ce sont les richesses qui dominent à proprement parler ses affections, suivant ce mot de l'Ecriture (Eccl. x, 19) : Tout obéit à l'argent. Donc le bonheur de l'homme consiste dans les richesses.

2.. D'après Boëce (De Cons. lib. m, pros. 2), le bonheur est un état dont la perfection provient de la réunion de tous les biens. Or, il semble que les richesses renferment tous les biens, puisque, d'après Aristote (Eth. lib. v, cap. 5; Pol. lib. î, cap. 6 et 7), l'argent a été inventé pour être entre les mains de l'homme un moyen de se procurer tout ce qu'il désire. Donc le bonheur consiste dans les richesses.

3.. Le désir du souverain bien semble être infini, puisqu'il ne fait jamais défaut. Or, il semble qu'il ait surtout pour objet la richesse, puisqu'il est écrit que l'argent ne satisfait jamais l'avare (Eccl. v, 9). Donc le bonheur consiste dans les richesses.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le bien de l'homme consiste plutôt à conserver la béatitude qu'à la sacrifier. Or, comme le dit Boëce (De Cons. lib. ii, pros. >), les richesses brillent plutôt quand on les répand que quand on les entasse; c'est pourquoi l'avarice rend odieux, tandis que la générosité rend illustre. Donc le bonheur ne consiste pas dans les richesses.

CONCLUSION. — Le bonheur étant la fin dernière de l'homme et l'homme ne recherchant les richesses artificielles qu'en vue des richesses naturelles, et celles-ci ne lui servant qu'à subvenir aux besoins de sa nature, il est impossible que son bonheur consiste en elles.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que le bonheur de l'homme consiste dans les richesses. Car, d'après Aristote (Pol. lib. i, cap. 6), il y a deux sortes de richesses, les richesses naturelles et les richesses artificielles. Les richesses naturelles sont celles qui aident l'homme à supporter les infirmités de sa nature, comme la nourriture, la boisson, les vêtements, les voitures, les maisons, etc., etc. Les richesses artificielles sont celles qui ne sont d'aucune utilité par elles-mêmes, comme l'argent, mais que les hommes ont inventées pour faciliter l'échange des produits et servir de base ou de règle à toutes les transactions commerciales. Or, il est évident que le bonheur de l'homme ne peut consister dans les richesses naturelles. Car on les recherche comme un soutien pour la nature humaine. Elles ne peuvent donc pas être la fin dernière de l'homme ; elles se rapportent plutôt à lui comme à leur fin. Aussi dans l'ordre de la nature toutes ces choses sont-elles inférieures à l'homme et ont-elles été faites pour lui, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. vin, 8) : Fous avez tout mis sous ses pieds. Quant aux richesses artificielles, on ne les recherche qu'en vue des richesses naturelles. Car on n'y attacherait pas de prix si elles n'étaient utiles pour acheter ce qui est nécessaire à la vie. Elles sont donc encore plus éloignées que les richesses naturelles de l'essence même de la fin dernière. Il est donc impossible que le bonheur, qui est la fin dernière de l'homme, consiste dans les richesses.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout ce qui est matériel obéit à l'argent, et que l'Ecriture parle ainsi relativement à une foule d'insensés qui ne connaissent d'autres biens que les biens matériels qu'on acquiert decette manière. Mais on ne doit pas juger du bonheur de l'homme d'après les insensés, on doit s'en rapporter au sentiment des sages, comme on doit juger des saveurs d'après ceux qui ont le goût le plus sûr.

2. Il faut répondre au second, qu'avec de l'argent on peut acquérir tout ce qui se vend, mais on ne peut se procurer les biens spirituels, parce que ce ne sont pas des choses vénales. C'est pourquoi il est dit (Prov. xvii, i6) : Que sert à l'insensé d'avoir des richesses, puisqu'il ne peut acheter la sagesse ?

