I-II (trad. Drioux 1852) Qu.2 a.7

ARTICLE VII — le bonheur de l'homme consiste-t-il dans l'un des biens de l'ame (1)?


(1) D'après les bégards et les béguins, l'objet de la béatitude est l'âme elle-même, et toute intelligence est en elle-même naturellement heureuse. Cette erreur qui est ici réfutée a été condamnée par le pape Clément V, au concile de vienne.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur consiste dans l'un des biens de l'âme. Car le bonheur est un bien de l'homme et il n'y a dans l'homme que trois sortes de biens, les biens extérieurs, les biens du corps et les biens de l'âme. Puisque le bonheur ne consiste ni dans les biens extérieurs, ni dans les biens du corps, comme nous l'avons prouvé (art. 5 et 6), il faut donc qu'il consiste dans les biens de l'âme.

2.. Nous aimons plus celui à qui nous désirons quelque bien que le bien que nous lui désirons. Ainsi nous aimons plus un ami que rargentque nous lui souhaitons. Or, chaque homme se désire à lui-même toute sorte de bien. Donc il s'aime plus que tous les autres biens. Le bonheur étant ce qu'on aime le plus, puisqu'on n'aime et on ne désire les autres choses que par rapport à lui, il s'ensuit que le bonheur consiste dans le bien de l'homme, et comme il n'existe pas dans les biens du corps, il existe donc dans ceux de l'âme.

3.. La perfection est quelque chose qui appartient à l'être qu'elle perfectionne. Or, le bonheur est une perfection de l'homme. Donc elle est quelque chose qui fait partie de lui-même. Comme elle n'appartient pas au corps, ainsi que nous l'avons démontré 'art. 5), elle appartient donc à l'âme et con-séquemment elle consiste dans les biens de l'âme.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Comme le dit saint Augustin (Decloct. christ, lib. i, cap. 3 et22) : Ce qui constitue la vie bienheureuse doit être aimé pour lui-même. Or, l'homme ne doit pas être aimé pour lui-même, mais on doit aimer tout ce qui est dans l'homme par rapport à Dieu. Donc le bonheur ne consiste pas dans les biens de l'âme.

CONCLUSION. — Le bonheur lui-même étant une perfection de l'àme, est un bien qui lui est inhérent ; mais ce qui constitue le bonheur, c'est-à-dire ce qui rend l'homme heureux, existe en dehors de l'àme.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 8), il faut distinguer dans la fin deux choses: l'objet même que nous désirons acquérir et l'usage ou la possession même de cet objet. Si nous parlons de la fin dernière de l'homme considérée par rapport à la chose même ou l'objet que nous désirons comme notre fin dernière, il est impossible que l'homme ait pour fin suprême son âme ou ce qui en fait partie. Car l'àme considérée en elle-même n'est qu'un être en puissance. Sous le rapport de la science comme de la vertu elle passe de la puissance à l'acte. Or, la puissance existant pour l'acte qui est son complément, il est impossible que ce qui n'existe qu'en puissance soit la fin dernière d'un être. L'àme ne peut donc être à elle-même sa propre fin dernière, et on en doit dire autant de tout ce qui se rapporte à elle, qu'il s'agisse de puissance, d'acte ou d'habitude. Car le bien qui est la fin dernière de l'homme satisfait tous ses désirs. Aussi le désir de l'homme ou sa volonté a-t-il pour objet le bien universel-, et comme tout bien inhérent à l'âme est un bien qu'elle a reçu, et par conséquent un bien particulier, il est donc impossible qu'aucun de ces biens puisse être notre fin dernière. Mais si nous parlons de la fin dernière de l'homme par rapport à sa possession ou à l'usage de l'objet qu'on désire, alors on peut dire en ce sens qu'elle consiste dans quelques-uns des biens de l'àme, puisque c'est par l'âme que l'homme arrive au bonheur. Ainsi donc 1 objet même que l'homme désire comme sa fin est ce qui constitue le bonheur et ce qui rend heureux ; mais la possession de cet objet est ce qu'on appelle le bonheur même. D'où il résulte qu'on doit dire que le bonheur est quelque chose d'inhérent à l'âme, tandis que ce qui le constitue est quelque chose qui existe en dehors d'elle (1).

