I-II (trad. Drioux 1852) Qu.9 a.4

ARTICLE IV. — la volonté est-elle mue par un principe extérieur (1)?


(1) Il y a pour la volonté une volition première, comme il y a pour l'intelligence une connaissance première, et pour les choses naturelles un mouvement premier. Dieu est le principe de cette volition première, comme il est le principe de tout ce qu'il y a de premier et de fondamental dans tous les êtres.

Objections: 1.. Il semble que la volonté ne soit pas mue par un principe extérieur. Car le mouvemen t de la volonté est volontaire. Or, il est dans l'essence du volontaire de procéder d'un principe intrinsèque, comme c'est de l'essence de tout acte naturel. Donc le mouvement de la volonté n'a pas pour cause un principe extrinsèque.

2.. La volonté ne peut souffrir la violence, comme nous l'avons prouvé (quest. vi, art. 4). Or, ce qui est violent provient d'un principe extérieur. Donc la volonté ne peut être mue par un principe de cette nature.

3.. Ce qui est suffisamment mû par un seul moteur n'a pas besoin d'être mû par un autre. Or, la volonté se meut suffisamment elle-même. Donc elle n'est pas mue par un principe extérieur.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La volonté est mue par un objet, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, l'objet de la volonté peut être une chose extérieure qui frappe les sens. Donc la volonté peut être mue extérieurement.

CONCLUSION. — Non-seulement la volonté est mue parle désir du bien et de la fin, mais il est nécessaire qu'elle soit mue encore par un objet extérieur pour son premier acte.

Réponse Il faut répondre que la volonté étant mue par un objet, il est évident qu'elle peut être mue par un principe extérieur. D'ailleurs, par là même qu'elle est mue dans l'exercice de ses actes, il est nécessaire d'admettre qu'elle est soumise à un principe extérieur. Car tout être qui est tantôt en acte et tantôt en puissance a besoin d'être mû par un moteur. Comme il est évident que la volonté commence à vouloir une chose qu'auparavant elle ne voulait pas, il en résulte nécessairement qu'elle est mue par quelqu'un qui la dirige dans ses volitions. Au reste la volonté se meut elle-même, comme nous l'avons dit (art. préc.), en ce sens que par là même qu'elle veut la fin elle se porte elle-même à vouloir les moyens -, ce qui ne peut se l'aire sans une délibération quelconque. Car quand on veut être guéri, on commence d'abord à examiner comment on peut y parvenir. Cette pensée nous mène à conclure qu'on peut être guéri par un médecin, et alors on le veut. Mais comme on n'a pas toujours actuellement voulu la santé, il faut qu'on ait commencé à la vouloir et que l'impulsion soit venue d'un moteur. Si la volonté s'était mue elle-même, il aurait fallu qu'elle le fit par l'intermédiaire d'un conseil d'après une volonté préalablement existante. Mais comme on ne peut remonter ainsi de volonté en volonté indéfiniment, il est nécessaire d'admettre que pour son mouvement premier la volonté reçoit son impulsion d'un principe extérieur, comme le prouve Aristote (Eth. Eudemicae, cap. Í8).


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, qu'il est dans l'essence du volontaire que son principe soit intérieur ; mais il n'estpas nécessaire que ce principe intérieur soit un principe premier qui n'est mù par aucun autre. Ainsi le mouvement volontaire, bien qu'il ait pour principe prochain un principe intrinsèque, a néanmoins pour principe premier un principe extérieur, comme le principe premier du mouvement naturel est en dehors de la nature qu'il meut.

2. Il faut répondre au second, que la violence ne consiste pas seulement à avoir pour principe quelque chose d'extérieur, mais il faut de plus que l'être qui subit la violence ne contribue en rien à l'acte qu'elle produit; ce qui n'arrive pas quand la volonté est mue par un principe extérieur. Car c'est la volonté elle-même qui veut, bien qu'elle soit mue par une cause extérieure. Mais le mouvement serait violent s'il était contraire au mouvement de la volonté ; ce qui ne peut exister dans cette hypothèse, parce qu'alors la volonté voudrait et ne voudrait pas tout à la fois la même chose.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté se suffit à elle-même pour certaines choses qui sont renfermées dans sa sphère (4), c'est-à-dire en tant qu'agent prochain. Mais elle ne peut se mouvoir elle-même en toutes circonstances, comme nous l'avons vu (in corp. art.). Donc il lui faut un autre être pour être mue par lui comme par son premier moteur.

