I-II (trad. Drioux 1852) Qu.7 a.4

ARTICLE IV. — les principales circonstances sont-elles celles qui regardent la fin de l'acte et sa substance (3)?


(3) Cet article a pour objet d'établir que lamo-ralité des actions dépend surtout de l'intention et de la fin, qu'elle dépend ensuite de la substance de l'acte ou de l'objet, et qu'enfin elle dépend des autres circonstances. La fin qu'on se propose ou l'intention est ce qu'il y a de principal ; l'objet ou la chose que l'on fait vient en second lieu, et les autres circonstances sont les accessoires de l'acte.

Objections: 1.. Il semble que les circonstances principales ne soient pas celles qui regardent la fin de l'acte et sa substance, comme le dit Aristote (Eth. lib. in, cap. 1). Car la substance de l'acte semble comprendre le temps et le lieu, qui ne paraissent pas des circonstances principales, puisqu'elles sont ce qu'il y a de plus extrinsèque à l'acte. Donc les circonstances qui regardent la substance de l'acte ne sont pas les plus importantes.

2.. La fin est extrinsèque à la chose. Donc elle ne paraît pas être la circonstance la plus importante.

3.. Ce qu'il y a de principal dans chaque chose c'est sa cause et sa forme. Or, la cause d'un acte est la personne qui le fait, et sa forme est la manière dont elle le fait. Donc ces deux circonstances sont les plus importantes.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius (De nat. hom. cap. 31) dit que les principales circonstances sont la fin et la substance de l'acte.

CONCLUSION. — La circonstance qui atteint l'acte humain sous le rapport final est la première (cujus gratia), celle qui vient ensuite c'est celle qui touche à la substance même de l'acte (quid).

Réponse Il faut répondre que les actes ne sont humains, à proprement parler, que suivant qu'ils sont volontaires, comme nous l'avons dit (quest. î, art. 1). Or, la fin est le motif et l'objet de la volonté. C'est pourquoi la principale de toutes les circonstances est celle qui touche à l'action sous le rapport de la fin (cujus gratia). Celle qui vient ensuite c'est la circonstance qui atteint la substance même de l'acte (quid fecit). Quant aux autres circonstances, elles sont plus ou moins principales, selon qu'elles se rapprochent plus ou moins de celles-ci.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par la substance de l'acte Aristote n'entend pas le temps et le lieu, mais ce qui est uni à l'acte lui-même. Ainsi, Némésius expliquant ce passage d'Aristote, au lieu de ces expressions : in quibus est operatio, a employé celles-ci : quid agitur.

2. Il faut répondre au second, que la fin, bien qu'elle n'appartienne pas à la substance de l'acte, est cependant la cause la plus importante de l'acte, en ce sens que c'est elle qui porte l'agent à l'action. C'est pourquoi l'acte moral tire principalement de la fin son espèce.

3. Il faut répondre au troisième, que l'agent est cause de l'acte, selon qu'il est mû par la fin, et c'est à ce titre qu'il est cause principale de l'action. Quant aux autres conditions de la personne ou de l'agent, elles ne se rapportent pas aussi fondamentalement à l'acte. Pour le mode, il n'est pas une forme substantielle de l'acte; car la forme substantielle se considère dans l'acte selon son objet, sa fin et son terme, mais il est une sorte de qualité accidentelle.

QUESTION VIII. : DE LA VOLONTÉ ET DES CHOSES QU'ELLE EMBRASSE.


Nous avons actuellement à nous occuper des actes volontaires eux-mêmes en particulier. Nous traiterons : 1" des actes qui appartiennent immédiatement à la volonté et qui émanent d'elle; 2° des actes qu'elle commande. Or, la volonté se meut par rapport à la fin et par rapport aux moyens qui y conduisent. — Nous devons donc d'abord considérer les actes par lesquels la volonté se porte vers la fin et ensuite ceux par lesquels elle se porte vers les moyens qui y mènent. Or, les actes de la volonté qui se rapportent à l'a fin paraissent être au nombre de trois : la volonté, la jouissance et l'intention. Nous parlerons : lu de la volonté, 2U de la jouissance, 3° de l'intention. — A l'égard de la volonté il y a trois choses à considérer : 1" l'objet de la volonté, 2° son motif, 3" la manière dont elle est mue. — Touchant l'objet de la volonté trois questions sont à faire : 1" La volonté n'a-t-elle que le bien pour objet? — 2° N'a-t-elle pour objet que la fin, ou a-t-elle encore pour objets les moyens qui s'y rapportent? — 3" Si elle a également pour objet les moyens, tend-elle par un seul et même mouvement à la fin et aux moyens.