3. Il faut répondre au troisième, que le désir des richesses naturelles n'est pas infini, parce qu'elles suffisent à la nature dans une certaine mesure, mais le désir des richesses artificielles l'est, parce qu'il obéit à une concupiscence effrénée qui n'a pas de régie, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 6). Toutefois le désir des richesses n'est pas infini de la même manière que le désir du souverain bien. Car à mesure qu'on possède plus pleinement le souverain bien, on l'aime davantage et on méprise plus profondément tout le reste, parce que plus on avance en lui et mieux on le connaît, suivant ces paroles de l'Ecriture (Eccl. xxiv, 29) : Ceux qui se nourrissent de moi auront encore faim. Quand on recherche les richesses et tous les biens temporels, on remarque précisément le contraire. Car quand on les possède on les méprise et on désire autre chose, suivant ces paroles de saint Jean qui s'appliquent aux choses de ce monde : Celui qui boit de cette eau aura toujours soif (Joan, vi, 13). Il en est ainsi, parce qu'on connaît mieux leur insuffisance quand on les possède. Aussi ce fait montre-t-il par lui-même leur imperfection, et prouve-t-il que le souverain bonheur ne consiste pas en elles.


ARTICLE II — LE BONHEUR DE l'iIOMME CONSISTE-T-IL DANS LES HONNEURS (1) ?


(1) L Ecriture nous montre dans une foule d'endroits la  vanité des honneurs de ce monde. Voyez, à ce sujet, l'histoire de Salomon, la chute d'Aman, etc.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans les honneurs. Car le bonheur ou la félicité est la récompense de la vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. î, cap. 9). Or, l'honneur semble être tout particulièrement la récompense de la vertu, d'après ce même philosophe (Eth. lib. iv, cap. 3). Donc la félicité consiste tout spécialement dans l'honneur.

2.. Ce qui convient à Dieu et aux êtres les plus éminents paraît être surtout la félicité qui est le bien suprême. Or, tel est l'honneur, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3, et lib. viii, cap. 14), et suivant saint Paul lui-même, qui a dit (I. Tim. î, 17) : A Dieu seul l'honneur et la gloire. Donc la béatitude consiste dans l'honneur.

3.. Ce que les hommes désirent le plus c'est la félicité parfaite. Or, ils ne paraissent rien désirer plus que l'honneur ; car ils supportent volontiers des pertes sous d'autres rapports, mais ils ne souffrent pas qu'on leur cause le moindre tort dans leur iionneur. Donc la béatitude consiste dans l'honneur.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La félicité existe dans celui qui est heureux. Or, l'honneur n'existe pas dans celui qui est honoré; il existe plutôt dans celui qui l'honore et qui lui témoigne son respect, comme le dit Aristote (Eth. lib. î, cap. 5). Donc la félicité ne consiste pas dans l'honneur.

CONCLUSION. — L'homme étant élevé par la béatitude à un rang dont la supériorité lui attire les honneurs et les louanges de tout le monde, sa félicité ne consiste dans les honneurs que dans le sens qu'elle en est la cause ou le principe.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que la félicité de l'homme consiste dans les honneurs. Car on honore quelqu'un pour l'excellence de ses mérites -, l'honneur est par conséquent Je signe et le témoignage de l'excellence de celui qui est honoré. Or, la supériorité d'un individu se mesure surtout d'après sa félicité suprême qui est son bonheur parfait, et d'après les biens particuliers suivant lesquels il participe à cette félicité souveraine. C'est pourquoi l'honneur peut être une conséquence de cette félicité, mais la félicité ne peut consister principalement en lui.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'honneur n'est pas la récompense pour laquelle les hommes vertueux agissent, mais ils le reçoivent de leurs semblables à titre de récompense, parce qu'ils ne peuvent rien en attendre de plus. Mais la véritable récompense de la vertu est la félicité suprême pour laquelle tous les hommes vertueux agissent. Car, s'ils travaillaient pour l'honneur même, ce ne serait plus la vertu, mais l'ambition qui les ferait agir.

2. Il faut répondre au second, que l'honneur dû à Dieu et aux créatures les plus excellentes est un signe ou un témoignage de leur supériorité préexistante; mais ce n'est pas cet honneur qui les élève au rang où ils sont placés.

3. Il faut répondre au troisième, que par suite du désir naturel de la béatitude dont l'honneur est une conséquence, il arrive que les hommes désirent surtout être honorés. Aussi cherchent-ils principalement les hommages des sages parce que c'est surtout d'après leurs jugements qu'ils se croient parfaits ou heureux.


ARTICLE III. — le bonheur de l'homme consiste-t-il dans la renommée ou la gloire (1)?


(1) Le prophète s'éerie : Omnis caro foenum, et omnis gloria ejus, quasi flos agri. Exsiccatum est foenum et cecidit flos (Is. xl).

