I-II (trad. Drioux 1852) Qu.3 a.4


ARTICLE V. — LE BONHEUR EST-IL UNE OPÉRATION DE L'INTELLECT SPÉCULATIF OU PRATIQUE (1) ?


(1) D'après les principes établis par saint Thomas dans cet article, la vie contemplative est plus parfaite que la vie active, et c'est surtout par la contemplation que les saints jouissent d'un bonheur éternel. Quel est l'objet de celte contemplation? C'est ce que déterminent les articles suivants.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur consiste dans l'opération de l'intellect pratique. Car la fin dernière d'une créature consiste dans sa ressemblance avec Dieu. Or, l'homme ressemble plus à Dieu par l'intellect pratique qui est la cause des choses qu'il comprend que par l'intellect spéculatif qui reçoit sa science des objets. Donc le bonheur.de l'homme consiste plus dans l'opération de l'intellect pratique que dans celle de l'intellect spéculatif.

2.. Le bonheur est le bien parfait de l'homme. Or, l'intellect pratique se rapporte au bien plus que l'intellect spéculatif quisse rapporte au vrai. C'est pourquoi nous appelons hommes de bien ceux qui sont parfaits sous le rapport de l'intellect pratique et nous donnons les noms de savants et d'intelligents à ceux qui se distinguent sous le rapport de l'intellect spéculatif. Donc le bonheur de l'homme consiste plus dans l'acte de l'intellect pratique que dans celui de l'intellect spéculatif.

3.. Le bonheur est le bien de l'homme. Or, l'intellect spéculatif a plutôt pour objet ce qui existe hors de l'homme, tandis que l'intellect pratique a pour objet ce qui appartient à l'homme lui-même, comme ses opérations et ses passions. Donc le bonheur de l'homme consiste plus dans l'opération de l'intellect pratique que dans celle de l'intellect spéculatif.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. i, cap. 10) : La contemplation qui nous est promise sera la fin de toutes nos actions et la perfection éternelle de toutes les joies.

CONCLUSION. — Notre béatitude consiste principalement dans l'opération spéculative de l'intellect, parce que celte opération est la plus excellente de notre âme, parce qu'on la recherche surtout pour elle-même et que c'est par elle que l'homme communique avec Dieu et les anges, et elle ne consiste que secondairement dans l'opération de l'intellect pratique.

Réponse Il faut répondre que le bonheur consiste plus dans l'opération de l'intellect spéculatif que dans celle de l'intellect pratique, pour trois raisons : 1° Parce que si te bonheur de l'homme est une opération, il faut que ce soit l'opération humaine la plus éminente. Or, l'opération la plus élevée de l'homme est celle qui procède de la première de ses facultés mise en rapport avec son plus noble objet. Ainsi la première puissance de l'âme est l'intellect, et son objet le plus élevé est le bien infini, la divinité qui n'est pas l'objet de l'intellect pratique, mais de l'intellect spéculatif. D'où il résulte que le bonheur consiste surtout dans l'opération de ce dernier intellect, c'est-à-dire dans la contemplation des attributs divins. Et comme tout être paraît avoir pour essence ce qu'il y a en lui de plus élevé, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. ix, cap. 4, et lib. x, cap. 7), il s'ensuit que cette opération est celle qui est la plus propre à l'homme et qui lui cause le plus de jouissances. — 2° La seconde raison c'est qu'on recherche la contemplation, surtout pour elle-même, tandis qu'on ne recherche pas l'acte de l'intellect pratique pour lui-même, mais pour l'action, et les actions se rapportent à une fin. D'où il est évident que la fin dernière ne peut consister dans la vie active qui appartient à l'intellect pratique. — 3u Une troisième raison c'est que clans la vie contemplative l'homme communique avec les êtres qui sont au-dessus de lui, avec Dieu et les anges auxquels la béatitude l'assimile, tandis que pour les choses qui se rapportent à la vie active les animaux communiquent en quelque façon avec l'homme, quoique très-imparfaitement. Pour toutes ces raisons la dernière et parfaite béatitude que nous attendons dans l'autre vie consiste principalement tout entière dans la contemplation. Quant à la béatitude imparfaite, telle que nous pouvons la posséder ici-bas, elle consiste premièrement et principalement dans la contemplation, et elle consiste secondairementdans l'opération de l'intellect pratique qui dirige les actions et les passions humaines, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 7 et 8).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la ressemblance qui ressort de l'intellect pratique ne se rapporte à Dieu que proportionnellement, en ce sens que l'intellect pratique est à son objet connu ce que Dieu est au sien ; mais la ressemblance qui provient de l'intellect spéculatif provient de son union avec Dieu et de la forme qu'il en reçoit, ce qui est un genre d'assimilation plus profond. — On peut dire d'ailleurs qu'à l'égard de l'objet principal qu'il connaît, qui est son essence, Dieu n'a pas de connaissance pratique, il n'a qu'une connaissance spéculative.

