I-II (trad. Drioux 1852) Qu.5 a.2

ARTICLE II — un homme peut-il être plus heureux qu'un autre (1)?


(1) Jovinicn a enseigné que tous les bienheureux jouissaient d'une gloire égale, et qu'il n'y avait aucune différence entre les récompenses célestes. Cette hérésie a été condamnée en ces termes par le concile de Florence : Definimus animas purgátus in caelum mox recipi et intueri clare Deum trinum et unum sicuti est : meritorum tamen diversitate alium alio perfectius.

Objections: 1.. Il semble qu'un homme ne puisse pas être plus heureux qu'un autre. Car la béatitude est la récompense de la vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 9). Or, pour toutes les bonnes oeuvres Dieu accordera une récompense égale, puisqu'il est dit en saint Matthieu (Matth, xx, 10) que tous ceux qui ont travaillé à la vigne ont reçu chacun un denier, c'est-à-dire, comme l'explique saint Grégoire, qu'ils ont reçu la même récompense dans la vie éternelle. Donc l'un ne sera pas plus heureux que l'autre.

2.. La béatitude est le souverain bien. Or, rien ne peut être au-dessus du souverain bien. Donc la béatitude de l'un ne peut pas être plus grande que celle de l'autre.

3.. La béatitude calme les désirs de l'homme, puisqu'elle est le bien parfait qui satisfait pleinement. Or, tous les désirs ne sont pas remplis si l'on manque de quelque chose que l'on pourrait acquérir. Mais si l'on ne manque de rien, qu'on puisse encore ajouter à ce que l'on possède, il ne peut pas alors y avoir de bien supérieur à celui dont on jouit. Ainsi, ou l'homme n'est pas heureux, ou, s'il est heureux, il ne peut y avoir de béatitude plus grande que la sienne.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit en saint Jean (Joan, xiv, 1) : Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père. Par là il faut entendre, d'après saint Augustin [Tract, lxvh in Joan.), que dans la vie éternelle les rangs seront gradués selon la diversité des mérites. Or, le rang que l'on occupera dans la vie éternelle, c'est la béatitude elle-même. Donc il y a plusieurs degrés de béatitude, et tous les saints ne jouissent pas d'un bonheur égal.

CONCLUSION. — Objectivement la béatitude ne peut pas être plus grande dans l'un que dans l'autre, mais sous le rapport de la jouissance, comme l'un peut avoir de meilleures dispositions que l'autre, il s'ensuit qu'il peut y avoir inégalité dans leur bonheur.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 8, et quest. n, art. 7), la béatitude renferme deux choses : la fin dernière, qui est le souverain bien, et la possession ou la jouissance de ce bien. Quant au bien lui-même qui est l'objet et la cause de la béatitude, une béatitude ne peut être supérieure à une autre, parce qu'il n'y a qu'un seul bien souverain, qui est Dieu, dont la jouissance rend l'homme heureux. Mais relativement à la possession de ce bien ou à sa jouissance, un homme peut être plus heureux qu'un autre. Car plus on en jouit et plus on est heureux. Or, il arrive que l'un jouit de Dieu plus parfaitement qu'un autre, parce qu'il est mieux disposé et qu'il est plus apte à en jouir. Sous ce rapport il y a inégalité dans la béatitude.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'unité du denier indique l'unité objective de la béatitude, et que la diversité des demeures signifie la différence de béatitude, selon les divers degrés de jouissance.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que la béatitude est le souverain bien, parce qu'elle en est la possession parfaite ou la jouissance.

3. Il faut répondre au troisième, qu'aucun bienheureux ne manque du bien qu'il peut désirer, puisqu'il possède le bien infini qui, selon l'expression de saint Augustin [De Trin. lib. xiii, cap. 7), est le bien des biens, mais on dit que l'un est plus heureux que l'autre, parce qu'ils ne participent pas tous à ce bien suprême de la même manière. En ajoutant à ce bien d'autres biens, on n'augmente pas pour cela la béatitude. C'est ce qui fait dire à saint Augustin [Conf. lib. v, cap. 4) : Celui qui vous connaît et qui connaît encore d'autres choses n'est pas plus heureux de les connaître, mais c'est votre connaissance seule qui fait son bonheur.


