I-II (trad. Drioux 1852) Qu.10 a.3


ARTICLE IV. — LA VOLONTÉ EST-ELLE MUE NÉCESSAIREMENT PAR SON MOTEUR EXTÉRIEUR QUI EST DIEU (1)?


(1) Le concile de Trente a ainsi condamné ceux qui prétendent que Dieu contraint la volonté : Si qui» dixerit Uberum hominis arbitrium à Deo motum et excitatum, Deo excitanti atque vocanti non posse dissentire, si velit, anathema sit.

Objections: 1.. Il semble que la volonté soit nécessairement mue par Dieu. Car tout agent auquel on ne peut résister meut nécessairement. Or, on ne peut résister à Dieu puisque sa puissance est infinie, selon ces paroles de l'Apôtre (Rom. ix, 49) : Qui résiste à sa volonté? Donc Dieu meut nécessairement la volonté.

2.. La volonté est nécessairement portée vers les choses qu'elle veut naturellement, comme nous l'avons dit (art. 4). Or, ce que Dieu opère dans un être lui est naturel, selon saint Augustin (Cont. Faust. Wb. xxvi, cap. 3). Donc la volonté veut nécessairement toutes les choses auxquelles Dieu la pousse.

3.. Le possible est ce qu'on peut admettre sans qu'il en résulte d'impossibilité. Or, il y a impossibilité à supposer que la volonté ne veuille pas les choses auxquelles Dieu la pousse, parce qu'alors l'action de Dieu serait inefficace. Il n'est donc pas possible que la volonté ne veuille pas ce que Dieu la porte à vouloir. Elle le veut donc nécessairement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Feci, xv, 44) : Dieu a créé l'homme dès le commencement, et l'a laissé dans la main de son conseil. Donc il ne meut pas nécessairement sa volonté.

CONCLUSION. — La volonté étant un principe actif qui n'est pas déterminé à une seule chose, mais qui est indifférent à l'égard d'un grand nombre, elle n'est pas mue nécessairement par Dieu, qui dirige tous les êtres selon les dispositions de leur propre nature.

Réponse 11 faut répondre que, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), il n'appartient pas à la Providence de corrompre la nature des êtres, mais de la conserver. Ainsi, elle dirige tous les êtres conformément à leur nature. Par conséquent, son action fait produire aux causes nécessaires des effets nécessaires, et aux causes contingentes des effets contingents. Or, la volonté étant un principe actif qui n'est pas déterminé à une seule chose, mais qui est indifférent à l'égard de plusieurs, Dieu la meut do manière à ne pas la déterminer nécessairement pour un seul objet, mais à lui laisser un mouvement contingent et libre, sinon pour les choses qu'elle veut naturellement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté divine a pour effet non-seulement de faire produire une chose par une autre, mais encore de la lui faire produire de la manière qui convient à sa nature. C'est pourquoi il répugnerait plus à l'action divine de faire mouvoir la volonté nécessairement contrairement à sa nature, que de la faire mouvoir librement comme sa nature le demande.

2. Il faut répondre au second, que ce que Dieu produit dans les êtres pour qu'il leur soit naturel l'est en effet. Car les choses conviennent aux êtres selon que Dieu veut qu'elles leur conviennent. Or, il ne veut pas que tout ce qu'il opère dans les êtres leur soit naturel. Ainsi, il n'est pas naturel que les morts ressuscitent. Mais il veut qu'il soit naturel à tous les êtres d'être soumis à sa puissance.

3. Il faut répondre au troisième, que si Dieu pousse la volonté à une chose, il est impossible hypothétiquement que la volonté n'y adhère pas, mais ce n'est) pas impossible absolument. Il ne s'ensuit donc pas que la volonté soit mue nécessairement par Dieu (1).

(1) Cette question a été longuement développée dans la première partie quest. Xix, art. 8, et quest. XXII, art. A).


QUESTION XI.: DE LA JOUISSANCE CONSIDÉRÉE COMME L'ACTE DE LA VOLONTÉ.


Après avoir parlé de la manière dont est mue la volonté, nous avons maintenant à nous occuper de la jouissance qui est aussi un de ses actes intérieurs. — A cet égard quatre questions se présentent : 1" La jouissance est-elle un acte de la puissance appétitive? — 2° Ne convient-elle qu'à la créature raisonnable ou si elle convient encore aux animaux? — 3" La jouissance ne se rapporte-t-elle qu'à la fin dernière? — 4° N'a-t-elle pour objet que la fin qu'on possède?

