I-II (trad. Drioux 1852) Qu.15 a.4

ARTICLE IV. — n'appartient-il qu'a la partie supérieure de l'ame de CONSENTIR a l'action?


Objections: 1.. Il semble qu'il n'appartienne pas toujours à la raison supérieure de consentir à l'action. Car la délectation est une conséquence de l'action et la perfectionne, comme la beauté perfectionne la jeunesse, ainsi que le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 4). Or, c'est à la raison inférieure qu'il appartient de consentir à la délectation suivant saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12). Donc il n'appartient pas qu'à la raison supérieure de consentir à l'action.

2.. On appelle volontaire l'action à laquelle nous consentons. Or, il y a beaucoup de facultés qui peuvent produire des actions volontaires. Donc la raison supérieure ne consent pas seule à l'action.

3.. La raison supérieure a pour objet l'étude et la contemplation des choses éternelles, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 7). Or, l'homme consent maintes fois à agir non pour des raisons éternelles, mais pour des raisons temporelles et même pour satisfaire quelques passions. Donc il n'appartient pas qu'à la raison supérieure de consentir à l'action.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lift'iii, oap. 12) qu'on ne peut affirmer que le péché ait été efficacement consommé si l'intelligence qui a un pouvoir souverain sur les membres pour les faire agir ou pour les en empocher ne consent à l'action mauvaise et ne s'y prête.

CONCLUSION. — Le consentement à l'action étant la sentence finale qu'on porte en matière pratique, il n'appartient qu'à la partie supérieure de l'àme, c'est-à-dire à la raison selon qu'elle comprend en elle la volonté.

Réponse Il faut répondre que c'est toujours à celui qui est au-dessus des autres et qui a droit de les juger qu'appartient la sentence finale. Car tant qu'il y a encore quelque chose à juger on ne rend pas l'arrêt suprême. Or, il est évident que la raison supérieure a droit de juger toutes choses, puisque nous jugeons des choses sensibles par notre raison (1), et nous jugeons des choses qui ont rapport à notre raison par les raisons divines qui appartiennent à la raison supérieure. C'est pourquoi tant qu'on estmcertain sur les prescriptions de la raison divine, la raison humaine ne peut porter aucun jugement qu'on puisse considérer comme un arrêt suprême. Or, en matière pratique l'arrêt suprême est le consentement à l'action. C'est pourquoi il appartient à la raison supérieure de consentir à l'action, et par raison supérieure nous entendons celle qui renferme en elle la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 1).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le consentement à la délectation de l'action appartient à la raison supérieure aussi bien que le consentement à l'action elle-même. Mais le consentement à la délectation qui résulte de la pensée appartient à la raison inférieure comme la pensée elle-même. Cependant du mêment que la pensée ou son absence est considérée comme une action, elle relève de la raison supérieure qui en est le juge ainsi que de la délectation qui en est la conséquence. Mais quand on considère la pensée comme se rapportant à une autre action elle appartient alors à la raison inférieure. Car ce qui se rapporte à un autre objet appartient à un acte ou à une puissance inférieure à la fin qu'il a en vue. C'est pour ce motif que l'art qui a pour objet la fin reçoit le nom d'art architec-tonique ou principal.

2. Il faut répondre au second, que si les actions sont appelées volontaires parce que nous leur donnons notre consentement, il n'est pas nécessaire pour cela que le consentement appartienne à chacune des puissances de l'àme, il suffit qu'il vienne de la volonté qui est le principe du volontaire et qui réside dans la raison, comme nous l'avons dit (quest. vi, art. 1).

(1) La raison par laquelle nous jugeons des choses sensibles est la raison inférieure.

3. 11 faut répondre au troisième, qu'on dit que la raison supérieure consent à l'action non-seulement parce qu'elle nous porte toujours à agir d'après des raisons éternelles, mais encore parce qu'elle n'entrave pas notre action au nom de ces mêmes raisons (2).

(2) C'est-à-dire que ces raisons éternelles ne l'empêchent pas d'agir et de faire ce qu'elles défendent.


QUESTION XVI. : DE L'USAGE.


Nous avons maintenant à nous occuper de l'usage, considéré comme un acte de la volonté par rapport aux moyens. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L'usage est-il un acte de la volonté? — 2" Existe-t-il chez les animaux? — 3° A-t-il pour objet la fin ou les moyens? — 4° Du rang qu'occupe f'usage par rapport à l'élection.