2. Il faut répondre au second, que l'intellect pratique a pour objet le bien qui est hors de lui, tandis que l'intellect spéculatif a pour objet le bien qui est en lui, c'est-à-dire la contemplation de la vérité. Et puisque le bien parfait est celui qui perfectionne l'homme tout entier et le rend bon lui-même, il s'ensuit que l'intellect pratique ne le possède pas, mais qu'il y dispose.

3. Il faut répondre au troisième, que cet argument serait concluant si l'homme était lui-même sa fin dernière ; car il trouverait son bonheur à considérer et à diriger ses actes et ses passions; mais comme la fin dernière de l'homme est un autre bien extrinsèque qui est Dieu, et que nous atteignons par l'opération de l'intellect spéculatif, il s'ensuit que le bonheur de l'homme consiste plutôt dans l'opération de cet intellect que dans celle de l'intellect pratique.


ARTICLE VI. — LE BONHEUR CONSISTE-T-IL DANS LA CONNAISSANCE DES SCIENCES SPÉCULATIVES (1) ?


(1) La science n'est pas la fin dernière de l'homme, puisque l'Apôtre dit (I. Cor. xiii) : Si noverim omnem scientiam, charilatem autem non habuero, nihil sum.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans la connaissance des sciences spéculatives. Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 7) que le bonheur est une opération dirigée par une vertu parfaite, et il ne distingue que trois vertus spéculatives : la science, la sagesse et l'intelligence, qui toutes se rapportent aux sciences spéculatives. Donc le bonheur suprême de l'homme consiste dans la connaissance de ces sciences.

2.. Ce que tous les hommes désirent naturellement pour eux-mêmes semble être notre bonheur suprême. Or, tous désirent de la sorte la connaissance des sciences spéculatives. Car, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 2), tous les hommes désirent naturellement savoir, et un peu plus loin il ajoute qu'on recherche les sciences spéculatives pour elles-mêmes. Donc le bonheur consiste dans la possession de ces sciences.

3.. Le bonheur est la perfection dernière de l'homme. Or, un être est perfectionné selon ce qui le fait passer delà puissance à l'acte. Puisque l'intellect humain est mis en acte par la connaissance des sciences spéculatives il semble donc que le souverain bonheur de l'homme consiste dans cette sorte d'étude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le prophète a dit (Jer. ix, 23) que le sage ne se glorifie pas dans sa sagesse, et il parlait de la sagesse des sciences spéculatives. Donc le souverain bonheur de l'homme ne consiste pas dans la possession de ces sciences.