ARTICLE I. — LA JOUISSANCE EST-ELLE UN ACTE DE LA PUISSANCE appétitive (2)?


(2) La Jouissance est ici placée avant l'intention qui fait l'objet de la question suivante, parce que la jouissance se rapporte à la fin absolument, tandis que l'intention se rapporte à la fin par les moyens.

Objections: 1.. Il semble que la jouissance ne se rapporte pas seulement à la puissance appétitive. Car jouir ne semble rien autre chose que prendre un fruit. Or, l'intellect a part au fruit de la vie humaine qui est la béatitude, puisque la béatitude consiste dans l'acte de l'intellect lui-même, comme nous l'avons prouvé (quest. ni, art. 8). Donc la jouissance n'appartient pas seulement à l'appétit, mais encore à l'intellect.

2.. Toute puissance a une fin qui lui est propre, et cette fin est sa perfection. Ainsi, la vue a pour fin de connaître ce qui est visible, l'ouïe de percevoir les sons, et ainsi des autres facultés. Or, la fin d'une chose est son fruit ou sa jouissance. Donc la jouissance se rapporte à toutes les puissances et n'appartient pas seulement à l'appétit.

3.. La jouissance implique une certaine délectation. Or, la délectation sensible appartient aux sens qui se délectent dans leur objet, et il en est de même de la délectation intellectuelle par rapport à l'intellect. Donc la jouissance appartient à la puissance qui perçoit, et non à celle qui appète.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. D'après saint Augustin (De doct. christ, lib. î, cap. 4; De Trin. lib. x, cap. 10) : Jouir c'est s'attacher avec amour à une chose pour elle-même. Or, l'amour appartient à la puissance appétitive. Donc la jouissance est un acte de cette puissance.

CONCLUSION. — Puisque la jouissance se rapporte à la délectation ou à l'amour, elle est un acte de la puissance appétitive.

Réponse Il faut répondre que les mots fruitio (jouissance) et fructus (fruit) paraissent appartenir à la même racine, et l'un semble dériver de l'autre. Quoiqu'il importe peu de savoir lequel dérive de l'autre, il paraît cependant probable que ce qu'il y a de plus manifeste est ce qu'on a d'abord nommé. Or, les choses que l'on voit d'abord, ce sont les choses les plus sensibles; par conséquent le mot fruitio (jouissance) parait dérivé du mot fructus, parée que les fruits parlent à nos sens (l). Le fruit étant ce que nous attendons d'un arbre en dernier lieu et ce que nous percevons avec un certain plaisir, il s'ensuit que la jouissance [fruitio) parait appartenir à l'amour ou à la délectation que procure le bien suprême que nous attendons et qui est l'objet de notre fin. Et comme la fin et le bien sont l'objet de la puissance appétitive il est évident que la jouissance est un acte de cette faculté.

(1) Celte étrmologie est assurément peu fondée, mais on en trouve dans Cassiodore et dans saint Isidore «ini le sont encore moins.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que le même objet appartienne sous divers rapports à différentes puissances. Ainsi la vision de Dieu, comme vision, est l'acte de l'intellect; comme bien et comme lin elle est l'objet de la volonté, et à ce titre elle fait sa jouissance. L'intellect arrive à cette fin comme puissance agissante, tandis que la volonté l'atteint comme puissance motrice qui porte l'être à y tendre et qui en jouit une fois qu'il l'a conquise.

2. Il faut répondre au second, que la perfection et la fin d'une autre puissance quelconque sont comprises sous l'objet de la puissance appétitive, comme l'objet propre est compris sous l'objet général, ainsi que nous l'avons dit (quest. ix, art. 1). Par conséquent la perfection et la fin d'une puissance quelconque appartiennent comme bien particulier à la puissance appétilive. parce que c'est cette puissance qui conduit les autres à leurs fins, et qu'elle arrive d'ailleurs à la sienne quand toutes les autres sont parvenues à la leur.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la délectation il y a deux choses : la perception de l'objet qui convient, ce qui se rapporte à la faculté qui perçoit, ctla complaisance qu'on trouve dans cet objet; ce qui appartient à la puissance appétitive dans laquelle la délectation trouve le complément de sa perfection.


