I-II (trad. Drioux 1852) Qu.12 a.4

ARTICLE IV. — est-ce la. même intention qui regarde la fin et les moyens qui s'y rapportent?


Objections: 1.. Il semble que l'intention qui se rapporte à la fin et aux moyens ne soit pas un seul et même mouvement de la volonté. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xi, cap. 6) que la volonté de voir la fenêtre a pour fin la vision de la fenêtre elle-même, et qu'elle n'est pas la même que la volonté de voir les passants par la fenêtre. Or, c'est à l'intention qu'il appartient de vouloir regarder les passants par la fenêtre, et le désir de voir la fenêtre elle-même se rapporte aux moyens. Donc l'intention qui se rapporte à la fin et la volition des moyens forment deux mouvements volontaires différents l'un de l'autre.

2.. Les actes se distinguent d'après les objets. Or, la fin et les moyens sont des objets divers. Donc l'intention de la fin et la volition des moyens forment deux mouvements volontaires distincts.

3.. La volonté qui se rapporte aux moyens s'appelle élection. Or, l'élection et l'intention ne sont pas une seule et même chose. Donc l'intention qui se rapporte à la fin et la volonté qui se rapporte aux moyens ne sont pas un seul et même mouvement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le moyen se rapporte à la fin comme le milieu au terme. Or, dans l'ordre de la nature, le mouvement qui passe par le milieu est le même que celui qui arrive au terme. Donc dans les choses volontaires l'intention qui se rapporte à la fin et la volonté qui se rapporte aux moyens forment un seul et même mouvement.

CONCLUSION. — Le mouvement de la volonté qui tend à la fin et celui qui tend aux moyens ne forment subjectivement qu'un seul et même mouvement.

Réponse Il faut répondre que le mouvement de la volonté qui se rapporte à la fin et aux moyens peut se considérer de deux manières : 1° suivant que la volonté se porte vers l'un et l'autre de soi et d'une manière absolue ; et dans ce cas il y a simplement deux mouvements: l'un qui se rapporte à la fin et l'autre aux moyens. 2" On peut le considérer suivant que la volonté s'attache aux moyens en vue delà fin. Alors le mouvement qui tend vers la fin ne forme subjectivement qu'un seul et même mouvement avec celui qui tend aux moyens. Car quand je dis : je veux la médecine pour recouvrer la santé, je ne désigne qu'un seul mouvement de la volonté. La raison en est que la fin est le motif qui nous fait vouloir les moyens, et que le même acte embrasse l'objet et la raison de l'objet; comme la même vision comprend la couleur et la lumière, ainsi que nous l'avons dit (quest. viii, art. 3 ad 2). Il en est de même de l'intellect. Car si on considère absolument le principe et la conclusion , l'un et l'autre sont l'objet d'une perception particulière. Mais quand on adhère à la conclusion en vue du principe il n'y a qu'un seul acte cle l'intellect.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle de la vue de la fenêtre et de la vue des passants par la fenêtre, selon que la volonté se porte absolument vers l'un et l'autre.

2. Il faut répondre au second, que la fin considérée en elle-même est pour la volonté un autre objet que le moyen qui se rapporte à la fin, mais quand on la considère comme le motif qui nous porte à vouloir le moyen elle ne fait avec lui qu'un seul et même objet.

3. Il faut répondre au troisième, que le mouvement qui est un subjectivement peut rationnellement différer par rapport au principe et à la fin, comme monter et descendre, suivant ce que dit Aristote (Phys. lib. ni, text. 21). Ainsi quand le mouvement de la volonté se porte vers les moyens selon leur rapport avec la lin, il y a élection ; quand il se porte vers la fin selon qu'on y parvient par les moyens qui s'y rapportent il y a intention. On peut vouloir de cette manière la lin sans avoir encore déterminé les moyens dont on doit faire choix.


ARTICLE V.—l'intention existe-t-elle chez les animaux?


Objections: 1.. Il semble que les animaux se proposent une fin. Car dans les êtres privés de connaissance la nature est plus éloignée de la raison que la nature sensitive qui se trouve chez les animaux. Or, la nature des êtres privés de connaissance a une fin, comme le dit Aristote (Phys. lib. ii, text. 87). Donc à plus forte raison les animaux s'en proposent-ils une.