ARTICLE I. — l'usage est-il un acte de la volonté (1)?


(1) Le mot usage désigne ici l'application d'une chose quelconque à une opération, comme saint Thomas lc définit loi-même dans sa réponse à cette question.

Objections: 1.. Il semble que l'usage ne soit pas un acte de la volonté. Car saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 4, et De Trin. lib. x, cap. 10) que l'usage consiste à employer une chose pour la rapporter à une autre. Or, c'est à la raison qu'il appartient de rapporter une chose à une autre, puisque c'est cette faculté qui rapporte et qui ordonne tout. Donc l'usage est un acte de la raison et par conséquent ce n'est pas un acte de la volonté.

2.. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. h, cap. 22) : L'homme se jette avec impétuosité à l'action, et c'est ce qu'on appelle l'élan ; ensuite il s'en sert, et c'est ce qu'on nomme l'usage. Or, l'opération appartient à la puissance executive, tandis que l'acte de la volonté ne peut résulter de l'acte de cette puissance, puisque l'exécution est le dernier de tous les actes. Donc l'usage n'est pas un acte de la volonté.

3.. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 30) que tout ce qui a été fait l'a été pour l'usage de l'homme, parce que la raison fait usage de tout en jugeant ce que l'homme a reçu. Or, c'est à la raison spéculative qu'il appartient déjuger tout ce que Dieu a créé, et cette raison paraît absolument séparée de la volonté qui est le principe des actes humains. Donc l'usage n'est pas l'acte de la volonté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. x, cap. 41) qu'user c'est mettre quelque chose au service de la volonté.

CONCLUSION. — Puisque c'est à la volonté à appliquer toutes les facultés de l'àme, ses habitudes ou ses organes aux actes qui leur sont propres, l'usage lui appartient premièrement et principalement comme au premier moteur, il appartient ensuite à la raison parce qu'elle dirige et aux autres puissances parce qu'elles exécutent.

Réponse Il faut répondre que l'usage d'une chose implique l'application de cette chose à une opération quelconque. C'est pourquoi nous donnons le nom d'usage à l'opération à laquelle nous appliquons une chose. Ainsi monter à cheval c'est faire usage d'un cheval, comme frapper c'est faire usage d'un bâton. Or, nous employons pour agir soit les principes actifs qui sont au dedans de nous-mêmes, comme les puissances de l'âme, soit les membres du corps. Ainsi l'intellect nous sert pour comprendre, l'oeil pour voir, et les choses extérieures, comme un bâton, pour frapper. Mais il est évident que nous ne faisons servir à l'action les choses extérieures qu'au moyen de principes intrinsèques qui sont ou les puissances de l'âme, ou les habitudes de ces puissances, ou les organes qui sont les membres du corps. Comme nous avons montré plus haut (quest. ix, art. 4) que c'est la volonté qui meut les puissances de l'âme â l'égard de leurs actes, ce qui consiste à les employer à une oeuvre quelconque, il s'ensuit évidemment que l'usage appartient en premier lieu et principalement à la volonté comme au premier moteur, qu'il appartient ensuite à la raison comme faculté directrice, et enlin aux autres puissances parce qu'elles exécutent. Ces puissances sont à la volonté qui s'en sert pour agir ce que sont les instruments à l'agent principal qui les emploie. Or, on n'attribue pas l'action proprement dite à l'instrument, mais à l'agent principal. Ainsi on attribue la construction d'une maison à celui qui la bâtit, mais non aux instruments dont il se sert. D'où il est évident que l'usage est à proprement parler l'acte de la volonté.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la raison s'occupe en effet de mettre une chose en rapport avec une autre, mais la volonté se porte vers l'objet que la raison a mis ainsi en rapport, et c'est on ce sens qu'on dit que l'usage consiste à rapporter une chose à une autre.

2. Il faut répondre au second, que saint Jean Damascène parle de l'usage selon qu'il appartient aux puissances executives.

3. Il faut répondre au troisième, que c'est la volonté qui porte l'intellect spéculatif à comprendre ou à juger. C'est pourquoi on rapporte l'usage à l'intellect spéculatif, selon qu'il est mû par la volonté comme les autres puissances executives.


ARTICLE II. — l'usage existe-t-il dans les animaux?