CONCLUSION. — Puisque la contemplation des sciences spéculatives ne peut aller plus loin que ne peut nous conduire la connaissance des choses sensibles qui eu est le principe, il s'ensuit que l'homme ne peut trouver le parfait et le souverain bonheur dans ces sortes de sciences, elles ne peuvent en être qu'une participation.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest. ad 4 arg.), il y a deux sortes de béatitude, l'une parfaite et l'autre imparfaite. Il faut entendre par béatitude parfaite celle qui s'élève à l'essence véritable du bonheur, et par béatitude imparfaite celle qui n'y parvient pas, mais qui participe à quelque bien particulier qui en est une image. Ainsi la prudence est parfaite dans l'homme qui possède en lui la raison des choses qu'il doit faire, et elle est imparfaite dans les animaux irraisonnables qui n'ont que des instincts particuliers qui leur font faire des actes qui ressemblent à des actes de prudence. La béatitude parfaite ne peut consister essentiellement dans la connaissance des sciences spéculatives. Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence il faut observer^que la possession de la science spéculative ne s'étend pas au delà de la vertu des principes de cette science, parce que les principes de la science comprennent virtuellement la science tout entière. Or, les premiers principes des sciences spéculatives viennent des sens, comme on le voit par ce que dit Aristote (Met. lib. i et n ; Post. text. ult.). Par conséquent, l'étude des sciences spéculatives ne peut aller plus loin que la connaissance des choses sensibles ne peut nous conduire. Or, le souverain bonheur de l'homme, qui est sa perfection dernière, ne peut consister dans la connaissance des choses sensibles. Car un être n'est perfectionné par ce qui est au-dessous de lui qu'en raison de ce que l'être inférieur participe de l'être supérieur. Ainsi, il est évident que la forme de la pierre ou de tout autre objet sensible est inférieure à l'homme. Donc l'intellect n'est pas perfectionné par cette forme considérée en elle-même, il ne l'est que parce qu'il y a en elle une participation de ressemblance avec un être qui est lui-même au-dessus de l'entendement humain, tel que la lumière intelligible ou toute autre chose semblable. Comme tout ce qui est par un autre se ramène à ce qui est par soi, il faut donc que la perfection dernière de l'homme résulte de la connaissance d'une chose qui soit supérieure à l'entendement humain. Etpuisquenous avons montré (part. I, quest. Lxxxvin, art. 2) qu'on ne peut arriver par les choses sensibles à la connaissance des substances séparées qui sont au-dessus de notre intellect, il s'ensuit que le souverain bonheur de l'homme ne peut exister dans la possession des sciences spéculatives. Mais comme dans les formes sensibles il y a par participation une image des substances supérieures, de même la connaissance des sciences spéculatives est une participation du bonheur parfait et véritable (4).

(1) Saint Thomas considère la science comme le commencement de la béatitude. Il était loin d'en être l'ennemi comme Luther, qui disait que lesscienecs spéculatives sont des erreurs; comme les biblistes, qui prétendent qu'on ne doit en étudier aucune; comme Wiclef, qui ne craignait pas de dire que les universités et les collèges avaient fait plus de mal à l'Eglise que le démon.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle en cet endroit de la félicité imparfaite, telle qu'elle peut être ici-bas, comme nous l'avons dit (art. 2 ad 4).

2. Il faut répondre au second, qu'on désire naturellement non-seulement le bonheur parfait, mais encore son image ou sa participation quelle qu'elle soit.

3. Il faut répondre au troisième, que la contemplation des sciences spéculatives fait passer d'une manière notre intellect à l'acte; mais elle ne l'élève pas à son acte dernier et complet.


ARTICLE VII. — LE BONHEUR CONSISTE-T-IL DANS LA CONNAISSANCE DES SUBSTANCES SÉPARÉES, c'EST-A-DIRE DES ANGES (1)?


(1) Les anges n'étant pas le principe p.omicr de l'homme, ils no peuvent en être la lin dernière.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme consiste dans la connaissance des substances séparées, c'est-à-dire des anges. Car saint Grégoire dit [Hom. xxvi in Ev.) : Il ne sert à rien d'assister aux fêtes des hommes, si l'on n'a pas le bonheur d'assister à celles des anges. Et par ces dernières paroles il désigne la béatitude finale. Or, nous pouvons assister aux fêtes des anges en les contemplant. D'où il semble que le souverain bonheur de l'homme consiste dans la contemplation de ces esprits bienheureux.

2.. La perfection dernière d'une chose consiste dans son union avec son principe. Ainsi, on dit que le cercle est une figure parfaite, parce que le commencement et la fin se trouvent au même point. Or, le principe de la connaissance humaine vient des anges qui éclairent les hommes, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 4). Donc la perfection de l'entendement humain se trouve dans leur contemplation.

3.. Toute nature est parfaite quand elle est unie à une nature supérieure. Ainsi, la perfection dernière du corps consiste dans son union avec une nature spirituelle. Or, dans l'ordre de la nature les anges sont supérieurs à l'entendement humain. Donc la perfection dernière de notre entendement résulte de son union avec les anges par la contemplation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le prophète dit : Que celui qui se glorifie, se glorifie dans ma science et ma connaissance (Jer. ix, 4). Donc la gloire dernière de l'homme, ou son bonheur parfait, ne consiste que dans la connaissance de Dieu.

