I-II (trad. Drioux 1852) Qu.4 a.4

ARTICLE IV. — la droiture de volonté est-elle requise four la béatitude (1)?


(1) II foi que la droiture de la volonté est requise pour la béatitude antécédemment et concomitament. Antécédemment, puisqu'il est écrit : ISon intrabit in eam aliquid coinquinatum, aut abominationem faciens et mendacium [Apoc. xxi); concomitament, d'après ces paroles de saint Pierre (I Petr. i) : Regeneravit nos in spem vivam, in hoereditatem incorruptibilem et incontaminatam etimmarcessibilem.

Objections: 1.. Il semble que la droiture de volonté ne soit pas requise pour la béatitude. Car la béatitude consiste dans l'opération de l'intellect, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 4). Or, pour que l'opération de l'intellect soit parfaite il n'est pas nécessaire que l'on ait cette droiture de volonté qui rend les hommes purs. Car saint Augustin dit (lib. Retract, lib. i, cap. 4) : Je n'approuve pas que j'aie dit dans un discours : ODieu qui avez voulu qu'il n'y ait que les saints qui connaissent la vérité. Car on peut répondre, ajoute ce docteur, qu'il y a une foule d'hommes qui ne sont pas purs et qui savent beaucoup de vérités. Donc la droiture de volonté n'est pas requise pour la béatitude.

2.. Ce qui est avant ne dépend pas de ce qui est après. Or, l'opération de l'intellect est avant l'opération de la volonté. Donc la béatitude qui est l'opération parfaite de l'intellect ne dépend pas de la droiture de la volonté.

3.. Ce qui se rapporte à une chose comme à sa fin n'est plus nécessaire, une fois que l'on est en possession de cette fin. Ainsi le navire n'est plus nécessaire quand on est arrivé au port. Or, la droiture de la volonté qui est l'effet de la vertu se rapporte à la béatitude comme à sa fin. Par conséquent une fois qu'on est en possession de cette béatitude, cette droiture n'est plus nécessaire.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit dans saint Matthieu (Matth, v, 8) : Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu. Et saint Paul écrit aux Hébreux (Hebr, xii, 14) : Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde et de conserver la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu.

CONCLUSION. — La droiture de la volonté est tellement nécessaire à la béatitude que sans elle personne ne peut l'obtenir, ni la conserver.

Réponse Il faut répondre que la droiture de la volonté est nécessaire à la béatitude d'une manière antécédente et concomitante. 4° D'une manière antécédente. Car la droiture de la volonté est une disposition requise pour lafin dernière. En effet, la fin est à ce qui y mène ce que la forme est à la matière. Par conséquent comme la matière ne peut recevoir une forme si elle n'a pas été convenablement préparée à cet égard, de même aucun être ne peut arriver à sa fin s'il n'y a été disposé d'une façon convenable. C'est pourquoi personne ne peut arriver à la béatitude s'il n'a la volonté droite. 2° D'une manière concomitante. Car, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 8), le souverain bonheur consiste dans la vision de l'essence divine qui est l'essence même de la bonté. Ainsi la volonté de celui qui voit l'essence de Dieu aime nécessairement tout ce qu'il aime par rapport à Dieu (1), comme la volonté de celui qui ne voit pas l'essence de Dieu aime nécessairement tout ce qu'il aime par rapport au bien en général qu'il connaît, et c'est ce qui rend sa volonté droite. D'où il est manifeste que le bonheur ne peut exister sans la droiture de la volonté.

(1) Ainsi, d'après saint Thomas, les bienheureux iontimpeccables ab intrinseco. Scola soutenu qu'ils l'étaient ab extrinseco, c'est-à-dire que leur impeccabilité provenait de la volonté et du secours de Dieu qui les protège et qui les garde exempts de péché. Mais ce sentiment a été très-peu suivi.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle de la connaissance du vrai qui n'est pas l'essence même de la bonté.

2. Il faut répondre au second, que tout acte de la volonté procède d'un acte quelconque de l'intellect, bien qu'un acte de la volonté puisse être antérieur à certains actes de l'intellect. Et parce que la volonté tend à l'acte final de l'intellect qui est le bonheur, il s'ensuit que l'inclination droite de la volonté est préexigée pour que l'on arrive à la béatitude, comme le mouvement droit de la flèche est nécessaire pour qu'elle frappe le but.