(1) L objet de la béatitude de l'homme est Dieu lui-même. C'est la conséquence qui résulte de toutes ces thèses négatives que cette seconde question renferme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en comprenant dans cette division tous les biens que l'homme peut désirer, on entend par les biens de l'âme non-seulement ses puissances, ses habitudes ou ses actes, mais encore l'objet qui lui est extrinsèque, et dans ce sens rien n'empêche de dire que ce qui constitue le bonheur soit un bien de l'âme.

2. Il l'aut répondre au second, que pour la défense de notre thèse il suffit de dire que le bonheur est aimé comme le bien qu'on a désiré, tandis qu'on aime un ami comme l'être auquel on désire du bien, et c'est ainsi que l'homme s'aime lui-même. Il n'y a donc pas parité entre ces deux sortes d'amour. Lorsque nous traiterons de la charité (2il, 2ae, quest. xxvi, art. 3) nous examinerons alors si l'homme peut aimer par amitié quelque chose plus que lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que la béatitude elle-même étant une perfection de l'âme est un bien qui lui est inhérent, mais que ce qui constitue la béatitude, c'est-à-dire ce qui rend heureux, existe en dehors de l'âme, comme nous l'avons dit (in corp. art.).


ARTICLE VIII. — le bonheur de l'homme consiste-t-il dans un bien CRÉÉ (2)?


(2) Amaury avait enseigné que le bonheur <lc l'homme consiste à voir Dieu dans ses créatures. 11 fut condamné per le pape Innocent III, au concile général de I.atran.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans quelque bien créé. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que la sagesse divine joint la fin des premiers êtres avec le commencement de ceux qui viennent ensuite. D'où il résulte que le premier être du monde inférieur peut atteindre le der-nier du monde supérieur. Or, le souverain bien de l'homme est la béatitude. Donc l'ange étant dans l'ordre de la nature supérieur à l'homme, comme nousl'avons dit (quest. lxxv, art. 7; quest. cvm, art. 8, et quest. exi, art. 4). il semble que le bonheur de l'homme consiste à s'élever de quelque manière jusqu'à l'ange.

2.. La fin dernière d'une chose consiste en ce qui la rend parfaite. Ainsi la partie se rapporte au tout comme à sa fin. Or, l'ensemble des créatures qu'on appelle le grand univers est à l'homme qu'on appelle un petit monde ce que le parfait est à l'imparfait. Donc le bonheur de l'homme consiste dans l'universalité des créatures.

3.. L'homme est rendu heureux par l'objet qui satisfait son désir naturel. Or, le désir de l'homme ne se porte pas vers un bien supérieur à celui qu'il peut percevoir. Puisque l'homme n'est pas capable d'embrasser un bien qui surpasse les bornes de toute créature, il semble donc que le bien créé puisse le rendre heureux, et que par conséquent son bonheur consiste dans un bien créé quelconque.


En sens contraire Mais c'est le contraire.*Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xix, cap. 26) que comme l'âme est la vie du corps, de même Dieu est la vie heureuse de l'homme, selon ces paroles du Psalmiste (Ps. cxlui, 15) : Heureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu.

CONCLUSION. — Puisque l'appétit de l'homme ou sa volonté ne peut être tranquille ou satisfait qu'autant qu'il possède le bien universel qui est son objet, et (pie d'ailleurs tout bien créé est un bien particulier, le bonheur de l'homme ne peut pas consister dans un bien de cette nature.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible que le bonheur consiste dans un bien créé quel qu'il soit. Car le bonheur est le bien parfait qui est le repos complet de la volonté ; autrement, s'il laissait encore quelque chose à désirer, il ne serait pas la fin dernière. Or, l'objet de la volonté, qui est la faculté appétitive de l'homme, est le bien universel, comme l'objet de son intellect est le vrai universel. D'où il résulte que rien ne peut satisfaire la volonté humaine, sinon le bien universel qui n'existe dans aucune créature et qu'on ne trouve qu'en Dieu seul, parce que toute créature n'a qu'une bonté relative qui lui a été communiquée. Il n'y a donc que Dieu qui puisse rassasier les désirs de l'homme, selon ces paroles du Psalmiste (Ps. en, 5) : C'est lui qui remplit vos désirs en vous comblant de ses biens (1). Donc le bonheur de l'homme ne consiste qu'en Dieu seul.

