I-II (trad. Drioux 1852) Qu.17 a.5

ARTICLE V. — l'acte de la volonté est-il commandé?


Objections: 1.. Il semble que l'acte de la volonté ne soit pas commandé. Car saint Augustin dit [Conf. lib. vu, cap. 9) : L'esprit commande à l'esprit de vouloir, mais il n'obéit pas. Or, le vouloir est l'acte de la volonté. Donc l'acte de la volonté n'est pas commandé.

2.. C'est à celui qui est capable de comprendre le commandement qu'il convient d'être commandé. Or, ce n'est pas à la volonté qu'il appartient de comprendre le commandement, puisque la volonté diffère de l'intellect qui comprend. Donc l'acte delà volonté n'est pas commandé.

3.. Si un acte de la volonté est commandé, pour le même motif tous ses actes le sont aussi. Or, si tous les actes de la volonté sont commandés il faut remonter indéfiniment d'actes en actes, parce que, comme il y a toujours un. acte de la volonté qui précède l'acte de la raison qui commande, ainsi que nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest), si cet acte est commandé il faudra en supposer un autre qui lui soit antérieur, lequel sera lui-même précédé d'un autre, et cela indéfiniment. Or, il répugne qu'on procède ainsi d'une manière indéfinie. Donc l'acte de la volonté n'est pas commandé.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Tout ce qui est en notre pouvoir est soumis à notre empire (1). Or, les actes de la volonté sont les choses qui sont le plus en notre pouvoir. Car nous ne sommes maîtres de nos actes qu'autant qu'ils sont volontaires. Donc les actes de la volonté sont commandés.

(1) Pour savoir quels sont les actes qui sout commandés, il faut partir de ço principe général. Ain»i tous les actes qui ne dépendent que de notre libre arbitre peuvent cire commandés. Ceux qui n'en dépendent pas ne peuvent l'être.

CONCLUSION. — Puisque la raison peut ordonner les actes de la volonté, il est nécessaire qu'ils soient commandés par elle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.), le commandement n'est rien autre chose que l'acte de la raison qui ordonne, en imprimant une certaine impulsion pour faire quelque chose. Or, il est évident que la raison peut ordonner les actes de la volonté. Car comme elle peut juger qu'il esthon de vouloir une chose, de même elle peut ordonner ou commander que l'homme la veuille. D'où il suit évidemment que l'acte de la volonté peut être commandé.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin dans ce même endroit, quand l'âme se commande parfaitement de vouloir elle veut en effet-, et s'il arrive qu'elle se commande et qu'elle ne veuille pas, c'est qu'elle ne se commande pas parfaitement. L'imperfection de son commandement résulte de ce que la raison est portée par divers motifs à commander ou à ne pas commander. De là les fluctuations auxquelles elle est en proie, et l'imperfection de son commandement.

2. Il faut répondre au second, que comme dans les membres corporels tout membre n'agit pas seulement pour lui-même, mais pour le corps entier (l'oeil, par exemple voit pour tout le corps), ainsi il en est des puissances de l'àme. Car l'intellect comprend non-seulement pour lui-même, mais pour toutes les puissances, et la volonté veut non-seulement pour elle-même, mais encore >pour toutes les puissances. C'est pourquoi l'homme se commande à lui-même l'acte de sa volonté, parce qu'il est tout à la fois intelligent et voulant.

3. Il faut répondre au troisième, que le commandement étant l'acte de la raison, il n'y a d'acte commandé que celui qui est soumis à cette faculté. Or, le premier acte de la volonté ne procède pas de la raison (1), mais de l'instinct de la nature, ou d'une cause supérieure, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 4). Ainsi, il n'est donc pas nécessaire d'aller d'acte en acte jusqu'à l'infini.

(1) Ce premier acte qui est la simple volition de l'esprit ne peut être commandé.


ARTICLE VI. — l'acte de la raison est-il commandé ?


Objections: 1.. Il semble que l'acte de la raison ne puisse pas être commandé. Car il paraît absurde qu'une chose se commande à elle-même. Or, la raison est la faculté qui commande, comme nous l'avons dit (art. 4). Donc l'acte de la raison n'est pas commandé.

2.. Ce qui existe par essence diffère de ce qui existe par participation. Or, la puissance dont l'acte est commandé par la raison est la raison par participation, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). Donc l'acte delà puissance qui est la raison par essence n'est pas commandé.