2.. Comme l'intention a pour objet la fin, de même aussi la jouissance. Or, il y a jouissance chez'les animaux, comme nous l'avons dit (quest. xi, art. 2). Donc il y a aussi intention.

3.. Celui qui agit pour une fin a l'intention d'arriver à cette fin, puisque l'intention n'est rien autre chose qu'une tendance vers un objet. Or, les animaux agissent pour une fin, car l'animal se meut pour chercher sa nourriture ou pour d'autres causes semblables. Donc les animaux se proposent une fin.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'intention de la fin implique le rapport d'une chose avec cette fin elle-même, ce qui est le fait de la raison. Donc puisque les animaux n'ont pas de raison il semble qu'ils n'ont pas d'intention.

CONCLUSION. — Quoique l'intention n'existe pas proprement et principalement dans les animaux, cependant elle leur convient en ce sens qu'ils sont portés par leur instinct naturel vers certains objets.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), l'intention est une tendance et elle suppose un moteur et un mobile. Le mobile peut tendre vers sa fin selon qu'il y est poussé par un moteur. Ainsi on dit que la nature tend à sa fin parce qu'elle y est mue par Dieu qui la dirige comme le chasseur la flèche. En ce sens les animaux tendent à une fin parce qu'ils ont leur instinct naturel qui les pousse vers une chose. Le moteur tend lui-même à sa fin, quand il dirige vers elle son action propre ou celle d'un autre être. C'est le propre de la raison. En ce sens les animaux n'ont pas d'intention et par conséquent ils n'ont pas ce qui la constitue proprement et principalement, comme nous l'avons dit (ibid.).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison repose sur la nature de l'intention telle qu'elle est dans le mobile qui obéit à l'impulsion d'un moteur.

2. Il faut répondre au second, que la jouissance n'implique pas le rapport d'une chose à une autre, comme l'intention, mais le repos absolu dans la fin elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, que les animaux sont mus vers leur fin non comme les créatures qui voient que par leur mouvement elles peuvent parvenir au but, ce qui est le propre de celles qui ont une intention ; mais comme des êtres qui désirent leur fin et qui y sont conduits par leur instinct naturel sous l'action, en quelque sorte, d'une cause étrangère, à la façon de tous les autres êtres qui sont mus naturellement (1).

(1) Ce qui manque à l'animal, c'est qu'il n'a pas la conscience de ce qu'il fait. Il tend vers sa lin inslinctivement, sans se rendre compte des moyens qu'il emploie pour l'atteindre.


QUESTION XIII. : DE L'ÉLECTION DES MOYENS.


Nous avons maintenant à examiner les actes delà volonté qui sont en rapport avec les moyens nécessaires à la fin. Il y en a trois : l'élection, le consentement et l'usage. Mais comme le conseil précède l'élection, nous nous occuperons donc : 1" de l'élection ; 2" du conseil (2) ; 3° du consentement ; 4° de l'usage. — Touchant l'élection six questions se présentent : 1° L'élection est-elle un acte de la volonté ou de la raison? — 2° L'élection existe-t-elle chez les animaux? — 3° N'a-t-elle pour objets que les moyens, ou si quelquefois elle a aussi la fin pour objet? — 4° L'élection n'a-t-elle pour objets que les choses que nous faisons par nous-mêmes? — 5° L'élection n'a-t-elle pour objets que les choses possibles ? — 6° L'homme choisit-il nécessairement ou librement ?

(2) On peut être étonné que, le conseil étant antérieur h l'élection, saint Thomas traite d'abord de l'élection. Mais l'ordre.scientifique l'exigeait, parce qu'il faut toujours considérer une chose en elle-même, avant de rechercher sa cause extrinsèque.

ARTICLE I. — l'élection est-elle un acte de la volonté ou de la raison ?


Objections: 1.. Il semble que l'élection ne soit pas un acte de la volonté, mais delà raison. Car l'élection implique une certaine comparaison d'après laquelle on préfère une chose à une autre. Or, c'est à là raison qu'il appartient de comparer. Donc l'élection est son acte.

2.. C'est à la même faculté qu'il appartient d'argumenter et de conclure. Or, l'argumentation est du nombre des opérations de la raison. Donc l'élection étant par rapport aux choses pratiques une sorte de conclusion, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 3), il semble que ce soit un acte de la raison.