(1) Le Psalmiste proclame la même vérité dans une foule d'endroits : Dominus pars haereditatis meae (Ps. xv) : Quid mihi est in caelo ei à te quid volui super terram?... Pars mea Deus in aetérnum [Ps. lxxii) : Satiabor cum apparuerit gloria tua (Ps. xvi).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qu'il y a de plus élevé dans l'homme atteint à la vérité par manière de ressemblance ce qu'il y a de plus infime dans la nature de l'ange, mais il ne s'arrête pas là comme à sa fin dernière. Il s'avance jusqu'à la source universelle du bien qui est l'objet universel du bonheur de tous ceux qui sont heureux, parce que c'est le bien infini et parfait.

2. Il faut répondre au second, que si un tout n'est pas lui-même la fin dernière, mais qu'il se rapporte à une fin ultérieure, la fin dernière de la partie de ce tout ne sera pas le tout lui-même, mais autre chose. Or, l'ensemble des créatures, auquel l'homme se rapporte comme la partie au tout, n!est pas une fin dernière, mais il se rapporte à Dieu qui est sa fin dernière. Donc ce n'est pas l'univers qui est la fin dernière de l'homme, mais c'est Dieu lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien créé est adéquat au bien dont l'homme est capable si on le considère comme une perfection intrinsèque et inhérente à son âme -, cependant il n'est pas adéquat au bien dont il est capable objectivement. Car le bien auquel il participe est un bien infini, tandis que le bien qui existe dans l'ange et dans toutes les autres créatures est nécessairement fini et borné.

QUESTION III. : QU'EST-CE QUE LE BONHEUR.


Nous avons maintenant à examiner ce qu'est le bonheur et à quelles conditions il Cviste'.7 A ce suïet 'imt questions se présentent : 1° Le bonheur est-il quelque chose dincréé? — 2° S'il est quelque chose de créé est-ce une opération? — 3" Est-il une opération de la partie sensitive de l'àme ou de la partie intellective seulement? — 4U S'il est une opération de la partie intellective, dépend-il de l'intellect ou de la volonté? — 5° Est-ce une opération de l'intellect spéculatif ou de l'intellect pratique? — 6" S'il est une opération de l'intellect spéculatif consiste-t-il dans la contemplation des sciences spéculatives? — 7° Consiste-t-il dans la contemplation des substances séparées, c'est-à-dire des anges? — 8" Consiste-t-il exclusivement dans la contemplation de Dieu, par laquelle nous le voyons dans son essence?

ARTICLE I. — LE BONHEUR EST-IL QUELQUE CHOSE d'iNCRÉÉ (1)?


(1) Dans la question précédente, saint Thomas a déterminé l'objet de la béatitude, qui est Dieu.Maintenant il s'agit de savoir en quoi consiste essentiellement la nature do la béatitude de l'homme. Les sentiments sont à ce sujet très-partagés, mais tous les théologiens sont d'accord sur ce premier article.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur soit quelque chose d'incréé. Car Boëce dit (De Cons. lib. m, pros. 40) qu'il est nécessaire de reconnaître que Dieu est le bonheur même.

2.. Le bonheur est le souverain bien. Or, il n'y a que Dieu qui soit le souverain bien. Et puisqu'il n'y a pas plusieurs biens de cette nature, il semble que le bonheur et Dieu soient une seule et même chose.

3.. Le bonheur est la fin dernière vers laquelle la volonté de l'homme tend naturellement comme vers sa propre fin. Or, la volonté humaine ne peut avoir une autre fin que Dieu, puisque, selon l'expression de saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 5 et 22), c'est de lui seul que nous devons jouir. Donc le bonheur est la même chose que Dieu.


En sens contraire Mais c'est le contraire. Rien de ce qui est fait n'est incréé. Or, le bonheur de l'homme est quelque chose qui est fait, suivant ces paroles de saint Augustin : Nous devons jouir des choses qui nous font heureux. Donc le bonheur n'est pas quelque chose d'incréé.