3. Il faut répondre au troisième, que tout ce qui se rapporte à la fin ne cesse pas une fois qu'on est arrivé à la fin elle-même; il n'y a que ce qui s'y rapporte par suite de quelque imperfection, comme le mouvement. Ainsi les instruments qui impriment le mouvement ne sont plus nécessaires quand on est parvenu au but, mais ce qui légitime le rapport d'une chose avec sa fin est toujours nécessaire.


ARTICLE V. — LE CORPS EST-IL NÉCESSAIRE A LA SOUVERAINE BÉATITUDE DE L'HOMME (2) ?


(2) Les arméniens et les grecs disaient que les âmes des justes ne seraient heureuses qu'après le jour du jugement. Le concile de Florence a ainsi défini le contraire : Definimus quod haec fidei veritas ab omnibus christianis credatur et suscipiatur, sicque omnes profiteantur illorum animas qui post baptismum susceptum nullam omnino peccati maculam incurrerunt; illas etiam quae post contractam peccati maculam vel in suis corporibus, vel eisdem exactae corporibus sunt purgatae, recipi mox in caelum et intueri clare ipsum Deum trinum et unum sicuti est.

Objections: 1.. Il semble que le corps soit nécessaire à la béatitude. Car la perfection de la vertu et de la grâce présuppose la perfection de la nature. Or, la béatitude est la perfection de la vertu et de la grâce. Mais l'âme sans le corps n'est pas parfaite dans sa nature, puisqu'elle fait naturellement partie de la nature humaine, et que toute partie devient imparfaite quand elle est séparée de son tout. Donc l'âme sans le corps ne peut être bienheureuse.

2.. La béatitude est une opération parfaite, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 2). Or, une opération parfaite résulte d'un être parfait, parce que rien n'agit qu'en raison de ce qu'il est en acte. Donc, puisque l'âme quand elle est séparée du corps n'est pas plus parfaite qu'une partie quand elle est séparée du tout, il semble que l'âme sans le corps ne puisse être bienheureuse.

3.. La béatitude est la perfection de l'homme. Or, une âme sans le corps n'est pas un homme. Donc la béatitude ne peut être dans l'âme quand celle-ci existe sans le corps.

4.. D'après Aristote (Eth. lib. x, cap. 7), l'opération heureuse dans laquelle consiste le souverain bonheur doit être sans entraves. Or, l'opération do l'âme séparée du corps est entravée, parce que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 35), elle a le désir naturel de régir le corps, et ce désir l'entrave d'une certaine manière et l'empêche de s'élever avec la même intensité vers les choses du ciel, c'est-à-dire à l'égard de la vision de l'essence divine. Donc l'âme ne peut être heureuse sans le corps.

5.. La béatitude est un bonheur qui nous suffit et qui calme tous nos désirs. Or, ce bonheur ne convient pas à l'âme séparée, parce qu'elle désire encore son union avec le corps, comme le dit saint Augustin (loc. cit.). Donc l'àme séparée du corps n'est pas bienheureuse.

6.. Dans la béatitude l'homme est égal aux anges. Or, l'àme sans le corps n'est pas égale^aux anges, comme le dit saint Augustin (ibid.). Donc elle n'est pas bienheureuse.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit (Âpoe. 48) : Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur.

CONCLUSION. — Puisque la béatitude parfaite de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine, qu'on ne voit pas au moyen d'images sensibles, le corps n'est pas nécessaire à cette béatitude comme s'il constituait son essence; mais le bonheur que nous pouvons goûter en celte vie exige nécessairement le corps puisqu'il consiste dans la spéculation.

Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes de béatitude : l'une imparfaite qu'on possède en cette vie, et l'autre parfaite qui consiste dans la vision de Dieu. Or, il est évident que le corps est nécessaire pour le bonheur en cette vie. Car le bonheur en cette vie est une opération de l'intellect spéculatif ou de l'intellect pratique. Notre intellect ne pouvant agir ici-bas sans forme sensible, et les formes sensibles ne pouvant exister sans un organe corporel , comme nous l'avons vu (part. I, quest. rxxxiv, art. 7), il s'ensuit que le bonheur qu'on peut avoir en cette vie dépend du corps sous certain rapport. Mais à l'égard de la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de Dieu, il y a des auteurs qui ont prétendu que l'âme ne pouvait en jouir tant qu'elle existait sans être unie au corps (d). Ils ont avancé que les âmes des saints actuellement séparées de leur corps ne parviendraient à la béatitude qu'au jour du jugement lorsqu'elles se réuniront à eux. Mais on peut démontrer la fausseté de cette opinion par l'autorité et par la raison. — Par l'autorité, car saint Paul dit (II. Cor. v, G) : Tant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur, et il détermine le caractère de ce voyage en ajoutant : Car c'est seulement par la foi que nous marchons vers lui, et non par une claire vue. D'où il résulte évidemment que tant qu'on marche par la foi et non en pleine lumière, on manque de la vision de l'essence divine, et on n'a pas encore Dieu présent-, tandis que les âmes des saints une fois séparées de leurs corps sont présentes à Dieu. C'est pourquoi saint Paul dit ensuite : Dans la confiance que nous avons, nous aimons mieux sortir de la prison de ce corps pour aller habiter avec le Seigneur que d'y demeurer plus longtemps étant privés de ce bonheur. Il est donc évident que les âmes des saints, quand elles ont quitté le corps, marchent en pleine lumière, voient l'essence de Dieu et jouissent par conséquent de la véritable béatitude. — La raison nous démontre la même chose. Car dans ces operations l'intellect n'a besoin du corps qu'à cause des images sensibles dans lesquelles elle contemple la vérité intelligible, comme nous l'avons dit ipart. I, quest. lxxxiv, art. 7). Or, il est évident qu'on ne peut voir l'essence divine par des images sensibles, comme nous l'avons prouvé (part. I, quest. xu, art. 2). Par conséquent, puisque le bonheur parfait de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine, il ne dépend pas du corps, et l'àme peut être bienheureuse sans être unie au corps. — Mais il est à remarquer qu'une chose est nécessaire à la perfection d'une autre de deux manières : t° pour constituer son essence, c'est de la sorte que l'âme est nécessaire à la perfection de l'homme ; 2° pour la perfectionner en améliorant sa manière d'être, c'est ainsi que la beauté du corps ou la rapidité de l'esprit sont nécessaires à notre perfection. Par conséquent quoique le corps ne soit pas nécessaire à la béatitude de l'homme dans le premier sens, cependant il lui est nécessaire dans le second. Car puisque l'opération dépend de la nature du sujet qui opère, plus l'àme est parfaite dans sa nature et plus est parfaite son opération propre qui constitue son bonheur. Aussi, saint Augustin s'étantde-mandé (Sup. Gen. ad litt. lib. xu, cap. 35; si les âmes des morts qui sont séparées de leur corps pouvaient jouir de la béatitude suprême, répond qu'elles ne peuvent voir la substance immuable, comme les anges la voient, soit pour une cause que nous ignorons, soit parce qu'elles ont le désir naturel de régir leur corps.

(1) Jean XXII eut ce sentiment avant qu'il ne fût élevé sur la chaire Je saint Pierre, mais il dit lui-même qu'il ne l'a jamais propesé que comme une opinion (Kaynald, 1333, n. -56), et avant sa mort il dressa une huile par laquelle il rétractait et condamnait ce qu'il avait autrefois avancé à re sujet (Nid. apud l.aluz. im vitdfi ejusdem papae).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la béatitude est la perfection de l'âme considérée par rapport à l'intellect, d'après lequel l'âme est une forme transcendante qui n'a rien de commun avec les organes corporels, mais qu'il n'en est pas de même quand on la considère comme la forme naturelle du corps. C'est ce qui fait qu'elle possède la perfection naturelle selon laquelle la béatitude lui est due, quoiqu'elle ne possède pas cette perfection de nature d'après laquelle elle est la forme du corps.

2. Il faut répondre au second, que l'âme n'est pas à l'être ce que sont en général les parties au tout qui en est formé. Car l'être d'un tout n'est pas celui de quelqu'une de ses parties. Ainsi, ou la partie cesse d'exister absolument quand le tout est détruit, comme les parties d'un animal quand l'animal n'est plus, ou, si les parties subsistent, elles ont en acte un autre être, comme la partie de la ligne a un autre être que la ligne entière. Mais l'âme humaine reste à titre de composé après la destruction du corps, parce que ce qui est l'être de la forme et de la matière est aussi l'être du composé. Or, l'àme subsiste dans son être, comme nous l'avons prouvé (part. 1, quest. i.xxv, art. 2). D'où il résulte qu'après être séparée du corps elle a un être parfait, et que par conséquent elle peut avoir une opération parfaite, bien qu'elle n'ait pas une nature parfaite.