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans la gloire. Car la béatitude paraît consister dans les hommages rendus aux saints pour les tribulations qu'ils souffrent en ce monde. Or, telle est la gloire, suivant ces paroles de l'Apôtre (Rom. viii, 48) : Les souffrances de ce siècle ne sont pas dignes de la gloire future qui se révélera en nous. Donc le bonheur consiste dans la gloire.

2.. Le bien, suivant l'expression de saint Denis (De div. nom. cap. 4), est communicatif de lui-même. Or, ce qu'il y a de bien dans l'homme est porté par la gloire à la connaissance des autres. Car, comme le dit saint Am-broise (2), la gloire n'est rien autre chose que la connaissance accompagnée de brillants éloges. Donc le bonheur de l'homme consiste dans la gloire.

(2) Ce mot est plutôt de saint Augustin (lib. m Cont. Maxim, cap. 12).

3.. La félicité suprême est le plus stable de tous les biens. Or, la renommée ou la gloire semble avoir ce caractère, parce que c'est elle qui détermine le souvenir qu'on garde des hommes. C'est ce qui fait dire à Boëce (De Cons. lib. H, pros. 7) : Vous croyez rendre immortel votre nom si vous le faites passer par la pensée aux siècles à venir (3). Donc la béatitude consiste dans la renommée ou la gloire.

(3) Cette pensée a un sens opposé dans Boëce. Car le passage d'où elle est tirée a pour objet de montrer la vanité de la gloire humaine.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La béatitude est le véritable bien de l'homme. Or, il arrive souvent que la renommée ou la gloire est fausse. En effet, comme le dit Boëce lui-même (De Cons. lib. m, pros. 6), il y en a beaucoup dont le vulgaire a faussement glorifié les noms, et il n'y a rien de plus honteux que l'usurpation de la renommée. Car on est forcé de rougir des éloges qu'on reçoit sans les avoir mérités. Donc le bonheur de l'homme ne consiste pas dans la renommée ou la gloire.

CONCLUSION. — Il est impossible que la félicité de l'homme consiste dans la renommée ou la gloire humaine qui est souvent trompeuse.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que le bonheur de l'homme consiste dans la renommée ou la gloire humaine. Car la gloire, selon l'expression de saint Ambroise (loc. cit. inReg. n), n'est rien autre chose que la connaissance accompagnée de brillants éloges. Or, l'objetconnu ne se rapporte pas à la connaissance divine de la même manière qu'à la connaissance humaine. Car la connaissance est produite dans l'homme par l'objet qu'il connaît, tandis que la connaissance divine est cause de l'objet connu. D'où il résulte que la perfection du bonheur de l'homme, qu'on appelle la béatitude, ne peut être l'effet de la connaissance humaine, mais que c'est plutôt la connaissance humaine qui procède de la béatitude. Elle doit avoir pour cause cette béatitude commencée ou arrivée à sa perfection. C'est pourquoi le bonheur de l'homme ne peut consister dans la renommée ou la gloire. Mais il dépend de la connaissance de Dieu comme de sa cause. C'est ce qui fait que la gloire qui est en Dieu rend l'homme souverainement heureux, suivant ces paroles du Psalmiste (Psal, xc, 45 et 46) : Je le sauverai et je le couvrirai de gloire, je le comblerai de jours et je lui ferai voir le salut que je lui destine. Il faut aussi remarquer que la connaissance humaine est souvent en défaut, surtout à l'égard des choses contingentes qui sont l'objet des actes humains. C'est pour cela que la gloire humaine est souvent trompeuse , tandis que Dieu ne pouvant se tromper sa gloire est toujours véritable, et c'est ce qui fait dire à l'Apôtre (II. Cor. x, 18) que celui à qui Dieu rend témoignage a été éprouvé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre ne parle pas en cet endroit de la gloire qui vient des hommes, mais de la gloire qui vient de Dieu et dont les anges jouissent. C'est en ce sens qu'il est dit (Marc, vin, 38) : Le Fils de l'homme le confessera dans la gloire de son Père, en présence de ses anges.