3.. L'ignorance n'appartient pas à la volonté, mais à la faculté cognitive. Or, il y a une ignorance d'élection, comme le dit Aristote [Eth. lib. iii, cap. 1 ). Il semble donc que l'élection n'appartienne pas à la volonté, mais à la raison.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit [Eth. lib. m, cap. 3) que l'élection est le désir des choses qui sont en nous. Or, le désir est un acte de la volonté. Donc l'élection aussi.

CONCLUSION. — Puisque l'élection se consomme par un certain mouvement rie J'àme qui la porte vers le bien qui a été choisi, elle n'est pas substantiellement l'acte de la raison, mais elle est l'acte de la volonté.

Réponse Il faut répondre que l'élection implique quelque chose qui appartient à l'intellect ou à la raison, et quelque chose qui appartient à la volonté (1). Aussi Aristote dit [Eth. lib. vi, cap. 2) que l'élection est un acte de l'intellect appétitif ou de l'appétit intelligentiel. Car quand deux choses concourent à former une même troisième, l'une d'elles se trouve formelle par rapport à l'autre. C'est ce qui fait dire à Némésius (De nat. hom. cap. 33) que l'élection n'est pas par elle-même l'appétit, qu'elle n'est pas non plus le conseil exclusivement, mais un composé de l'un et de l'autre. Ainsi, quand nous disons que l'animal est composé d'une âme et d'un corps, nous n'entendons pas qu'il n'est que le corps ou qu'il n'est que l'àme absolument, mais qu'il est l'un et l'autre. Et il en est de même de l'élection. Mais dans les actes de l'àme il faut observer que l'acte qui appartient essentiellement à une puissance ou une habitude reçoit sa forme et son espèce de la puissance ou de l'habitude supérieure à laquelle la puissance intérieure le rapporte. Car, si quelqu'un fait un acte de force pour l'amour de Dieu, cet acte appartient matériellement à la force et formellement à la charité. Or, ilestévident que la raison précède d'une certaine manière la volonté et dirige ses actes, en ce sens que la volonté tend vers son objet selon la direction que lui imprime la raison, parce que c'est à la faculté qui perçoit à représenter à la faculté qui appète son objet. Par conséquent l'acte par lequel la volonté se porte vers une chose qui lui est présentée comme bonne, d'après les lumières de la raison, appartient matériellement à la volonté et formellement à la raison (2). Dans ce cas la substance de l'acte se rapporte matériellement à l'ordre que la puissance supérieure impose. C'est pourquoi l'élection n'est pas substantiellement l'acte de la raison, mais de la volonté. Car l'élection se consomme par le mouvement de l'âme qui la porte vers le bien choisi; d'où il est manifeste que c'est un acte de la puissance appétitive.

(1) Sylvius fait observer que quoique tous les actes île la volonté présupposent l'acte de l'intellect, cependant saint Thomas, à l'égard de l'élection, s'attache tout particulièrement à faire ressortir ceqni est propre à la raison; parce qu'en effet la raison a une très-grande part dansl'élec tion.
(2) C'est ce qui fait dire à Aristote que l'élection est l'acte de l'appétit préalablement éclairé par le conseil : al appelilns proeconriliati.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'élection implique une comparaison qui a eu lieu préalablement, mais ce n'est pas à dire que l'élection soit essentiellement cette comparaison elle-même.

2. Il faut répondre au second, que la conclusion d'un syllogisme en matière pratique appartient à la raison -, on lui donne le nom de sentence ou de jugement, et l'élection vient ensuite. C'est pourquoi la conclusion semble appartenir à l'élection, comme à son conséquent (1).

(1) L'élection pourrait être une conclusion subséquente.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit qu'il y a ignorance d'élection, non que l'élection soit la science, mais parce qu'on ignore ce qu'on doit choisir.

ARTICLE II — l'élection existe-t-elle chez les animaux?


Objections: 1.. Il semble que l'élection existe chez les animaux. Car l'élection est l'appétit d'une chose que l'on désire en vue d'une fin, selon la définition d'Aristote (Eth. lib. m, cap. 3). Or, les animaux appètent quelque chose en vue d'une fin. Car ils agissent pour une fin, et cela d'après leur appétit. Donc il y a en eux élection.