Objections: 1.. Il semble que l'usage existe chez les animaux. Car la jouissance est plus noble que l'usage. En effet, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 10), nous faisons usage de choses que nous rapportons à celles dont nous devons jouir. Or, les animaux ont la jouissance, comme nous l'avons vu (quest. xi, art. 2). Donc à plus forte raison ont-ils l'usage.

2.. Employer ses membres pour une action c'est en faire usage. Or, les animaux se servent de leurs membres pour agir; ainsi ils emploient leurs pieds pour marcher, leurs cornes pour frapper. Donc on peut dire qu'ils en font usage.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 30) qu'il n'y a que l'animal raisonnable qui puisse faire usage d'une chose.

CONCLUSION. — Les animaux ne peuvent avoir d'usage puisqu'ils manquent de raison et qu'ils ne savent pas rapporter une chose à une autre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), l'usage consiste à appliquer un principe d'action à une action, comme le consentement consiste à appliquer le mouvement appétitif à un objet qu'on désire, comme nous l'avons dit (quest. préc, art. 1,2,3). Or, on nepeutappliquerunechoseà une autre qu'autant qu'on a empire sur elle , et on ne peut exercer cet empire qu'autant qu'on saisit le rapport des choses entre elles, ce qui est le propre de la raison. C'est pourquoi il n'y a que l'animal raisonnable qui puisse consentir et user.


Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que la jouissance implique le mouvement absolu de l'appétit vers l'objet qu'on désire, tandis que l'usage implique le mouvement de l'appétit vers une chose qui se rapporte à une autre. Si donc on compare l'usage et la jouissance relativement à leurs objets, en ce sens la jouissance est plus noble que l'usage, parce que l'objet qu'on désire absolument pour lui-même est meilleur que celui qu'on ne désire que par rapporta un autre. Mais si on compare ensemble ces deux actes relativement au sujet qui les perçoit, l'usage est plus noble que la jouissance parce qu'il n'appartient qu'à la raison d'ordonner une chose à l'égard d'une autre, tandis que les sens peuvent percevoir absolument certains objets.

2. Il faut répondre au second, que ce que les animaux font avec leurs membres ils le font instinctivement, mais non par suite de la connaissance qu'ils ont du rapport qui existe entre leurs membres et leurs actions : on ne peut donc pas dire, à proprement parler, qu'ils appliquent leurs membres à l'action, ni qu'ils en font usage.


ARTICLE III. — l'usage peut-il avoir pour objet la fin dernière?


Objections: 1.. Il semble que l'usage puisse avoir pour objet la.fin dernière. Car, d'après saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 41) , partout où il y a jouissance, il y a usage. Or, on jouit de la fin dernière. Donc on en fait usage.

2.. User c'est mettre une chose à la disposition de la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, il n'y a pas de chose à laquelle la volonté s'applique plus qu'à sa fin dernière. Donc l'usage peut ayoir cette fin pour objet.

3.. Saint Hilaire dit (De Trin. lib. n, in princ.) que l'éternité est dans le Père, l'espèce dans l'image, c'est-à-dire dans le Fils, l'usage dans le don qui est le Saint-Esprit. Or, le Saint-Esprit étant notre fin dernière puisqu'il est Dieu, l'usage peut avoir pour objet cette fin.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin a\t(Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 30) : On n'use pas de Dieu, mais on en jouit. Or, Dieu seul est notre fin dernière. Donc on ne doit pas user de la fin dernière.

CONCLUSION. — Puisque l'usage consiste dans l'application d'une chose à une autre, il n'a pour objet que les moyens, mais non la fin dernière.

Réponse Il faut répondre que l'usage, comme nous l'avons dit (art. 1), implique l'application d'une chose à une autre-, cette application ne pouvant se faire que sur ce qui se rapporte à une fin, il s'ensuit que l'usage a toujours pour objet les moyens. C'est pour ce motif qu'on donne le nom à"utiles (uti, utilis) aux choses qui sont en harmonie avec la fin, et que quelquefois le mot utilité est employé pour le mot usage. Mais il faut observer que la fin dernière s'entend de deux manières, d'une manière absolue et d'une manière relative. Car par le mot fin, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 8, et quest. v, art. 2), quelquefois on entend l'objet même de la fin, d'autres fois son acquisition ou sa possession. Ainsi la fin de l'avare c'est ou l'argent ou la possession de l'argent. Il est évident que absolument parlant la fin dernière est la chose elle-même. Car la possession de l'argent n'est bonne qu'autant que l'argent est bon lui-même, et l'acquisition de l'argent ne se rapporte qu'à sa possession-, puisque l'avare ne cherche à avoir de l'argent que pour le posséder. Donc, absolument et à proprement parler, l'homme jouit de l'argent parce qu'il met dans l'argent sa fin dernière ; mais on dit qu'il en use parce qu'il en fait sa possession.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle de l'usage en général, selon qu'il implique le rapport de la fin à la jouissance que l'on cherche dans la fin elle-même.