CONCLUSION. — Comme toutes les substances séparées, à l'exception de Dieu, ont l'être par participation, elles ne peuvent être pour cette raison les objets les plus vrais de l'entendement humain, et le bonheur parfait de l'homme ne peut consister dans leur contemplation.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), le bonheur parfait de l'homme ne consiste pas en ce qui est la perfection de l'intellect par participation, mais en ce qui est sa perfection par essence. Or, il est évident qu'une chose perfectionne une puissance selon qu'elle se rapporte plus ou moins à elle selon son objet propre. L'objet propre de l'intellect étant le vrai, tout ce qui est vrai par participation ne perfectionne pas l'intellect qui le contemple d'une manière souveraine. Et puisque les choses sont à la vérité ce qu'elles sont à l'être, comme le dit Aristote (Met. lib. ii, text. 4), il s'ensuit que tout ce qui existe par participation est vrai aussi par participation. Les anges ayant l'être par participation, parce qu'il n'y a que Dieu dont l'être soit l'essence, comme nous l'avons démontré (part. I, quest. m, art. 4, et quest. lxi, art. 1), il en résulte qu'il n'y a que Dieu qui soit la vérité par essence, et que sa contemplation seule rend parfaitement heureux. Toutefois, rien n'empêche qu'on ne fasse consister le bonheur imparfait dans la contemplation des anges, et même un bonheur plus élevé que celui qu'on place dans la connaissance des sciences spéculatives.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous assisterons aux fêtes des anges non-seulement en les contemplant, mais en contemplant Dieu avec eux.

2. II faut répondre au second, que dans l'hypothèse de ceux qui supposent que les âmes humaines ont été créées par les anges, il semble convenable que le bonheur de l'homme consiste dans la contemplation des anges comme dans son union avec son principe. Mais ce sentiment est erroné (I ), comme nous l'avons dit (part. I, quest. xc, art. 3). Ainsi donc la perfection dernière de l'entendement humain résulte de son union avec Dieu, qui est le principe créateur et illuminateur de notre âme. L'ange ne nous éclaire que comme son ministre, ainsi que nous l'avons dit (part. I, quest. exi, art. \). Par conséquent, il aide l'homme par son ministère à arriver à la béatitude, mais il n'en est pas l'objet.

(1) Ce sentiment est celui d'Algazel et des philosophes (ini admettaient le système des émanations.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un être inférieur peut atteindre une créature supérieure de deux manières : 1° Selon le degré de la puissance dont elle participe. Ainsi l'homme sera parfaitement heureux quand il sera parvenu à contempler Dieu comme les anges le contemplent. 2° Comme la puissance atteint l'objet. En ce sens la perfection dernière de chaque puissance consiste à s'élever à ce qui renferme pleinement en soi la nature de son objet propre (2).

(2) Comble l'objet de l'entendement, qui est la vérité essentielle, ne se rencontre pleinement qu'en Dieu, il s'ensuit gue la dernière perfection de l'entendement humain ne se trouve qu'en lui.


ARTICLE VIII. — le bonheur de l'homme consiste-t-il dans la vision de l'essence divine (3)?


(3) Cet article est la réfutation de l'erreur des arméniens, d'Abcilard, des trinitaires, qui prétendaient que les bienheureux ne voyaient pas l'essence de Dieu ; du panthéiste Aniaury, qui voulait qu'on ne put voir Dieu que dans les créatures, et des rationalistes actuels , qui n'admettent pas pour l'homme une fin surnaturelle.

Objections: 1.. Il semble que le bonheur de l'homme ne consiste pas dans la vision de l'essence divine. Car saint Denis dit (Theol. tnyst. cap. \ ) que l'âme est unie à Dieu comme à l'inconnu par la plus noble portion d'elle-même. Or, ce qu'on voit dans son essence n'est pas absolument inconnu. Donc la perfection dernière de l'intellect ou la béatitude ne consiste pas à voir Dieu dans son essence.