3. Il faut répondre au troisième, que la béatitude de l'homme se rapporte à son intellect, et que, par conséquent, tant que l'intellect existe,il peut être heureux. Ainsi, les dents d'un Ethiopien peuvent être blanches, même après qu'elles sont arrachées, et on peut dire sous ce rapport que l'Ethiopien est blanc.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'une chose est entravée par une autre de deux manières : 1° Par contrariété, comme le froid empêche l'action de la chaleur. Un obstacle de cette nature répugne à la félicité. 2° Par suite d'un certain défaut, comme quand la chose entravée n'a pas absolument tout ce qui est nécessaire à sa perfection absolue. Un obstacle de ce genre ne répugne pas au bonheur, mais à sa perfection absolue. Ainsi, on dit que la séparation du corps ralentit l'action de l'âme et l'empêche de tendre de toute son énergie à la vision de l'essence divine. Car elle désire jouir de Dieu de telle sorte que sa jouissance rejaillisse sur le corps autant que possible. C'est pourquoi tant qu'elle jouit de Dieu sans le corps, son appétit se repose en lui, mais cela ne l'empêche pas de désirer que le corps soit associé à sa jouissance (1).

(1) On pont partir de ce principe pour prouver la résurrection des corps.

5. Il faut répondre au cinquième, que le désir de l'âme séparée du corps se repose totalement du côté de l'objet qu'elle désirait, parce qu'elle a ce qui satisfait son appétit-, mais il n'est pas complètement en repos par rapport au sujet qui désire, car il ne possède pas le bien dont il est en jouissance d'autant de manières qu'il voudrait le posséder. C'est pourquoi, quand l'âme reprendra son corps, il y aura accroissement de bonheur, non en intensité, mais en extension (2).

(2) Nous jouirons par un plus grand nombre de facultés.

6. Il faut répondre au sixième, que quand saint Augustin dit que les âmes des morts ne voient pas Dieu comme les anges, il ne faut pas entendre ces paroles d'une inégalité positive, parce qu'il y a des élus dont les âmes sont élevées jusqu'aux ordres supérieurs des anges, et qui voient Dieu plus clairement que les anges inférieurs; mais on entend par là une inégalité proportionnelle, parce que les anges inférieurs ont toute la béatitude qu'ils doivent avoir, tandis qu'il n'en est pas de même des âmes des saints qui sont séparées de leur corps.


ARTICLE VI. — LA PERFECTION DU CORPS EST-ELLE NÉCESSAIRE A LA béatitude (3)?


(3) Saint Paul a prédit que les corps des élus seraient transformés : Salvatorem expectamus Dominum nostrum Je tum Christum, qui reformabit corpus humilitatis nostrae configuratum corpori claritatit suae (Phil. Iit).

Objections: 1.. Il semble que la perfection du corps ne soit pas nécessaire à la béatitude parfaite de l'homme. Car la perfection du corps est un bien corporel. Or, nous avons montré (quest. nj que la béatitude ne consiste pas dans les biens corporels. Donc il n'est pas nécessaire au bonheur de l'homme que son corps soit parfait.

2.. La béatitude de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine, comme nous l'avons montré (quest. m, art. 8). Or, le corps ne peut rien pour cette opération, comme nous lavons dit (art. préc). Donc aucune disposition du corps n'est requise pour la béatitude.

3.. Plus l'intellect est séparé du corps et plus il comprend parfaitement. Or, la béatitude consiste dans l'opération la plus parfaite de l'intellect. Donc il faut que l'âme soit de toutes les manières séparée du corps, et par conséquent aucune disposition du corps n'est requise pour la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La béatitude est la récompense de la vertu. C'est pourquoi il est dit dans saint Jean (Joan, xiii, 17) : Tous serez heureux si votis faites toutes ces choses. Or, l'Ecriture promet aux saints pour récompense non-seulement la vision de Dieu, et la délectation, mais encore la bonne disposition du corps. Car il est dit (Is. lxvi, 14): Fous verrez, et votre coeur se réjouira, et vos os germeront comme Vherbe. Donc la bonne disposition du corps est nécessaire à la béatitude.

CONCLUSION. — La bonne disposition du corps précède et suit toute espèce de béatitude de quelque façon qu'on l'entende, parce qu'elle en est comme l'éclat et la perfection.