(1) A l'égard de ces volitions secondaires, elle est encore subordonnée à Dieu, comme la cause seconde à la cause première. Seulement pour les volitions secondes Dieu ne meut la volonté que d'une motion générale, tandis que pour la \oli-tion première il la meut d'une motion spéciale.


ARTICLE V. — les corps célestes peuvent-ils mouvoir la volonté (2) ?


(2) Cet article est une réfutation d'Algazel et de tous ceux qui croyaient à l'astrologie judiciaire, et qui supposaient que les astres exercent une influence directe sur les hommes. Cette erreur que saint Paul stigmatisait en ces termes (Gai. iv) : Dies observatis et menses et tempora et annos; timeone forte sine cansd laboraverim in vobis, a été maintes fois condamnée par 1 Eglise.

Objections: 1.. Il semble que la volonté humaine soit mue par les corps célestes. Car tous les mouvements variés et multiples des êtres se rapportent comme à leur cause au mouvement uniforme qui est le mouvement céleste, comme le prouve Aristote (Phys. lib. vin, text. 76). Or, les mouvements des hommes sont variés et multiples et ont un commencement, ce qui suppose qu'ils n'existaient pas antérieurement. Donc ils se rapportent comme à leur cause au mouvement céleste qui est un mouvement uniforme de sa nature.

2.. D'après saint Augustin (De Trin. lib. iii, cap. 4), les corps inférieurs sont mus par les corps supérieurs. Or, les mouvements du corps humain, qui ont pour cause la volonté, ne pourraient se rapporter au mouvement du ciel comme à leur cause, si la volonté n'était mue elle-même par le ciel. Donc le ciel meut la volonté humaine.

3.. En observant les corps célestes les astrologues prédisent quelquefois la vérité à l'égard des actes humains qui procèdent de la volonté; ce qui ne serait pas si les corps célestes ne pouvaient pas mouvoir la volonté de l'homme. Donc la volonté humaine est mue par les corps célestes.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 8) que les corps célesles ne sont pas causes de nos actes. Or, ils en seraient causes si la volonté, qui est le principe des actes humains, était mue par les corps célestes. Donc elle n'est pas mue par eux.

CONCLUSION. — Puisque la volonté est une puissance absolument spirituelle et incorporelle, elle ne peut être qu'indirectement mue par les corps célestes.

Réponse Il faut répondre que par là même que la volonté est mue par un objet extérieur, il est évident qu'elle peut être mue parles corps célestes, en ce sens que les corps extérieurs meuvent la volonté en agissant sur les sens, et que les organes des puissances sensitives sont eux-mêmes soumis aux mouvements des corps célestes (1). Mais il y ades auteurs qui ont supposé que les corps célestes pouvaient directement agir sur la volonté humaine et la mouvoir par rapport à l'exercice de ses actes comme elle est mue par un agent extérieur. Leur sentiment est insoutenable. Car la volonté, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 42), réside dans la raison. Or, la raison est une puissance de l'âme qui n'est pas liée à un organe corporel. C'est donc une puissance absolument spirituelle et immatérielle. Comme il est d'ailleurs manifeste qu'aucun corps ne peut agir sur une chose spirituelle, mais que c'est plutôt les choses spirituelles et immatérielles qui agissent sur les corps, parce qu'elles ont une vertu plus formelle et plus universelle qu'eux, il en résulte qu'il est impossible que les corps célestes agissent directement sur l'intellect ou la volonté. C'est pourquoi Aristote (De am. lib. ii, text. 450) rapportant l'opinion de ceux qui disaient que la volonté des hommes est conforme à celle que leur suggère le père des dieux et des hommes, c'est-à-dire Jupiter qu'ils prenaient pour l'ensemble des corps célestes, il attribue cette opinion à ceux qui supposaient que l'intellect ne diffère pas des sens. Car toutes les puissances sensitives étant des actes d'organes corporels, peuvent être mues accidentellement par les corps célestes, du mêment que les corps dont elles sont les actes sont mus eux-mêmes. Mais comme nous avons dit (art. 2) que l'appétit intelligentiel est mû d'une certaine manière par l'appétit sensitif, les mouvements des corps célestes exercent une action indirecte sur la volonté, en ce sens que les passions de l'appétit sensitif peuvent mouvoir cette faculté.