2. Il faut répondre au second, que la fin est mise à la disposition de la volonté pour que la volonté se repose en elle. Ainsi le repos qui consiste dans la fin est la jouissance ; c'est en ce sens qu'on parle de l'usage de la fin. Mais ce qui se rapporte à la fin est mis à la disposition de la volonté, non-seulement par rapport à l'usage qu'on en fait, mais encore par rapport à une autre chose dans laquelle la volonté se repose.

3. Il faut répondre au troisième, que le mot usage est improprement employé par saint Hilaire pour signifier le repos dans la fin dernière, de la même manière qu'on l'emploie communément pour signifier sa possession, comme nous l'avons dit (ad 1). Saint Augustin (De Trin. lib. vi, cap. 10) dit lui-même que saint Hilaire entend par l'usage, la délectaton, la félicité ou la béatitude.


ARTICLE IV. — l'usage précède-t-il l'élection?


Objections: 1.. Il semble que l'usage précède l'élection. Car après l'élection il n'y a rien autre chose que l'exécution. Or, puisque l'usage appartient à la volonté, il précède l'exécution. Donc il précède aussi l'élection.

2.. L'absolu est avant le relatif; donc ce qui est moins relatif est avant ce qui l'est plus. Or, l'élection implique deux relations, l'une entre l'objet choisi et sa fin, l'autre entre l'objet choisi et celui auquel on le préfère, tandis que l'usage n'implique qu'une relation avec la fin. Donc l'usage est antérieur à l'élection.

3.. La volonté fait usage des autres puissances en ce sens qu'elle les meut. Or, la volonté se meut elle-même, comme nous l'avons dit (quest. rx, art. 3). Donc cllefait usage d'elle-même en s'appHquant à l'action. C'est ce qu'elle fait quand elle consent à une chose; par conséquent l'usage est dans le consentement, et comme le consentement précède l'élection, ainsi que nous l'avons dit (quest. xv, art. 3 ad 3), il s'ensuit que l'usage la précède aussi.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fiel. lib. u, cap. 22) que la volonté après l'élection se porte avec ardeur à l'action et qu'ensuite elle use. Donc l'usage vient après l'élection.

CONCLUSION. — L'usage suit l'élection si on le considere par rapport à la volonté qui se sert des puissances executives, mais si on le considere par rapport à la raison il la précède.

Réponse Il faut répondre que la volonté se rapporte de deux manières à l'objet voulu. 1° L'objet peut être dans le sujet qui le veut d'après le rapport de conformité qui existe entre eux. Ainsi on dit qu'on désire naturellement les choses qui se rapportent naturellement aune fin-, mais celui qui possède sa tin de la sorte nela possède qu'imparfaitement. 2° Tout ce qui est imparfait tend à devenir parfait. C'est pourquoi l'appétit naturel aussi bien que l'appétit volontaire tend à posséder sa fin réellement, c'est-à-dire à la posséder parfaitement. Et c'est là ce qui constitue le second rapport de la volonté avec l'objet voulu. Mais l'objet voulu n'est pas seulement la fin, ce sont encore les moyens. La dernière chose qui appartienne à la première habitude de la volonté par rapport aux moyens c'est l'élection. Car alors l'action de la volonté est consommée puisqu'elle veut complètement ce qui se rapporte à la fin. L'usage au contraire appartient à la seconde habitude de la volonté par laquelle elle tend à la possession de l'objet voulu. D'où il est manifeste que l'usage vient après l'élection, si on le considère relati ve-mentà la volonté, selon qu'elle se sert des puissances executives en les mettant en mouvement. Mais comme la volonté meut quelquefois la raison et en fait usage, l'usage peut s'entendre des moyens selon qu'ils existent dans la raison qui les rapporte à la fin elle-même (I), et en ce sens l'usage précède l'élection.