Article 1. —  la volonté n'a-t-elle que le bien pour objet (1)?


(1) Cette question revient à celle-ci ; la volonté ne peut-elle vouloir que le bien : ou le bien est-il son objet adéquat?

Objections: 1.. Il semble que la volonté n'ait pas le bien exclusivement pour objet. Car c'est la même puissance qui perçoit les contraires; ainsi la vue perçoit le blanc et le noir. Or, le bien et le mal sont contraires. Donc la volonté n'a pas seulement le bien pour objet, mais encore le mal.

2.. Les puissances raisonnables perçoivent les objets contraires, d'après Aristote (Met. lib. ix, text. 3). Or, la volonté est une puissance raisonnable, car elle existe dans la raison, comme le dit encore le même philosophe (De anima, lib. m, text. 42). Donc la volonté se rapporte à des objets contraires. Par conséquent elle n'a pas seulement pour objet le bien, mais encore le mal.

3.. Le bien et l'être se prennent l'un pour l'autre. Or, la volonté n'a pas seulement pour objet l'être, mais encore le non-être. Car nous voulons quelquefois ne pas marcher, ne pas parler, et nous voulons aussi pour l'avenir ce qui n'existe pas actuellement. Donc la volonté n'a pas seulement le bien pour objet.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que le mal est en dehors de la volonté, et que toute créature veut le bien.

CONCLUSION. — La volonté étant une inclination qui suit la perception de l'intellect, elle n'a pour objet que le bien ou du moins ce qui parait tel.

Réponse Il faut répondre que la volonté est une sorte d'appétit rationnel. Or, tout appétit n'a pour objet que le bien. La raison en est que l'appétit n'est rien autre chose que l'inclination d'un être qui désire une chose. Or, on ne désire que les choses qui conviennent, et avec lesquelles on a quelque ressemblance. Et comme toute chose, en tant qu'être et substance, est bonne, il est nécessaire que toute inclination se porte vers ce qui est bon. D'où Aristote conclut (Eth. lib. î, cap. 1) que le bien est ce que tous les êtres appètent. — D'ailleurs, on doit observer que, comme toute inclination résulte d'une forme, l'appétit naturel résulte de la forme qui existe dans la nature. Or, l'appétit sensitif, ainsi que l'appétit intelligentiel ou raisonnable qu'on appelle la volonté, suivent la forme que 1 intellect perçoit. Par conséquent, comme l'objet vers lequel tend l'appétit naturel est le bien naturel, de même l'objet vers lequel tend l'appétit animal ou volontaire est le bien perçu. Ainsi donc, pour que la volonté se porte vers une chose il n'est pas nécessaire que l'objet soit bon en lui-même, mais il faut qu'il soit perçu comme tel. C'est ce qui fait dire à Aristote (Phys. lib. n, text. 31) que la fin ou l'objet de la volonté est le bien réel ou apparent (2).

(2) Il y a cette différence entre l'appétit naturel et l'appétit rationnel, c'est que le premier ne se porte jamais que vers le bien réel, tandis que le second se porte souvent vers un bien trompeur qui n'est qu'apparent, la nature suit les lois que Dieu lui a opposées, sans s'en écarter, tandis que la raison peut s'en écarter souvent, à cause du libre arbitre.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la même puissance se rapporte à des objets contraires, mais non de la même manière. Ainsi la volonté se rapporte au bien et au mal, mais elle se rapporte au bien en le recherchant et au mal en le fuyant. On donne à l'appétit ou au désir du bien le nom de volonté, parce que dans le langage ordinaire on emploie ce mot pour exprimer l'acte de la volonté elle-même. On l'emploie aussi pour exprimer la fuite du mal ; de telle sorte que comme la volonté se rapporte au bien, de même elle se rapporte au mal.