(1) Celte concession que fait ici saint Thomas tient à l'opinion péripatéticienne qu'il avait admise à l'égard de l'influence des astres sur le monde sublunaire. Aujourd'hui on n'admettrait pas autre chose que l'influence des climats, et cette influence a besoin d'être encore infiniment restreinte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les mouvements multiples de la volonté humaine se ramènent à une cause uniforme qui réside dans l'intellect et la volonté d'êtres supérieurs; ce qu'on ne peut dire d'un corps, et ce qui n'est vrai que d'une substance supérieure spirituelle. Il n'est donc pas nécessaire que le mouvement de la volonté se ramène au mouvement du ciel, comme à sa cause.

2. Il faut répondre au second, que les mouvements corporels de l'homme se ramènent au mouvement des corps célestes comme à leur cause en ce sens que la disposition des organes est apte à recevoir de l'action des corps célestes un mouvement quelconque, ei que l'appétit sensitif est lui-même soumis à l'influence de ces mêmes corps. On peut encore ajouter que les corps extérieurs sont mus conformément au mouvement des corps célestes, et que selon leur occurrence la volonté commence à vouloir et à ne pas vouloir une chose. Ainsi quand le froid arrive on commence à vouloir faire du feu. Mais ce mouvement de la volonté provient de l'objet qui lui est extérieurement présenté, et non de l'instinct qui la meut intérieurement.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxx et lxxxi, et art. 2 huj. quaest.), l'appétit sensitif est l'acte d'un organe corporel. Rien n'empêche donc que l'influence des corps célestes ne porte les hommes à la colère, à la concupiscence ou à toute autre passion, comme il y a une foule d'individus qui d'après leur tempérament naturel suivent les passions auxquelles les sages seuls résistent. C'est ce qui fait que ce que les astrologues annoncent d'après l'inspection des corps célestes est vrai le plus souvent. Néanmoins,comme le dit VLoiùmëe (in Centiloquio) (l),le sage domine les astres, parce qu'en résistant aux passions il empêche L'effet des corps célestes par l'action libre de sa volonté qui se trouve vainement soumise à leur mouvement. Ou bien, suivant saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. 17), il faut reconnaître que quand les astrologues disent vrai c'est d'après un instinct secret que l'esprit de l'homme subit à son insu, et il attribue cet instinct à l'action des démons qui agissent ainsi pour tromper les hommes.

(1) Ccntiloquium, c'est-à-dire les cent maximes ou théorèmes astrologiques, recueillis des divers ouvrages de Ptolémée.


ARTICLE VI. — la volonté n'est-elle mue extérieurement que par dieu (2) ?


(2) Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de l'Ecriture : Deus est qui operatur in nobis velle et perficere [Phil, 2, 13) : Cor regis in manu Dei est, et quocumque voluerit rcrlel illud.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne soit pas le seul principe extérieur qui meuve la volonté. Car naturellement l'être inférieur doit être mû par celui qui est au-dessus de lui, comme les corps terrestres sont mus par les corps célestes. Or. il y a au-dessus de la volonté humaine un être qui est après Dieu ; c'est l'ange. Donc l'ange peut mouvoir extérieurement la volonté.

2.. L'acte de la volonté suit l'acte de l'intellect. Or, les intelligences humaines sont mises en acte non-seulement par Dieu, mais encore par l'ange au moyen des illuminations, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc il en est de même aussi de la volonté.