CONCLUSION. — Le bonheur de l'homme considéré dans sa cause ou son objet est quelque chose d'incréé, mais considéré dans son essence il est quelque chose de créé.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 8, et quest. préc. art. 7), la fin se prend en deux sens. Elle est l'objet même que nous désirons obtenir, et c'est ainsi que l'argent est la fin de l'avare. Ou bien elle est l'acquisition, la possession, l'usage ou la jouissance de l'objet même qu'on désire, et c'est en ce sens qu'on dit que la possession de l'argent est la fin de l'avare, et la jouissance des voluptés la fin de l'intempérant. Dans le premier sens, la fin dernière de l'homme est le bien incrêô ou Dieu, qui peut seul, par sa bonté infinie, satisfaire parfaitement la volonté de l'homme. Dans le second, la fin dernière de l'homme est quelque chose do créé qui existe en lui et qui n'est rien autre chose que la possession ou la jouissance du bien suprême. Et comme on appelle la fin dernière le bonheur, il s'ensuit que le bonheur de l'homme, considère dans sa cause ou son objet, est quelque chose d'incréé, mais que si on le considère dans son essence il est quelque chose de créé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu est heureux par son essence ; car ce n'est pas en s'attachant ou en participant à un autre être qu'il trouve le bonheur. Mais les hommes sont heureux, comme le dit Boëce lui-même (ibid.), par participation, et c'est ainsi qu'on dit qu'ils sont des dieux. Or, cette participation à la béatitude, qui rend l'homme heureux, est quelque chose de créé.

2. Il faut répondre au second, qu'on donne le nom de bonheur au bien suprême de l'homme, parce qu'il en est'la possession ou la jouissance.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que le bonheur est la fin dernière de la même manière qu'on donne le nom de fin à la possession de la fin elle-même.

ARTICLE II. — LE BONHEUR EST-IL UNE OPÉRATION (2)?


(2) Amaury a enseigné que l'Ame humaine perdait sa personnalité pour retourner à l'être idéal qu'elle avait dans l'entendement divin. Les panthéistes modernes soutiennent la même erreur. Dans cette hypothèse la béatitude n'est pas une opération, mais une substance. Cette erreur a été condamnée par le pape Innocent III, au concile de Latran.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur ne soit pas une opération. Car saint Paul dit (Rom. vi, 22) : Le fruit que vous retirez de votre obéissance a Dieu est votre propre sanctification, et la fin sera la vie éternelle. Or, la vie n'est pas une opération, elle est l'existence même de ceux qui la possèdent. Donc la fin dernière ou le bonheur n'est pas une opération.

2.. Boëce dit (De Cons. lib. m, pros. 2) que le bonheur est un état dont la perfection résulte de la réunion de tous les biens. Or, un état ne désigne pas une opération. Donc le bonheur n'est pas une opération.

3.. Le bonheur exprime quelque chose qui existe dans l'être qui en jouit, puisqu'il est la perfection dernière de l'homme. Or, une opération n'indique pas quelque chose d'immanent dans le sujet qui la produit, mais plutôt quelque chose qui en procède. Donc le bonheur n'est pas une opération.

4.. Le bonheur est immanent dans l'être qui est heureux. Or, une opération n'est pas quelque chose d'immanent, mais de transitoire. Donc le bonheur n'est pas une opération.

5.. 11 n'y a pour un seul homme qu'un seul bonheur, tandis que les opérations sont multiples. Donc le bonheur n'est pas une opération.

6.. Le bonheur existe dans celui qui est heureux sans interruption. Or, une opération humaine est fréquemment interrompue, par exemple, parle sommeil, par une autre occupation ou par le repos. Donc le bonheur n'est pas une opération.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. i, cap. 7) que le bonheur est une opération dirigée par la vertu parfaite.

CONCLUSION. — Le bonheur consistant dans l'acte dernier de l'homme, il est nécessaire qu'il soit une opération humaine.

Réponse Il faut répondre que le bonheur de l'homme étant quelque chose de créé qui existe en lui, il est nécessaire de dire qu'il est une opération humaine (1). Car le bonheur est la perfection dernière de l'homme. Or, un être n'est parfait qu'autant qu'il est en acte, puisque la puissance sans l'acte est imparfaite. Il faut donc que le bonheur consiste dans le dernier acte de l'homme. Il est d'ailleurs évident que l'opération est le dernier acte du sujet qui opère, et c'est pour ce motif qu'Aristote l'appelle l'acte second (De anima, lib. ii, text. 2, 3, 6). Car celui qui a la forme peut être capable d'opérer, comme celui qui a la science est apte à observer (2). De là il arrive qu'en toutes circonstances on dit qu'une chose existe pour son opération, selon la remarque du même philosophe (De caelo, lib. a, text. 17). Il est donc nécessaire de reconnaître que le bonheur de l'homme est une opération.