2. Il faut répondre au second, que la puissance raisonnable ne perçoit pas les objets contraires quels qu'ils soient, elle ne perçoit que ceux qui sont contenus sous l'objet qui lui convient. Car une puissance n'embrasse jamais que l'objet qui est en harmonie avec elle. Or, l'objet de la volonté est le bien. Elle embrasse donc les objets contraires qui sont compris dans l'idée du bien lui-même, comme se mouvoir et se reposer, parler et se taire, et autres choses semblables. Car la volonté se porte vers l'une ou l'autre de ces choses selon la nature du bien.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui n'est pas un être dans la réalité est pris pour un être de raison. Par exemple, les négations et les privations sont des êtres de raison -, c'est ainsi que les choses futures sont des êtres, selon que l'intelligence les perçoit. Et par là même que nous les percevons comme de bonnes choses, alors la volonté se porte vers elles. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. v, cap. \ ) que la privation du mal ala nature du bien.


ARTICLE II. — la volonté n'a-t-elle pour objet que la fin ou si elle a encore pour objets les moyens qui s'y rapportent (1)?


(1) Scot a entrepris d'établir qu'il y avait des actes absolus qui ne portaient ni sur la fin, ni sur les moyens. Mais en approfondissant cette discussion elle dégénère en une pure dispute de mots.

Objections: 1.. Il semble que la volonté ne se rapporte pas aux moyens, mais seulement à la fin. Car Aristote dit (Eth. lib. m, cap. % que la volonté a pour objet la fin, et que c'est à l'élection à déterminer les moyens.

2.. Pour les choses qui sont de différents genres il y a dans l'àme différentes facultés qui s'y rapportent, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 1). Or, la fin et les moyens appartiennent à divers genres de bien. Car la fin, qui est le bien honnête ou délectable, appartient au genre de la qualité active ou passive; tandis que le bien, qu'on appelle l'utile et qui se rapporte à la fin, est un bien relatif (2), d'après Aristote (Eth. lib. i, cap. 6). Doncsi la volonté a pour objet la fin elle ne peut pas se rapporter encore aux moyens.

(2) L'utile entre dans la catégorie de la relation, tandis que l'honnête appartient à la catégorie de la qualité; ce qui prouve que ces deux sortes [de bien ne sont pas du même genre.

3.. Les habitudes sont proportionnées aux puissances, puisqu'elles en sont les perfections. Or, dans les habitudes qui reçoivent le nom <X arts pratiques la fin appartient à une chose, et les moyens à une autre. Ainsi, c'est au pilote qu'appartient l'usage du navire qui est sa fin, et c'est au charpentier que se rapporte sa construction qui est le moyen. Donc puisque la volonté a pour objet la fin, ce n'est pas elle qui se rapporte aux moyens.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Dans les choses naturelles c'est la même puissance qui passe par le milieu et qui arrive au terme. Or, les moyens sont une sorte de milieux par lesquels on parvient à la fin, comme au terme. Donc si la volonté se rapporte à la fin, elle se rapporte aussi aux moyens.

CONCLUSION. — La volonté comme puissance se rapporte à la fin et aux moyens comme à des choses bonnes, mais en tant qu'acte elle ala fin pour objet propre.