ARTICLE II. — LA JOUISSANCE NE CONVIENT-ELLE QU'AUX CRÉATURES RAISONNABLES, A I.'EXCLUSION DES ANIMAUX?


Objections: 1.. Il semble que la jouissance n'appartienne qu'aux hommes. Car saint Augustin dit(Z>e doct. christ, lib. i, cap. 3 et 22) que comme hommes c'està nous qu'appartiennent la jouissance et l'usage. Donc les autres animaux ne peuvent pas jouir.

2.. La jouissance se rapporte à la fin dernière. Or, les animaux ne peuvent arriver à la fin dernière. Donc ils ne peuvent jouir.

3.. Comme l'appétit sensitif est compris sous l'appétit intelligentiel, de même l'appétit naturel est contenu sous l'empire de l'appétit sensitif. Si donc la jouissance appartient à l'appétit sensitif, il semble que pour le même motif elle puisse appartenir à l'appétit naturel, ce qui est évidemment faux parce que l'appétit naturel ne peut se délecter. Donc la jouissance n'appartient pas à l'appétit sensitif et par conséquent elle n'existe pas chez les animaux.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxih, quaest. 30) : Il n'est pas absurde de croire que les bêtes aient des jouissances qui leur viennent de la nourriture et de tout autre plaisir corporel.

CONCLUSION. — La jouissance convient à la créature raisonnable d'une manière parfaite ; elle convient imparfaitement aux animaux, mais elle ne convient point du tout aux autres êtres.

Réponse Il faut répondre que d'après ce que nous avons dit (art. préc. ad 2) la jouissance n'est pas l'acte d'une faculté aveugle qui exécute ce qu'on lui fait exécuter, mais c'est l'acte d'une faculté qui commande et qui dirige l'exécution. En effet nous avons dit (art. préc.) que c'est l'acte d'une puissance appétitive. Or, dans les êtres dépourvus de connaissance il y a bien une puissance qui arrive à sa fin en obéissant aveuglément à l'impulsion qui lui est donnée. C'est ainsi que les corps graves tendent à tomber et les corps légers à s'élever. Mais il n'y a pas dans ces créatures de puissance qui les mène à leur fin avec connaissance de cause. Elle n'existe que dans une nature supérieure qui meutà son gré la nature entière, comme dansles êtres intelligents l'appétit meutles autres puissances et les dirigedans leurs actes. D'où il est manifeste que dans les êtres dépourvus de connaissance, bien qu'ils arrivent à leur fin, ils n'en jouissent cependant pas. Cette jouissance n'existe que dans ceux qui connaissent cette fin. Or, on peut la connaître de deux manières, parfaitement et imparfaitement. On en aune connaissance parfaite quand on connaît non-seulement l'objet de la fin et le bien, mais encore la raison universelle de la fin et du bien lui-même, ce qui ne peut se rencontrer que dans les créatures raisonnables. On ne la connaît qu'imparfaitement quand on connaît la fin et le bien d'une manière particulière. Cette connaissance se trouve dans les animaux, dont les facultés appé-titives ne commandent pas librement, mais sont mues par un instinct naturel à l'égard de tous les objets qu'elles perçoivent. Conséquemment la jouissance convient d'une manière parfaite aux êtres raisonnables (1), elle existe dans les animaux d'une manière imparfaite, et elle est nulle absolument dans les autres créatures.

(1) Ici saint Thomas prouve qu'il n'y a que les êtres raisonnables qui soient capables de jouir parfaitement, mais il ne faudrait pas en conclure que toutes leurs jouissances soient parfaites et absolues, car les articles suivants démontrent précisément le contraire.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la jouissance parfaite.

2. Il faut répondre au second, que la jouissance ne doit pas résulter absolument de la fin dernière, mais de ce que chaque être considère comme tel.

3. Il faut répondre au troisième, que l'appétit sensitif suppose quelque connaissance, mais qu'il n'en est pas de même de l'appétit naturel, surtout tel qu'il existe dans les êtres matériels qui sont privés de toute lumière.

4. Il faut répondre au quatrième, que saint Augustin parle en cet endroit de la jouissance imparfaite, ce qui ressort de ses paroles mêmes. Car il dit qu'il n'est pas absurde de penser que l'animal ait des jouissances, mais qu'il le serait beaucoup d'admettre qu'il peut en user.