2. Il faut répondre au second, que le bien d'un individu, que la renommée ou la gloire porte à la connaissance d'une foule de personnes, si cette connaissance est fondée, il faut qu'elle ait pour base un bonheur qui est déjà dans l'homme, et par conséquent elle présuppose la perfection ou le commencement de la béatitude. Mais, si cette connaissance n'est pas fondée, elle manque d'objet, et dans ce cas l'homme n'a pas le bonheur que la renommée lui prête. D'où il résulte que la gloire humaine ne peut d'aucune manière rendre l'homme heureux.

3. Il faut répondre au troisième, que la renommée n'a pas de stabilité ; le moindre bruit la détruit facilement, et quand elle est stable c'est un accident. Or, la béatitude est stable par elle-même et doit durer toujours.


ARTICLE IV. — LE BONHEUR DE L'HOMME CONSISTE-T-IL DANS LA PUISSANCE (1)?


(1) L'Ecriture dit : Melior ett sapientia quàm vires et vir prudens quam fortis [Sap. vi) : Potentes potenter tormenta patientur et fortioribus fortior instat cru-ciatio.

Objections: 1.. Il semble que la béatitude consiste dans la puissance. Car tous les êtres désirent ressembler à Dieu comme à leur fin dernière et à leur premier principe. Or, les hommes qui ont la puissance semblent par là même ressembler à Dieu. C'est pourquoi on leur donne dans l'Ecriture le nom de dieux, comme on le voit dans l'Exode (Ex. xxn, 28) : Vous ne parlerez pas mal des dieux. Donc le bonheur consiste dans la puissance.

2.. La béatitude est le bonheur parfait. Or, la souveraine perfection consiste dans le pouvoir qu'ont les hommes de régir et de gouverner convenablement les autres , ce qui est le propre de ceux qui sont élevés en puissance. Donc le bonheur consiste dans la puissance.

3.. La béatitude étant ce qu'il y a de plus désirable, se trouve opposée à ce qu'on doit fuir le plus. Or, les hommes fuient surtout la servitude à laquelle le pouvoir est opposé. Donc la béatitude consiste dans la puissance.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La béatitude est le bonheur parfait. Or, la puissance est ce qu'il y a de plus imparfait. Car, comme le dit Boëce (De Cons. lib. m, pros. 5) : La puissance humaine ne peut chasser l'amertume des soucis, ni éviter les angoisses de la crainte. Et plus loin : Begardez-vous comme un homme puissant celui qui est escorté de nombreux satellites, et qui redoute ceux qu'il fait trembler? Donc le bonheur ne consiste pas dans la puissance.

CONCLUSION. — La puissance étant le principe du bien et du mal, on doit dire que le bonheur de l'homme consiste dans le bon usage qu'il fait de la puissance plutôt que dans la puissance même.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que le bonheur consiste dans la puissance pour deux raisons : 1° parce que la puissance est un principe, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 47), tandis que le bonheur est une fin dernière; 2° parce que la puissance peut servir au bien et au mal, tandis que la béatitude est le bien propre de l'homme et sa perfection. La béatitude pourrait donc plutôt consister dans le bon usage de la puissance qui est le fait de la vertu que dans la puissance même. — On peut d'ailleurs prouver par quatre raisons générales que le bonheur ne consiste dans aucun des biens extérieurs dont nous avons jusqu'alors parlé. La première c'est que la béatitude étant le bien suprême de l'homme elle est incompatible avec le mal, tandis que tous les biens que nous avons jusqu'alors énumérés peuvent exister dans les bons et les méchants. — La seconde, c'est qu'il est de l'essence de la béatitude de se suffire par elle-même, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 7). Il est par conséquent nécessaire que quand on possède la béatitude on ne manque plus de rien. Or, quand on possède chacun des biens dont nous avons parlé, on peut manquer encore de beaucoup de choses nécessaires, comme la sagesse, la santé, etc., etc. — La troisième, c'est que la béatitude étant la perfection du bonheur elle ne peut jamais faire de mal à celui qui la possède. Or, il n'en est pas de même de ces biens extérieurs; car, comme le dit l'Ecriture (Ecoles, v, 42) : Le riche conserve quelquefois ses richesses pour son malheur. On peut en dire autant des honneurs, de la gloire humaine et de la puissance. — Enfin, la quatrième c'est que l'homme est porté à la béatitude par ses principes internes, puisque c'est au bonheur qu'il tend naturellement. Or, les quatre biens extérieurs que nous venons d'examiner proviennent plutôt de causes extérieures. C'est principalement la fortune qui les produit, et c'est pour ce motif qu'on les appelle ses biens. D'où il résulte évidemment que le bonheur ne consiste dans aucun d'eux (4).