ARTICLE III. — peut-on posséder la béatitude ici-bas (1)?


(1) L'eipériencc est là pour prouver que le bonheur n'est pas de ce monde. L'Ecriture nous en provient dans une foule d'endroits. Cependant il y a eu des hérétiques qui ont prétendu le contraire, les bégards et les béguins. Ces hérétiques ont été condamnés par le pape Clément V, au concile de Vienne.

Objections: 1.. Il semble qu'on puisse posséder la béatitude ici-bas. Car le Psalmiste dit [Ps. cxvm, 1) : Bienheureux ceux qui restent sans tache dans la voie de Dieu et qui marchent avec fidélité dans la loi du Seigneur. Or, cela arrive ici-bas. Donc on peut être bienheureux en cette vie.

2.. La participation imparfaite du souverain bien ne détruit pas l'essence de la béatitude. Autrement, parmi les élus, l'un ne serait pas plus heureux que l'autre. Or, en cette vie les hommes peuvent participer au souverain bien en connaissant et en aimant Dieu quoique imparfaitement. Doncl'homme peut être heureux ici-bas.

3.. Ce que tout le monde dit ne peut être totalement faux. Car ce qui se trouve chez la plupart des individus est naturel, et la nature ne se trompe pas totalement. Or, la plupart supposent que le bonheur existe en cette vie, comme on le voit par ces paroles du Psalmiste (Ps. cxlih, \V>): Ils ont dit : Bienheureux le peuple qui possède ces choses, c'est-à-dire les biens de la vie présente. Donc on peut être bienheureux ici-bas.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit dans Job (xiv, 1) : Vhomme né de la femme vit peu de temps et sa vie est remplie de misères. Or, la béatitude exclut la misère. Donc l'homme ne peut être heureux en cette vie.

CONCLUSION. — Puisque la béatitude parfaite qui consiste dans la vision de l'essence divine exclut tous les maux et que la vie présente est sujette à une infinité de misères, il est constant que cette béatitude ne peut exister ici-bas.

Réponse Il faut répondre qu'on peut posséder ici-bas une certaine participation de la béatitude, mais qu'on ne peut avoir la béatitude parfaite et véritable, et cela pour deux raisons : 1° La première se tire de la nature de la béatitude en général. Caria béatitude exclut tous les maux et comble tous les désirs, puisqu'elle est le bien parfait, cpii suffit à tout. Or, en cette vie on ne peut être absolument exempt de maux. Car la vie présente est soumise à une multitude de misères qu'on ne peut éviter. Ainsi l'intellect est sujet à 1 ignorance, l'appétit aux affections déréglées et le corps à des afflictions de toutes sortes, comme le montre si bien saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 5, 6, 7, 8). De même le désir du bien qui est en nous ne peut être satisfait ici-bas-, car l'homme désire naturellement la stabilité et la permanence du bien qu'il possède. Or, les biens de ce monde sont passagers, puisque la vie elle-même passe, quoique nous désirions naturellement la conserver toujours, parce que nous repoussons naturellement la mort. D'où il est impossible qu'on possède en ce monde la vraie béatitude. 2° On arrive à la même conclusion si on considère ce qui constitue spécialement la béatitude, c'est-à-dire la vision de l'essence divine dont l'homme ne peut jouir en cette vie, comme nous l'avons montré (part. I, quest. ,'xn, art. 2). D'où il est manifeste qu'on ne peut ici-bas posséder la véritable et parfaite béatitude.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit les justes heureux ici-bas, soit parce qu'ils ont l'espérance d'arriver à la béatitude dans l'autre x^e, suivant ces paroles de saint Paul (Rom. vin, 24) : C'est l'espérance qui nous sauve, soit parce qu'ils participent à la béatitude selon qu'ils jouissent du souverain bien.

2. Il faut répondre au second, que la participation à la béatitude peut être imparfaite de deux manières : 1° Par rapport à l'objet lui-même de la béatitude qu'on ne voit pas dans son essence. Cette sorte d'imperfection est contraire à l'essence même de la béatitude véritable. 2° Elle peut être imparfaite par rapport au sujet qui y participe en percevant par lui-même l'objet de la béatitude, c'est-à-dire Dieu. Il ne le perçoit qu'imparfaitement comparativement à la manière dont Dieu jouit lui-même de sa propre essence. Celle dernière imperfection ne détruit pas la nature même de la béatitude. Car la béatitude étant une opération, comme nous l'avons dit (quest. m. art. 2), son essence véritable se considère d'après l'objet qui détermine l'espèce de l'acte et non d'après le sujet.