(1) Tous les théologiens ne sont cependant pas du sentiment de saint Thomas. Les uns veulent que la béatitude consiste dans faction de Dieu sur l'essence de l'àme ou dans une habitude qui la déifie et qui perfectionne ses puissances. Bil-luart les réfute victorieusement (De ult. fin. Dissert, h, art. H, % \ ).

(2) Cette puissance d'agir ou de contempler est appelée par Aristote l'acte premier ; et il appelle l'action et la contemplation l'acte second.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot vie se prend en deux sens. Il peut signifier 1° l'existence de celui qui vit, et en ce sens le bonheur n'est pas la vie. Car nous avons prouvé (quest. h. art. 5 et 7) que l'existence d'un homme, quelle qu'elle soit, n'est pas son bonheur. Il n'y a que le bonheur de Dieu qui soit son être. 2° On peut entendre par la vie l'opération de l'être vivant, ce qui fait passer à l'acte son principe vital. C'est ainsi qu'on distingue la vie active, la vie contemplative, la vie voluptueuse. C'est en ce sens qu'on dit que la vie éternelle est la fin dernière, comme on le voit par ces paroles de l'Evangile (Joan, xvii, 4) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu.

2. Il faut répondre au second, que Boëce, en définissant le bonheur, a considéré sa nature en général. Car, dans son acception générale, le bonheur est le bien universel et parfait, et c'est ce qu'il a exprimé en disant qu'il est le bien parfait qui résulte de la réunion de tous les biens. Ses paroles ne signifient rien autre chose que celui qui est heureux existe dans un état de souveraine perfection. Mais Aristote a exprimé l'essence même du bonheur, en montrant que c'est par une opération que l'homme arrive à cet état. C'est pour cela qu'il prouve (loc. cit. sed cont.) que le bonheur est le bien parfait (1).

(1) Ainsi Boëce a parlé do l'état de la béatitude, tandis qu'Aiislole a voulu parler de son essence en la dégageant de fout ce qui s'y rattache, comme propriétés, ornements, dispositions et autres accessoires.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 16), il y a deux sortes d'action : l'une va du sujet qui la^produit à la matière extérieure, comme brûler et couper. Cette opération ne peut être le bonheur. Car elle n'est ni un acte, ni une perfection de l'être qui agit. Elle se rapporte plutôt à l'être qui est passif, comme le dit le philosophe (ibid.). L'autre est immanente dans son sujet, comme sentir, comprendre et vouloir. Cette opération est une perfection et un acte de l'être qui agit, et elle peut être le bonheur.

4. Il faut répondre au quatrième, que puisque l'on dit que le bonheur est. la fin dernière, par là même que les différents êtres capables d'être heureux peuvent s'élever à divers degrés de perfection, il s'ensuit nécessairement qu'on doit donner à ce mot des sens divers. Ainsi, en Dieu le bonheur est son essence, parce que son être est son opération et qu'il ne jouit pas d'un autre que de lui-même. [Dans les anges, le bonheur est leur perfection dernière qui résulte de l'opération qui les unit au bien créé. Cette opération est en eux unique et perpétuelle. Dans l'homme qui est encore sur cette terre, le bonheur est aussi la perfection dernière qui résulte de l'opération qui l'unit à Dieu. Mais cette opération ne peut être continuelle, et par conséquent elle n'est pas unique. Car une opération devient multiple par là même qu'elle est interrompue. C'est ce qui fait que dans cette vie présente l'homme ne peut posséder le bonheur parfait. Aussi Aristote (Eth. lib. î, cap. 10), plaçant le bonheur en cette vie, dit-il qu'il est imparfait, et après de longs raisonnements il conclut en disant qu'on appelle heureux ceux qui le sont autant que des hommes peuvent l'être. — Mais Dieu nous promet un bonheur parfait quand nous serons dans le ciel avec les anges, suivant ce qu'il est dit en saint Matthieu (xxii, 30). Par rapport à ce bonheur parfait, il n'y a pas d'objection à faire. Car dans cet état l'esprit de l'homme est uni à Dieu par une opération continue et perpétuelle, tandis que dans la vie présente, selon que cette opération manque d'unité et de continuité, nous nous trouvons éloignés de la perfection du bonheur. Nous y participons cependant, et plus l'opération qui nous unit à Dieu est une et continue, plus nous sommes heureux. C'est pourquoi la vie active, qui se trouve en proie à mille préocupations, se rapproche moins de la nature du bonheur que la vie contemplative qui n'a qu'un seul objet, qui est la contemplation de la vérité. Toutefois, quoique l'homme ne se livre pas toujours actuellement à cette opération, cependant il peut s'y livrer, puisqu'elle est en son pouvoir. Et comme d'ailleurs il peut toujours rapporter à cette fin la cessation de son acte quand elle résulte du sommeil ou de toute autre occupation naturelle, on peut dire dans un sens que son opération est continue.