(1) Les orateurs de la chaire ent souvent développé avec beaucoup d'éloquence ces quatre considérations générales.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la puissance de Dieu est sa bonté, et qu'il ne peut par conséquent s'en servir que pour le bien. Mais dans les hommes il n'en est pas ainsi. C'est pourquoi il ne suffit pas pour le bonheur de l'homme qu'il ressemble à Dieu sous le rapport de la puissance, il faut encore qu'il lui ressemble sous le rapport de la bonté.

2. Il faut répondre au second, que s'il n'y a rien de mieux que le bon usage que quelqu'un fait de sa puissance dans l'intérêt de ceux qu'il régit, il n'y a également rien de pis que les abus auxquels cette même puissance est sujette; ce qui prouve que la puissance peut servir au bien comme au mal.

3. Il faut répondre au troisième, que la servitude est un obstacle au bon usage que l'on peut faire de la puissance. C'est pour ce motif que les hommes la fuient naturellement, mais il ne s'ensuit pas que le souverain bien consiste dans la puissance de l'homme.


ARTICLE V. — LE BONHEUR CONSISTE-T-IL DANS LES BIENS DU CORPS (2)?


(2) Loin de faire le bonheur de l'homme, le corps n'est au contraire qu'une source de misères, comme le dit l'Ecriture : IJomo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miserit*; qui quasi flos egreditur et conteritur; et fugit velut umbra, et nunquam in eo-dem statu permanet (Job, xiv).

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans les biens corporels. Car il est dit (Eccles. xxx, 46) : 77 n'y a pas de richesses plus grandes que la santé du corps. Or, le bonheur consiste en ce qu'il y a de meilleur. Donc il consiste dans la santé.

2.. D'après saint Denis (De div. nom. cap. 5) : L'être vaut mieux que la vie, et la vie vaut mieux que ce qui en est la conséquence. Or, pour exister et pour vivre il faut que le corps de l'homme soit sain. Donc, puisque le bonheur est le souverain bien de l'homme, il faut qu'il consiste tout particulièrement dans la santé du corps.

3.. Plus une chose est générale et plus est élevé le principe dont elle dépend ; parce que plus une cause est supérieure et plus sa puissance a d'extension. Or, comme la causalité de la cause efficiente s'apprécie d'après son influence, de même la causalité de la cause finale se mesure d'après l'appétit. Par conséquent, comme la cause première efficiente est celle qui influe sur tout ce qui existe, de même la fin dernière est celle que tous les êtres désirent. Or, l'être étant ce que tous désirent le plus, il s'ensuit que le bonheur consiste spécialement en ce qui a rapport à l'existence de l'homme, c'est-à-dire à la santé de son corps.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Sous le rapport du bonheur l'homme l'emporte sur tous les autres animaux, tandis que pour les biens du corps il y a une foule d'animaux qui l'emportent sur lui. Ainsi, l'éléphant vit plus longtemps, le lion est plus fort, le cerf plus agile, etc. Donc le bonheur de l'homme ne consiste pas dans les biens du corps.