3.. L'acte commandé est celui qui est en notre puissance. Or, il n'est pas toujours en notre pouvoir de connaître et de juger la vérité, ce qui est l'acte de la raison. Donc l'acte de la raison ne peut pas être commandé.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Ce que nous faisons par notre libre arbitre peut être un acte commandé. Or, les actes de la raison dépendent du libre arbitre. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. n, cap. 22) que l'homme recherche, approfondit, juge et dispose au moyen de son libre arbitre. Donc les actes de la raison peuvent être commandés.

CONCLUSION.— Les actes de la raison sont commandés par rapport à leur exercice, puisqu'ils dépendent de nous, mais à l'égard de l'objet qui les spécifie ils ne le sont pas toujours; ils ne le sont que quand ils portent sur des choses dont la vérité est contingente.

Réponse Il faut répondre que la raison se réfléchissant sur elle-même, elle peut ordonner ses actes comme elle ordonne ceux des autres puissances. Par conséquent, ces actes peuvent être commandés. Mais il faut observer que l'acte de la raison peut se considérer de deux manières : 1° Par rapport à son exercice. En ce sens il peut toujours être commandé. Ainsi, on peut toujours se commander l'attention, le raisonnement et tous les autres actes de Ja raison (1). 2° Par rapport à son objet. On distingue relativement à l'objet deux sortes d'actes rationnels : l'un qui consiste à connaître la vérité à l'égard d'une chose, et celui-là n'est pas toujours en notre pouvoir. Car on n'arrive à cette connaissance que par la vertu d'une lumière naturelle ou surnaturelle. C'est pour ce motif que l'acte de la raison ne dépend pas de nous à cet égard, et qu'il ne peut être commande. L'autre consiste dans l'assentiment que nous donnons aux choses que nous percevons. Quand il s'agit de choses perçues auxquelles l'intellect adhère naturellement comme sont les premiers principes, il n'est pas en notre pouvoir d'y consentir ou de n'y pas consentir. C'est le fait de la nature, et c'est pour cela qu'à proprement parler ce phénomène est soumis à ses lois. Mais quand l'objet perçu ne convainc pas pleinement l'intelligence au point d'entraîner nécessairement son adhésion ou son dissentiment, et qu'il lui est permis de suspendre son jugement pour un motif quelconque, il est en notre pouvoir d'y adhérer ou de n'y pas"adhérer, et ces actes dépendent par là même de notre commandement.

(1) A l'exception de l'acte premier de la raison, qui ne dépend pas toujours de nous. Car il y a beaucoup de pensées bonnes ou mauvaise) qui nous viennent d'un principe extérieur, de Dieu ou du démon, et que nous ne pouvons commander. Seulemeut c'est à nous à voir si nous devons nous y arrêter ou les rejeter.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la raison se commande à elle-même de la même manière que la volonté se meut, ainsi que nous l'avons dit (quest. ix, art. 3); c'est-à-dire que ces deux puissances se replient sur leurs propres actes, et que d'une chose elles tendent à une autre.

2. Il faut répondre au second, que par suite de la diversité des objets soumis à l'acte de la raison rien n'empêche que la raison ne participe d'elle-même ; ainsi la connaissance des conclusions participe de la connaissance des principes.

3. La réponse au troisième argument est évidente d'après ce que nous avons dit.


ARTICLE VII. — l'acte de l'appétit sensitif est-il commandé?


Objections: 1.. Il semble que l'acte de l'appétit sensitif ne soit pas commandé. Car saint Paul dit (Rom. vu, 49) : Je ne fais pas le bien que je veux. Et la glose, commentant ces paroles (Aug. lib. m, Cont. Jul. cap. 26), ajoute : L'homme veut n'avoir pas de concupiscence, et cependant il est soumis à cette passion. Or, la concupiscence est un acte de l'appétit sensitif. Donc l'acte de l'appétit n'est pas soumis à notre commandement.

2.. La matière corporelle n'obéit qu'à Dieu relativement aux transformations formelles qu'elle est susceptible de recevoir , comme nous l'avons dit (part. I, quest. cv, art. 4, et quest. ex, art. 2). Or, les actes de l'appétit sensitif dépendent des transformations formelles du corps, par exemple du chaud ou du froid. Donc ces actes ne sont pas soumis au commandement de l'homme.