(1) Dans ce cas l'usage précède l'élection, parce que la raison rapporte à la lin les moyens qui y tendent, et les contere ensemble avant que la volonté se détermine à choisir ce qui lui paraît le plus convenable.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mouvement par lequel la volonté meut les puissances exécutrices précède l'exécution et suit l'élection. Par conséquent, comme l'usage appartient au mouvement de la volonté, il tient le milieu entre l'élection et l'exécution.

2. Il faut répondre au second, que ce qui est essentiellement relatif est postérieur à ce qui est absolu ; mais il n'est pas nécessaire que ce qui comporte le plus de relations soit postérieur à ce qui en comporte le moins ; même plus une cause est élevée et plus nombreuses sont les relations qu'elle a avec ses effets.

3. Il faut répondre au troisième, que l'élection précède l'usage quand il se rapporte au même objet. Mais rien n'empêche que l'usage d'une chose ne précède l'élection d'une autre. Et comme les actes de la volonté se réfléchissent sur eux-mêmes, dans tout acte volontaire on peut distinguer le consentement, l'élection et l'usage; ainsi on pourrait dire que la volonté consent à son élection et à son consentement, et qu'elle fait usage d'elle-même pour son consentement et son élection, et quand ces actes se rapportent à quelque chose d'antérieur ils sont toujours antérieurs eux-mêmes.


QUESTION XVII. : DES ACTES COMMANDÉS PAR LA VOLONTÉ.


Apres avoir parlé des actes volontaires dans leur rapport avec les moyens, nous avons maintenant à nous occuper des actes commandés par la volonté. — A ce sujet neuf questions se présentent : 1° Commander est-ce l'acte de la volonté ou de la raison ? — 2" Les animaux ont-ils l'empire sur leurs actes ? — 3° Du rang que le commandement occupe par rapport à l'usage. — 4° Le commandement et l'acte commandé ne forment-ils qu'un seul et même acte ou sont-ils des actes différents? — 5° L'acte de la volonté est-il commandé ? — G" L'acte de la raison peut-il l'être ? — 7" Lesactes de l'appétit sensitif; — 8° les actes de l'àme végétative; —9° les actes des membres extérieurs peuvent-ils l'être également ?

ARTICLE I. — le commandement est-il un acte de la raison ou de la volonté?                                          


Objections: 1.. Il semble que le commandement ne soit pas un acte de la raison, mais de la volonté. En effet commander, c'est imprimer une sorte de mouvement ; car Avicenne distingue quatre espèces de moteur : un moteur qui perfectionne, qui dispose, qui commande et qui conseille. Or, c'est à la volonté qu'il appartient de mouvoir toutes les autres puissances de l'âme, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 1). Donc le commandement est l'acte de la volonté.

2.. Comme c'est à celui qui est soumis qu'il appartient d'être commandé, de même c'est à celui qui est libre qu'il appartient d'exercer le commandement. Or, la source ou la racine de la liberté est surtout dans la volonté. Donc il appartient à la volonté de commander.

3.. L'acte suit le commandement immédiatement. Or, l'acte ne suit pas immédiatement la décision de la raison; car celui qui pense qu'il doit faire une chose, ne la fait pas aussitôt. Donc le commandement n'est pas l'acte de la raison, mais de la volonté.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius (De nat. hom. cap. 10) et Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.) disent que l'appétit obéit à la raison. Donc c'est à la raison qu'il appartient de commander.

CONCLUSION. — Le commandement est essentiellement l'acte de la raison, mais il présuppose toutefois l'acte de la volonté dont la vertu imprime à la raison elle-même le mouvement quilui est nécessaire pour commander et entrer dans l'exercice de ses actes.