2.. La perfection d'une nature supérieure est plus élevée que celle d'une nature inférieure. Or, la perfection propre de l'intellect divin consiste en ce qu'il voit son essence. Donc la perfection souveraine de l'entendement humain ne s'élève pas jusque-là, mais elle reste au-dessous.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit ( I. Joan, ni, 2) que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui et nous le verrons tel qu'il est.

CONCLUSION. — Dieu étant la cause première de tous les êtres et l'homme qui connait ses effets ayant naturellement le désir de connaître aussi son essence, son bonheur ne peut exister que dans la vision de l'essence divine même.

Réponse Il faut répondre que la béatitude souveraine et parfaite ne peut exister que dans la vision de l'essence divine. Pour rendre cette proposition évidente, il faut observer deux choses : 1° Que l'homme n'est pas parfaitement heureux tant qu'il lui reste quelque chose à désirer et à chercher. 2° Que la perfection d'une puissance se considère d'après la nature de son objet. Or, l'objet de l'intellect, c'est ce qui est, c'est-à-dire c'est l'essence des choses, comme le dit Aristote [De anima, lib. ni, text. 26). Ainsi l'intellect est plus ou moins parfait selon qu'il connaît plus ou moins l'essence d'une chose. Si donc un esprit connaît l'essence d'un effet et que par cette essence il puisse connaître l'essence de la cause, c'est-à-dire savoir ce quelle est, on ne dit pas que cet esprit perçoit absolument cette cause, bien qu'il la connaisse par soi1 effet et qu'il sache ainsi qu'elle existe. C'est pourquoi quand l'homme connaît un effet et qu'il sait que cet effet a une cause, il lui reste toujours naturellement le désir de savoir ce qu'est cette cause. Ce désir produit l'admiration ou l'étonnement et provoque les recherches, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 2). Ainsi quand quelqu'un voyant une éclipse de soleil considère de quelle cause elle provient, il est d'abord dans l'étonnemei't parce qu'il ne sait point du tout ce que c'est, et tout en l'admirant il se met à faire des réflexions et des recherches, et ce travail d'esprit ne cesse que quand il est parvenu à connaître l'essence de cette cause. Par conséquent si l'entendement humain qui connaît l'essence d'un effet créé ne sait de Dieu qu'une chose, son existence, sa perfection ne s'est pas encore absolument élevée jusqu'à la cause première, mais il lui reste toujours le désir naturel de connaître cette cause, et c'est ce qui fait qu'il ne peut être parfaitement heureux. Il faut donc pour que le bonheur soit parfait que l'intellect s'élève à l'essence même de la cause première. Alors son bonheur est parfait, quand il est uni à Dieu comme étant l'objet capable de le rendre heureux, ainsi que nous l'avons dit (art. 3).


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que saint Denis parle de la connaissance de ceux qui sont sur la terre et qui tendent à la béatitude.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (art. 1), la fin peut s'entendre de deux manières : 1° par rapport à la chose même que l'on désire ; en ce sens l'être inférieur et l'être supérieur, et toutes choses en un mot ont la même fin, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 8) ; 2° par rapport à la manière dont on possède ce que l'on a désiré. De cette manière la fin de l'être supérieur diffère de celle de l'être inférieur selon la différence des relations qu'ils ont avec leur objet. Ainsi la béatitude de Dieu dont l'intellect comprend l'essence est supérieure à celle de l'homme ou de l'ange qui voit cette même essence, mais qui ne la comprend pas.

QUESTION IV. : DES CONDITIONS REQUISES POUR LA BÉATITUDE.


Après avoir dit en quoi consiste la béatitude, nous avons maintenant à examiner quelles conditions elle requiert. — A cet égard huit questions se présentent : 1° La délectation est-elle requise pour la béatitude? — 2" La béatitude existe-t-elle plutôt dans la vision que dans la délectation ? — 3° Exige-t-elle la compréhension ? — 4° De-mande-t-elle la droiture de la volonté? — 5°Pour être heureux l'homme a-t-il besoin de son corps ? — c Faut-il que le corps soit parfait ? — 7° La béatitude exige-t-elle des biens extérieurs?— 7° Lui faut-il une société d'amis?

ARTICLE I. — la délectation est-elle requise pour la béatitude (1)?


(1) La délectation accompagne la béatitude, d'après ces paroles du Psalmiste (P$. xv): Ad>implebis me laetitia cum vultu tuo, delectationes in dextera tua usque in finem.