3.. Le propre motif de l'appétit sensitif est l'objet perçu par les sens ou l'imagination. Or, il n'est pas toujours en notre pouvoir de percevoir quelque chose au moyen de ces deux facultés. Donc l'acte de l'appétit sensitif n'est pas soumis à notre commandement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius dit [De nat. hom. cap. 40) que ce qui obéit à la raison se divise en deux choses, le désir et la colère. Ces deux choses appartenant à l'appétit sensitif, il s'ensuit que les actes de cet appétit sont soumis à l'empire de la raison.

CONCLUSION.—Les actes de l'appétit sensitif, selon qu'ils dépendent de cette puissance de l'àme, sont soumis à l'empire de la raison, mais selon qu'ils résultent des dispositions du corps ils s'accomplissent quelquefois en dehors de cet empire.

Réponse Il faut répondre qu'un acte est soumis à notre commandement selon qu'il est en notre puissance de le faire ou de ne le pas faire, comme nous l'avons dit (art. 0). Par conséquent, pour savoir jusqu'à quel point l'acte de l'appétit sensitif est soumis à l'empire de la raison il faut examiner jusqu'à quel point nous en sommes maîtres. D'abord il faut savoir que l'appétit sensitif diffère de l'appétit intelligentiel qu'on appelle la volonté, en ce que l'appétit sensitif est la puissance d'un organe corporel, tandis qu'il n'en est pas de même de la volonté. Or, tout acte qui procède d'une faculté qui fait usage d'un organe corporel dépend non-seulement de la puissance de l'âme, mais encore des dispositions de l'organe corporel lui-même. Ainsi la vision dépend de la faculté visuelle et de la qualité de l'oeil qui peut aider ou entraver l'exercice de cette faculté. Par conséquent, l'acte de l'appétit sensitif dépend non-seulement de la puissance appétitive, mais encore des dispositions du corps. Ce qui se rapporte à la puissance de l'âme suit la perception. Or, la perception de l'imagination, par là même qu'elle est particulière, a pour règle la perception de la raison qui est universelle ; comme une puissance active particulière est régie par une puissance active universelle. C'est pourquoi, sous ce rapport, l'acte de l'appétit sensitif est soumis à l'empire de la raison. Mais il n'en est pas de même des qualités et des dispositions du corps. Elles ne dépendent pas de la raison, et c'est pour ce motif que les mouvements de l'appétit sensitif ne peuvent totalement relever de son empire. Il arrive aussi quelquefois que l'appétit sensitif est tout à coup mis en mouvement à l'occasion d'objets perçus par l'imagination ouïes sens; alors ce mouvement premier (4) échappe à l'empire delà raison, bien qu'elle eût pu l'empêcher, si elle l'eût prévu. C'est ce qui fait dire à Aristote (Pol. lib. i, cap. 3) que la raison commande à Y irascible et au concupiscible, non d'une manière souveraine comme l'autorité du maître sur l'esclave, mais d'une manière restreinte comme l'autorité qu'exerce un roi sur des sujets libres qui ne sont pas totalement soumis à ses ordres.

(1) Ces mouvements,que les théologiens appellent molus primo primi, ne sont pas des acies humains, puisqu'ils échappent à la raison : ce sont des actes de l'homme qui n'ont par là même aucune vertu morale.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si l'homme convoite ce qu'il ne voudrait pourtant pas convoiter, cela provient des dispositions du corps qui empêchentl'appétitsensitif desuivre totalementles prescriptions de la raison. D'où l'Apôtre ajoute au même endroit : Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit. Cela peut être aussi l'effet du mouvement premier de la concupiscence, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les qualités ou les dispositions du corps se rapportent de deux manières à l'acte de l'appétit sensitif : 1° Elles peuvent être antécédentes; comme quand quelqu'un se trouve corporellernent disposé d'une façon favorable à telle ou telle passion; 2° elles peuvent être conséquentes; comme quand on s'échauffe par suite de la colère. Les dispositions antécédentes ne sont pas soumises à l'empire de la raison, parce qu'elles sont l'effet de la nature ou qu'elles proviennent d'un mouvement antérieur que la raison ne peut calmer immédiatement; mais les dispositions conséquentes obéissent à la raison, parce qu'elles suivent les mouvements du coeur qui sont eux-mêmes diversifiés par les divers actes de l'appétit sensitif.