Réponse Il faut répondre que par volonté on entend tantôt la puissance par laquelle nous voulons et tantôt l'acte même de la volonté. S'il est question de la volonté considérée comme puissance, elle s'étend à la fin et aux moyens. Car chaque puissance s'étend aux choses dans lesquelles elle peut trouver de quelque manière la nature de son objet. Ainsi la vue s'étend à tout ce qui participe de quelque manière à la couleur. Or, la nature du bien qui est l'objet de la volonté se trouve non-seulement dans la fin, mais encore dans les moyens. Mais quand on parle de la volonté considérée comme acte, elle n'a, à proprement parler, que la fin pour objet. Car tout acte qui reçoit son nom d'une puissance désigne simplement l'acte de cette puissance même. Ainsi par le mot comprendre on entend l'acte pur et simple de l'intellect. Or, l'acte simple d'une puissance se rapporte à ce qui est par soi l'objet de cette puissance. Et comme la fin est l'objet qui est bon et que l'on veut pour lui-même, il s'ensuit que la volonté a proprement la fin pour objet. Quant aux moyens ils ne sont ni bons, ni voulus pour eux-mêmes, ils ne sont tels que suivant qu'ils se rapportent à la fin. Par conséquent la volonté ne se porte vers eux qu'autant qu'elle se porte vers la fin elle-même, et ce qu'elle veut en'eux est donc la fin. Ainsi l'intelligence ne se rapporte proprement qu'aux choses qu'on connaît par elles-mêmes, c'est-à-dire aux principes ; et les choses qu'on connaît au moyen des principes ne sont réellement comprises qu'autant qu'on considère en elles les principes eux-mêmes. Car, clans les choses qui sont du domaine de l'appétit, la fin joue le même rôle que les principes dans l'ordre des choses intelligibles, d'après Aristote (Eth. lib. vu, cap. %;Phys. lib. n, text. 87).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en cet endroit Aristote parle de la volonté considérée comme un acte pur et simple, mais non comme une puissance.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a différentes puissances pour les choses qui sont de divers genres et qui sont, pour ainsi dire, parallèles-, comme le son et la couleur qui sont des choses sensibles de divers genres auxquelles correspondent différentes facultés, comme l'ouïe et la vue. Or, l'utile et l'honnête ne sont pas des choses parallèles, car elles sont entre elles ce que l'absolu est au relatif. Ces choses se rapportent donc toujours à la même puissance, comme c'est la même faculté visuelle qui perçoit la couleur et la lumière qui la lui fait voir.

3. Il faut répondre au troisième, que tout ce qui diversifie l'habitude ne diversifie pas la puissance. Car l'habitude est une détermination de la puissance à un acte spécial. Cependant tout art pratique considère la lin et les moyens qui s'y rapportent. Car le pilote considère dans son art la lin comme la chose qu'il fait, et les moyens comme la chose qu'il commande, tandis que le constructeur de navire considère, au contraire, le moyen comme la chose qu'il opère. De plus dans tout art pratique il y a une fin propre à cet art et des moyens qui s'y rapportent exclusivement.


ARTICLE III. — LA VOLONTÉ SE PORTE-T-ELLE PAR UN MÊME ACTE VERS LA FIN ET LES MOYENS?


Objections: 1.. Il semble que la volonté se porte par un même acte vers la fin et les moyens. Car, d'après Aristote (Top. lib. m, cap. 2), quand une chose existe pour une autre, il n'y en a qu'une. Or, la volonté ne veut les moyens que pour la fin. Donc elle se porte par un seul et même acte vers l'un et l'autre.

2.. La fin est ce qui fait vouloir les moyens comme la lumière est ce qui fait voir les couleurs. Or, on voit d'un seul et même acte la lumière et la couleur. Donc c'est le même mouvement de la volonté qui nous porte vers la fin et les moyens.

3.. Dans l'ordre de la nature, c'est numériquement le même mouvement qui passe par les milieux pour arriver aux extrêmes. Or, les moyens sont à la fin ce que les milieux sontà ce qui est extrême. Donc c'est le même mouvement de la volonté qui la porte vers la fin et les moyens.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les actes se diversifient suivant les objets. Or, la fin et les moyens ou l'utile sont des espèces de bien différentes. Donc la volonté ne se porte pas par un même acte vers l'un et l'autre (1).

(1) Iri le vrai n'est pas dans ce contraire. Saint Thomas fait voir dans le corps de l'article qu'il se trouve entre ces deux sentiments opposés.

CONCLUSION. — La volonté peut se porter par un seul et même acte, non-seulement vers la fin, mais encore vers les moyens, quoique sous divers rapports.