2.. Le mot d'élection semble indiquer une préférence. Or, les animaux ont des préférences, comme on le voit manifestement par la brebis qui mange d'une herbe et qui ne mange pas d'une autre. Donc il y a élection dans les animaux.

3.. Comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. -12), il appartient à la prudence de bien choisir les moyens par rapport à la fin. Or, la prudence convient aux animaux. C'est ce qui fait dire à ce philosophe (Met. lib. i, cap. 1) qu'ils ont la prudence sans la science quand ils ne peuvent pas entendre les sons comme les abeilles (2). C'est d'ailleurs une chose qui paraît sensiblement manifeste. Car on découvre une sagacité admirable, par exemple, dans les travaux des abeilles, des araignées et des chiens. Ainsi qu'un chien, en chassant un cerf, se trouve à la rencontre de trois chemins, il flairera s'il n'est point passé par le premier ou le second ; du mêment où il sentira qu'il n'est passé ni par l'un ni par l'autre, il prendra le troisième et le suivra avec sécurité sans faire un nouvel essai, comme s'il eût fait usage du syllogisme divisé, d'après lequel on pouvait conclure que le cerf, n'ayant pas passé par les deux premiers chemins, a pris nécessairement le troisième, puisqu'il n'y en a pas un plus grand nombre. Il semble donc que l'élection existe chez les animaux.

(2) Aristote dit dans'son Histoire des animaux (liv. IX, 40) qu'on ignore si les abeilles ont ou non le sens do l'ouïe. Et il ajoute que ceux qui sont privés de ce sens ne sont pas capables d'apprendre, niais que cette capacité se trouve dans ceux qui réunissent la mémoire à l'ouïe, connue le chien, le'perroquet, le cheval, etc.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius dit (Denat. hom. cap. 33) que les enfants et les êtres qui ne sont pas raisonnables agissent volontairement, mais qu'ils ne choisissent pas. Donc l'élection n'existe pas chez les animaux.

CONCLUSION. — Puisque l'élection ne peut avoir lieu dans les êtres qui sont absolument déterminés par rapport à un bien particulier, et que d'ailleurs les animaux sont ainsi déterminés parleur appétit sensitif, il est évident qu'ils n'ont pas l'élection par laquelle on peut choisir entre plusieurs objets.

Réponse Il faut répondre que l'élection étant la préférence d'une chose sur une autre, il est nécessaire qu'elle se rapporte à plusieurs objets pour qu'on puisse choisir; car quand il n'y a qu'une seule chose il n'est pas possible de faire un choix. Or, la différence qu'il y a entre l'appétit sensitif et la volonté consiste, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 2 ad 3, et quest. vi, art. 2), en ce que l'appétit sensitif n'est déterminé, selon l'ordre de la nature, qu'à un seul objet particulier, tandis que la volonté est à la vérité naturellcment déterminée par son seul objet général qui est le bien, mais elle reste libre de ses déterminations à l'égard des biens particuliers. C'est pourquoi le propre de la volonté est de choisir, mais ce n'est pas le propre de l'appétit sensitif qui existe seul chez les animaux. C'est pourquoi l'élection ne leur appartient pas.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'appétit d'une chose en vue d'une fin ne porte pas toujours le nom d'élection ; il faut qu'il y ait eu discernement et préférence d'une chose sur une autre, ce qui ne peut avoir lieu que dans le cas où l'appétit peut se porter vers plusieurs objets.