3. Il faut répondre au troisième, que la'perception des sens exigeant un objet sensible extérieur, il n'est pas en notre puissance de percevoir cet objet s'il n'est pas présent. Mais quand il l'est, l'homme peut se servir de ses sens comme bon lui semble, pourvu que ses organes corporels ne lui fassent pas défaut. Quant à ce que l'imagination perçoit, il est soumis à la raison suivant la force ou la faiblesse de l'imagination elle-même. Car si l'homme ne peut pas imaginer ce que la raison considère, cela provient ou de ce que ces choses ne sont pas de son domaine, comme les choses incorporelles, ou de ce que l'imagination elle-même se trouve très-affaiblie par suite d'une indisposition organique.


Article VIII. — l'acte de l'ame végétative est-il commandé ?


Objections: 1.. Il semble que les actes de l'àme végétative soient soumis à l'empire de la raison. Car les facultés de l'àme sensitive sont plus nobles que celles de l'âme végétative. Or, les premières sont soumises à l'empire de la raison. Donc à plus forte raison les autres doivent-elles lui être soumises aussi.

2.. On dit que l'homme est un petit monde parce que son âme est dans son corps comme Dieu dans l'univers. Or, Dieu est dans l'univers de telle façon que tout ce qui constitue l'ensemble des êtres obéit à ses ordres. Donc tout ce qui existe dans l'homme obéit à l'empire de la raison, même les facultés de l'âme végétative.

3.. La louange et le blâme ne portent que sur des actes qui sont soumis à l'empire de la raison. Or, parmi les actes de la puissance nutritive et génératrice il y en a qui sont un objet de louange et de blâme et qui sont regardés comme des vertus ou des vices; comme on le voit par la gourmandise, la luxure et les vertus qui leur sont opposées. Donc les actes de ces puissances sont soumis à l'empire de la raison.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius dit (De nat. hom. cap. 22) que ce qui ne dépend pas de la raison appartient dans l'homme à la puissance nutritive et génératrice.

CONCLUSION. — Los actes de l'âme végétative résultant de l'appétit naturel ne sont soumis d'aucune manière à l'empire de la raison.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des actes qui procèdent de l'appétit naturel, d'autres de l'appétit animal ou intelligentiel. Car tout agent appète sa fin de quelque manière. L'appétit naturel ne résulte pas d'une perception comme l'appétit animal et l'appétit intelligentiel. Or, la raison commande à titre de puissance perceptive. C'est pourquoi son empire peut s'étendre sur tous les actes qui procèdent de l'appétit intelligentiel ou animal, mais non sur les actes qui procèdent de l'appétit naturel. Ces actes sont ceux de l'âme végétative; c'est ce qui fait dire à Némésius (loc. cit.), qu'on appelle naturel ce qui tient à la génération et à la nutrition, et c'est pour ce motif que les actes de l'âme végétative ne sont pas soumis à l'empire de la raison (I).

(1) Les actes de l'Ame végétative ne peuvent être commandés pour deux raisons : 1" parce qu'ils ne sont pas produits au moyen d'une perception ; 2* parce qu'ils dépendent des dispositions du corps sur lesquelles la raison n'a pas d'empire.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que plus un acte est immatériel, plus il est noble et plus il est soumis à l'empire de la raison. Conséquemment de ce que les facultés de l'àme végétative n'obéissent pas à la raison il est évident que ces facultés sont d'un ordre très-infime.

2. Il faut répondre au second, que la ressemblance ne se considère que sous un rapport : ainsi comme Dieu meut le monde, de même l'âme meut le corps; mais on ne peut étendre à toutes choses cette analogie. Car l'âme n'a pas créé le corps de rien comme Dieu a créé le monde; par conséquent le corps ne peut lui être totalement soumis comme le monde l'est à Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu et le vice, la louange et le blâme ne peuvent se rapporter aux actes mêmes delà puissance nutritive ou génératrice, qui sont la digestion et la formation du corps humain. Mais ils regardent les actes de l'âme sensitive qui sont en rapport avec les actes de la puissance génératrice ou nutritive. Ainsi on mérite d'être loué ou blâmé à propos des plaisirs de la table ou de la chair, selon qu'on les recherche quand il faut ou quand il ne faut pas.


ARTICLE IX. — les actes des membres extérieurs sont-ils commandés?


Objections: 1.. Il semble que les membres du corps n'obéissent pas à la raison relativement à leurs actes. Car il est constant que les membres du corps sont plus éloignés de la raison que les facultés de l'âme végétative. Or, les facultés de l'àme végétative n'obéissent pas à la raison, comme nous l'avons dit (art. préc). Lonc les membres du corps lui obéissent encore beaucoup moins.