ARTICLE III. — la jouissance ne provient-elle que de la fin dernière ?


Objections: 1.. 11 semble que la jouissance ne provienne pas exclusivement de la fin dernière. Car saint Paul dit (Phil, xx) : C'est pourquoi, mon frère, je jouirai devons dans le Seigneur. Or, il est évident que saint Paul n'avait pas placé dans un homme sa fin dernière. Donc la jouissance n'appartient pas seulement à la fin dernière.

2.. Le fruit est ce dont on jouit. Or, d'après l'Apôtre (Gai. v, 22) : Le fruit de l'esprit est la charité, la joie, la paix, et d'autres biens qui ne sont pas notre fin dernière. Donc la jouissance ne résulte pas de la fin dernière exclusivement.

3.. Les actes de la volonté se replient sur eux-mêmes. Car je veux vouloir et j'aime aimer. Or, la jouissance est un acte delà volonté; car la volonté est la faculté par laquelle nous jouissons, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 10). Donc on jouit de sa jouissance. Mais la jouissance n'est pas la fin dernière de l'homme; il n'y a que le bien incréé, c'est-à-dire Dieu, qui le soit. Donc la jouissance ne résulte pas seulement de la fin dernière.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dît (De Trin. lib. x, cap. 11) : On ne jouit réellement pas d'une chose que l'on n'aurait désirée qu'en vue d'une autre. Or, il n'y a que la fin dernière que l'on désire pour elle-même et non en vue d'une autre chose. Donc la jouissance pie se rapporte qu'à cette fin.

CONCLUSION. — La jouissance n'a pour objet que la fin dernière qu'on recherche, non pour autre chose, mais pour elle-même, pour que la volonté s'y repose et s'y délecte.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), le fruit ou la jouissance implique deux choses ; c'est que l'objet de la jouissance soit une chose finale et qu'il calme l'appétit par sa délectation ou sa douceur. Or, un terme final peut être absolu ou relatif. Il est absolu quand il ne se rapporte plus à aucun autre, et il est relatif quand il n'est que la fin de quelques êtres. Le terme final absolu, dans lequel on se délecte comme dans sa fin dernière, reçoit à proprement parler le nom de fruit, et c'est en cela que consiste véritablement la jouissance. Mais ce qui n'est pas agréable en soi et ce qu'on ne désire qu'en vue d'une autre chose, comme la potion amère qu'on prend pour recouvrer la santé, ne peut d'aucune manière recevoir le nom de fruit. Quant aux choses qui sont agréables en elles-mêmes et auxquelles certains précédents se rapportent, on peut bien leur donner en un sens le nom de fruit, mais on ne dit pas, selon l'acception propre et dans toute l'étendue du mot, qu'on en jouit. Aussi saint Augustin dit (De Trin. lib. x, cap. 10) que nous jouissons des connaissances dans lesquelles la volonté se repose avec plaisir. Mais elle ne se repose absolument que dans salin dernière (1), parce que, tant qu'on attend une chose, le mouvementde la volonté reste en suspens bien qu'il soit déjà parvenu à un but. Ainsi dans le mouvement local quoique le point intermédiaire soit le principe et la fin, il n'est cependant considéré comme la lin qu'autant que l'objet s'y arrête.

(1) A la vérité, il n'y a que la lin dernière qui puisse, à proprement parler, produire une jouissance complète, mais les autres fins causent aussi une certaine jouissance qui n'est pas entière, il est vrai, parce que l'appétit a toujours quelque chose à désirer. Ces jouissances sont tout à la fois impropres et incomplètes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. î, cap. 33), si saint Paul eût dit : Je jouirai de vous, et qu'il n'eût pas ajouté dans le Seigneur, il semblerait qu'il eût placé la fin de sa délectation dans l'homme ; mais par là même qu'il a ajouté : dans le Seigneur, il a prouvé qu'il mettait sa fin dans le Seigneur et qu'il en jouissait, et que si son frère lui procurait des jouissances, ce n'était pas comme sa fin dernière, mais comme le moyen qui y conduit.