3. II faut répondre au troisième, que les hommes pensent qu'il y a ici-bas une sorte de béatitude qui est l'image ou le reflet de la béatitude véritable ; par conséquent leur sentiment n'est pas complètement erroné.


ARTICLE IV. — QUAND ON POSSÈDE LA BÉATITUDE PEUT-ON LA PERDRE  (1)?


(1) La béatitude est inamissihlc, d'après une foule de passages de l'Ecriture : Juslorum animae in manu Dei sunt, et non tanget illos tormentum mortis [Sap. iii) : Jam non erit amplius neque, luctus, neque clamor, neque dolor ; neque cadet super illos sol, neque ullus aestus [Apoc. xxi).

Objections: 1.. Il semble qu'on puisse perdre la béatitude. Car la béatitude est une perfection. Or, toute perfection existe dans le sujet perfectible selon la manière d'être de ce dernier. Par conséquent l'homme étant changeant de sa nature, il semble que sa participation à la béatitude soit changeante aussi, et qu'il puisse la perdre.

2.. La béatitude consiste dans l'action de l'intellect qui est soumise à la volonté. Or, la volonté est susceptible de se porter vers les choses opposées. Donc il semble que l'homme puisse cesser l'opération qui le rend heureux et mettre par là même un terme à son bonheur.

3.. La fin répond au commencement. Or, la béatitude de l'homme a commencé puisqu'il n'a pas été toujours heureux. Il semble donc qu'elle doive avoir aussi une fin.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit des justes en saint Matthieu (Matth, xxv, 46) qu'ils iront dans la vie éternelle, ce qui indique, comme nous l'avons vu (art. 2), la béatitude des saints. Or, ce qui est éternel ne peut pas finir. Donc on ne peut pas perdre la béatitude.

CONCLUSION. — Il est possible que l'on perde la béatitude imparfaite telle qu'on peut la posséder en cette vie; mais il n'en est pas de même de la béatitude parfaite qui exclut tous les maux, puisqu'elle consiste dans la vision de l'essence divine.