Réponse Il faut répondre que puisqu'on veut la fin pour elle-même, tandis qu'on ne veut les moyens considérés comme tels que pour la fin, il est évident que la volonté peut se porter vers la fin, sans se porter vers les moyens, mais elle ne peut se porter vers les moyens considérés comme tels, sans se porter vers la fin. Par conséquent la volonté se porte vers la fin de deux manières: 1° d'une manière absolue quand elle la veut pour elle-même; 2° quand on la veut comme la raison ou le motif des moyens qui s'y rapportent. Il est donc manifeste que la volonté se porte par un seul et même acte vers la fin et les moyens, quand on considère la fin comme le motif ou la raison des moyens. Mais c'est par un autre acte qu'elle se porte vers la fin absolue, et cet acte a quelquefois une priorité de temps. C'est ce qui arrive quand quelqu'un veut d'abord la santé et qu'ensuite, après avoir cherché les moyens de se guérir, il veut faire venir un médecin pour y parvenir. L'intellect procède d'ailleurs de la même manière. Car on comprend d'abord les premiers principes en eux-mêmes; ensuite on les comprend dans leurs conséquences et on adhère aux conséquences à cause des principes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison ne s'applique qu'à la volonté qui se porte vers la fin considérée comme la raison et le motif des moyens que l'on veut.

2. Il faut répondre au second, que quand on voit la couleur on voit d'un même acte la lumière; mais que cependant on peut voir la lumière sans voir la couleur. De même quand on veut les moyens on veut du même acte la fin, mais non réciproquement.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'exécution d'un ouvrage les moyens sont comme les milieux et la fin est comme le terme. Par conséquent, comme le mouvement naturel s'arrête quelquefois au milieu et ne va pas jusqu'au terme; de même quelquefois on met en oeuvre les moyens sans arriver à la fin. Mais pour le vouloir c'est le contraire. Car c'est la fin qui porte la volonté à vouloir les moyens, comme l'intellect arrive aux conséquences par les principes, qui reçoivent le nom de moyens. D'où il résulte que l'intellect comprend quelquefois le moyen sans parvenir à la conclusion; comme la volonté veut quelquefois la fin sans vouloir cependant ce qui y mène. Quant à l'objection que l'on fait en sens contraire, la solution est rendue évidente parce que nous avons dit (art. 2 ad 2). Car l'utile et l'honnête ne sont pas des espèces de bien parallèlement différentes, mais elles sont l'une à l'autre ce que l'absolu est au relatif. C'est pourquoi l'acte de la volonté peut se porter vers l'un sans se porter vers l'autre, mais non réciproquement.

QUESTION IX. : DU MOTIF DE LA VOLONTÉ.


Nous avons maintenant à nous occuper du motif de la volonté. — A cet égard six questions se présentent : 1- La volonté est-elle mue par l'intellect? — 2° Est-elle mue par l'appétit sensitif? — 3° La volonté se meut-elle elle-même? — 4° Est-elle mue par un principe extérieur? — 5° Est-elle mue par le corps céleste? — 6° N'est-elle mue extérieurement que par Dieu ?

ARTICLE I. — LA VOLONTÉ EST-ELLE MUE PAR L'INTELLECT ?


Objections: 1.. Il semble que la volonté ne soit pas mue par l'intellect. Car saint Augustin dit à propos de ces paroles du Psalmiste (Ps. cxvm) : Concupivit anima mea desiderare iustificationes tuas. L'intellect s'élance, la volonté le suit lentement ou ne le suit pas du tout-, nous connaissons le bien et nous ne prenons pas plaisir à le faire. Or, il n'en serait pas ainsi si la volonté était mue par l'intellect, parce que le mobile suivrait l'impulsion du moteur. Donc l'intellect ne meut pas la volonté.