2. Il faut répondre au second, que l'animal préfère une chose à une autre, parce que son appétit y est naturellement porté. C'est pourquoi, aussitôt que ses sens ou son imagination lui représentent un objet pour lequel son appétit a une inclination naturelle, il se porte vers cet objet instinctivement, comme le feu se porte en haut et non en bas sans qu'il y ait élection de sa part.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. m, text. 16 et seq.), le mouvement est un acte du mobile qui provient du moteur ; c'est ce qui fait que la vertu du moteur se montre dans le mouvement du mobile. C'est pour ce motif que dans tous les êtres qui sont mus par la raison, on voit l'ordre rationnel qui les meut, bien que les êtres qui sont mus par la raison n'aient pas de raison eux-mêmes. Ainsi la flèche, d'après l'impulsion du chasseur, tend aussi directement au but que si elle avait elle-même la raison pour se diriger. On en peut dire autant du mouvement d'une horloge et de toutes les mécaniques que le génie humain a inventées. Or, ce que les choses d'art sont à l'esprit de l'homme, les choses naturelles le sont à la pensée divine. C'est ce qui fait que dans les choses qui se meuvent naturellement on aperçoit un ordre analogue à celui qu'on admire dans les oeuvres d'art, comme le dit Aristote (Phys. lib. a, text. 49). De là il arrive que dans le travail des animaux on découvre une certaine habileté, parce qu'ils sont naturellement portés à exécuter des mouvements réglés dont l'ordre a été préconçu par l'artisan suprême qui règle et ordonne toutes choses. Ainsi c'est pour cette raison qu'on dit que les animaux sont prudents ou habiles, mais ce n'est pas parce qu'il y a en eux raison ou élection. La preuve qu'ils n'ont aucune de ces facultés, c'est que tous ceux qui sont de la même espèce font absolument la même chose (1).

(1) Ils ne sont pas perfectibles, et ce défaut prouve en .effet l'absence de toutes les facultés rationnelles.


ARTICLE III. — l'élection n'a-t-elle pour objet que les moyens, ou bien si elle s'exerce quelquefois sur la fin elle-même ?


Objections: 1.. Il semble que l'élection ne porte pas seulement sur les moyens. Car Aristote dit (Eth. lib. xi, cap. 12) que c'est la vertu qui rend l'élection droite, mais que ce n'est pas à elle que se rapportent tous les moyens qui sont de nature à nous faire atteindre le but qu'elle prescrit, c'est à une autre faculté (2). Donc l'élection porte sur la fin plutôt que sur les moyens.

(2) Ce passage «"Aristote est très-obscur dans l'original et les différentes traductions.

2.. L'élection implique la préférence d'une chose par rapport à une autre. Or, comme parmi les moyens on peut préférer l'un à l'autre, il en est de même des fins différentes. Donc l'élection peut avoir pour objet la fin aussi bien que les moyens.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 2) : La volonté a pour objet la fin, et l'élection les moyens.

CONCLUSION. — L'élection n'a pour objet que les moyens, ou si elle porte quelquefois sur la fin, ce n'est pas la fin dernière, mais une fin secondaire qui peut se rapporter à une fin ultérieure.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 2), l'élection est la conséquence de la sentence ou du jugement qui est comme la conclusion du syllogisme pratique. Par conséquent l'élection comprend ce qui rentre dans la conclusion de cette sorte de syllogisme. Or, en matière pratique, la fin est le principe de l'acte etnon sa conclusion, comme le dit Aristote (Phys. lib. n, text. 89). Donc la fin, considérée comme telle, n'est pas du domaine de l'élection. Mais comme dans les sciences spéculatives rien n'empêche que le principe d'une démonstration ou d'une science ne soit la conclusion d'une autre démonstration ou d'une autre science (1), et qu'il n'y a que le premier principe, celui qui est indémontrable, qui ne puisse être une conclusion, de même il arrive que ce qui est la fin d'une action peut être un moyen par rapport à une autre, et à ce titre devenir l'objet de l'élection. Ainsi, dans la médecine la santé est le but final de la science. Le médecin ne peut pas vouloir autre chose ; il doit partir de là comme d'un principe. Mais la santé du corps a pour fin le bien de l'âme. Par conséquent celui qui veille au salut de l'âme peut choisir entre la santé et la maladie. Car l'Apôtre dit (IL Cor. xii, 10) : Quand je suis faible, c'est alorsque je suis fort etpuissant. Quant à la fin dernière elle ne peut nullement être l'objet de l'élection.

(1) Par exemple la conclusion d'une science supérieure, comme la physique, peut être acceptée par la médecine à titre de principe.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les fins propres des vertus se rapportent à la béatitude comme à leur fin dernière. C'est en ce sens qu'elles peuvent être l'objet de l'élection.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons vu (quest. î, art. 5), la fin dernière est absolument une; par conséquent, partout où il y a plusieurs fins il y a lieu de choisir, parce qu'elles sont subordonnées à la fin dernière (2).

(2) Ainsi on est libre île choisir la vie active ou la vie contemplative pour arriver à la béatitude.


ARTICLE IV. — l'élection ne porte-t-elle que sur les choses que nous faisons par nous-mêmes?