Objections: 1.. 11 semble que la délectation ne soit pas requise pour la béatitude. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. i, cap. 8) que la vision est toute la récompense de la foi. Or, ce qui est le prix ou la récompense de la vertu c'est la béatitude, comme le prouve Aristote (Eth. lib. i, cap. 9). Donc il n'y a que la vision qui soit requise pour la béatitude.

2.. La béatitude est le bien qui suffit le plus parfaitement par lui-même, comme le dit Aristote [Eth. lib. î, cap. 7). Or, ce qui a besoin d'un autre ne suffit pas parfaitement. Donc l'essence de la béatitude consistant dans la vision de Dieu, comme nous l'avons prouvé (quest. m, art. 8), il semble qu'elle n'exige pas la délectation.

3.. 11 ne faut pas que l'opération de la félicité ou de la béatitude soit entravée, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 7). Or, la délectation entrave l'action de l'intellect, car elle altère le jugement de la sagesse ou de la prudence (Eth. lib. vi, cap. S). Donc la délectation n'est pas requise pour la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Conf. lib. x, cap. 22) que la béatitude est la joie qu'inspire la vérité.

CONCLUSION. — La délectation résultant de ce que l'appétit se repose dans le bien qu'il désirait, elle est requise pour la béatitude comme une chose concomitante.

Réponse 11 faut répondre qu'une chose est requise pour une autre de quatre manières : 1° Comme préliminaire ou comme préparation-, c'est ainsi que l'étude est requise pour la science. 2° Comme complément ou perfectionnement-, c'est ainsi que l'âme est requise pour la vie du corps. 3° Comme secours extérieurs ; c'est de la sorte que nos amis nous sont nécessaires pour faire quelque chose. 4° Comme chose concomitante : comme quand nous disons que la chaleur est une condition nécessaire du feu. C'est de cette manière que la délectation est requise pour la béatitude. Car la délectation provient de ce que l'appétit se repose dans le bien obtenu. Par conséquent puisque la béatitude n'est rien autre chose que la possession du souverain bien, elle ne peut exister sans que la délectation l'accompagne.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par là même qu'une récompense est accordée à quelqu'un, la volonté de celui qui la mérite s'y repose et c'est ce qu'on appelle délectation. Ainsi la délectation est de l'essence même de la récompense qu'on accorde.

2. Il faut répondre au second, que la délectation est produite par la vision de Dieu elle-même ; par conséquent celui qui voit Dieu ne peut pas avoir besoin de délectation.

3. 11 faut répondre au troisième, que la délectation concomitante n'est pas un obstacle à l'opération de l'intellect, mais que c'est plutôt pour elle un secours, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 4). Car nous faisons avec plus d'attention et de persévérance ce qui nous délecte. Mais la délectation extérieure entrave l'opération de l'intellect, tantôt en distrayant l'intention, parce que, comme nous venons de le dire, nous nous appliquons surtout à ce qui nous délecte et pendant que notre esprit se porte fortement vers une chose il est nécessaire qu'il s'éloigne d'une autre et quelquefois qu'il nous entraine dans un sens contraire. C'est ainsi que la délectation des sens étant contraire à la raison , elle entrave plutôt les calculs de la prudence qu'elle ne trouble le jugement de l'intellect spéculatif.


ARTICLE II. — LA. BÉATITUDE CONSISTE-T-ELLE PLUTÔT DANS LA VISION QUE DANS LA DÉLECTATION (1)?


(1) La vision l'emporte sur la délectation comme la cause sur l'effet, puisque l'âme ne peut jouir du vrai ou du bien qu'autant qu'elle le perçoit. D'ailleurs la vision l'emporte autant sur la délectation que l'intelligence sur la volonté.

Objections: 1.. Il semble que la béatitude consiste plutôt dans la délectation que dans la vision. Car la délectation, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 4), est la perfection de l'oeuvre. Or, la perfection est préférable à l'objet perfectible. Donc la délectation l'emporte sur l'opération de l'intellect qui est la vision.