Réponse Il faut répondre que s'il s'agit de la béatitude imparfaite telle qu'il est possible de la posséder en ce monde, on peut la perdre. C'est évident pour la félicité contemplative qu'on perd soit par oubli, comme quand on perd ses connaissances par suite d'une maladie, soit par des occupations qui détournent complètement l'esprit de la méditation et de l'étude. C'est également évident pour la félicité active. Car la volonté humaine peut être modifiée au point de n'avoir plus la vertu qui constitue principalement le bonheur. Et dans le cas où la vertu reste intègre, les changements extérieurs peuvent troubler ce bonheur en empêchant une foule d'actions vertueuses; cependant elles ne peuvent pas le détruire totalement, parce qu'il y a toujours de la vertu dans l'homme qui supporte avec gloire l'adversité. C'est pourquoi, comme le bonheur de ce monde peut se perdre, ce qui semble contraire à l'essence de la béatitude, Aristote dit [Eth. lib. i, cap. 10) qu'ici-bas on n'est pas absolument heureux, mais qu'on l'est comme peuvent l'être les hommes dont la nature est changeante. S'il s'agit de la béatitude parfaite que nous espérons après cette vie, il faut savoir qu'Origène, suivant en ceci l'erreur des platoniciens, a supposé (Periarch. lib. i, cap. 5, et lib. H, cap. 3) qu'après être arrivé à la souveraine béatitude l'homme pouvait redevenir malheureux (2). Mais cette opinion est manifestement fausse pour deux raisons. — l°La première ressort de la nature de la béatitude en général. Car la béatitude étant un bien parfait qui suffit à tout, il faut qu'elle calme tous les désirs de l'homme et qu'elle exclue tous les maux. Or, l'homme désire naturellement conserver le bien qu'il possède et avoir l'assurance de le conserver toujours. Autrement il est nécessairement affligé par la crainte qu'il a de le perdre, ou par le chagrin qu'il éprouve après l'avoir perdu. La véritable béatitude exige donc que l'homme ait la certitude de ne jamais perdre le bien qu'il possède. Si cette certitude est fondée, il s'ensuit qu'il ne perdra jamais sa béatitude ; si elle ne l'est pas, il a une conviction erronée, et c'est un mal. Car le faux est le mal de l'intellect comme le vrai est son bien, selon la remarque d'Aristote [Eth. lib. vi, cap. 2 et 3). En ce cas il ne serait donc pas véritablement heureux, puisque le mal existerait en lui. 2° Cette proposition n'est pas moins évidente, si on considère la nature de la béatitude en particulier. Car nous avons montré (quest. m, art. 8) que la béatitude parfaite de l'homme consiste dans la vision de l'essence divine. Or, il est impossible que celui qui voit l'essence divine veuille ne pas la voir. Car quand on possède un bien et qu'on veut s'en défaire, c'est qu'il est insuffisant et qu'on cherche à lui substituer quelque chose de mieux; ou c'est parce qu'il offre quelque inconvénient et que pour ce motif il devient ennuyeux. Mais la vision de l'essence divine remplit l'âme de tous les biens puisqu'elle l'unit à la source de toute bonté. C'est ce qui fait dire au Psal-miste (Ps. xvi, 15) : Je me rassasierai quand votre gloire aura apparu, et à l'auteur du livre de la Sagesse (Sap. vu, 11) : Tous les biens me sont venus avec elle, c'est-à-dire avec la contemplation de la sagesse. De plus la vision divine n'a rien de fatigant et de pénible. Car comme le dit encore le Sage [Sap. vin, 16; : Sa conversation n'a rien d'amer et sa compagnie n'a rien d'ennuyeux. Il est donc évident que celui qui est bienheureux ne peut par sa propre volonté quitter le bonheur (1). De même il ne peut le perdre parce que Dieu le lui aurait retiré. Car retirer à quelqu'un la béatitude c'est le punir, et Dieu qui est un juge plein d'équité ne peut punir quelqu'un que pour une faute dans laquelle ne peut tomber celui qui voit l'essence divine, puisque la droiture de la volonté est la conséquence nécessaire de cette vision, comme nous l'avons montré (quest. iv, art. 4). Un autre agent ne peut pas non plus la lui retirer,

parce que l'esprit qui est uni à Dieu est élevé au-dessus de tous les autres êtres et par conséquent aucun autre agent ne peut le détacher de cette union (2). D'ailleurs il répugne que selon les vicissitudes des temps l'homme passe du bonheur à la misère et réciproquement, parce que ces vicissitudes ne peuvent exister qu'à l'égard des objets qui sont soumis au temps et au mouvement.

(2) Origène prétendait que les âmes des bienheureux retourneraient dans des corps pour y souffrir, et qu'ensuite elles redeviendraient heureuses, et qu'il y aurait ainsi une alternative de peine et de bonheur, ce qui est une hérésie.

(1) La béatitude est ainsi inamissilde ab intrinseco. Les considérations suivantes prouvent qu'elle lest aussi ab extrinseco. Voyez ce que Scot a soutenu à cet égard (pag. 423, note Ij.

(2) On peut aussi partir de là pour établir l'immortalité de l'âme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la béatitude est la perfection consommée qui écarte de celui qui est heureux tout défaut. Ainsi elle est iriïmuable dans celui qui la possède par suite de la vertu divine qui élève l'homme jusqu'à le faire entrer en part de son éternité qui est au-dessus de tout changement.

2. Il faut répondre au second, que la volonté est susceptible de se porter vers les choses opposées quand il s'agit des moyens qui mènent à la fin, mais elle est naturellement et nécessairement portée vers sa fin dernière; ce qui est évident, parce que l'homme ne peut pas ne pas vouloir être heureux.

3. Il faut répondre au troisième, que la béatitude a un commencement à cause de la condition de celui qui y participe ; mais elle n'a pas de fin en raison de la nature de l'objet dont la participation rend l'homme heureux. Ainsi le commencement de la béatitude provient d'une cause et sa perpétuité d'une autre.