Réponse Il faut répondre que si nous parlons de la béatitude humaine telle qu'on peut la posséder ici-bas, il est évident que la bonne disposition du corps lui est absolument nécessaire. Car, d'après Aristote (Eth. lib. î, cap. 7), le bonheur consiste dans la pratique parfaite de la vertu, et il est évident que les infirmités du corps peuvent être un obstacle à toutes les actions vertueuses de l'homme. Mais s'il s'agit de la béatitude parfaite il y a des auteurs qui ont prétendu que la perfection du corps ne lui était nullement nécessaire, et même qu'elle exigeait que l'âme fût absolument séparée du corps. Ainsi, saint Augustin rapporte le sentiment de Porphyre, qui disait (De civ. Dei, lib. xu, cap. 26) que pour être heureuse l'âme devait fuir toute espèce de corps (f). Mais on ne peut soutenir cette opinion, car il est naturel à l'âme d'être unie au corps, et il ne peut se faire que la perfection de l'âme exclue une perfection qui lui est naturelle. Il faut donc dire que la perfection du corps est nécessaire à la béatitude parfaite de toutes les manières, antécédemment et conséquemment. — Antécédemment, parce que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xu, cap. 25), si le corps tel qu'il est maintenant, difficile et pénible à gouverner, si cette chair de corruption qui appesantit l'âme la détourne actuellement de la vision de l'essence divine, il n'en sera plus de même quand il ne sera plus un corps animal, mais qu'il aura été spiritualisé (2). Alors l'âme sera égale aux anges, et ce qui était pour elle un fardeau deviendra une source de gloire. — Conséquemment, parce que la béatitude de l'âme rejaillira sur son corps au point qu'il sera lui-même en possession de sa perfection. C'est ce qui fait dire à saint Augustin ( Diosc. lxvi) : Dieu a doué l'âme d'une nature si puissante qu'il rejaillit de la plénitude de son bonheur sur la nature corporelle qui lui est inférieure une force qui la rend incorruptible.

(1) Ce sentiment était celui des platoniciens, et en général de tous les philosophes idéalistes.

(2) L'Apôtre désigne ainsi les qualités nouvelles du corps (I. Cor. xv) : Seminatur corpus in corruptione, surget in incorruptione; seminatur in ignobilitate, surget in gloria; seminatur in infirmitate, surget in virtute ; seminatur corpus animale, surget corpus spirituale.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la béatitude ne consiste pas dans la perfection du corps comme dans son objet propre; mais les avantages du corps peuvent contribuer à l'éclat ou à la perfection de la béatitude.

2. Il faut répondre an second, que quoique le corps ne puisse concourir à l'opération de l'intellect par laquelle on voit l'essence de Dieu, cependant il pourrait l'empêcher ; c'est pourquoi la perfection du corps est nécessaire pour qu'il ne gêne pas l'élévation de l'esprit.

3. Il faut répondre au troisième, que pour que l'intellect remplisse parfaitement ses fonctions il faut qu'il s'abstraye de ce corps de corruption qui appesantit l'âme; mais il n'en est pas de même du corps spirituel qui sera complètement soumis à l'esprit. C'est ce que nous démontrerons dans la troisième partie (3).

(3) Cette dernière partie est malheureusement restée inachevée.


ARTICLE VII. — LES BIENS EXTÉRIEURS SONT-ILS NÉCESSAIRES A LA BÉATITUDE (4)?


(4) Cet article est une réfutation indirecte des millénaires, qui prétendaient qu'avant le jour du jugement le Christ régnerait pendant mille ans, et que sous son règne les justes jouiraient de tous les plaisirs des sens et de toutes les joies du corps. Plusieurs des Pères des trois premiers siècles sont tombés dans cette erreur, sur le témoignage de saint Papias, qui la faisait descendre des traditions apostoliques qu'il avait mal interprétées.

Objections: 1.. Il semble que les biens extérieurs soient encore nécessaires à la béatitude. Car ce qu'on promet aux saints pour récompense appartient à la béatitude. Or, on promet aux saints des biens extérieurs, comme la nourriture, la boisson, les richesses, la puissance. Il est, dit en saint Luc (Luc, xxii, 30) : Je vous prépare le royaume céleste afin que vous mangiez- et que vous buviez à ma table. Et en saint Matthieu (Matth, vi, 20) : Jmassez-vous un trésor pour le ciel. Et ailleurs (ïoici. xxv, 34) : Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume. Donc les biens extérieurs sont nécessaires à la béatitude.