2.. L'intellect qui fait voir l'objet désirable est à la volonté ce que l'imagination, qui remplit le même rôle, est à l'appétit sensitif. Or, l'imagination ne meut pas l'appétit sensitif. Nous sommes même quelquefois à l'égard des choses que nous imaginons ce que nous sommes par rapport aux objets que nous représente un tableau, comme l'observe Aristote [De anima, lib. n, text. 454). Donc l'intellect ne meut pas non plus la volonté.

3.. Le même être considéré sous le même aspect ne peut pas tout à la fois mouvoir et être mù. Or, la volonté meut l'intellect, car nous comprenons quand nous voulons \ donc l'intellect ne meut pas la volonté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit [De anima, lib. m, text. 54) que l'objet de l'appétit intelligentiel meut sans être mû, tandis que la volonté est un moteur qui est mû.

CONCLUSION. — L'intellect meut la volonté, non dans l'exercice ou l'usage de ses actes, mais par rapport à la détermination de leurs espèces; tandis que la volonté meut toutes les puissances par rapporta l'exercice de leurs actes.

Réponse Il faut répondre que, plus une chose a besoin d'être mue par quelqu'un, et plus nombreux sont les objets à l'égard desquels elle est en puissance. Car il faut que ce qui est en puissance soit mis en acte par un être qui est en acte lui-même, et c'est ce qu'on appelle mouvoir. Or, une faculté de l'âme peut être en puissance par rapport à divers objets de deux manières : 4° quand il s'agit d'agir ou de ne pas agir (4) ; 2° quand il faut faire telle ou telle chose (2). Ainsi la vue voit quelquefois et quelquefois elle ne voit pas-, tantôt elle voit blanc et tantôt noir. Pour ces deux opérations il lui faut un moteur. Par conséquent il en faut un pour l'exercice ou l'usage de l'acte et il en faut un autre pour sa détermination. Le premier se prend du sujet qui tantôt agit et tantôt n'agit pas. Le second part de l'objet qui spécifie l'acte. Or, le mouvement du sujet lui-même a pour cause un agent quelconque. Et puisque tout agent se propose une fin, comme nous l'avons prouvé (quest. i, art. 2), il s'ensuit que c'est de la fin que procède le principe même du mouvement. De là il arrive que l'art qui s'occupe de la fin commande à l'art qui s'occupe des moyens. L'art du pilote, par exemple, commande à l'acte du constructeur de navire, comme le dit Aristote (Phys. lib. n, text. 25). Or, le bien en général, qui est la fin de toutes nos actions, étant l'objet de la volonté, il en résulte qu'à ce titre la volonté meut les autres puissances de l'âme par rapport à leurs actes. En effet, nous faisons usage des autres puissances quand nous voulons. Car leurs fins et leurs perfections sont comprises sous l'objet de la volonté comme des biens particuliers. Or, l'art ou la puissance dont la fin est universelle meut toujours l'art ou la puissance dont la fin particulière est comprise sous la fin universelle elle-même. Ainsi un général d armée qui est chargé du bien de tous, c'est-à-dire du commandement de l'armée entière, a sous ses ordres un tribun qui n'est à la tête que d'un bataillon. — Mais l'objet meut en déterminant l'acte à la manière du principe formel, qui, dans l'ordre de la nature, spécifie l'acte, comme réchauffement spécifie la chaleur. Or, le premier principe formel est l'être et le vrai universel qui est l'objet de l'intellect. C'est pourquoi l'entendement meut la volonté de cette manière, en lui présentant son objet.

(1) Elle est alors en puissance, quanta l'excercice (quoad exercitium). Sous ce rapport la volontc meut l'intellect et les autres puissances qui ui sont soumises.

(2) Dans ce cas elle est en puissance quoad specificationem, et la mouvoir de cette manière c'est la déterminer à faire un acte d'une certaine espèce, par exemple, un acte d'amour ou de haine. Sous ce rapport c'est l'intellect qui meut la volonté en lui proposant son objet.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce témoignage de saint Augustin ne prouve pas que l'intellect ne meut pas la volonté, mais qu'il ne la meut pas nécessairement.