Réponse Il faut répondre que le commandement est l'acte de la raison, mais qu'il présuppose toutefois l'acte de la volonté. Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence il faut observer que les actes de la volonté et de la raison se rapportent réciproquement l'un à l'autre. Ainsi la raison raisonne sur le vouloir et la volonté veut raisonner; tantôt l'acte de la raison précède l'acte de la volonté et tantôt c'est le contraire. Et comme la vertu du premier acte subsiste dans l'acte qui suit, il arrive quelquefois qu'un acte appartient à la volonté et qu'il renferme virtuellement quelque chose qui procède d'un acte rationnel, comme nous l'avons dit à propos de l'usage (quaest. 10, art. 1) et de l'élection (quaest. 13, art. 1), et réciproquement un acte rationnel peut renfermer en lui virtuellement quelque chose d'un acte volontaire. Le commandement est à la vérité un acte qui appartient essentiellement à la raison. Car celui qui commande ordonne à celui qui lui obéit de faire une chose, et il le lui ordonne en le lui intimant ou en le lui dénonçant. Or, c'est à la raison qu'il a partient d'intimer ou de dénoncer quelque chose, et elle peut le faire de deux manières : 1° d'une manière absolue, c'est ce qu'on fait en employant le verbe à l'indicatif, comme quand on dit à quelqu'un : Voici ce que vous avez à faire (i). 2° La raison peut intimer une chose en portant quelqu'un à la faire. Cette intimation s'exprime par l'impératif, comme quand on dit à quelqu'un : Faites cela. Or, le premier moteur des facultés de l'âme relativement à l'exercice de leurs actes, c'est la volonté, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. i). Donc puisque le second moteur ne meut qu'en vertu du premier, il s'ensuit que le mouvement que la raison imprime en commandant provient virtuellement de la volonté. D'où il résulte que le commandement est l'acte de la raison, mais qu'il présuppose l'acte de la volonté qui met elle-même la raison en mouvement, pour qu'elle puisse commander et produire les actes qui lui sont propres.

(1) Dans ce cas on indique à l'individu ce qu'il doit faire, maison ne l'y engage pas cflicacement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que commander ne consiste pas à imprimer un mouvement quelconque, mais à dire ou à ordonner une chose à quelqu'un, ce qui est le propre de la raison.

2. Il faut répondre au second, que la racine de la liberté c'est la volonté, comme sujet, mais comme cause c'est la raison. Car ce qui fait que la volonté peut librement se porter vers divers objets, c'est que la raison peut avoir différentes idées du bien; c'est pour ce motif que les philosophes définissent le libre arbitre, le libre jugement de la raison, parce que la raison est cause de la liberté.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement prouve que le commandement n'est pas l'acte absolu de la raison, mais qu'il suppose une certaine impulsion de la volonté, comme nous l'avons dit (in corp. art.).


ARTICLE II. — les animaux ont-ils l'empire sur leurs actions?


Objections: 1.. Il semble que les animaux aient l'empire sur leurs actions. Car, d'après Avicenne, la puissance qui commande le mouvement est la puissance appétitive, et la puissance qui l'exécute réside dans les muscles et dans les nerfs. Or, ces deux puissances se trouvent chez les animaux. Donc ils ont l'empire sur leurs actes.

2.. Il est dans la nature de l'esclave d'être commandé. Or, le corps est à l'âme ce que l'esclave est au maître, suivant Aristote (Pot. lib. i, cap. 2). Donc le corps est commandé par l'âme, même chez les animaux qui sont formés d'une âme et d'un corps.

3.. Par le commandement l'homme est porté à l'action. Or, les animaux sont portés à l'action, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. ii, cap. 22). Donc le commandement existe dans les animaux.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le commandement est l'acte de la raison, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, la raison n'existe pas chez les animaux. Donc le commandement n'existe pas non plus.

CONCLUSION. — Le commandement étant l'acte de la raison il est impossible qu'il existe dans les animaux.

Réponse Il faut répondre que commander n'est rien autre chose que d'ordonner (ordinare) quelqu'un pour faire une chose en lui intimant une certaine impulsion. Or, ordonner est l'acte propre de la raison ; par conséquent il est impossible que le commandement existe de quelque manière dans les animaux qui sont absolument dépourvus de raison (2).

(2) Le commandement renferme trois choses ; il consiste : i" à déterminer ce que l'on doit faire et à ordonner les moyens qu'on doit employer ; 2° à indiquer positivement ce qu'il faut faire ; 5° à mouvoir la puissance qui doit exécuter la chose commandée. Or, la raison est nécessaire pour déterminer la lin et les moyens, parce qu'il faut comparer et juger ; elle est nécessaire pour les indiquer, puisqu'il faut parler; enfin elle contribue à mettre la puissance exécutrice en mouvement, quoique ce soit aussi l'oeuvre de lu volonté.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que la puissance appétitive commande le mouvement, en ce sens qu'elle meut la raison qui commande, mais cela n'existe que dans les hommes. Chez les animaux la puissance appétitive ne commande pas, à proprement parler, ou si on dit qu'elle commande, il faut prendre ce mot dans une large acception et entendre simplement qu'elle est une puissance motrice.