2.. D'après Boëce (De Cons. Mb. m, pros. 2), la béatitude est un état parfait qui résulte de la réunion de tous les biens. Or, il y a des choses extérieures qui sont pour l'homme des biens, quoique ce soient les moins importants , selon la remarque de saint Augustin (De Lib. arb. lib. h, cap. 19, et Retract, lib. i, cap. 9). Donc ils sont nécessaires à la béatitude.

3.. Jésus-Christ a dit (Matth, v, 12) : Votre récompense est grande dans les deux. Or, pour être dans lescieux il faut être dans un lieu. Donc la béatitude exige au moins un lieu extérieur.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le Psalmiste s'écrie (Ps. lxxii, 25) : Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel? et que désiré-je sur la terre, sinon vous, ô mon Dieu ? Comme si le roi prophète eût dit : Je ne veux rien autre chose que m'attacher au Seigneur, c'est là tout le bien que j'ambitionne. Donc le bonheur suprême n'exige rien hors de Dieu.

CONCLUSION. —Les biens extérieurs qui servent à la vie animale et non à la vie spirituelle ne sont point exigés pour la béatitude céleste, mais ils sont nécessaires comme instruments pour la béatitude qui se perfectionne ici-bas par les oeuvres de la vie active et contemplative.

Réponse Il faut répondre que par rapport à la béatitude imparfaite telle qu'on peut la posséder en ce monde, les biens extérieurs sont nécessaires, non parce qu'ils sont de son essence, mais parce qu'ils sont des instruments qui lui servent. Car cette béatitude consiste, comme le dit Aristote, dans la pratique de la vertu (Eth. lib. i, cap. 7), et l'homme a besoin ici-bas des choses nécessaires au corps, soit pour se livrer aux vertus contemplatives, soit pour remplir les devoirs de la vie active qui a souvent recours aux choses extérieures pour accomplir des actes de vertu. Mais, pour la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de Dieu, ces sortes de biens ne sont nullement requis. La raison en est que tous ces biens extérieurs sont nécessaires soit pour soutenir la vie animale, soit pour remplir des fonctions auxquelles le corps concourt, et qui sont en rapport avec notre existence actuelle. Mais la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de Dieu existe ou dans l'âme séparée du corps, ou dans l'âme réunie au corps qui n'est plus un corps animal, mais un corps spirituel. C'est pourquoi les biens extérieurs ne sont nullement requis pour cette béatitude puisqu'ils se rapportent à la vie animale. Et comme ici-bas la félicité contemplative se rapproche plus de la béatitude parfaite que la félicité active, et qu'elle ressemble davantage à Dieu, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 5), elle a par là même moins besoin des biens du corps, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 8).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toutes les promesses de biens matériels que renferment les saintes Ecritures doivent s'entendre métaphoriquement, parce que les saintes Ecritures désignent ordinairement les biens spirituels sous des emblèmes corporels, afin de nous porter, par les choses que nous connaissons, à désirer celles que nous ne connaissons pas, comme le dit saint Grégoire (Hom. xi, in ). Ainsi, par le boire et le manger on entend la délectation de la béatitude; par les richesses, la satisfaction que l'homme trouve en Dieu; par la royauté, l'élévation de l'homme qui parvient à être uni à son créateur.

2. 11 faut répondre au second, que les biens qui servent à la vie animale ne conviennent nullement à la vie spirituelle qui constitue la béatitude parfaite. Cependant il y aura dans cette béatitude la réunion de tous les biens, parce que tout ce qu'on trouve de bon dans les êtres se rencontre dans celui qui en est la source souveraine.

3. Il faut répondre au troisième, que d'après saint Augustin (Lib. de Serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 5), on ne dit pas que la récompense des saints soit dans les cieux matériels-, mais on entend par les cieux la hauteur des biens spirituels. Néanmoins, les bienheureux seront dans un lieu corporel qui sera le ciel empyrée (1). Ce n'est pas que leur bonheur l'exige, mais c'est par convenance et par gloire.

(1) Voyez ce crue nous avons dit à ce sujet, tome i, page 525.

ARTICLE VIII. — la société des amis est-elle nécessaire  a  la béatitude ?