Objections: 1.. Il semble que l'élection ne regarde pas seulement les actes humains. Car l'élection porte sur les moyens. Or, les moyens comprennent non-seulement les actes, mais encore les organes, comme le dit Aristote (Phys. lib. n, text. 84). Donc l'élection n'a pas seulement pour objet les actes humains.

2.. L'action se distingue de la contemplation. Or, l'élection a lieu dans la contemplation, puisqu'elle résulte de la préférence qu'on accorde à une opinion sur une autre. Donc l'élection n'a pas seulement pour objet les actes humains.

3.. Les hommes sont élus aux dignités séculières ou ecclésiastiques par ceux qui n'ont aucune action sur eux. Donc l'élection ne porte pas seulement sur les actes humains.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 2) que l'élection ne porte que sur les choses que l'homme peut faire par lui-même.

CONCLUSION. — L'élection ayant toujours les moyens pour objet, il est nécessaire qu'elle porte toujours sur les actes humains.

Réponse Il faut répondre que comme l'intention se rapporte à la fin, de même l'élection se rapporte aux moyens. Or, la fin est ou une action, ou une chose extérieure. Quand c'est une chose extérieure, il est nécessaire que l'action de l'homme intervienne, soit pour produire cette chose elle-même, comme le médecin produit la santé, qui est son but final et qu'on désigne comme le but final de son art, soit pour que l'homme use ou jouisse de quelque façon de l'objet dont il fait sa fin, comme l'argent ou la possession de l'argent est la fin que l'avare se propose. On peut faire le même raisonnement à l'égard des moyens. Car tout moyen doit nécessairement être ou une action, ou une chose extérieure. Si c'est une chose extérieure, il faut que l'action intervienne soit pour produire ce moyen, soit pour le mettre en usage. Par conséquent, dans toute hypothèse l'élection porte toujours sur les actes humains.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les organes se rapportent à la fin en ce sens que l'homme s'en sert pour y parvenir (1).

(1) C'est pour cela que l'action des organes tombe aussi sous le choix et l'élection.

2. Il fautrépondre au second, que dans la contemplation même il y a un acte (2) de l'intellect qui adhère à telle ou telle opinion; il n'y a donc que l'action extérieure qui soit en opposition avec la contemplation.

(2) Cet acte est un acte intérieur; car la contemplation est elle-même un acte de cette nature.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme qui choisit un évoque ou un magistrat l'élève, par le fait de son élection, à la dignité qu'il lui destine; autrement, si son action n'avait aucune vertu sur l'institution de l'évêque ou du magistrat, il n'aurait pas droit de l'élire. De même il faut dire que toutes les fois qu'on préfère une chose à une autre, il y a toujours, de la part de celui qui la choisit, une action quelconque.

ARTICLE V. — l'élection n'a-t-elle pour objet que les choses possibles?


Objections: 1.. Il semble que l'élection n'ait pas seulement pour objet les choses possibles. Car l'élection est un acte de la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Or, la volonté se rapporte aux choses possibles et impossibles, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap.2). Donc l'élection aussi.

2.. L'élection porte sur ce que nous faisons par nous-mêmes, comme nous l'avons vu (art. préc). Sous le rapport de l'élection il n'importe en rien que l'objet soit impossible absolument ou qu'il soit impossible relativement au sujet qui l'a choisi. Or, souvent nous ne pouvons faire ce que nous choisissons, et ces choses deviennent ainsi impossibles pour nous. Donc l'élection a pour objet des choses impossibles.

3.. On ne tente de faire une chose qu'autant qu'on l'a choisie. Or, saint Benoît dit (Reg. cap. 68) que si l'abbé vient à commander une chose impossible (3), il faut essayer de la faire. Donc l'élection peut porter sur ce qui est impossible.

(3) Le texte de la règle porte des choses difficiles ou impossibles (gravia aut'impossibilia). Saint Benoit veut qu'on obéisse et qu'on se mette a 1 oeuvre, parce, qu'il y a bien des choses qui paraissent impossibles et qui ne le sont pas en effet. Quand on s'y met avec toute l'ardeur qu'inspire 1 esprit de foi et d'obéissance, souvent on vient à bout de ce que l'on croyait au-dessus de ses forces. (Voyez la règle de saint Benoit avec ses commentaires.)