2. Il faut répondre au second, que dans les animaux le corps a tout ce qu'il faut pour obéir, mais l'âme n'a pas tout ce qu'il faut pour commander, puisqu'elle n'a pas de quoi ordonner. C'est pourquoi le rapport qui existe en eux de l'un à l'autre n'est pas le rapport de celui qui commande à celui qui est commandé, mais seulement de celui qui meut à celui qui est mû.

3. Il faut répondre au troisième, que les animaux ne se portent pas à l'action de la même manière que les hommes. Car les hommes se portent à l'action selon l'ordre de la raison ; c'est pourquoi leur élan a toujours le caractère du commandement, tandis que les animaux se portent à l'action instinctivement. En effet, quand ils perçoivent une chose qui leur convient ou qui ne leur convient pas, aussitôt leur appétit est naturellement poussé à la rechercher ou à la fuir. Ainsi l'animal est toujours porté par un être extérieur à agir; il ne règle pas lui-même ses actions ; c'est ce qui fait qu'il y a en lui un mouvement brusque et précipité et qu'il n'a pas d'empire sur ses actes.

ARTICLE III. — l'usage piiécède-t-il le commandement ?


Objections: 1.. Il semble que l'usage précède le commandement. Car le commandement est un acte de la raison qui présuppose l'acte de la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Or, l'usage est un acte de la volonté, comme nous l'avons prouvé (quest. xvi, art. 1). Donc l'usage précède le commandement.

2.. Le commandement est une des choses qui se rapportent à la fin. Or, l'usage a pour objet ces choses. Donc il semble qu'il soit antérieur au commandement.

3.. On appelle usage tout acte qui procède d'une puissance mue par la volonté, parce que la volonté use des autres puissances, comme nous l'avons dit (quest. xvi, art. 1). Or, le commandement est un acte de la raison mue par la volonté, ainsi que nous l'avons vu (art. 1). Donc le commandement est une espèce d'usage. Et puisque ce qui est général est antérieur à ce qui est propre, il s'ensuit que l'usage est antérieur au commandement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit [De orth. fid. lib. n, cap. 22) que l'impulsion à l'action précède l'usage. Or, l'impulsion à l'action est l'effet du commandement. Donc le commandement précède l'usage.

CONCLUSION. — Le commandement est naturellement antérieur à son usage.

Réponse Il faut répondre que l'usage du moyen, selon qu'il existe dans la raison qui le rapporte à la lin, précède l'élection, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4). Donc à plus forte raison précède-t-il le commandement. Mais l'usage du moyen, selon qu'il est soumis à la puissance exécutrice, est postérieur au commandement, parce que l'usage de celui qui emploie une chose est simultanément uni avec l'acte de l'objet dont il se sert. Car on ne fait pas usage d'un bâton avant d'agir de quelque manière avec le bâton lui-même. Or, le commandement n'existant pas simultanément avec l'acte de celui qui est commandé, puisque l'ordre précède naturellement l'obéissance, et qu'il a quelquefois sur l'exécution une priorité de temps, il s'ensuit qu'il est manifeste que le commandement précède l'usage.


Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que tout acte volontaire ne précède pas l'acte rationnel qui constitue le commandement. Mais il y en a qui le précèdent, comme l'élection, et il y en a qui le suivent, comme l'usage, parce que quand le conseil qui est le jugement de la raison a prononcé, la volonté choisit, et après l'élection la raison lui commande d'exécuter ce qu'elle a choisi. Alors la volonté commence à user en exécutant les ordres de la raison, et cette volonté est une volonté étrangère quand on commande à une autre personne, ou bien c'est la volonté même du sujet qui commande quand c'est à soi-même qu'on intime ses ordres.

2. Il faut répondre au second, que comme les actes sont antérieurs aux puissances, de même les objets le sont aux actes. Or, l'usage a pour objet ce qui se rapporte à la fin. Donc par là même que le commandement se rapporte à la fin, on peut plutôt conclure qu'il est antérieur à l'usage qu'il ne lui est postérieur.

3. Il faut répondre au troisième, que comme l'acte de la volonté qui use de la raison pour commander précède le commandement lui-même, de même on peut dire que cet usage de la volonté est précédé par un ordre de la raison, parce que les actes de ces puissances se réfléchissent réciproquement les uns sur les autres.

(1) Par cet ordre l'entendement ordonne à la volonté de porter la raison à examiner les movens et a les choisir après les avoir ainsi conférés entre eux.