2.. Le coeur est le principe du mouvement animal. Or, le mouvement du coeur n'est pas soumis à l'empire de la raison ; car Némésius dit (De nat. hom. cap. 22), que les pulsations du coeur ne peuvent être du domaine de cette faculté. Donc le mouvement des membres corporels n'est pas soumis aux ordres de la raison.

3.. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 46) que parfois l'ardeur des passions charnelles s'élève inopportunément quand on ne le demande pas, et que parfois elle trompe celui qui la désire, de telle sorte que pendant que l'âme est de feu le corps est de glace. Donc les mouvements des membres n'obéissent pas à la raison.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Car saint Auguslin dit (Conf. lib. viii, cap. 9) que l'esprit commande à la main de se mouvoir, et celle-ci obéit avec une telle rapidité qu'à peine peut-on distinguer le commandement de l'exécution.

CONCLUSION. — Les membres par lesquels la partie sensitive de l'âme exécute ses oeuvres sont soumis à l'empire de la raison, mais ceux qui reçoivent le mouvement des facultés naturelles n'y sont pas soumis.

Réponse Il faut répondre que les membres du corps sont les organes des puissances de l'àme; par conséquent selon que les puissances de l'âme obéissent à la raison, les membres du corps lui obéissent aussi. Par conséquent les facultés sensitives étant soumises à l'empire de la raison tandis que les facultés naturelles ne le sont pas, il s'ensuit que tous les mouvements des membres qui sont produits par les puissances sensitives sont soumis à la raison (4), tandis que ceux qui résultent des facultés naturelles n'y sont pas soumis.

(1) Ainsi les  mouvements des pieds, des mains, etc., sont soumis à l'empire de la raison.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que les membres ne se meuvent pas eux-mêmes, mais qu'ils sont mus par les puissances de l'àme, parmi lesquelles il y en a qui se rapprochent plus de la raison que les facultés de l'âme végétative.

2. 11 faut répondre au second, que pour ce qui regarde l'intellect et la volonté, ce qui se trouve en premier lieu c'est ce qui est naturel et d'où tout le reste découle. Ainsi c'est de la connaissance des principes naturellement connus que découle la connaissance des conclusions, et c'est de la volonté de la fin naturellement désirée que sort Je choix des moyens. De même dans les mouvements corporels leur principe est naturel. Or, le principe des mouvements du corps procède du mouvement du coeur ; par conséquent le mouvement du coeur est naturel et n'est pas volontaire. Car il est une conséquence de la vie qui résulte de l'union de l'âme et du corps, comme le mouvement des corps graves et légers est une conséquence de leur forme substantielle. D'après Aristote (Phys. lib. viii, text. 29), le mouvemen t du coeur est attribué à son principe générateur, et c'est pour ce motif qu'on donne à cemouvementlenomde vital. DelàNémésiusdit (loc. cit.inarg.)quecomme la génération et la nutrition n'obéissent pas à la raison , il en est de même des palpitations qui constituent la vitalité de l'être. Or, par palpitation il entend le mouvement du coeur qui se manifeste par les pulsations du pouls.

3. Il faut répondre au troisième, que, d'après saint Augustin [De civ. Dei, lib. xiv, cap. 16, 20), la chair dans ses instants de rébellion n'obéit pas à la raison par suite du péché originel, afin que l'homme trouve la peine de sa rébellion envers Dieu dans ce qui sert à transmettre le péché même à ses descendants. Mais comme par le péché de notre premier père, ainsi que nous l'expliquerons (quest. lxxxv, art. 1 et 3), la nature a été abandonnée à elle-même et privée du don surnaturel que Dieu avait accordé à l'homme, il faut trouver une raison naturelle de cette désobéissance de la chair envers la raison. Aristote l'assigne (De causis motus anim. cap. 11) en disant que les mouvements du coeur et des parties génitales sont involontaires, parce qu'à la vue de certains objets ces membres entrent en mouvement, dès que l'intelligence et l'imagination représentent ce qui peut exciter les passions de l'àme auxquelles leur activité correspond. Mais il n'appartient ni à la raison, ni à l'intelligence de disposer du mouvement de ces membres, parce qu'il dépend de certaines modifications naturelles, qui tiennent à la chaleur et an froid, et qu'il n'est pas au pouvoir de la raison de produire. Ces modifications influent particulièrement sur ces deux parties du corps, parce que chacune d'elles est comme un animal séparé, en ce sens que chacune d'elles est un principe de vie. Or, le principe renferme le tout virtuellement. Car le coeur est le principe des sens (1), et la puissance du sperme qui sort de l'appareil génital renferme virtuellement l'animal tout entier. C'est pour ce motif que ces membres ont naturellement leurs mouvements propres, parce qu'il est nécessaire que les principes soient naturels, comme nous l'avons dit (ad. 2).