3.. Dieu n'est cause que de ce qui est bien, d'après ces paroles de la Genèse (Gn 1,31): Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient fort bonnes. Sidone la volonté de l'homme n'était mue que par Dieu, jamais elle ne serait portée au mal ; cependant la volonté, comme le dit saint Augustin, est la source de nos péchés et de nos vertus (Retract, lib. n, cap. 9).


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Car l'Apôtre dit (Ph 2,13) : C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire.

CONCLUSION. — La volonté humaine étant une puissance de l'àme raisonnable qui se rapporte au bien général ou universel, il n'y a que Dieu qui puisse la mouvoir comme principe extérieur.

Réponse Il faut répondre que le mouvement de la volonté procède d'un principe intrinsèque, comme le mouvement naturel. En effet, quoique un être qui n'est pas cause d'un autre puisse le mouvoir, il ne peut cependant lui communiquer un mouvement naturel qu'autant qu'il est cause à un titre quelconque de sa nature. Car l'homme qui n'est pas cause de la nature de la pierre peut bien la lancer en l'air ; mais ce mouvement n'est pas naturel à la pierre. Le mouvement naturel d'une chose ne peut avoir lui-même d'autre cause que l'auteur même de sa nature. C'est ce qui fait dire à Aristote (Phys. lib. viii, text. 29, 30, 31 et 32;) que le générateur des êtres meut localement les corps graves et les corps légers. Pareillement la volonté de l'homme peut être mue par un principe extérieur qui n'est pas sa cause ; mais si ce mouvement ne procède pas d'un principe extrinsèque qui soit la cause de sa volonté, il est impossible qu'il soit libre ou volontaire. Or, il n'y a que Dieu qui puisse être cause de la volonté. Ce qu'on peut rendre manifeste par deux raisons : 1° parce que la volonté est une puissance de l'âme raisonnable qui ne peut avoir été créée que par Dieu, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xc, art. 2 et 3) ; 2° parce que la volonté se rapporte au bien universel et que rien ne peut être cause de la volonté que Dieu lui-même qui est le bien universel. Car tout autre bien n'existe que par participation et n'est qu'un bien particulier, et une cause particulière ne peut pas déterminer une inclination universelle. C'est ce qui fait que la matière première qui est en puissance relativement à toutes les formes ne peut avoir pour cause un agent particulier.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ange n'est pas supérieur à l'homme de telle sorte qu'il soit la cause de sa volonté, comme les corps célestes sont causes des formes naturelles qui déterminent nécessairement les mouvements naturels des corps terrestres.

2. Il faut répondre au second, que l'intelligence de l'homme est mue par l'ange de la part de l'objet qu'il lui présente pour l'éclairer, et que de cette sorte la volonté peut être mue par une créature extérieure, comme nous lavons dit (art. 1).

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu meut la volonté de l'homme en sa qualité de moteur universel et qu'il la porte vers son objet universel qui est le bien. Sans cette impulsion générale l'homme ne peut vouloir quelque chose. Mais par la raison il se détermine à vouloir telle ou telle chose qui est un bien réel ou qui n'est qu'un bien apparent (1). Néanmoins Dieu porte quelquefois spécialement certaines personnes à vouloir d'une manière positive quelque bien particulier, comme on le voit par les âmes qu'il touche de sa grâce, ainsi que nous le dirons plus loin (quest. cix et cxiv).

(1) Le mouvement que Dieu imprime à la volonté n'exclut pas la motion par laquelle Dieu, en qualité de premier moteur, meut les causes secondes, de manière qu'elles se meuvent aussi elles-mêmes. c'est ce mouvement qui leur est propre qui constitue leur libre arbitre, et qui explique comment elles peuvent se porter au mal.


QUESTION X. : DE LA MANIÈRE DONT LA VOLONTÉ EST MUE.


Après avoir parlé du motif de lavolonté nous avons maintenant à nous occuper de la manière dont elle est mue. — A cet égard quatre questions se présentent : 1" La volonté se porte-t-elle naturellement vers un objet ? — 2° Est-elle mue nécessairement par son objet ? — 3°Est-elle mue nécessairement par l'appétit inférieur? — 4" Est-elle mue nécessairement par son motif extérieur, qui est Dieu ?