2.. Ce qui rend une chose désirable est ce qu'il y a de plus important en elle. Or, on désire les opérations à cause du plaisir qu'on y trouve. C'est pour cela que la nature a mis une certaine volupté dans les opérations nécessaires à la conservation de l'individu et de l'espèce, afin que les animaux ne les négligeassent pas. Donc dans la béatitude la délectation l'emporte sur l'opération de l'intellect qui est la vision.

3.. La vision répond à la foi ; la délectation ou la jouissance à la charité. Or, la charité est plus grande que la foi, comme le dit l'Apôtre (1. Cor. xiii). Donc la délectation ou la jouissance est au-dessus de la vision.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La cause l'emporte sur l'effet. Or, la vision est cause de la délectation. Donc elle l'emporte sur elle.

CONCLUSION. — La cause étant supérieure à l'effet, la vision dans la béatitude est un bien plus fondamental que la délectation qui l'accompagne.

Réponse Il faut répondre qu'Aiistote soulève cette question (Eth. lib. x, cap. 0, 7 et 8) et la laisse sans la résoudre. Mais si l'on y réfléchit avec soin on verra que l'opération de l'intellect qui est la vision doit nécessairement être mise avant la délectation. Car la délectation consiste dans un certain repos de la volonté, et pour que la volonté se repose en quelque chose il n'y a pas d'autre cause que la bonté de l'objet dans lequel elle s'arrête. Par conséquent si la volonté se repose dans une opération, ce repos procède de la bonté même de l'opération. La volonté ne cherche pas le bien pour le repos ; car alors l'acte de la volonté serait lui-même sa fin, ce qui est contraire à ce que nous avons dit (quest. i, art. 1 ad 2). Mais elle cherche à se reposer dans l'opération, parce que l'opération est son bien. D'où il est manifeste que l'opération même dans laquelle la volonté se repose est un bien plus fondamental que le repos delà volonté dans ce bien lui-même.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote au même endroit, la délectation perfectionne l'opération, comme la beauté perfectionne la jeunesse dont elle est la conséquence. Ainsi la délectation est une perfection qui accompagne la vision, mais non une perfection qui rende la vision parfaite dans son espèce.

2. Il faut répondre au second, que la perception sensitive ne s'élève pas à la raison du bien en général, mais au bien particulier qui est délectable. C'est pourquoi les animaux qui suivent l'appétit sensitif recherchent les opérations pour le plaisir. Mais l'intellect perçoit la raison du bien en général dont la délectation est la conséquence. C'est pourquoi il se propose ïe bien plutôt que le plaisir. De là il résulte que l'esprit de Dieu qui a dicté à la créature ses lois a mis les jouissances en rapport avec les opérations. Toutefois il ne faut pas juger absolument des choses suivant l'ordre de l'appétit sensitif, mais plutôt d'après l'ordre de l'appétit intelligentiel.

3. Il faut répondre au troisième, que la charité ne cherche pas le bien qu'elle aime à cause de la délectation. La délectation qu'elle trouve dans le bien qu'elle aime est plutôt une conséquence de son amour. Ainsi la délectation ne se rapporte donc pas à elle comme sa fin, mais c'est plutôt la vision par laquelle sa fin lui devient présente.


ARTICLE III. — est-il nécessaire que i.'on comprenne pour être bienheureux (1)?


(1) Le mot comprendre a deui sens. Il signifie connaître parfaitement ; dans ce sens aucun être créé ne comprend Dieu, parce que le fini est incapable de l'infini. Il signifie aussi percevoir, saisir [prehendere) une chose. Dans ce second sens, les bienheureux comprennent Dieu, parce qu'ils le possèdent réellement. Tenui eum, nec dimittam Cant. iii). C'est sur cette distinction que roulo tout cet article.

Objections: 1.. Il semble que pour être bienheureux il ne soit pas nécessaire de comprendre. Car saint Augustin dit en parlant de la vision de Dieu (Epist, lu) que c'est un grand bonheur que de s'élever à Dieu par la pensée, mais qu'il est impossible de le comprendre. Donc on peut être bienheureux sans comprendre.

2.. Le .bonheur est la perfection de l'homme considéré dans sa partie intelligente qui ne renferme pas d'autres puissances que l'intellect et la volonté, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxix). Or, l'intellect est suffisamment perfectionné par la vision de Dieu, et la volonté par la délectation qu'elle trouve en lui. Donc la béatitude ne requiert pas comme uno troisième condition la compréhension.