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 2) que l'élection ne s'exerce pas sur ce qui est impossible.

CONCLUSION. — Puisque l'élection a toujours rapport aux actions humaines, elle ne peut s'exercer que sur le possible.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.), nos élections ou nos choix se rapportent toujours à nos actions. Or, nos actions ne sortant pas du domaine des choses possibles, il s'ensuit que l'élection n'a que le possible pour objet. De plus, si nous choisissons une chose, c'est pour pouvoir arriver par là à notre fin, ou du moins pour nous procurer le moyen d'y parvenir. Or, on ne peut arriver à sa fin au moyen de ce qui est impossible. La preuve c'est que les hommes, quand ils arrivent en se consultant à découvrir une impossibilité quelconque, ils renoncent à leur dessein, parce qu'ils se reconnaissent incapables d'aller au delà. — C'est encore ce qu'on peut se démontrer jusqu'à l'évidence par le raisonnement qui précède. Car le moyen qui fait l'objet de l'élection est à la fin ce que la conclusion est au principe. Or, il est manifeste qu'on ne tire pas une conclusion impossible d'un principe possible; par conséquent la fin ne peut être possible sans que le moyen ne le soit aussi. Il n'y a d'ailleurs pas d'être qui tende à l'impossible, et l'homme ne tendrait pas vers sa fin, si le moyen qui doit l'y conduire ne lui paraissait pas possible. Donc l'impossible ne peut être du domaine de l'élection.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté tient le milieu entre l'intellect et l'action extérieure. Car l'intellect propose à la volonté son objet, et la volonté produit elle-même l'acte extérieur. Ainsi le principe du mouvement de la volonté se considère du côté de l'intellect qui perçoit le bien en général, tandis que le terme ou le complément de son acte se rapporte à l'action par laquelle on tend à obtenir une chose. Car le mouvement de la volonté va de l'âme à l'objet extérieur. C'est pourquoi la perfection de l'acte de la volonté se considère selon qu'une chose est bonne à quelqu'un pour agir. Or, tel est le possible en général. C'est pour cette raison que la volonté parfaite n'a pour objet que le possible, qui est la seule chose qui soit bonne à celui qui la veut; tandis que la volonté imparfaite a pour objet quelquefois l'impossible, et c'est ce que certains auteurs appellent une velléité. On dira, par exemple, qu'on voudrait une chose si elle était possible. Quant à l'élection, elle désigne l'acte de la volonté, qui est déjà déterminé à l'égard de ce qu'on doit faire pour le mêment, et elle ne peut absolument avoir un autre objet que le possible.

2. Il faut répondre au second, que l'objet de la volonté étant le bien perçu par l'intellect, il faut juger de l'objet de la volonté de la même manière que de ce qui est du domaine de la perception. C'est pourquoi, comme la volonté peut quelquefois s'attacher à un objet qu'elle croit bon, bien qu'il ne le soit pas en effet, de même l'élection peut quelquefois s'arrêter à une chose qu'on croit possible, bien qu'elle ne le soit pas au sujet qui la choisit.

3. Il faut répondre au troisième, que saint Benoît s'exprime ainsi, parce que ce n'est pas à l'inférieur à décider, d'après ses propres lumières, si une chose est possible, mais il doit se reposer à cet égard sur le jugement de son supérieur.


ARTICLE VI. — l'homme choisit-il nécessairement ou librement (1)?


(1) Cet article revient encore à la question du libre ai-Litre, qui est la base de toute la morale.

Objections: 1.. Il semble que l'homme choisisse nécessairement. Car la fin est aux choses que l'on doit choisir ce que sont les principes aux conséquences qui en découlent, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 8). Or, les conséquences découlent nécessairement des principes. Donc la fin détermine nécessairement l'homme dans son choix.

2.. Comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), l'élection résulte du jugement que porte la raison sur ce que l'on doit faire. Or, la raison juge nécessairement en certains cas par suite de la nécessité des prémisses. Il semble donc que l'élection soit nécessitée.