2. 11 faut répondre au second, que le fruit n'est pas à l'arbre qui le produit ce qu'il est à l'homme qui en jouit. En effet, il est à l'arbre qui le produit ce qu'est l'effet à la cause, tandis qu'il est pour celui qui en jouit ce qu'il désire en dernier lieu et ce qui le délecte. On donne aux effets que l'Apôtre énumèrc en cet endroit le nom de fruits, parce que ce sont les effets de l'Esprit-Saint en nous, mais non parce que nous en jouissons comme de notre fin dernière. — Ou bien encore on peut répondre que, d'après saint Ambroise (Gloss. interi, ad Gai.), on leur donne le nom de fruits, parce qu'on doit les demander pour eux-mêmes, ce qui ne signifie pas qu'ils ne se rapportent pas à la béatitude, mais qu'ils ont en eux-mêmes tout ce qu'il faut pour nous plaire.

3. Il faut répondre au troisième (quest. i, art. 8, et quest. u, art. 7), que la fin s'entend de deux manières. On indique par ce mot la chose elle-même ou l'acquisition delà chose. Ala vérité ce ne sont pas deux fins, mais c'est la fin considérée en elle-même et la lin considérée dans ses rapports. Dieu est la fin dernière comme étant l'objet final que nous cherchons; la jouissance est aussi notre fin, mais comme l'acquisition ou la possession de la lin dernière elle-même. Ainsi donc, comme Dieu et la jouissance de Dieu ne forment qu'une seule et même fin, de même la jouissance par laquelle nous jouissons de Dieu et celle par laquelle nous jouissons de la jouissance divine ne forment qu'une seule et même jouissance. Il en faut dire autant de la béatitude créée qui consiste dans cette jouissance même.


ARTICLE IV. — LA JOUISSANCE N'A-T-ELLE POUR OBJET QUE LA FIN QU'ON POSSÈDE (1)?


(1) A ce point de vue on distingue encore la jouissance parfaite de la jouissance imparfaite.

Objections: 1.. Il semble que la jouissance ne résulte exclusivement que de la possession même delà fin. Car saint Augustin dit(Z>e Trin. lib. x, cap. 11) que la jouissance consiste à user avec joie, non avec la joie de l'espérance, mais avec celle de la réalité. Or, tant qu'on ne possède pas une chose, on n'a pas la joie de la réalité, mais celle de l'espérance. Donc la jouissance n'a pour objet que la fin qu'on possède.

2.. Comme nous l'avons dit (art. 3), la jouissance ne résulte, à proprement parler, que delà fin dernière, parce qu'il n'y a quecettefin quicalme l'appélit. Or, l'appétit ne trouve de repos qu'autant qu'il est en possession même de sa fin. Donc la jouissance, à proprement parler, ne résulte que de la possession même de la fin.

3.. Jouir, c'est prendre le fruit. Or, on n'a le fruit que quand on est en possession delà fin. Donc la jouissance n'a pour objet que la fin qu'on possède.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Jouir, comme le dit saint Augustin (De doct. christ. lib. i, cap. 4), c'est s'attacher par amour à une chose pour elle-même. Or, on ne peut s'attacher ainsi à une chose qu'on ne possède pas. Donc la jouissance peut résulter de la fin qu'on ne possède pas encore.

CONCLUSION. — Il y a jouissance parfaite de la fin dernière qu'on possède réellement, et il y a jouissance imparfaite de la fin qu'on ne possède pas encore, mais qui n'existe que dans l'intention.

Réponse Il faut répondre que la jouissance implique un certain rapport de la volonté avec sa fin dernière, selon les différentes manières dont cette faculté peut posséder son objet suprême. Or, elle peut le posséder de deux manières : parfaitement et imparfaitement. Elle le possède parfaitement quand elle le possède non-seulement dans l'intention, mais encore en réalité ; elle le possède imparfaitement quand elle ne le possède que dans l'intention. Ainsi la jouissance est parfaite quand on possède réellement la fin ; elle est imparfaite quand on ne la possède pas réellement et qu'elle ne subsiste que dans l'intention (1).

(1) L'Ecriture parle souvent de cette jouissance de la-tin dernière qu'on ne possède que dans 1 intention. Quam dulcia faucibus meis eloquia lini super mel ori meo Ps. cxvui : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus (Pt. xxxiii)


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la jouissance parfaite.