Objections: 1.. Il semble que les amis soient nécessaires au bonheur. Car le bonheur futur est souvent désigné dans l'Ecriture par le nom de gloire. Or, la gloire consiste en ce que les qualités d'un homme soient portées à la connaissance d'une foule d'individus. Donc la société des amis est nécessaire au bonheur.

2.. Boéce dit (Se?iec. epist, vi) que sans la société la possession d'aucun bien n'est agréable. Or, la délectation est nécessaire au bonheur. Donc également la société des amis.

3.. La charité est parfaite dans la béatitude. Or, la charité comprend l'amour de Dieu et du prochain. Il semble donc que la société des amis soit nécessaire à la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit (Sap. vu, 11) : Tous les biens nous viennent avec elle, c'est-à-dire avec la divine sagesse qui consiste dans la contemplation de Dieu. Ainsi la béatitude n'exige rien autre chose.

CONCLUSION. — Quoique la société des amis soit nécessaire au bonheur de la vie présente pour aider l'homme, le délecter et l'encourager pendant qu'il se livre aux oeuvres de la vie active et contemplative, elle n'est pas nécessaire à la béatitude parfaite de la vie future.

Réponse Il faut répondre que si l'on parle du bonheur de la vie présente, comme dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 9 et 11), celui qui est heureux a besoin d'amis, non pour son utilité personnelle, puisqu'il se suffit à lui-même, non pour son agrément, puisqu'il goûte en lui-même le plus pur plaisir dans la pratique de la vertu, mais dans l'intérêt du bien lui-même, afin qu'il puisse leur rendre service, qu'il ait de la jouissance en les voyant se dévouer comme lui au bien et qu'il trouve en eux un aide pour faire une foule de bonnes^oeuvres. Car pour faire le bien l'homme a besoin du secours de ses amis pour les oeuvres de la vie active aussi bien que pour celles de la vie contemplative. Mais s'il s'agit de la béatitude parfaite dont on jouira dans le ciel, la société des amis n'est pas nécessaire à cette béatitude, parce qu'alors l'homme trouve toute la plénitude de sa perfection en Dieu. Cependant cette société peut concourir au perfectionnement ou à l'achèvement de ce bonheur. C'est en ce sens que saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. viii, cap. 25) que la créature spirituelle, pour être heureuse, n'est intérieurement soutenue que par l'éternité, la vérité et la charité du créateur. Si l'on dit qu'elle reçoit extérieurement quelque secours, il faut alors l'attribuer uniquement à ce que les bienheureux se voient les uns les autres et jouissent de leur société.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que la gloire qui est essentielle à la béatitude n'est pas celle que l'homme trouve dans son semblable, mais en Dieu.

2. Il faut répondre au second, que cette parole de Boëce s'entend du bien qui n'a pas en lui-même tout ce qu'il faut pour nous satisfaire, ce qu'on ne peut dire de la béatitude parfaite, parce que l'homme trouve en Dieu tous les biens qu'il lui faut.

3. Il faut répondre au troisième, que la perfection de la charité est essentielle à la béatitude par rapport à l'amour de Dieu, mais non par rapport à l'amour du prochain. Ainsi, s'il n'y avait qu'une âme qui jouît de Dieu, elle serait heureuse quoiqu'elle n'eût pas de prochain. Mais du mêment que le prochain existe, son amour est une conséquence de l'amour parfait de Dieu-, par conséquent l'amitié suit pour ainsi dire d'une manière concomitante la béatitude parfaite.

QUESTION V. : DE LA MANIÈRE D1 ARRIVER A LA RÉATITUDE.


Apres avoir parlé des conditions nécessaires à la béatitude, nous avons maintenant à nous occuper de la manière dont on y arrive. — A cet égard huit questions se présentent : 1" L'homme peut-il arriver à la béatitude? — 2° Un homme peut-il être plus heureux qu'un autre? — 3° Peut-on être heureux en cette vie? — 4" Une fois qu'on possède la béatitude peut-on la perdre? — 5° L'homme peut-il arriver à la béatitude par ses moyens naturels? — 6" L'homme arrive-t-il à la béatitude par l'action d'une Créature supérieure? — 7" Les oeuvres de l'homme sont-elles nécessaires pour qu'il reçoive de Dieu la béatitude? — 8° Tout homme désire-t-il la béatitude?

ARTICLE I. — l'homme peut-il arriver a la béatitude (1)?