5. et 6. La réponse au cinquième et au sixième argument est par là même évidente.


ARTICLE III. —LE BONHEUR EST-IL UNE OPÉRATION DE LA PARTIE SENSITIVE DE L'AME OU DE LA PARTIE INTELLECTIVE EXCLUSIVEMENT (1)?


(1) Il n'est pas possible que lè bonheur consiste dans l'opération de la partie sensitive de raine, puisque Dieu, qui en est l'objet, est un pur esprit.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur consiste clans l'opération des sens. Car dans l'homme il n'y a que l'opération de l'intellect qui soit plus noble que l'opération des sens. Or, l'opération de l'intellect dépend en nous de l'opération des sens, parce que nous ne pouvons comprendre sans le sacours des images sensibles , comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 30). Donc le bonheur consiste dans l'opération sensitive.

2.. Boëce dit (De Cons. lib. m, pros. 2) que le bonheur est l'état parfait qui résulte de la réunion de tous les biens (2). Or, il y a des biens sensibles qui nous sont accessibles par l'action des sens. Il semble donc que l'opération des sens soit nécessairement requise pour le bonheur.

(2) Le bonheur considéré quant à son étai renferme, comme le dit Boëce, tous les biens qui peuvent rendre l'homme heureux dans son corps ou dans son âme ; mais si on le considère quant à son essence, il n'implique que celui qui tient le premier rang entre tous ces biens, et duquel dé • coulent tous les autres.

3.. Le bonheur est le bien parfait, dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 0). Il n'en serait pas ainsi, s'il ne perfectionnait l'homme dans toutes ses parties. Or, il y a dans l'àme des parties qui sont perfectionnées par les opérations des sens. Donc l'opération sensitive est nécessaire au bonheur.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'opération sensitive est une chose qui nous est commune avec les animaux, tandis qu'il n'en est pas de même du bonheur. Donc le bonheur ne consiste pas dans les opérations sensitives.

CONCLUSION. — L'homme ne pouvant être uni au bien incréé par une opération sensitive, le bonheur n'est pas une opération de la partie sensitive de l'àme.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut appartenir au bonheur de trois manières : ^essentiellement; 2° antécédemment; 3° conséquemment. L'opération sensitive ne peut appartenir essentiellement au bonheur. Carie bonheur de l'homme consiste essentiellement dans son union avec le bien incréé qui est sa fin dernière, comme nous l'avons prouvé (art. 1), et il ne peut être uni à cette fin par l'opération.des sens. D'ailleurs nous avons aussi démontré (quest. n, art. 5) que le bonheur de l'homme ne consiste pas dans les biens matériels qui sont les seuls que les sens puissent percevoir. Mais les opérations sensitives'peuvcnt appartenir au bonheur antécé-demment et conséquemment. Elles lui appartiennent antécédemment relativement au bonheur imparfait tel qu'il peut exister dans la vie présente ; car l'opération de l'intellect présuppose l'opération des sens. Elles existeront encore conséquemment dans le bonheur parfait qu'on attend au ciel, parce que, comme le dit saint Augustin ( Diosc), après la résurrection le bonheur de l'âme se reflétera sur le corps et sur les sens de manière à les perfectionner dans leurs opérations. C'est ce que nous verrons d'ailleurs en traitant de la résurrection. Mais alors l'opération par laquelle l'âme humaine est unie à Dieu ne dépendra pas des sens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection prouve que l'opération des sens est antécédemment nécessaire au bonheur imparfait tel qu'on peut le posséder ici-bas.