2. Il faut répondre au second, que le repos de la volonté est empêché de deux manières : 1° du côté de l'objet, parce qu'il n'est pas la fin dernière et qu'il se rapporte à une autre chose; 2° par le sujet qui appète la fin et qui ne la possède pas encore. L'objet est ce qui détermine l'espèce de l'acte, mais la manière d'agir dépend de l'agent, de telle sorte que cette manière est parfaite ou imparfaite, suivant les conditions de l'agent lui-même. C'est pourquoi la jouissance de ce qui n'est pas notre fin dernière est une jouissance impropre, parce qu'elle n'est pas de l'espèce de la jouissance véritable. Mais la jouissance de la fin dernière, qu'on ne possède pas, est une jouissance véritable, à proprement parler; seulement elle est imparfaite, parce que la manière dont l'homme possède sa fin est imparfaite elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que quelqu'un est en possession de sa fin non-seulement quand il la possède en réalité, mais encore quand illa possède dans son intention, comme nous l'avons dit (incorp. art.).

QUESTION XII. : DE L'INTENTION.


Après avoir parlé de la jouissance nous avons à nous occuper de l'intention. — A ce sujet cinq questions se présentent : 1° L'intention est-elle l'acte de l'intellect ou de la volonté? — 2" N'a-t-elle pour objet que la fin dernière? — 3° Peut-on diriger simultanément son intention vers deux choses ? — 4° Est-ce la même intention qui se rapporte à la fin et aux moyens? — 5" L'intention exisle-t-elle chez les animaux?

ARTICLE I. — l'intention est-elle un acte de l'intellect ou de la volonté ?


Objections: 1.. Il semble que l'intention soit un acte de l'intellect et non de la volonté. En effet, il est dit dans saint Matthieu (Matth, vi, 22) : Si votre oeil est pur et simple, tout votre corps sera éclairé. D'après saint Augustin (Lib. de serm. Domini, lib. h, cap. 23), l'oeil désigne en cet endroit l'intention. Or, l'oeil étant l'instrument de la vue marque la faculté qui perçoit. Donc l'intention n'est pas l'acte de la puissance appétitive, mais de la puissance perceptive.

2.. Saint Augustin dit (ibid.) que le Seigneur désigne l'intention par le mot de lumière quand il dit : Si la lumière qui est en vous est ténèbres, etc. Or la lumière appartient à la connaissance. Donc l'intention aussi.

3.. L'intention désigne le rapport d'une chose à sa fin. Or, c'est à la raison qu'il appartient d'ordonner les choses par rapport à leur fin. Donc l'intention n'appartient pas à la volonté, mais à la raison.

4.. L'acte de la volonté ne se rapporte qu'à la fin ou aux moyens. Or, l'acte de la volonté qui se rapporte à la fin reçoit le nom de volonté ou de joids-sance, et celui qui se rapporte aux moyens s'appelle élection; deux choses dont l'intention diffère. Donc l'intention n'est pas un acte de la volonté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. x, cap. 7) que l'intention de la volonté unit la vue avec l'objet qu'elle voit, et qu'elle met également l'espèce qui existe dans la mémoire en rapport avec l'esprit lorsqu'il réfléchit intérieurement. Donc l'intention est un acte de la volonté.

CONCLUSION. — Puisque c'est la volonté qui dirige toutes les forces de l'àme vers la fin, l'intention est à proprement parler son acte.

Réponse Il faut répondre que Vintention, comme le mot l'indique [tendere in), signifie une tendance vers quelque chose. Or, l'action du moteur comme le mouvement du mobile tendent tous deux vers un but, mais la tendance du mobile provient de l'action du moteur. Par conséquent l'intention appartient principalement et avant tout au moteur. C'est pourquoi nous donnons le nom d'architecte à celui qui a autorité sur ceux qui exécutent le plan qu'il a conçu. Ainsi la volonté désignant toutes les autres puissances de l'âme vers la fin de l'homme, comme nous l'avons prouvé (quest. ix, art. 1), il en résulte évidemment que l'intention est, à proprement parler, son acte.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que l'intention est désignée par l'oeil métaphoriquement, non parce qu'elle appartient à la connaissance, mais parce qu'elle présuppose la connaissance qui fait voir à la volonté la fin à laquelle elle tend. C'est ainsi que l'oeil nous fait voir à l'avance l'objet vers lequel nous devons physiquement nous diriger.