(1) Le coeur, par lui-même, est le principe de tous les mouvements corporels, et l'organe générateur est le principe de l'existence, puisque c'est par lui que l'être se reproduit.


QUESTION XVIII. DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DES ACTES HUMAINS EN GÉNÉRAL.


Après avoir parlé du volontaire, nous avons maintenant à nous occuper de la bonté et de la malice des actes humains. — Nous considérerons : 1" comment les actes humains sont bons ou mauvais; 2" quelles sont les conséquences de la bonté ou de la malice de ces actes, comme le mérite ou le démérite, le péché et la faute. — Sur le premier de ces deux points il y a trois choses à examiner : la première a pour objet la bonté et la malice des actes humains en général ; la seconde ia bonté et la malice des acies intérieurs; la troisième la bonté et la malice des actes extérieurs. — A l'égard de la bonté et do la malice des actes humains en général onze questions sont à faire : l" Toute action est-elle bonne ou y en a-t-il qui soient mauvaises ? — 2° L'action de l'homme est-elle bonne ou mauvaise objectivement? — 3° Tire-t-elle sa bonté ou sa malice des circonstances ? — 4" Les tire-t-elle de sa fin ? — 5" Y a-t-il des actions humaines qui soient bonnes ou mauvaises dans leur espèce? — 6" L'acte doit-il à sa lin son espèce de bonté ou de malice ? — 7° L'espèce qui résulte de la fin est-elle comprise sous l'espèce qui provient de l'objet, comme sous son genre, ou est-ce le contraire? — S" Y a-l-il des actes indifférents de leur espèce ? — 9° Y a-t-il des actes indifférents dans l'individu ? — 10" Y a-t-il des circonstances qui constituent l'acte moral dans son espèce de bonté ou de malice? — 11" Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice constitue-t-elle l'acte moral dans l'espèce du bien ou du mal ?

Article I. — toutes les actions humaines sont-elles bonnes ou y en a-t-il de mauvaises (1)?


(1) Celte question a pour objet d'expliquer la milure et l'origine «lu mal moral : ce problème difficile quia (ant (aligné la philosophie ancienne, et dont les fausses solutions ont été la source des plus graves erreurs.

Objections: 1.. Il semble que toutes les actions de l'homme soient bonnes et qu'il n'y en ait pas de mauvaises. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4; que le mal n'agit que par la vertu du bien. Or, la vertu du bien ne peut produire le mal. Donc il n'y a pas d'action mauvaise.

2.. Un être n'agit qu'autant qu'il est en acte. Or, une chose n'est pas mauvaise selon qu'elle est en acte, mais selon que sa puissance est privée de l'acte. Et suivant que sa puissance est perfectionnée par l'acte, elle est bonne, comme le dit Aristote [Met. lib. ix, text. 19 et 20). Donc aucun être n'agit en tant que mauvais, mais seulement en tant que bon; par conséquent toutes les actions sont bonnes, et aucune n'est mauvaise.

3.. Le mal ne peut être cause que par accident, comme le prouve saint Denis (De div. nom. cap. 4). Toute action est au contraire un effet directement voulu. Donc aucune action n'est mauvaise, mais elles sont toutes bonnes.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Joan, m, 20) : Tout homme qui fait le mal hait la lumière. Donc il y a des actions humaines qui sont mauvaises.

CONCLUSION. —Comme la plénitude de l'être est de l'essence du bien, on ne peut pas dire que toute action humaine soit absolument bonne; mais selon qu'elle manque de la plénitude de l'être qu'elle doit avoir, l'action de l'homme manque de bonté dans cette même proportion et est réputée par conséquent mauvaise.