ARTICLE I.  — la volonté se porte-t-elle naturellement vers quelque objet (2)?


(2) La volonté étant une puissance naturelle, se porte naturellement et nécessairement vers le bien qui lui convient, comme toute nature créée, mais en tant que puissance libre il n'en est pas de même.

Objections: 1.. Il semble que la volonté ne se porte pas naturellement vers quelque chose. Car l'agent naturel est opposé à l'agent volontaire, comme on le voit (Phys. lib. n, text. 94). Donc la volonté ne se porte pas naturellement vers quelque chose.

2.. Ce qui est naturel à une chose lui est toujours inhérent ; ainsi il est naturel au feu d'être chaud. Or, il n'y a pas de mouvement qui soit toujours inhérent à la volonté. Donc il n'y a pas de mouvement qui lui soit naturel.

3.. La nature n'a de détermination que pour une chose unique. Or, la volonté se rapporte à des choses opposées. Donc la volonté ne veut rien naturellement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le mouvement de la volonté suit l'acte de l'intellect. Or, il y a des choses que l'intellect conçoit naturellement. Donc il y en a que la volonté veut de la même manière.

CONCLUSION. — La volonté de l'homme se porte naturellement au bien, à sa fin dernière ainsi qu'aux choses qui conviennent à la nature humaine.

Réponse Il faut répondre que, comme le disent Boëce (De duab. nat.inprinc.) et Aristote (Met. lib. v, text. 5), on entend le mot nature en plusieurs sens. Car quelquefois il signifie le principe intrinsèque qui existe dans les êtres changeants, et dans ce cas la nature est la matière ou la forme matérielle, comme le démontre Aristote (Phys. lib. u, text. 4). D'autres fois on entend par nature la substance ou l'être, et alors ce qu'on regarde comme naturel à l'être c'est ce qui lui convient selon sa substance, c'est-à-dire ce qui lui est inhérent par lui-même (1). Or, dans tous les êtres les choses qui n'existent pas par elles-mêmes sont toujours ramenées à un être qui existe par lui-même, comme à leur principe. C'est pourquoi il est nécessaire, en prenant le mot nature en ce sens, que le principe à l'égard de ce qui convient à une chose soit toujours naturel. C'est ce qu'on voit évidemment par ce qui se passe dans l'entendement. Car les principes de la connaissance intellectuelle sont naturellement connus. De même le principe qui meut la volonté doit être naturellement voulu. Mais ce principe est le bien général et absolu vers lequel la volonté tend naturellement, comme toute puissance tend à l'objet qui lui est propre. Il est sa fin dernière, et cette fin est dans l'ordre des choses que l'appétit désire ce que sont les premiers principes dans l'ordre des choses intelligibles, et il embrasse universellement tous les biens qui sont en harmonie avec la nature de l'être qui veut. Car par la volonté nous ne désirons pas seulement les choses qui ont rapport à cette puissance, mais encore celles qui appartiennent à chacune des autres puissances et à l'homme tout entier. D'où il arrive que l'homme veut naturellement non-seulement l'objet de la volonté, mais encore toutes les choses qui conviennent aux autres puissances, comme la connaissance du vrai qui convient à l'intellect, comme l'être, la vie et les autres attributs qui se rattachent à l'existence. Tous ces biens sont compris sous l'objetde la volonté comme autant debiens particuliers (2).

(1) Saint Thomas explique lui-même les différents sens du mot nature, et l'origine de ces divers sens (part. I, quaest. xxix, art. I ad 4).

(2) Ainsi la volonté veut nécessairement le bien en général, sa fui dernière et les biens particuliers propres I toutes les autres puissances.'Mais elle ne vent ces derniers biens que considérés en eux-mêmes, parce que, en raison des choses qui s'y adjoignent, elle peut porter sur eux un sentiment tout différent, et les fuir au lieu de les rechercher, comme] le dif*saint Thomas dans l'article suivant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté est opposée à la nature, comme une cause l'est à une autre ; car il y a des choses qui se font naturellement et d'autres qui se font volontairement. Le mode de causalité propre à la volonté qui est maîtresse de ses actes est autre que le mode de la nature qui est nécessairement déterminé à un effet unique. Mais comme la volonté repose sur la nature, il est nécessaire que la volonté participe d'une manière au mode qui est propre à la nature, comme la cause seconde doit toujours participer à ce qui appartient à la cause première. Car en toutes choses l'être qui existe par nature est toujours antérieur à la volition qui existe par la volonté-, c'est ce qui fait que la volonté veut naturellement quelque chose.