2. Il faut répondre au second, qu'on donne à l'intention le nom de lumière, parce qu'elle éclaire celui en qui elle réside. On donne aux oeuvres le nom de ténèbres, parce que l'homme sait ce qu'il se propose, mais il ne sait pas ce qui résulte de son action, comme le dit saint Augustin (loc. cit.).

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté n'ordonne pas, mais qu'elle tend à un but conformément à l'ordre de la raison. Ainsi le mot intention exprime l'acte de la volonté, tout en présupposant le travail de la raison qui ordonne les choses par rapport à leur fin.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'intention est l'acte de la volonté se rapportant à la fin. Or, la volonté se rapporte à la fin de trois manières : 1° D'une manière absolue, et on lui donne alors le nom de volonté; c'est ainsi que nous voulons la santé ou d'autres biens semblables. 2° On peut considérer la fin comme l'objet dans lequel la volonté se repose, et c'est de la sorte que la jouissance s'y rapporte. 3° On peut la considérer comme le terme d'une chose qui se rapporte à elle (1), et c'est en ce sens que l'intention regarde la fin. Car on ne dit pas que nous avons l'intention de recouvrer la santé uniquement parce que nous la voulons, mais parce que nous prenons les moyens nécessaires pour y parvenir.

(1) Ainsi 1 intention peut se définir • le désir efficace d'arriver à la fin par les moyens convenables. Sous ce rapport elle diffère de la jouissance et de la volitioD, parce que ces deux derniers actes ne se rapportent qu'à la fin, sans sW cuper des moyens.

ARTICLE II. — l'intention n'a-t-elle pour objet que la fin dernière ?


Objections: 1.. Il semble que l'intention n'ait pour objet que la fin dernière. Car il est écrit (Lib. Sent. Prosp. sent, c) (2) : L'intention du coeur est un cri vers Dieu. Or, Dieu est la fin dernière du coeur de l'homme. Donc l'intention se rapporte toujours à la fin dernière.

(2) Ce Recueil de sentences est un ouvrage de saint Prosper, qui se compose d'extraits qu'il a faits de saint Augustin.

2.. L'intention regarde la fin comme étant son terme, ainsi que nous l'avons dit (art. préc. ad Â). Or, le terme est de même nature que la fin dernière. Donc l'intention se rapporte toujours à cette fin.

3.. Comme l'intention se rapporte à la fin, de même aussi la jouissance. Or, la jouissance a toujours pour objet la fin dernière. Donc aussi l'intention. r        J


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La fin dernière des volontés humaines est unique ; car c'est la béatitude, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 7). Si donc l'intention ne se rapportait qu'à la fin dernière, les intentions des hommes ne seraient pas différentes entre elles, ce qui paraît évidemment faux.

CONCLUSION. — Quoique l'intention se rapporte toujours à la lin, elle ne se rapporte cependant pas toujours à la fin dernière.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'intention se rapporte à la fin, selon que cette fin est le terme du mouvement de la volonté. Or, le terme d'un mouvement peut s'entendre de deux manières. D'abord ce peut être le terme dernier dans lequel on se repose ; alors c'est le terme absolu du mouvement tout entier. Ce peut être aussi un terme intermédiaire qui serait le principe d'un mouvement nouveau et la fin d'un mouvement qui vient de s'écouler. Ainsi dans un mouvement où l'on va de A en C en passant par B, C est le dernier terme et B le terme intermédiaire. L'intention peut s'appliquer à ces deux points ; par conséquent, quoiqu'elle ait toujours la fin pour objet, il n'est pas nécessaire qu'elle se rapporte toujours à la fin dernière.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que l'intention du coeur est un cri vers Dieu, non que Dieu soit toujours l'objet de notre intention, mais parce qu'il connaît tout ce que nous nous proposons, ou bien parce que dans la prière nous dirigeons vers lui notre intention, et qu'elle a toute la puissance d'un cri qui s'échappe de l'âme.

2. Il faut répondre au second, que le terme a en effet la nature de la fin dernière, mais il n'a pas toujours ce caractère par rapport au tout ; quelquefois il ne l'a que par rapport à une partie (1).

(1) Ainsi le mot terme peut ôtre emplové pour la lin moyenne qui fait partie du mouvement total dont le but est la lin dernière.