Réponse Il faut répondre qu'on doit parler du bien et du mal dans les actions comme on parle du bien et du mal dans les choses, parce que tous les êtres agissent conformément à leur nature. Or, dans les choses il y a autant de bonté qu'il y a d'être : car le bon et l'être rentrent l'un dans l'autre, comme nous l'avons dit (part. I, quest. v, art. 3). Ainsi il n'y a que Dieu qui ait toute la plénitude de son être dans son unité et sa simplicité. Toutes les autres choses ont chacune la plénitude de l'être qui leur convient sous divers rapports. D'où il arrive que certaines créatures peuvent ne pas avoir toute la plénitude relative de leur être et manquer de quelques-unes des conditions requises par leur nature. Pour la plénitude de l'être humain, par exemple, il faut une âme et un corps avec toutes les puissances et tous les instruments nécessaires à l'homme pour s'instruire et pour se mouvoir. Si un individu est privé de quelqu'un de ces éléments, il manquera par là même de ce qui constitue la plénitude de son être. Par conséquent il n'aura de bonté qu'autant qu'il a d'être, et comme il n'a pas la plénitude de son être, on sera obligé d'avouer qu'il manque de bonté et on dira qu'il est mauvais (1). C'est ainsi que dans un aveugle il y a quelque chose de bon, c'est la vie ; mais il y a aussi du mal, et c'est la privation de la vue. S'il n'y avait en lui ni être, ni bonté, on ne pourrait le dire ni bon, ni mauvais. Mais parce que la plénitude de l'être est de l'essence du bien, si une chose manque de la plénitude d'être que requiert sa nature on ne dira pas qu'elle est absolument bonne, mais qu'elle l'est sous un rapport en tant qu'être. On pourra néanmoins lui donner absolument le nom d'être et l'appeler relativement non-être, comme nous l'avons|dit (part. I, quest. v, art. 1 ad 1). En appliquant ces principes à l'action il faut donc dire que la bonté de chaque action est proportionnelle à ce qu'elle possède d'être, et que conséquemment toute action manque de bonté selon qu'elle manque de la plénitude d'être qu'elle doit avoir. C'est en ce sens qu'on dit qu'elle est mauvaise. Ainsi sa malice est plus ou moins grande selon qu'elle pèche plus ou moins du côté de la quantité, du lieu, du temps et de toutes les autres choses que la raison requiert (2).

(1) La bonté Je l'acte consiste donc dans la plénitude de son être, c'est-à-dire qu'un acte est bon quand il a toutes les qualités que sa nature requiert, et il est mauvais quand il marque de quelques-unes de ces qualités.

(2) C'est a la raison à déterminer les qualités que l'action doit avoir. C'est ce qui fait dire à saint Liguori que la bonté de l'acte consiste dans sa conformité avec la droite raison [Theol. mor. De act. hum. n" 5 i .


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mal agit en vertu d'un bien qui est défectueux. Car s'il n'y avait là rien de bon, il n'y aurait pas d'être, ni d'agent possible. Comme s'il n'y avait rien de défectueux, il n'y aurait pas de mal. Par conséquent l'action produite est un bien défectueux, parce qu'elle est bonne relativement et mauvaise absolument.

2. Il faut répondre au second, que;rien n'empêche qu'une chose ne soit en acte sous un rapport et qu'à ce titre elle puisse agir et qu'elle soit privée de l'acte sous un autre rapport et qu'elle ne produise en conséquence qu'une action défectueuse. Ainsi un aveugle a en acte la puissance de marcher, et il peut au moyen de cette puissance aller se promener-, mais comme il est privé de la vue qui devrait diriger sa marche, sa promenade souffre de ce défaut puisqu'il ne va qu'en trébuchant.

3. II faut répondre au troisième, qu'une action mauvaise peut produire un effet positif en raison de ce qu'elle a de bonté et d'être. Ainsi un adultère peut être cause de la naissance d'un enfant, mais cet effet résulte de la puissance naturelle de cette action et non de ce qu'il y a en elle de coupable et de déréglé.


ARTICLE II — LES ACTIONS HUMAINES TIRENT-ELLES LEUR BONTÉ OU LEUR MALICE DE LEUR OBJET (3) ?


(3) D'après saint Thomas, tous les théologiens distinguent dans la moralité de l'acte trois choses: l'objet, les circonstances et la fin. Ces trois choses sont les principes de la moralité, et c'est à ce triple point de vue qu'il Luit se placer pour apprécier la valeur d'un acte.