(1) Cette question est fondamentale. Car si l'homme n'était pas capable de la béatitude, il ne pourrait par là même voir Dieu, et il n'aurait pas été fait pour une fin surnaturelle; ce qui donnerait gain de cause au rationalisme contre le christianisme.

Objections: 1.. Il semble que l'homme ne puisse arriver à la béatitude. Car, comme la nature raisonnable est au-dessus de la nature sensible, de même la nature intellectuelle est au-dessus de la nature raisonnable, comme le dit saint Denis en beaucoup d'endroits (De div. nom. cap. 4, 5, 6,7 et 8). Or, les animaux qui n'ont qu'une nature sensitive ne peuvent parvenir à la même fin que la créature raisonnable. Donc l'homme, qui est raisonnable, ne peut parvenir à la fin de la nature intellectuelle qui est la béatitude.

2.. La vraie béatitude consiste dans la vision de Dieu qui est la vérité pure. Or, il est dans la nature de l'homme de contempler la vérité dans les choses matérielles, et par conséquent de comprendre les espèces intelligibles au moyen d'images sensibles, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 39). Donc il ne peut parvenir à la béatitude.

3.. La béatitude consiste dans la possession du souverain bien. Or, on ne peut arriver au sommet sans s'élever au-dessus du milieu. Donc, puisque entre Dieu et la nature humaine il y a la nature angélique, au-dessus de laquelle l'homme ne peut s'élever, il semble qu'il ne puisse arriver à la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps. xciii, i2) : Heureux l'homme que vous enseignerez, Seigneur (2).

(2) Le Psalmiste dit encore en parlant des justes : Ibunt de virtute in virtutem ; videbitur Deus deorum in Sion (Voyez aussi Tob. xiii, Apoc. xxi).

CONCLUSION. — L'homme étant par son intelligence capable de recevoir le bien universel que sa volonté peut désirer, il lui est possible d'arriver à la béatitude.

Réponse Il faut répondre qu'on appelle béatitude la possession du bien parfait. Par conséquent celui qui est capable de recevoir ce bien peut parvenir à la béatitude. Or, l'homme en est capable, puisque son intellect peut comprendre le bien universel et parfait, et sa volonté le désirer. Il peut donc parvenir à la béatitude. Une autre preuve, c'est qu'il est capable de la vision divine, comme nous l'avons démontré (part. I, quest. xn, art. 1), et que c'est dans cette vision que consiste sa béatitude parfaite.


Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que la nature raisonnable est au-dessus de la nature sensitive, mais que ce n'est pas au même titre que la nature intellectuelle lui est supérieure. En effet, la nature raisonnable est au-dessus de la nature sensitive par rapport à l'objet même de la connaissance, parce que les sens ne peuvent en aucune manière connaître l'universel et que la raison le connaît. Mais la nature intellectuelle ne l'emporte sur la nature raisonnable que par rapport au mode de connaître la vérité intelligible. Car la nature intellectuelle perçoit immédiatement la vérité à laquelle la nature raisonnable ne parvient qu'à l'aide des déductions de la raison, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (part. I, quest. lxxix, art. 8). Ainsi la raison arrive moyennant certains détours à ce que l'entendement perçoit ; par conséquent la nature raisonnable peut arriver à la béatitude qui est la perfection de la nature intellectuelle, mais d'une autre manière que les anges. Car les anges l'ont obtenue immédiatement après leur création, tandis qu'il faut à l'homme du temps pour y parvenir. Quant à la nature sensitive elle ne peut d'aucune manière s'élever à cette fin.

2. Il faut répondre au second, que dans l'état de la vie présente il est dans la nature de l'homme de connaître la vérité intelligible par des images sensibles, mais qu'après cette vie il lui sera naturel de la connaître d'une autre manière, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxxiv, art. 7, et quest. xcix,-art. 4).

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme ne peut s'élever au-dessus des anges dans l'ordre de la nature, c'est-à-dire il ne peut se faire qu'il soit naturellement au-dessus d'eux, mais il peut s'élever au-dessus d'eux par son intelligence, puisqu'il comprend qu'il y a au-dessus des anges quelque chose qui rend les hommes heureux, de telle sorte que quand il le possédera parfaitement il jouira lui-même d'un bonheur parfait.

ARTICLE II — un homme peut-il être plus heureux qu'un autre (1)?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.4 a.4