2. Il faut répondre au second, que comme l'image de la forme sans l'appréciation de ce qui convient ou de ce qui nuit ne meut pas l'appétit sensitif, de même la perception du vrai ne meut pas la volonté sans l'idée de ce qui est bien et de ce qui est désirable (1). Ce n'est donc pas l'intellect spéculatif qui meut la volonté, mais l'intellect pratique, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 46 et seq.).

(1) On voit qu'il s'agit ici de l'intellect pratique, mais non de l'intellect purement spéculatif,

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté meut l'intellect par rapport à l'exercice de ses actes, parce que le vrai lui-même qui est la perfection de l'intellect est compris sous le.bien universel comme un bien particulier. Mais relativement à la détermination de l'acte qui résulte de l'objet, l'intellect meut la volonté parce que le bien lui-même est perçu d'une manière spéciale, et qu'à ce titre il est compris sous l'idée générale du vrai. Ainsi il est évident que ce n'est pas le même être qui est tout à la fois moteur et mobile sous le même rapport.


ARTICLE II. — LA VOLONTÉ EST-ELLE MUE PAR L'APPÉTIT SENSITIF (2)?


(2) L'appétit sensitif ne meut pas directement la volonté, parce que ce qui est matériel n'agit pas directement sur ce qui est spirituel ; mais il la meut indirectement et médiatement, c'est-à-dire par le moyen de l'intellect dont les jugements dépendent beaucoup de l'appétit irascible et de l'appétit concupiscible.

Objections: 1.. Il semble que la volonté ne puisse pas être mue par l'appétit sensitif. Car le moteur et l'agent sont plus nobles que le mobile et le patient, suivant saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xu, cap. 46). Or, l'appétit sensitif est inférieur à la volonté qui est l'appétit intelligentiel, comme les sens sont inférieurs à l'intellect. Donc l'appétit sensitif ne meut pas l'intellect.

2.. Aucune puissance particulière ne peut produire un effet universel. Or, l'appétit sensitif est une puissance particulière; car elle résulte de la perception particulière des sens. Donc elle ne peut produire le mouvement de la volonté qui est général parce qu'il est la conséquence delà perception universelle de l'entendement.

3.. Comme le démontre Aristote (Phys. lib. viii, text. 40), le moteur n'est pas mû par l'objet qu'il meut de telle sorte que leur mouvement soit réciproque. Or, la volonté meut l'appétit sensitif en ce sens que l'appétit sensitif obéit à la raison. Donc l'appétit sensitif ne meut pas la volonté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'apôtre saint Jacques dit (Ep. i, 44) : Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui le séduit et l'emporte. Or, on ne serait pas entrainé par la concupiscence, si la volonté n'était mue par l'appétit sensitif qui est le siège de la concupiscence même. Donc l'appétit sensitif meut la volonté.

CONCLUSION. — Puisque les dispositions de l'homme se modifient suivant la passion de l'appétit sensitif, on dit avec raison que la volonté est de la part de l'objet mue par l'appétit sensitif.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), ce que l'on perçoit comme étant bon et convenable meut la volonté d'une manière objective. Or, pour qu'une chose paraisse bonne et convenable il faut deux conditions qui dépendent, l'une de l'objet qu'on propose, l'autre du sujet auquel on le propose. Car la convenance est une idée de rapport qui dépend de ces deux extrêmes. C'est ce qui fait que le goût, selon ses différentes dispositions, ne juge pas de la même manière de la convenance ou de la disconvenance des objets. De là Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 5) que la lin parait à chaque être telle qu'il est lui-même. D'ailleurs il est évident que les dispositions de l'homme changent suivant les passions de son appétit sensitif. Ainsi, selon qu'il est soumis à telle ou telle passion, ce qui ne lui semblait pas convenable avant que la passion ne se soit déclarée lui parait ensuite convenir. L'homme en colère, par exemple, approuve ce que l'homme tranquille n'approuverait pas (1). En ce sens l'appétit sensitif meut la volonté par rapport à l'objet.