CONCLUSION. — Puisque les biens corporels se rapportent aux autres biens comme à leur fin, il est impossible que le bonheur qui est la fin dernière de l'homme consiste dans l'un de ces biens.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que le bonheur de l'homme consiste dans les biens du corps, et cela pour deux raisons : La première, c'est qu'il ne peut se faire que la conservation d'une chose qui se rapporte à une autre soit une fin dernière. Ainsi, le pilote ne se propose pas, comme sa fin dernière, de conserver le navire qui lui est confié, parce que son navire a été fait dans un autre but, il existe pour naviguer. Or, ce qu'est le navire par rapport au pilote qui le dirige, l'homme l'est relativement à sa raison et à sa volonté, suivant ces paroles de l'Ecriture (Eccles. xv, 14) : Dieu a formé Vhomme dès le commencement et l'a laissé dans la main de son conseil. D'où il est manifeste que l'homme se rapporte à autre chose que lui-même, comme à sa fin -, car il n'est pas le souverain bien. Par conséquent, sa rai-1 son et sa volonté ne peuvent avoir pour fin dernière la conservation de son existence. — La seconde raison c'est qu'en supposant que la raison et la volonté de l'homme n'aient d'autre fin que la conservation de son existence, on ne pourrait néanmoins pas dire que les biens corporels sont la fin de l'homme. Car l'existence humaine se compose d'un corps et d'une âme; et bien que l'existence du corps dépende de l'âme, l'existence de l'âme ne dépend pourtant pas du corps, comme nous l'avons prouvé (part. I, quest. lxxv, et quest. xc, art. 4). Le corps existe pour l'âme comme la matière pour la forme, comme l'instrument pour celui qui s'en sert, de telle sorte que c'est par le corps que l'âme agit. D'où il résulte que les biens du corps se rapportent aux biens de l'âme comme à leur fin. Il est donc impossible que le bonheur de l'homme,qui est sa fin dernière, consiste dans ces biens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme le corps se rapporte à l'âme qui est sa fin, de même les biens extérieurs se rapportent au corps lui-même. C'est pourquoi raisonnablement on doit préférer la santé du corps a tous les biens extérieurs que l'Ecriture désigne en cet endroit sous le nom de richesses, comme on préfère les biens de l'âme à tous les biens du corps.

2. Il faut répondre au second, que l'être pris dans un sens absolu renferme en lui-même toutes les perfections, et l'emporte sur la vie et sur tous les avantages qui en sont les conséquences. En ce sens tous les biens préexistent dans l'être , et c'est de cette manière qu'il faut entendre les paroles de saint Denis. Mais si on considère l'être tel qu'il se trouve dans des créatures qui ne réunissent pas toutes les perfections, mais qui sont au contraire nécessairement imparfaites, il est évident que si on ajoute à cet être une perfection, il gagne par îà même en dignité. C'est ce qui fait dire au même docteur que les êtres vivants l'emportent sur ceux qui existent, et les êtres intelligents sur ceux qui vivent.

3. Il faut répondre au troisième, que la fin répondant au commencement, il résulte de là que la fin dernière est le premier principe de l'être qui renferme lui-même toutes les perfections, et que chaque créature cherche à l'imiter suivant sa nature; ainsi, les uns lui ressemblent seulement parleur être, d'autres par leur être et leur vie, d'autres enfin par leur être, leur vie, leur intelligence te leur bonheur. Mais ces dernières sont en petit nombre.

ARTICLE  VI. — LE BONHEUR DE L'HOMME CONSISTE-T-IL DANS LA VOLUPTÉ (1)?


(1) Les disciples de Ccriqthc, les millénaires, les' juifs et les imhomélans ont fait consister le bonheur de l'homme dans les jouissances charnelles. Il en est de même des épicuriens. Toutes ces sectes sont flétries par l'Ecriture en une foule d'endroits (Voy. Sap. ii, Ecclesiast. v, Psalm. xxxvii, Saint Thomas a tout particulièrement développé cette thèse [Sum. cont. Gent. lib. iii, cap. 27, et lib. iv, cap. 85).

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans la volupté. Car le bonheur étant la fin dernière de l'homme, il ne le recherche pas pour autre chose, mais il recherche plutôt les autres choses à cause de lui. Or, il en est ainsi de la volupté ou du plaisir. Car il est ridicule, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 2), de demander à quelqu'un dans quel but il veut se délecter. Donc le bonheur consiste surtout dans la délectation et la volupté.

2.. La cause première agit plus vivement qu'une cause seconde (De caus. prop.l). L'influence de la cause finale semesurant d'après l'appétit, il semble donc que ce qui meut le plus fortement cette faculté est notre fin dernière. Or, telle est la volupté. La preuve en est que la délectation qu'elle cause absorbe tellement la volonté et la raison de l'homme, qu'elle lui fait mépriser tous les autres biens. Il semble donc que la fin dernière ou le bonheur de l'homme consiste tout spécialement dans la volupté.

3.. L'appétit ayant le bien pour objet, ce que tous les êtres désirent paraît être le bien suprême. Or, tous les êtres désirent le plaisir, les sages, les insensés, aussi bien que ceux qui n'ont pas la raison. Donc le plaisir est le bien suprême, et par conséquent le bonheur qui est le souverain bien consiste dans la volupté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Boëce dit (De Cons. lib. m, pros. 7) : Quiconque voudra se rappeler ses passions comprendra que les voluptés ont toujours une triste fin ; si d'ailleurs elles pouvaient faire des heureux, il n'y aurait pas de motif pour que les brutes ne jouissent pas du bonheur.