2. Il faut répondre au second, que dans les choses naturelles, ce qui est naturel et qui ne résulte, pour ainsi dire, que de la forme, existe toujours en acte. Ainsi lefeuest toujourschaud.Mais ce qui estnaturel et qui résulte delà matière, n'existe pas toujours en acte, quelquefois il n'existe qu'en puissance. Caria forme estl'acte et la matière la puissance. Or, le mouvement est l'acte de l'être qui existe en puissance. C'est pourquoi ce qui a rapport au mouvement, ou ce qui, dans l'ordre delà nature, en est la conséquence, n'existe pas toujours. Ainsi le feu ne s'élève pas toujours en l'air, mais quand il est hors de son lieu. De même il ne faut pas que la volonté qui passe de la puissance à l'acte quand elle veut une chose la veuille toujours. Elle ne doit la vouloir que quand elle est dans une certaine disposition déterminée. Mais la volonté de Dieu qui est un acte pur est toujours en acte à l'égard de ses volitions.

3. Il faut répondre au troisième, que l'unité proportionnelle répond toujours à la nature dans ses divers états. Ainsi l'unité de genre répond à la nature en général; l'unité d'espèce à la nature spécifique, et l'unité d'individu à la nature individuelle. La volonté étant une puissance spirituelle comme l'intellect, il y a naturellement quelque chose d'un et de général qui lui correspond, tel que le bon, comme il y a pareillement quelque chose d'un et de général, tel que le vrai, l'être, etc., qui correspond à l'intellect. Mais sous ce bien général ily a une foule de biens particuliers à l'égard desquels la volonté n'est déterminée d'aucune manière.


ARTICLE II — LA VOLONTÉ EST-ELLE MUE NÉCESSAIREMENT PAR SON OBJET (1)?


(1) Cet article a pour but de déterminer en quoi la volonté est libre et en quoi elle est nécessitée.

Objections: 1.. Il semble que lavolontésoitnécessairement muepar son objet. Car l'objet de la volonté est à la volonté ce que le moteur est au mobile lui-même, comme le prouve Aristote (De anima, lib. m, text. 54). Or, le moteur quand il est suffisant meut nécessairement le mobile. Donc la volonté peut être mue nécessairement par sou objet.

2.. Comme la volonté est une puissance spirituelle, de même l'intellect et ces deux puissances se rapportent l'une et l'autre à un objet universel, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3). Or, l'intellect est mù nécessairement par son objet. Donc la volonté l'est également par le sien.

3.. Tout ce qu'on veut est ou la fin ou quelque chose qui s'y rapporte. Or, on veut nécessairement la fin, parce qu'elle est dans les choses pratiques ce qu'est dans les choses spéculatives le principe auquel nous adhérons nécessairement. La fin étant la raison qui nous fait vouloir ce qui s'y rapporte, il semble que ce qui se rapporte à la fin nous le voulions aussi nécessairement. Donc la volonté est mue nécessairement par son objet.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. D'après Aristote (Met. lib. ix, text. 3) les puissances raisonnables ont pour objet des choses opposées. Or, la volonté est une puissance raisonnable, car elle a son siège dans la raison, comme le dit ce même philosophe (De anima, lib. m, text. 42). Donc la volonté se rapporte à des choses opposées, et, par conséquent, elle n'est pas nécessairement portée vers l'une d'elles.

CONCLUSION. — La volonté est mue nécessairement par son objet qui est le bien universel, c'est-à-dire la béatitude suprême; mais elle n'est pas mue de la sorte par le bien particulier qu'elle peut ne pas vouloir.