ARTICLE V. —¦ l'homme peut-il arriver a la béatitude par ses moyens naturels (1)?


(1) Pelage et Célestius, Algazel, les bégards et les béguins, ont enseigné que l'homme pouvait arriver à la béatitude par des moyens naturels. C'est ce que supposent aussi les rationalistes modernes. Cette erreur fondamentale est subversive de tout le catholicisme.

Objections: 1.. Il semble que l'homme puisse par ses moyens naturels arriver à la béatitude. Car la nature ne fait pas défaut pour les choses nécessaires. Or, rien n'est aussi nécessaire à l'homme que les moyens par lesquels il peut arriver à sa fin dernière. Donc la nature ne manque pas de ces moyens, et par conséquent l'homme peut arriver à la béatitude par ses seules ressources.

2.. L'homme, étant plus noble que les créatures déraisonnables, paraît être plus capable qu'elles de se suffire. Or, les créatures déraisonnables peuvent arriver à leurs lins par des moyens naturels. Donc à plus forte raison l'homme peut-il y parvenir de la même manière.

3.. D'après Aristote, la béatitude est une opération parfaite. Or, c'est au même agent qu'il appartient de commencer une chose et de la perfectionner. Par conséquent l'opération imparfaite, qui est en quelque sorte le commencement dans les opérations humaines, étant soumise à la puissance naturelle de l'homme par laquelle il est maître de ses actes, il semble que par cette même puissance il puisse arriver à l'opération parfaite qui est la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'homme est naturellement le principe de ses actes par l'intellect et la volonté. Or, la suprême béatitude promise aux saints surpasse l'intellect et la volonté. Car l'Apôtre dit (I. Cor. n,9) : L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et le coeur de l'homme ne s'est point élevé jusqu'aux choses que Dieu a préparées à ceux qui l'aiment. Donc l'homme ne peut pas arriver à la béatitude par ses moyens naturels.

CONCLUSION. — L'homme ne peut pas arriver par ses forces naturelles à la béatitude qui consiste dans la vision de l'essence divine, comme il arrive à la béatitude qu'il peut posséder ici-bas.

Réponse Il faut répondre que pour la béatitude imparfaite que l'on peut avoir en cette vie, il est possible à l'homme de l'acquérir par ses moyens naturels de la même manière que la vertu dans l'opération de laquelle elle consiste. C'est ce que nous verrons (quest. i.xhi). Mais la béatitude parfaite de l'homme consiste, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 8), dans la vision de l'essence divine. Or, il est au-dessus non-seulement de la nature de l'homme, mais encore de toute créature de voir Dieu dans son essence, comme nous l'avons démontré (part. I, quest. xh, art. 4). Car la connaissance naturelle d'une créature est selon le mode de sa substance. Ainsi il est dit de l'intelligence (Lib. de causis, prop. viii) qu'elle connaît ce qui est au-dessus d'elle et ce qui est au-dessous, selon le mode de sa substance. Or, toute connaissance qui est selon le mode d'une substance créée est incapable de s'élever à la vision de l'essence divine qui surpasse toutes les créatures. Par conséquent ni l'homme, ni aucune créature ne peut arriver à la béatitude suprême par ses forces naturelles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme la nature n'a pas fait défaut à l'homme en ce qui lui est nécessaire, quoiqu'elle ne lui ait pas donné des armes et des vêtements comme aux autres animaux, parce qu'elle lui a donné la raison et des bras par lesquels il lui est possible de se procurer toutes ces choses, de même elle ne fait pas défaut à l'homme en ce qui lui est nécessaire, quoiqu'elle ne lui donne pas un principe capable de le faire arriver à la béatitude. D'ailleurs c'eût été impossible. — Mais elle lui a donné le libre arbitre pour qu'il pût se tourner vers Dieu qui est l'auteur de son bonheur. Car ce que nous pouvons par nos amis (1), nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes, comme le dit Aristote [Eth. lib. m, cap. 3).

(1) Dieu est l'ami qui nous aide par sa grâce à arriver à notre lin.