2. Il faut répondre au second, que le bonheur parfait dont jouissent les anges est l'assemblage de tous les biens dans le sens qu'il résulte de l'union de la créature avec l'être qui est la source universelle de tout bien ; mais cela ne signifie pas qu'il se compose de tous les biens particuliers. Quant au bonheur imparfait qui existe ici-bas, il faut au contraire qu'il se compose de tous les biens qui sont nécessaires à la perfection des fonctions que nous avons à remplir en cette vie.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme sera perfectionné tout entier par le bonheur parfait qui lui est réservé, mais la partie inférieure de l'âme recevra alors de la partie supérieure ses perfections; tandis qu'en cette vie où nous n'avons que le bonheur imparfait ce sont les perfections de la partie inférieure qui contribuent au développement et au perfectionnement de la partie supérieure.


ARTICLE IV. — si le BONHEUR CONSISTE DANS la PARTIE INTELLECTIVE de L'AME, APPARTIENT-IL A L'iNTELLECT OU a LA VOLONTÉ (1)?


(1) Les théologiens sont partagés sur cette question. Scot et ses disciples veulent que la héatitude consiste uniquement dans l'acte de la volonté qui est l'amour d'amitié , d'autres la placent dans la puissance, d'autres dans l'intellect et la volonté tout à la fois. Saint Thomas établit qu'elle n'existe que dans l'acte de l'intellect.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur consiste dans l'acte de la volonté. Car saint Augustin dit [De civ. Dei, lib. x, cap. 40 et 44) que le bonheur de l'homme consiste dans la paix, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. cxlvii, 3) : 77 a établi la paix jusqu'aux confins de ses Etats. Or, la paix appartient à la volonté. Donc le bonheur de l'homme consiste dans la volonté.

2.. Le bonheur est le souverain bien. Or, le bien est l'objet de la volonté. Donc le bonheur consiste dans l'opération de la volonté.

3.. La fin dernière répond au premier moteur. Ainsi la fin dernière que se propose une armée entière c'est la victoire, qui est aussi la fin du général qui fait mouvoir toutes les troupes. Or, quand il s'agit d'opération le premier moteur c'est la volonté, parce qu'elle meut les autres puissances, comme nous le dirons (quest. ix, art. 4 et 3). Donc le bonheur appartient à la volonté.

4.. Si le bonheur est une opération, il faut qu'elle soit l'opération la plus noble de l'homme. Or, l'amour de Dieu, qui est un acte delà volonté, est plus noble que la connaissance, qui est une opération de l'intellect, comme le dit l'Apôtre (I. Cor. xiii). Il semble donc que le bonheur consiste dans l'acte de la volonté.

5.. Saint Augustin dit que l'homme heureux est celui qui a tout ce qu'il veut et qui ne veut rien de mauvais ; puis il ajoute (cap. 6) : Il approche du bonheur celui qui veut bien tout ce qu'il veut : car les biens rendent heureux, et il a déjà une partie de ces biens celui dont la volonté est bonne. Donc le bonheur consiste dans l'acte de la volonté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Jésus-Christ a dit (Joan, xvii, 3) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu. Or, la vie éternelle est la fin dernière, comme nous l'avons vu (quest. m, art. 2 ad 4). Donc le bonheur de l'homme consiste dans la connaissance de Dieu qui est l'acte de l'intellect.