Réponse II faut répondre que la volonté est mue de deux manières. Elle l'est : 1° par rapport à l'exercice de son acte ; 2» par rapport à la spécification de l'acte qui résulte de l'objet. Dans le premier sens la volonté n'est mue nécessairement par aucun objet. Car on peut toujours ne pas penser à un objet quel qu'il soit, et par conséquent on peut ne pas le vouloir. Mais dans le second sens il y a des objets qui meuvent nécessairement la volonté comme il y en a qui ne la meuvent pas de la sorte. Car pour se rendre compte du mouvement d'une puissance il faut considérer la raison par laquelle l'objet la meut. Ainsi, ce qui est visible agit sur la vue au moyen de la couleur qui est visible elle-même. Par conséquent, toutes les fois que la couleur frappe la vue elle meut nécessairement cet organe, à moins qu'on ne détourne ses regards, ce qui revient alors à l'exercice de l'acte. Mais si l'objet qu'on présente à la vue n'était pas actuellement coloré complètement, et qu'il le fût sous un rapport sans l'être sous un autre, la vue ne percevrait pas nécessairement cet objet; parce qu'elle pourrait le considérer sous l'aspect qui n'est pas actuellement coloré, et alors elle ne le verrait pas. Or, comme ce qui est actuellement coloré est l'objet de la vue, de même le bien est l'objet de la volonté (4). Ainsi donc, quand on offre à la volonté un objet qui est universellement bon, et sous tous les rapports, elle s'y porte nécessairement, du mêment où elle veut quelque chose, parce qu'elle ne peut vouloir le contraire. Mais si on lui propose un objet qui ne soit pas bon sous tous les rapports, elle ne s'y porte pas nécessairement. Et comme le défaut d'un bien ne peut être une bonne chose, il s'ensuit qu'il n'y a que le bien parfait, celui qui ne manque de rien, enfin la béatitude suprême, que la volonté ne puisse pas ne pas vouloir. Pour les autres biens particuliers, par là même qu'ils manquent toujours de quelque chose, on peut les considérer comme n'étant pas de véritables biens, et la volonté qui est susceptible de se laisser diriger par des considérations diverses peut bien par conséquent les repousser ou les rechercher selon qu'il lui plaît (2).

(1) Le Lien général et universel contient toute bonté, et la volonté ne peutpas ne pas le vouloir, parco qu'elle ne peut sa porter que vers ce qui est bien.

(2) Les choses, dans ce cas, paraissent bonnes ou mauvaises', selon le point de vue d'après lequel on les envisage.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le motif suffisant d'une puissance n'est rien autre chose que son objet qui est d'ailleurs son seul moteur. Or, s'il y a dans l'objet quelque défectuosité, le mouvement qu'il imprimera ne sera plus nécessaire, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que l'intellect est mû nécessairement par un objet qui est toujours et nécessairement vrai, mais non par un objet contingent qui peut être vrai et faux; c'est ce que nous avons dit d'ailleurs à l'égard du bien (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la fin dernière meut nécessairement la volonté parce qu'elle est le bien parfait; il en est de même des moyens sans lesquels on ne peut arriver à la fin, comme l'être, la vie, etc. Quant aux autres moyens qui ne sont pas nécessaires, celui qui veut la fin ne veut pas ces moyens nécessairement, comme celui qui croit les principes n'admet pas pour cela nécessairement les conséquences sans lesquelles les principes peuvent être vrais.


ARTICLE III.   — LA VOLONTÉ EST-ELLE MUE NÉCESSAIREMENT PAR L'APPÉTIT INFÉRIEUR (1)?


(1) Il y a uno multitude de fautes qui proviennent de cet appétit; ce qui n'aurait pas lieu si la volonté ne pouvait lui résister, d'après cette parole de saint Augustin qui est devenue un axiome : Pcrraturn non est peccatum, nisi sit voluntarium.

Objections: 1.. Il semble que la volonté soit mue nécessairement par la passion de l'appétit inférieur. Car saint Paul dit (Rom. vu, 40) : Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je déteste. Et il parle ainsi à cause de la concupiscence qui est une passion. Donc la volonté est nécessairement mue par la passion.