ARTICLE IV. — LE COMMANDEMENT ET L'ACTE COMMANDÉ NE FORMENT-ILS QU'UN SEUL ET MÊME ACTE OU FORMENT-ILS DES ACTES DIFFÉRENTS?


Objections: 1.. Il semble que l'acte commandé ne forme pas avec le commandement un seul et même acte. Car les actes qui se rapportent à différentes puissances sont divers entre eux. Or, l'acte commandé et le commandement appartiennent à différentes puissances, parce que la puissance qui commande est autre que la puissance qui est commandée. Donc l'acte commandé et le commandement ne forment pas un seul et même acte.

2.. Toutes les choses qu'on peut séparer l'une de l'autre sont diverses; car on ne sépare pas un être de lui-même. Or, l'acte commandé se sépare quelquefois du commandemen t ; car le commandement précède quelquefois et l'acte commandé ne suit pas immédiatement. Donc le commandement diffère de l'acte commandé.

3.. Toutes les choses dont l'une est avant l'autre sont différentes. Or, le commandement précède naturellement l'acte commandé. Donc ces deux actes sont différents.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote d'û(Top. lib. m, cap. 2) que quand une chose existe à cause d'une autre il n'y en a qu'une. Or, l'acte commandé n'existe qu'à cause du commandement. Donc ces deux choses n'en font qu'une.

CONCLUSION.—Le commandement et l'acte commandé ne font qu'un seul et même acte humain,comme un tout est un, bien qu'il soit multiple par rapport à ses parties.

Réponse Il faut répondre que rien n'empêche qu'une chose ne soit multiple sous un rapport et une sous un autre. Même tous les êtres multiples sont un sous un rapport, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. ult.). Cependant il y a cette différence à reconnaître, c'est que les uns sont absolument multiples et qu'ils ne sont un que relativement; tandis que pour les autres c'est absolument le contraire. D'ailleurs on peut raisonner à l'égard de l'unité comme à l'égard de l'être. Or, l'être absolu est une substance, tandis que l'être relatif est un accident ou un être de raison. C'est pourquoi tout ce qui est un substantiellement est un absolument et multiple relativement. Ainsi, dans le genre de la substance le tout composé de ses parties intégrantes ou essentielles est un absolument; car le tout est l'être et la substance absolue, tandis que les parties sont des êtres et des substances renfermées dans le tout. Mais les choses qui diffèrent substantiellement, et qui sont une accidentellement, offrent une diversité absolue et une unité relative. C'est ainsi qu'une multitude d'hommes forment un peuple, une grande quantité de pierres un monceau. Cette unité est une unité d'ordre ou de composition. De même une multitude d'individus qui sont un par le genre ou l'espèce forment une multiplicité absolue et une unité relative ; car être un dans le genre ou l'espèce c'est être un rationnellement. Or, comme dans l'ordre physique un tout se compose de matière et de forme, tel que l'homme qui a une' âme et un corps, et qui n'en est pas moins un être naturellement un, bien^qu'il ait une multitude de parties; de même, dans l'ordre moral, l'acte de la puissance inférieure se rapporte matériellement à l'acte de la puissance supérieure, en ce sens que la première de ces puissances n'agit qu'en vertu de l'autre qui lui donne l'impulsion. Car l'acte du premier moteur se confond ici formellement avec l'acte de son instrument. D'où il résulte évidemment que le commandement et l'acte commandé ne forment qu'un seul acte humain; comme un tout est un, bien qu'il soit multiple par rapport à ses parties.


Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que si les puissances diverses n'étaient pas ordonnées l'une par rapport à l'autre, leurs actes seraient absolument différents. Mais quand une puissance en meut une autre, leurs actes sont un en quelque sorte ; car l'acte du moteur et du mobile est un seul et même acte, comme le dit Aristote [Phys. lib. iii, text. 20 et 21).

2. Il faut répondre au second, que de ce que le commandement et l'acte commandé peuvent être séparés l'un de l'autre il s'ensuit qu'ils sont multiples dans leurs parties. Car les parties de l'homme peuvent être séparées les unes des autres, ce qui n'empêche pas l'homme d'être un dans son tout.

3. Il faut répondre au troisième, que pour les êtres qui sont multiples dans leurs parties et un dans leur tout, rien n'empêche qu'une chose soit avant une autre. Ainsi, dans l'homme l'âme est d'une certaine manière antérieure au corps, et le coeur existe avant les autres membres.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.15 a.4