(1) Ainsi dans la colère, la vengeance parait une chose juste et convenable, et il n'en est pas de même quand on a l'esprit calme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que ce qu'il y a en soi et absolument de plus noble se trouve néanmoins inférieur sous certain rapport. Ainsi, absolument parlant, la volonté est plus noble que l'appétit sensitif-, mais par rapport à l'individu dans lequel la passion domine, du mêment qu'il lui est soumis, l'appétit sensitif l'emporte.

2. Il faut répondre au second, que les actes et les choix des hommes ont pour objet ce qui est singulier ou individuel. De là il arrive que l'appétit sensitif étant une puissance particulière , il a une grande influence sur les dispositions de l'homme pour lui faire voir les objets individuels, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme ledit Aristote (Pol.ïïh. i, cap. 3), la raison qui est le siège de la volonté meut par son ordre la faculté irascible et la faculté concupiscible ; elle ne les meut pas despotiquement comme un maître son serviteur, mais elle les meut royalement ou politiquement, c'est-à-dire comme un prince commande à des hommes libres qui ont le pouvoir de lui résister. Par conséquent l'irascible et le concupiscible peuvent mouvoir la volonté dans un sens opposé, et rien n'empêche que cette faculté ne soit mue quelquefois par ces deux puissances.

ARTICLE III. — la volonté se meut-elle elle-même (2) ?


(2) Cette analyse des motifs qui agissent sur la volonté est extrêmement remarquable, i.es six articles que cette question renferme nous la montrent sous toutes ses taecs, cl ne laissni! absolument lien à désirer.

Objections: 1.. Il semble que la volonté ne se meuve pas elle-même. En effet, tout moteur existe comme tel en acte ; tandis que tout mobile existe en puissance. Car le mouvement est l'acte de l'être qui existe en puissance considéré comme tel. Or, le même être n'est pas en puissance et en acte par rapport à la même chose. Donc aucun être ne se meut lui-même , et par conséquent la volonté ne peut se mouvoir.

2.. Le mobile se meut à la présence du moteur. Or, la volonté est toujours présente à elle-même. Donc si elle se mouvait elle-même, elle devrait se mouvoir toujours, ce qui paraît évidemment faux.

3.. La volonté est mue par l'intellect, comme nous l'avons dit (art. i huj. quaest.). Si donc la volonté se meut elle-même, il s'ensuit que le même être se trouve mù immédiatement et tout à la fois par deux moteurs, ce qui paraît répugner. Donc la volonté ne se meut pas elle-même.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La volonté est maîtresse de ses actes et c'est à elle qu'il appartient de vouloir et de ne vouloir pas, ce qui ne serait pas si elle n'avait pas le pouvoir de se mouvoir elle-même par rapport à ses voli-tions. Donc elle se meut elle-même.

CONCLUSION. — La volonté en voulant le bien et la fin peut se mouvoir elle-même pour vouloir les moyens.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), c'est à la volonté qu'il appartient de mouvoir les autres puissances relativement à la fin qui est son objet. Or, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. I), la fin est pour l'appétit ce que les principes sont pour l'intelligence. Par conséquent comme l'intelligence qui part du principe se fait passer elle-même de la puissance à l'acte relativement à la connaissance des conclusions et se meut ainsi elle-même ; de même la volonté, par là même qu'elle veut la fin, se meut elle-même pour vouloir les moyens qui y mènent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté ne meut pas et n'est pas mue sous le même rapport -, par conséquent elle n'est pas sous le même rapport tout à la fois en acte et en puissance. Mais elle est en acte par rapport à la fin qu'elle veut, et elle passe de la puissance à l'acte relativement aux moyens, de manière aies vouloir actuellement.

2. Il faut répondre au second, que la puissance de la volonté est toujours actuellement présente à elle-même. Mais l'acte de la volonté par lequel elle veut la fin n'existe pas toujours dans la volonté elle-même. Et comme c'est de cette manière que cette faculté se meut, il en résulte qu'elle ne se meut pas toujours.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté n'est pas mue de la même manière par l'intellect et par elle-même. Car elle est mue par l'intellect sous le rapport de l'objet et elle est mue par elle-même relativement à l'exercice de ses actes, sous le rapport de la fin.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.7 a.4