3.. La béatitude consiste dans l'opération. Or, les opérations se déterminent suivant les objets, et il y a deux sortes d'objets généraux, le vrai et le bon -, le vrai correspond à la vision et le bon à l'amour. Donc on n'a pas besoin d'une troisième opération qui serait la compréhension.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (I. Cor. ix,2i) : Courez- donc pour comprendre. Or, l'avancement spirituel a pour terme la béatitude. C'est ce qui fait dire ailleurs à saint Paul (II. Tim* cap. ult. 7, 8) : fai bien combattu, j'ai achevé ma course, fai gardé la foi, Une me reste plus qu'à attendre la cou. ronne de justice qui m'est réservée. Donc la compréhension est requise pour la béatitude.

CONCLUSION. — La béatitude requiert non-seulement la vision qui est la connais-sance parfaite de notre fin dernièrc'ct intelligentielle, mais encore la compréhension qui se rapporte à la présence de cette fin et la jouissance qui implique le repos du sujet qui aime dans l'objet aimé.

Réponse Il faut répondre que la béatitude consistant dans la possession de la fin dernière, on doit considérer ce qu'elle exige d'après la manière dont l'homme tend à sa fin. Or, l'homme tend à sa fin intelligent!elle d'un côté par son intellect, de l'autre par sa volonté. Il s'y rapporte par son intellect en ce sens qu'il possède imparfaitement dès ici-bas une connaissance préexistante de salin ; il s'y rapporte par la volonté de deux manières : 1° par l'amour qui estle premier mouvementdcla volonté vers une chose ; 2° par les relations qui s'établissent entre le sujet aimant et l'objet aimé. Ces relations peuvent exister de trois sortes. Ainsi elles existent quand l'objet aimé est présent au sujet qui l'aime; en ce cas on ne le cherche pas ; ou quand l'objet n'est pas présent, mais qu'il est impossible de l'atteindre, alors on ne le cherche pas non plus ; ou bien quand il est possible de l'atteindre, mais qu'il est au-dessus des forces de celui qui le désire, do telle sorte qu'il ne puisse arriver à lui immédiatement. Telle est la relation qui existe entre le sujet qui espère et l'objet espéré, et c'est seulement dans cette hypothèse qu'on recherche l'objet que l'on désire. Or,il y a dans la béatitude quelque chose qui correspond à cette triple distinction. Ainsi il y a la connaissance parfaite de la fin qui correspond à la connaissance imparfaite ; il y a ensuite la présence de la fin qui correspond à l'espérance, et il y a enfin la délectation dans l'objet présent qui est une conséquence de l'amour, comme nous l'avons dit "(art. 1). C'est ce qui fait qu'il est nécessaire qu'il y ait trois choses qui concourent au bonheur: la vision qui est la connaissance parfaite de notre fin intelligible -la compréhension qui implique la présence de cette fin -, la délectation ou la jouissance qui emporte avec elle le repos du sujet qui aime dans l'objet aimé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot comprendre s'entend en deux sens. 1° Il peut signifier que l'objet compris est renfermé dans le sujet qui le comprend. De cette manière tout ce que comprend l'être fini est fini, et un esprit créé ne peut ainsi comprendre Dieu. 2U Dans un autre sens il signifie seulement qu'on perçoit, qu'on saisit une chose qui était déjà présente. Ainsi on dit d'une personne qui en suit une autre, qu'elle la saisit quand elle la tient. C'est de cette façon que la compréhension est requise pour la béatitude.

2. Il faut répondre au second, que comme l'espérance et l'amour appartiennent à la volonté parce que c'est à la même puissance à aimer une chose et à tendre vers elle quand elle ne la possède pas: de même la compréhension et la délectation se rapportent à la volonté, parce que c'est à la même faculté à posséder une chose et à se reposer en elle.

3. Il faut répondre au troisième, que la compréhension n'est pas une autre opération que la vision; elle n'est que la relation qui s'établit entre le sujet et sa fin une fois qu'il la possède. Par conséquent la vision elle-même, ou la chose vue qui se trouve présente à l'esprit, est l'objet de la compréhension.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.3 a.4