2. Il faut répondre au second, que la nature qui est capable de parvenir au bien parfait, quoiqu'elle ait besoin d'un secours extérieur pour y arriver, est d'une condition plus noble que la nature qui ne peut atteindre ce bien, mais qui s'arrête au bien imparfait quoiqu'elle n'ait besoin d'aucun secours extérieur [De caelo, lib. ii, text. CO-06). Ainsi celui qui peut arriver à une santé parfaite, quoiqu'il emploie le secours de la médecine, est dans de meilleures conditions d'existence que celui qui ne peut avoir qu'une santé imparfaite et qui n'a pas recours à la médecine. C'est pourquoi la créature raisonnable qui peut arriver à la béatitude parfaite, et qui a besoin pour cela du secours divin, est plus parfaite que la créature déraisonnable qui est incapable d'un bien de cette nature, et qui arrive par ses seules forces au bien imparfait.

3. Il faut répondre au troisième, que quand l'imparfait et le parfait sont de la même espèce ils peuvent avoir pour cause la même puissance, mais cela n'est pas nécessaire s'ils sont d'espèce différente. Car tout ce qui peut préparer la matière à une chose ne peut pas pour cela lui donner la dernière perfection. Or, l'opération imparfaite qui est soumise à la puissance naturelle de l'homme n'est pas de la même espèce que l'opération parfaite qui est sa béatitude, puisque l'espèce de l'opération dépend de son objet. L'objection n'est donc pas concluante.


ARTICLE VI. — l'homme arrive-t-il a la béatitude par l'action d'une créature supérieure (2) ?


(2) Averroës et Algazel ont prétendu que l'âme humaine devait son bonheur à la dernière des intelligences célestes. Cette erreur que saint Thomas réfute ici se rattache au système des alexandrins, qui faisait de tous les êtres une série d'émanations. Le dogme catholique sur toutes ces questions a été exposé, avec beaucoup de netteté et de précision par le pape Benoit Xl in Ejclrava-yanti.

Objections: 1.. Il semble que l'action d'une créature supérieure, comme l'ange, puisse rendre l'homme heureux. Car il y a dans l'univers deux sortes d'ordre, l'un qui détermine les rapports des parties de l'univers entre elles, l'autre qui règle les rapports de l'ensemble de l'univers avec le bien qui est en dehors de lui -, le premier se rapporte au second comme à sa fin, suivant Aristote (Met. lib. xii, text. 52 et 53), de la même manière que l'ordre qui régit les parties de l'armée entre elles existe par suite de l'ordre qui soumet l'armée entière au général. Or, d'après l'ordre qui règle le rapport des parties de l'univers entre elleslcs créatures supérieures agissent sur les inférieures, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xxi, art. i ad 3). Et puisque le bonheur de l'homme consiste dans ses rapports avec le bien qui est en dehors de l'univers, c'est-à-dire avec Dieu, il s'ensuit que son bonheur provient de l'action qu'exerce sur lui lacréaturequi lui est supérieure, c'est-à-dire l'ange.

2.. Tout être susceptible d'arriver à un état peut y être élevé par l'être qui y est déjà lui-même parvenu. Ainsi un corps susceptible d'être échauffé peut être échauffé par un autre corps qui est déjà chaud lui-même. Or, l'homme peut arriver à la béatitude. Donc il peut y arriver par le moyen de l'ange qui y est déjà parvenu lui-même.

3.. La béatitude consiste dans l'opération de l'intellect, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 4). Or, l'ange peut éclairer l'intellect de l'homme, comme nous l'avons vu (part. I, quest. exi, art. 1). Donc il peut rendre l'homme heureux.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps. lxxxiii, 42) : C'est le Seigneur qui donnera la grâce et la gloire.

CONCLUSION. — La béatitude étant un bien qui surpasse la nature créée, il est impossible à l'homme de l'obtenir par le moyen d'aucune créature, il ne peut y parvenir que par le secours de Dieu lui-même.