2.. D'après Aristote (Eth. lib. m, cap. 5), la fin paraît telle qu'on est. Or, il n'est pas au pouvoir de la volonté do rejeter immédiatement une passion. Donc il n'est pas en son pouvoir de ne pas vouloir l'objet vers lequel la passion se porte.

3.. Une cause universelle ne produit un effet particulier que par l'intermédiaire d'une cause particulière. C'est pour ce motif que la raison générale n'agit qu'au moyen d'une idée particulière, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 58). Or, ce que la raison générale est par rapport à une idée particulière la volonté l'est à l'égard de l'appétit sensitif. Donc pour vouloir un objet particulier la volonté n'est mue qu'au moyen de l'appétit sensitif. Donc quand l'appétit sensitif est porté par une passion quelconque vers un objet la volonté ne peut se mouvoir en un sens contraire.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Gen. iv, 7) : Votre appétit vous sera soumis et vous le dominerez. Donc jla volonté humaine n'est pas mue nécessairement par l'appétit inférieur.

CONCLUSION. — La volonté de l'homme étant une puissance spirituelle, elle n'est mue ni nécessairement ni universellement par l'appétit inférieur.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), la passion de l'appétit sensitif agit sur la volonté par suite de l'action que l'objet exerce sur cette faculté, c'est-à-dire en ce sens que l'homme influencé d'une manière quelconque par la passion juge convenable et bon ce qu'il ne considérerait pas tel si la passion n'avait pas puissance sur lui. Or, l'homme peut subir l'influence de la passion de deux manières : 1° La passion peut enchaîner totalement la raison de telle sorte que l'homme n'en ait plus l'usage, comme on le voit dans ceux que la violence de la colère ou de la concupiscence, ainsi que toute autre perturbation physique, rendent furieux ou insensés. Car ces passions supposent toujours quelque modification physique, et ceux qui en sont là se trouvent à l'état des animauxqui suivent nécessairement l'impétuosité de leur passion, et il n'y a par conséquent plus en eux ni raison, ni volonté. 2° D'autres fois la raison n'est pas totalement absorbée par la passion, mais il reste encore une certaine liberté de jugement, et il y a dans la même proportion une certaine action volontaire. Par conséquent, selon que la raison reste libre et qu'elle n'est pas soumise à la passion, la volonté qui subsiste ne tend pas nécessairement vers l'objet auquel la passion l'entraîne. Ainsi, ou la volonté n'existe pas et la passion seule domine, ou la volonté existe et alors elle ne suit pas nécessairement le mouvement de la passion.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique la volonté ne puisse empêcher les mouvements de la concupiscence, sçlon ces paroles de l'Apôtre (Rom. vu, 19) : Je fais, c'est-à-dire je désire le mal que je déteste; cependant la volonté peut repousser la concupiscence ou n'y pas consentir ; par conséquent si elle suit le mouvement de la concupiscence, ce n'est pas nécessairement.

2. Il faut répondre au second, que quoique dans l'homme il y ait deux natures, la nature intellectuelle et la nature sensitive, quelquefois l'homme est en quelque sorte tout d'une pièce. C'est ce qui arrive quand la partie sensitive est totalement soumise à la raison , comme dans les hommes vertueux, ou que la raison se trouve au contraire complètement éclipsée par la passion, comme chez les fous. Mais dans certaines circonstances il arrive que la raison, toute voilée qu'elle est par la passion, conserve néanmoins une partie de sa liberté. Alors on peut ou repousser complètement la passion ou du moins s'abstenir de la suivre. Car dans cet état l'homme étant différemment disposé selon les différentes parties de son âme, la raison lui conseille une chose et la passion une autre.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté est mue non-seulement par le bien universel que la raison perçoit, mais encore par le bien qui est du domaine des sens. C'est pourquoi elle peut se porter vers un bien particulier sans que la passion de l'appétit sensitif l'y pousse. Car nous voulons et nous faisons une foule de choses sans passion d'après le seul choix de l'appétit, comme on le voit par les actes dans lesquels la raison résiste à la passion.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.9 a.4