3.. Quand deux choses sont absolument égales, l'homme n'est pas plus porté vers l'une que vers l'autre (2). Ainsi un homme qui a faim, s'il a de chaque côté de lui un mets également appétissant et placé à une égale distance, il n'est pas plus porté vers l'un que vers l'autre, dit Platon dans l'explication qu'il donne du repos de la terre au milieu de l'espace (De caelo, lib. n, text. 7o et 90). Or, on peut encore moins choisir ce qu'on regarderait comme inférieur que ce qu'on regarde comme égal. Par conséquent si on vous propose deux, trois ou un plus grand nombre d'objets dont l'un vaille mieux que les autres, il est impossible qu'on choisisse ces derniers. Il faut donc qu'on prenne nécessairement celui qui paraît le meilleur. Et par là même que tout choix porte toujours sur ce qui semble le meilleur, il s'ensuit que tout choix est nécessaire.

(2) Celte objection est celle que l'on a si souvent répétée au xvilic siècle, à propos des motifs déterminants.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. D'après Aristote (Met. lib. ix, text. 3), l'élection est u n acte de la puissance raisonnable qui se rapporte à des choses opposées.

CONCLUSION. — L'élection étant l'acte volontaire par lequel la créature raisonnable choisit les moyens qui se rapportent à sa fin, l'homme n'en use pas nécessairement, mais librement.

Réponse Il faut répondre que l'homme ne choisit pas nécessairement ; la raison de cette proposition c'est que ce qui peut ne pas être n'est pas nécessaire. Or, que l'homme ait le pouvoir de choisir et de ne pas choisir, c'est une conséquence de la double puissance qui existe en lui. Car l'homme peut vouloir et ne pas vouloir, agir et ne pas agir ; il peut encore vouloir une chose ou une autre; ce qui résulte de la nature même de sa raison. Car tout ce que la raison peut percevoir comme bon, la volonté peut y tendre. Or, la raison peut trouver bon, non-seulement que l'homme veuille ou qu'il agisse, mais encore qu'il ne veuille pas et qu'il n'agisse pas. — De plus, à l'égard de tous les biens particuliers, la raison peut voir ce qu'il y a de bon en eux et considérer ce qu'ils ont de défectueux, et par conséquent ce qu'ils ont de mauvais. D'après cela elle peut regarder chacun de ces biens comme une chose que l'on doit rechercher ou que l'on doit fuir. Il n'y a que le bien parfait, c'est-à-dire la béatitude, que la raison ne puisse trouver mauvais ou défectueux sous aucun rapport. C'est ce qui fait que l'homme veut nécessairement la béatitude parce qu'il ne peut pas vouloir n'être pas heureux ou être malheureux. Or, l'élection n'ayant pas pour objet la fin, mais les moyens, comme nous l'avons dit (art. 3), elle ne s'exerce pas sur le bien parfait qui est la béatitude, mais sur d'autres biens particuliers ; c'est pour ce motif que l'homme ne choisit pas nécessairement, mais librement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la conclusion ne sort pas toujours nécessairement des principes. Elle n'est nécessaire que quand les principes ne peuvent être vrais sans que la conséquence ne le soit aussi. De même la fin n'impose pas toujours à l'homme nécessairement les moyens qu'il doit prendre pour y parvenir ; parce que tous les moyens ne sont pas tels que sans eux on ne puisse arriver à la fin, ou s'ils sont tels on ne les considère pas toujours de la sorte.

2. Il faut répondre au second, que la sentence ou le jugement de la raison en matière pratique a pour objet des choses contingentes que nous pouvons faire, et en ce cas les conséquences ne découlent pas nécessairement de principes nécessaires d'une nécessité absolue, mais seulement d'une nécessité conditionnelle-, comme cette proposition : s'il court, il se meut.

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche que dans l'hypothèse de deux choses parfaitement égales sous un rapport, on ne trouve dans l'une quelque avantage qui la rende supérieure à l'autre et que la volonté pour ce motif ne se porte plus vers l'une que vers l'autre (1).

(1) II y a des philosophes qui prétendent que la volonté peut, par sa seule énergie, choisir entre deux choses parfaitement égales, sans que l'intellect ait besoin, par un nouveau jugement, d'intervenir pour donner la préférence à l'une sur l'autre. Saint Thomas paraît ici de l'avis contraire, et la plupart des thomistes soutiennent sa thèse. Cependant en réalité il y a plutôt ici une dispute de mots qu'une discussion réelle, car tout le monde est obligé d'admettre en certaines circonstances l'axiome : Stat pro ratione voluntas.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.12 a.4