Réponse Il faut répondre que toute créature est soumise aux lois de la nature parce qu'elle a une vertu et une action limitée. Par conséquent ce qui est au-dessus de la nature créée échappe à l'action de toute créature. Ainsi toutes les fois qu'il faut faire quelque chose qui est au-dessus de la nature, il faut que Dieu intervienne et qu'il agisse immédiatement. Telles sont la résurrection d'un mort, la guérison d'un aveugle et d'autres faits de ce genre. Or, nous avons montré (art. préc.) que la béatitude est un bien qui surpasse la nature créée. 11 est donc impossible que l'homme la reçoive d'une créature quelle qu'elle soit-, il ne peut être heureux que par le secours de Dieu, si l'on parle de la béatitude parfaite. Quant à la béatitude imparfaite, il faut raisonner à son égard de la même manière qu'à l'égard de la vertu qui la constitue (1).

(1) Cette vertu étant une vertu humaine, l'homme peut l'acquérir par lui-même, et il peut par conséquent arriver à cette béatitude par ses moyens naturels.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que selon l'ordre auquel sont soumises les puissances actives, il arrive ordinairement que c'est à la puissance suprême qu'il appartient de mener les choses à leur fin dernière, mais que les puissances inférieures l'aident en disposant convenablement les choses elles-mêmes. Ainsi 1 emploi du navire ou l'usage pour lequel on le construit appartient à l'art nautique qui préside à la confection du vaisseau. En conséquence, dans l'ordre de l'univers les anges aident l'homme à arriver à sa fin dernière en lui préparant les voies et en le disposant à y parvenir, mais il n'y arrive que par l'agent suprême qui est Dieu.

2. Il faut répondre au second, que quand une forme existe en acte dans un être à l'état parfait et naturellement, cet être peut par son action la communiquer à un autre. Ainsi ce qui est chaud échauffe par la chaleur. Mais quand une forme existe dans un être imparfaitement et qu'elle n'est pas en lui naturelle, il ne peut la communiquer à un autre. Ainsi le blanc de l'oeil n'a pas la vertu de rendre les objets blancs ; de même tout ce qui est éclairé ou échauffé n'a pas la puissance d'échauffer et d'éclairer les autres corps. Autrement la lumière et la chaleur se communiqueraient indêliniment. Or, la lumière de la gloire, par laquelle nous verrons Dieu, existe en lui à l'état parfait, et elle lui est naturelle; mais elle est imparfaite dans toutes les créatures, et n'a qu'un être de ressemblance ou de participation. Donc aucune des créatures qui sont en possession de la béatitude ne peut la communiquer à une autre.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ange éclaire dans sa gloire l'entendement de l'homme ainsi que celui de l'ange inférieur par rapport à la connaissance des oeuvres de Dieu, mais non par rapport à la vision de l'essence divine, comme nous l'avons dit (part. I, quest. cvi, art. 1, ad 2 et 3). Car à l'égard de cette vision ils sont tous immédiatement illuminés par Dieu.


ARTICLE VII. — est-il nécessaire que l'homme ait fait quelques bonnes oeuvres pour qu'il obtienne de dieu la béatitude (1)?


(1) Cet article est une réfutation de Calvin et de tous les hérétiques qui ont nié la nécessité et le mérite des oeuvres. Cette erreur a été condamnée par le concile de Trente (sess, vi, can. 26).

Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire que l'homme ait fait des bonnes oeuvres pour obtenir de Dieu la béatitude. Car Dieu étant un agent d'une puissance infinie, son action ne demande ni une matière préexistante, ni une matière préparée, il peut immédiatement produire l'être entier. Or, les oeuvres de l'homme n'étant pas nécessaires à sa béatitude en tant que cause efficiente, comme nous l'avons dit (art. préc), elles ne peuvent être exigées que comme dispositions. Donc Dieu qui n'a pas besoin pour agir de dispositions préexistantes accorde à l'homme la béatitude sans le concours de ses oeuvres.

2.. Comme Dieu est immédiatement l'auteur de la béatitude, de même c'est lui qui a immédiatement établi la nature. Or, lorsqu'il a primitivement produit la nature, il a tiré les créatures du néant sans qu'il y ait eu de leur part ni disposition, ni action préalable, et il les a rendues immédiatement chacune parfaites dans leur espèce. Il semble donc qu'il accorde à l'homme la béatitude sans que celui-ci fasse préalablement aucune bonne oeuvre.

3.. Saint Paul dit (Rom. iv) que la béatitude est accordée à l'homme auquel Dieu confère la justice sans les oeuvres. Donc les oeuvres de l'homme ne sont pas nécessaires pour arriver à la béatitude.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean dit (xiii, 47) : Si vous faites les choses qu'on vous a promises, vous serez heureux. Donc nous parvenons à la béatitude par l'action.