CONCLUSION. — Comme nous n'arrivons à notre fin intelligible qu'autant qu'elle nous est rendue présente par l'acte de l'intellect, il faut que le bonheur consiste essentiellement dans cet acte et qu'il ne soit qu'accidentellement, c'est-à-dire par suite de la délectation qui en résulte, dans l'acte de la volonté.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. n, art. 0), il y a deux choses nécessaires au bonheur, l'une qui lui est essentielle et l'autre qui lui est accidentelle comme la délectation qui en résulte. Quant à ce qui est essentiel au bonheur il est impossible qu'il consistedans l'acte de la volonté. Car il est évident d'après ce que nous avons dit (art. 4 huj. quaest. et quest. 2) que le bonheur est la possession de la fin dernière. Or, la possession de la fin ne consiste pas dans l'acte même de la volonté, puisque c'est la volonté qui se porte vers la fin; elle la désire quand elle ne la possède pas et elle s'en délecte quand elle la possède. Il est également manifeste que le désir de la fin n'en est pas la possession, mais c'est un mouvement de la volonté vers elle. Ainsi la délectation de la volonté provient de ce qu'elle est en possession de sa fin, mais il n'y a pas réciprocité ; c'est-à-dire qu'elle n'est pas en possession de sa fin parce qu'elle se délecte en elle. Il faut donc un autre acte que celui de la volonté, pour la mettre en possession de sa fin. C'est d'ailleurs ce qu'on peut rendre évident par des exemples de choses sensibles. Car si l'acte de la volonté'nous mettait en possession de l'argent, du mêment où l'homme cupide désirerait en avoir il en aurait. Mais comme l'argent est une chose qu'il ne possède pas préalablement, pour l'acquérir il faut qu'on le prenne avec la main ou de toute autre manière, et c'est lorsqu'on le possède ainsi qu'on se délecte dans sa possession. Il en est de même de notre fin intelligible ou spirituelle. Dès le principe nous voulons la posséder, mais nous ne la possédons qu'autant que l'acte de l'intellect nous la rend présente, et c'est alors que la volonté se délecte en se reposant dans sa possession. Ainsi donc l'essence du bonheur consiste dans l'acte de l'intellect (1). Mais la délectation qui résulte du bonheur se rapporte à la volonté, d'après ces paroles de saint Augustin (De confes. lib. x, cap. 23) que le bonheur est la joie que produit la vérité ; c'est-à-dire que la joie est la consommation même du bonheur.

(1) L'Ecriture est favorable à ce sentiment. Car la béatitude formelle de l'homme est lu vision de Dieu, et la vision doit succéder à la foi qui réside ici-bas dans l'intellect : Videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem 'I. Cor. xiii): Nunc cognosco ex parte, tunc autem cognoscam sicut et cognitus sum, etc.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la paix appartient à la fin dernière de l'homme, non parce|qu'elle est l'essence du bonheur même, mais parce qu'elle s'y rapporte antécédemment et conséquemment. Antécédemment dans le sens qu'elle écarte tout ce qui trouble l'homme et tout ce qui le détourne de sa fin dernière; conséquemment, parce que l'homme, une fois en possession de sa fin dernière, reste en paix, puisque tous ses désirs sont satisfaits.

2. Il faut répondre au second,'que le premier objet de la volonté n'est pas son acte, comme le premier objet de la vue n'est pas la vision, mais ce qui est visible. Par conséquent, par là même que le bonheur appartient à la volonté comme son objet premier, il s'ensuit qu'il ne lui appartient pas comme son acte.

3. Il faut répondre au troisième,'quo l'intellect perçoit la fin avant la volonté, mais que le mouvement vers la fin commence néanmoins par cette dernière faculté. C'est pourquoi on rapporte à la volonté ce qui est la conséquence dernière de la possession de la fin : la délectation et la jouissance.

4. Il faut répondre au quatrième, que pour mouvoir l'amour l'emporte sur la connaissance, mais que pour percevoir la connaissance précède l'amour; car, comme ledit saint Augustin, on n'aime que ce qu'on connaît (De Trin. lib. x, cap. 1 et 2). C'est pourquoi nous percevons d'abord la fin intelligible par l'action de l'intellect, comme nous percevons en premier lieu la fin sensible par l'action des sens.

5. Il faut répondre au cinquième, que celui qui a tout ce qu'il veut est heureux par là même qu'il a ce qu'il veut, mais cet avantage lui vient d'une autre cause que de l'acte de la volonté. D'ailleurs une des conditions essentielles du bonheur c'est qu'on ne veuille rien de mal. La droiture de la volonté est au nombre des biens qui rendent heureux, parce qu'elle nous porte vers eux, comme le mouvement nous mène au terme et le changement à la perfection ou à la qualité que nous désirons.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.2 a.7