3. Il faut répondre au troisième, que la jouissance implique le repos dans la fin, ce qui n'appartient qu'à la fin dernière, mais que l'intention implique Je mouvement vers la fin et non vers le repos -, par conséquent il n'y a pas de parité.


ARTICLE III. — l'intention peut-elle se porter vers deux odjets a la fois?


Objections: 1.. Il semble que l'on ne puisse pas avoir en vue plusieurs choses à la fois. Car saint Augustin dit (De serm. Dom. in mont. lib. n, cap. 14 -17) que l'homme ne peut tout à la fois songer à Dieu et à ses avantages matériels. Donc pour la même raison il ne peut pas avoir en vue deux choses différentes. •

2.. L'intention est le mouvement de la volonté vers un terme. Or, un mouvement ne peut pas avoir sous le même rapport plusieurs termes. Donc la volonté ne peut pas simultanément se proposer plusieurs choses.

3.. L'intention présuppose l'acte de la raison ou de l'intellect. Or, d'après Aristote (Top. lib. n, cap. 4), il n'arrive pas à l'intellect de comprendre plusieurs choses simultanément. Donc il n'arrive pas non plus à l'intention de s'appliquer à plusieurs.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'art imite la nature. Or, la nature se sert d'un instrument pour deux fins ; elle emploie, par exemple, la langue pour goûter et pour parler, comme le dit Aristote (De anima, lib. m in fin. et lib. n, text. 88). Donc de la même manière l'art ou la raison peut disposer une chose pour deux fins, et par conséquent on peut appliquer simultanément son intention à deux objets.

CONCLUSION. — La volonté peut simultanément appliquer son intention à plusieurs choses, comme à sa fin dernière et à sa fin prochaine, ou en préférant une chose à une autre.

Réponse Il faut répondre que deux choses peuvent être ou n'être pas ordonnées l'une pour l'autre. Quand elles sont ordonnées l'une pour l'autre, il est évident, d'après ce que nous avons dit (art. préc), que l'homme peut simultanément se les proposer. Car l'intention n'a pas seulement pour objet la fin dernière, comme nous l'avons vu (ibid.), mais encore la fin intermédiaire. Ainsi on se propose tout à la fois la fin prochaine et la fin dernière : la médecine et la santé. Mais quand elles ne sont pas ordonnées l'une pour l'autre, l'homme peut encore néanmoins en avoir en vue plusieurs. Ce qui arrive évidemment quand il préfère un objet à un autre, parce qu'il le croit meilleur. Or, un des motifs qui rendent une chose supérieure à une autre chose, c'est qu'elle peut servir à un plus grand nombre d'usages. On peut, par conséquent, partir de là pour lui donner la préférence. Il est évident que dans cette circonstance l'homme se propose simultanément plusieurs choses.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin entend par là que l'homme ne peut se proposer simultanément la gloire de Dieu et ses intérêts temporels comme ses fins dernières, parce que, comme nous l'avons prouvé (quest. i, art. 5), un homme ne peut avoir plusieurs fins dernières.

2. Il faut répondre au second, qu'un même mouvement peut avoir plusieurs termes, si l'un se rapporte à l'autre ; mais deux termes ne peuvent appartenir au même mouvement s'ils ne sont pas ordonnés entre eux. Néanmoins il faut observer que ce qui n'est pas un en réalité peut être regardé comme tel rationnellement. Or, l'intention étant le mouvement de la volonté vers une chose que la raison a préalablement établie, comme nous l'avons dit(art. ihuj. quaest. ad 3), il peut se faire que des choses qui sontmul-tiples en réalité ne forment, par rapport à l'intention, qu'un seul terme. Ainsi deux choses sont rationnellement une toutes les fois qu'elles concourent à former une même troisième, comme la chaleur et le froid, pris à un certain degré, concourent à produire la santé, ou quand elles sont contenues sous une même raison générale qu'on peut avoir en vue. L'achat d'une liqueur et d'une étoffe est, par exemple, compris sous l'idée de gain, comme sous une idée générale. Par conséquent rien n'empêche que celui qui a le gain en vue ne se propose en même temps ces deux choses.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxxv, art. 4), il nous arrive de comprendre simultanément plusieurs choses quand elles sont une sous un rapport.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.10 a.3