CONCLUSION. — Dieu seul est heureux par nature ; les anges qui se rapprochent le plus de la nature divine sont arrivés à la béatitude par un mouvement unique; Dieu a voulu que les hommes y parvinssent par plusieurs mouvements ou actions méritoires.

Réponse Il faut répondre que la droiture de volonté, comme nous l'avons dit (quest. iv, art. 4), est nécessaire à la béatitude, puisqu'elle n'est rien autre chose que le rapport qui doit exister entre la volonté et sa fin dernière. Cette disposition est nécessaire pour arriver à la fin dernière, comme la préparation convenable de la matière est nécessaire pour qu'elle reçoive une \              forme. Mais cela ne prouve pas que l'action de l'homme doive nécessairement précéder sa béatitude. Car Dieu pourrait faire que la volonté droite de l'homme tendit à sa fin, et qu'elle la possédât par un seul et même acte, comme il lui arrive quelquefois de produire simultanément la matière et la forme de ses créatures. Mais l'ordre établi par la divine sagesse demande qu'il n'en soit pas ainsi, parce que, comme le dit Aristote (De caelo, lib. ii, text. 64,65 et 66), parmi les êtres appelés à la possession du bien parfait, les uns le possèdent sans mouvement, d'autres par un mouvement unique, enfin d'autres par plusieurs mouvements. Or, celui qui le possède sans mouvement, c'est celui qui le possède naturellement. Et comme il n'y a que Dieu qui possède naturellement la béatitude, il n'y a que lui qui n'ait pas besoin de se mouvoir par une action antécédente pour y parvenir. D'ailleurs, comme la béatitude surpasse toute nature créée, aucune créature ne peut arriver à la béatitude sans agir, c'est-à-dire sans faire un mouvement qui l'y porte. Or, l'ange qui est supérieur à l'homme dans l'ordre de la nature, y est parvenu selon la volonté de la divine sagesse par un seul mouvement, c'est-à-dire par un seul acte méritoire, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxii, art. 5). Mais les hommes n'y arrivent que par plusieurs mouvements ou opérations auxquelles on donne le nom de mérites. Donc la béatitude est une récompense accordée à des actes de vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 9, et lib. x, cap. G, 7 et 8).


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que si l'action de l'homme est nécessaire pour obtenir la béatitude, ce n'est pas à cause de l'insuffisance de la puissance divine qui le béatifie, mais c'est pour observer l'ordre de la nature.

2. Il faut répondre au second, que Dieu a produit ses premières créatures à l'état de perfection immédiatement, sans disposition, ni action préalable de leur part, parce qu'il a créé ainsi les premiers individus de chaque espèce pour qu'ils transmissent leur nature à leurs descendants. De même comme la béatitude devait être transmise aux autres hommes par le Christ, suivant ces paroles de l'Apôtre (Hebr, n, 10) qui dit : qu'il a introduit après lui une foule d'enfants dans la gloire, son âme a été immédiatement bienheureuse dès le commencement de sa conception, sans aucune action méritoire antérieure. .Mais ce privilège n'appartient qu'à lui. Car les enfants baptisés, bien qu'ils n'aient pas de mérites propres, arrivent à la béatitude par les mérites du Christ, parce que par le baptême ils deviennent ses membres.

3. Il faut répondre au troisième, que saint Paul parle de la béatitude de l'espérance que l'on possède par la grâce sanctifiante qui ne nous est pas accordée à la vérité à cause de nos oeuvres antérieures (1). Car elle n'est pas le terme du mouvement comme la béatitude, mais elle est plutôt le principe de l'impulsion qui nous porte à acquérir la béatitude elle-même.

(1) Le concile de Trente établit aussi très-clairement la gratuité de la justification : Nihil eorum omnia quae justificutionem praecedunt, sive fides, sive opera, ipsam iustificationis gratiam promeretur : si enim gratia est, jam non ex operibus : alioquin gratia jam non est gratia (Voyez à ce sujet la Symbolique de Moelher, liv. 1Ch 5).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.5 a.2