Objections: 1.. Il semble que l'action ne tire pas sa bonté ou sa malice de son objet. Car l'objet de l'action est la chose même, et le mal n'existe pas dans les choses, mais dans l'usage qu'en font ceux qui pèchent, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. m, cap. 12). Donc l'action humaine n'est pas bonne ou mauvaise d'après son objet.

2.. L'objet par rapport à l'action en est comme la matière. Or, la bonté d'une chose ne provient pas de sa matière, mais plutôt de sa forme qui est l'acte. Donc le bien et le mal n'existent pas dans les actes d'après leur objet.

3.. L'objet de la puissance active est à l'action ce que l'effet est à la cause. Or, la bonté de la cause ne dépend pas de l'effet, mais c'est plutôt le contraire. Donc l'action humaine ne tire pas sa bonté et sa malice de son objet.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Os. ix, 10) : Ils sont devenus abominables comme les choses qu'ils ont aimées. Or, l'homme est ainsi devenu abominable à Dieu à cause de la malice de ses actions. Donc la malice des actions est en raison des objets mauvais que l'homme aime. On peut faire le même raisonnement sur la bonté de l'action.

CONCLUSION. — Comme la bonté première d'une chose naturelle provient de la forme qui détermine son espèce, de même la bonté première d'une action morale provient de la convenance de son objet ; il en faut dire autant de sa malice morale.

Réponse 11 faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), les actions ainsi que toutes les autres choses sont bonnes ou mauvaises d'après la plénitude ou le défaut de leur être. Or, ce qui semble appartenir avant tout à la plénitude de l'être c'est ce qui détermine l'espèce des choses. Dans l'ordre de la nature les choses tirent leur espèce de leur forme, mais l'action la reçoit de son objet comme le mouvement de son terme. C'est pourquoi comme la bonté première d'une chose naturelle se juge d'après sa forme qui constitue son espèce \ d.e même la bonté première d'un acte moral lui vient de la convenance de son objet. C'est ce qui fait considérer comme une bonne chose en son genre l'usage que l'on fait, par exemple, de sa propre chose. Et comme dans l'ordre de la nature le premier mal serait qu'un être engendré ne reçût pas la forme de son espèce, par exemple qu'au lieu d'engendrer un homme on vînt à produire autre chose, de même en morale la malice première qui corrompt les actions vient de l'objet (1). Ainsi prendre le bien d'autrui est un mal dans son genre ; en prenant toutefois ici le genre pour l'espèce (2), selon cette manière de parler qui nous fait appeler genre humain toute l'espèce humaine.

(1) Ainsi l'objet est la partie principale Je l'acte. C'est de lui que l'action tire principalement sa bonté et sa malice, parce que l'objet est la chose elle-même que veut la volonté directement et primitivement, tandis que les circonstances ne sont qu'accidentelles et secondaires.

(2) Seot prétend que l'objet ne détermine pas la bonté spécilique de l'acte, mais seulement l'étendue de celte bonté. Son sentiment qu'il ne prouve pas n'a pas été suivi.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les choses extérieures soient bonnes en elles-mêmes, elles ne sont pas toujours en parfait l'apport avec telle ou telle action. C'est pourquoi quand on les considère comme les objets de ces actions elles ne sont plus bonnes.

2. Il faut répondre au second, que l'objet n'est pas la matière dont se compose l'action, mais la matière à laquelle elle se rapporte, et il a dans un sens un caractère formel et c'est à ce titre qu'il détermine l'espèce de l'action.

3. Il faut répondre au troisième, que l'objet d'une action humaine n'est pas toujours l'objet d'une puissance active. Car la puissance appétitive est passive sous un rapport en ce sens qu'elle est mue par l'objet qu'elle appète. Néanmoins elle est le principe des actes humains. Les objets des puissances actives n'ont pas toujours non plus le caractère d'un effet, ils ne l'ont quelquefois que quand ils sont transformés. Ainsi l'aliment transformé est l'effet de la puissance nutritive, mais l'aliment qui ne l'est pas n'est à l'égard de cette puissance que la matière sur laquelle elle opère. Or, de ce que l'objet est dans un sens l'effet d'une puissance active il s'ensuit qu'il est le terme de son action et que par conséquent il lui donne sa forme et son espèce, puisque le mouvement se spécifie d'après son terme. Et quoique la bonté de l'action ne résulte pas de la bonté de l'effet, cependant on dit qu'une action est bonne par là même qu'elle peut produire un bon effet. Car la proportion de l'action avec son effet est une raison de sa bonté.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.17 a.5