CONCLUSION. — Toute délectation n'étant qu'un accident qui résulte du bonheur ou de ce qui en émane, on ne peut pas dire que la félicité suprême de l'homme consiste dans la délectation ou la volupté.

Réponse Il faut répondre que les délectations corporelles sont comprises vulgairement sous le nom de volupté, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 13). Ce n'est cependant pas en elles que consiste principalement le bonheur. Car en chaque chose il faut distinguer ce qui lui est essentiel de ce qui ne lui est qu'accidentel. Ainsi il est dans l'essence de l'homme d'être un animal raisonnable et mortel, tandis que c'est par accident qu'il rit ou qu'il pleure. Il faut donc observer que toute délectation est quelque chose d'accidentel qui résulte du bonheur ou de quelque chose qui en émane. Car un homme se délecte quand il possède quelque chose qui lui convient, soit qu'il ait ce bien en réalité ou en espérance, soit qu'il en conserve le souvenir. Or, ce bien qui lui est agréable, s'il est parfait, le rend souverainement heu reux ; s'il ne l'est pas, c'est une participation de la félicité suprême plus ou moins intime, plus ou moins réelle. D'où il est évident que la délectation, qui est une conséquence du bonheur parfait, n'est pas l'essence de la béatitude même ; elle en est seulement un effet accidentel. Mais la volupté corporelle ne peut être ainsi une conséquence du bonheur parfait. Car elle résulte du bien que les sens perçoivent, comme étant les instruments de l'âme. Et le bien matériel qui est du domaine des sens ne peut être le bien suprême de l'homme. Car l'âme raisonnable étant supérieure à la matière, la partie de l'âme qui est indépendante des organes du corps l'emporte infiniment sur le corps lui-même et sur les parties de l'âme qui ont été créées en même temps que lui. Ainsi les choses invisibles sont en quelque sorte infinies par rapport aux choses matérielles, parce que la forme est, pour ainsi dire, restreinte et limitée parla matière. C'est ce qui fait que quand elle est dégagée de cette alliance elle est infinie d'une certaine façon. Voilà pourquoi les sens qui sont des facultés corporelles connaissent les objets particuliers que la matière détermine et individualise, tandis que l'intellect qui est une puissance absolument immatérielle perçoit l'universel, qui est abstrait de la matière et qui embrasse dans son domaine une infinité d'individus. D'où il résulte que le bien qui convient au corps et que les sens perçoivent pour sa délectation n'est pas le bien suprême de l'homme. C'est même quelque chose de fort peu important relativement aux biens de l'âme. Aussi est-il écrit (Sap.yn, 9) que tout l'or du monde n'est qu'un grain de sable comparativement à la sagesse. Donc la volupté corporelle n'est ni le bonheur, ni même un accident réel du bonheur suprême.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que c'est la même raison qui nous fait désirer le bonheur et la délectation qui n'est rien autre chose que le repos de l'appétit dans le bien ; comme c'est la même loi naturelle qui fait qu'un corps lourd tend à descendre en bas et à y rester. Par conséquent, comme on désire le bien pour lui-même, on désire aussi la délectation pour elle-même et non pour autre chose, si le mot pour (propter) désigne ici la cause finale. Mais si on entend par ce mot la cause formelle ou plutôt la cause motrice, on peut la rechercher pour autre chose, c'est-à-dire pour le bien qui est son objet et par conséquent son principe et sa cause formelle. Car on désire la délectation parce qu'elle est le repos de l'âme dans la jouissance du bien qu'elle a désiré.

2. Il faut répondre au second, que le désir de la délectation sensible est plus ardent, parce que nous percevons mieux les opérations des sens qui sont les principes de nos connaissances. C'est ce qui fait que beaucoup d'hommes recherchent lespîaisirs des sens.

3. Il faut répondre au troisième, que tous les hommes désirent les délectations comme ils désirent le bien, mais ils désirent les délectations par rapport au bien qui les produit, mais non réciproquement, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Il ne s'ensuit donc pas que la délectation soit par elle-même le bien suprême, mais que toute délectation résulte d'un bien particulier et que le bien absolu produit lui-même une délectation quelconque.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.1 a.7