I-II (trad. Drioux 1852) Qu.18 a.3

ARTICLE III. — les actions de l'homme sont-elles bonnes ou mauvaises d'après les circonstances?


Objections: 1.. Il semble que les actions ne soient pas bonnes ou mauvaises d'après les circonstances. Car les circonstances environnent l'acte comme quelque chose qui est en dehors de lui, ainsi que nous l'avons dit (quest. vu, art. 1). Or, le bien et le mal existent dans les choses elles-mêmes, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 8). Donc l'action ne tire pas sa bonté ou sa malice dos circonstances.

2.. On considère la bonté ou la malice de l'acte surtout au point de vue de la science morale. Or, les circonstances par là même qu'elles ne sont que des accidents paraissent être en dehors des objets que la science considère, parce qu'aucune science ne s'occupe de ce qui est accidentel, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 4). Donc la bonté ou la malice des actions ne provient pas des circonstances.

3.. Ce qui convient à une chose substantiellement ne peut pas lui être attribué accidentellement. Or, le bien et le mal conviennent à l'action substantiellement, parce que l'action peut être bonne ou mauvaise en son genre, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc il n'est pas convenable que l'action soit bonne ou mauvaise d'après les circonstances.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristotedit (Eth. lib. ii, cap. G) que l'homme vertueux agit comme il faut, quand il faut et dans toutes les circonstances convenables. Au contraire l'homme vicieux agit selon l'impulsion d'un vice quelconque, quand il ne faut pas, où il ne faut pas et dans toutes les circonstances qui ne conviennent pas. Donc les actions humaines sont bonnes ou mauvaises suivant les circonstances.

CONCLUSION. — Comme les choses naturelles reçoivent leur perfection non-seulement de leurs formes substantielles, mais encore des accidents qui leur surviennent, de même on dit que les actes Immains sont bons ou mauvais, non-seulement d'après leurs effets, mais encore d'après leurs circonstances.

Réponse 11 faut répondre que dans les choses naturelles on ne trouve pas toute la plénitude de perfection que requiert la forme substantielle qui constitue leur espèce ; mais qu'il y a au contraire une foule d'accidents qui viennent se surajouter à leur être pour le compléter. C'est ainsi que l'homme doit sa beauté à sa figure, à sa couleur et à mille autres choses semblables. Si l'une d'elles vient à manquer il en résulte un mal. Or, il en est de même de l'action. Caria plénitude de sa bonté ne consiste pas tout entière dans son espèce ; mais les accidents qui surviennent y ajoutent quelque chose. Ces accidents sont les circonstances exigées. C'est pourquoi si l'une de ces circonstances vient à manquer, faction est mauvaise (\).

(1) Par exemple, si une bonne action n'est pas faite dans le temps voulu ou de la manière convenable, elle devient mauvaise, d'après cet axiome de l'Ecole : Bonum ex intégra causa, malum ex minimo defectu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les circonstances sont en dehors de l'acte en ce sens qu'elles n'appartiennent pas à son essence ; mais elles sont dans l'action elle-même comme ses accidents. C'est ainsi que les accidents qui sont dans les substances naturelles existent en dehors de leurs essences.

2. Il faut répondre au second, que tous les accidents ne se rapportent pas accidentellement à leurs sujets, mais qu'il y a des accidents absolus qui sont l'objet de toutes les sciences, et c'est à ce titre que la morale s'occupe des circonstances des actes humains.

3. Il faut répondre au troisième, que puisque le bien rentre dans l'être comme l'être existe substantiellement et accidentellement, de même on distingue le bien substantiel et le bien accidentel, et cette distinction est applicable à l'ordre naturel aussi bien qu'à l'ordre moral.


ARTICLE IV. — les actions humaines sont-elles bonnes ou mauvaises d'après leur fin (1)?


(1) La fin ou l'intention n'est qu'une circonstance, niais saint Thomas s'> arrêta spécialement parce que de toutes les circonstances elle est la plus importante.

Objections: 1.. Il semble que le bien et le mal dans les actes humains ne dépendent pas de la fin. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) qu'on ne fait rien en \ indu mal. Par conséquent si la bonté ou la malice de l'action découlait de sa fin il n'y aurait pas d'action mauvaise, ce qui est évidemment faux.

2.. La bonté de l'acte est quelque chose qui existe en lui, tandis que sa fin est sa cause extrinsèque. Donc ce n'est pas d'après sa fin qu'on dit qu'une action est bonne ou mauvaise.

3.. Il arrive quelquefois qu'une bonne action se rapporte à une fin mauvaise, comme quand on fait l'aumône par vaine gloire. D'autres fois on fait au contraire une mauvaise action dans une bonne intention, comme quand on vole pour donner aux pauvres. Donc la bonté ou la malice de l'action ne vient pas de la fin.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Boëce dit (Top. lib. ni, cap. \) que l'action dont la fin est bonne est bonne elle-même et que celle dont la fin est mauvaise est mauvaise aussi.

CONCLUSION. — Les actions humaines dépendent de leur fin de telle façon qu'indépendamment de la'bonté absolue qu'elles ont d'elles-mêmes et de celle qu'elles tirent de leur objet et des circonstances, elles reçoivent encore de leur tin une bonté ou une malice particulière.

Réponse Il faut répondre que la disposition des choses est par rapport à la bonté ce qu'elle est par rapport à l'être. Ainsi il y a des choses dont l'être ne dépend pas d'un autre ; pour ces choses il suffit de considérer leur être d'une manière absolue. Il y en a d'autres dont l'être est au contraire dépendant. Il faut qu'on les considère dans leurs rapports avec la cause dont ils dépendent. Or, comme l'être d'une chose dépend de son agent et de sa forme, de même sa bonté dépend de sa lin. C'est pourquoi dans les personnes divines qui n'ont pas une bonté dépendante d'un autre être, on ne considère pas la nature de leur bonté d'après la fin. Mais les actions humaines et toutes les choses dont la bonté est dépendante d'un autre être doivent à la fin une bonté particulière qu'elles possèdent outre la bonté absolue qui existe en elles. Par conséquent dans une action humaine on peut distinguer quatre sortes de bonté : 1" une bonté de genre qui résulte de l'action elle-même, parce que, comme nous l'avons dit (art. 1), la bonté de l'action est proportionnelle à son être (2) ; 2° une bonté d'espèce qui résulte de la convenance de son objet; 3° une bonté de circonstances qui provient de ce qu'il y a d'accidentel dans l'action-, 4° une bonté provenant de la fin, parce que l'acte a plus ou moins de bonté selon ses rapports avec la cause qui le produit.

(2) Cette première espèce de honte est purement physique.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien que se propose celui qui agit n'est pas toujours le bien véritable ; tantôt il est vrai, tantôt il n'est qu'apparent; c'est ce qui fait que l'action peut être viciée parla fin.

2. Il faut répondre au second, que quoique la fin soit une cause extrinsèque, cependant l'action doit lui être convenablement proportionnée et s'y rapporter.

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche qu'une action n'ait l'une des qualités énumérées et qu'elle ne manque d'une autre. D'après cela il arrive qu'une action qui est bonne selon l'espèce ou les circonstances se rapporte à une fin mauvaise et réciproquement. Mais une action n'est bonne absolument qu'autan t qu'elle réunit toutes les sortes de bonté, parce que l'absence d'une seule produit le mal, selon ce principe que le bien résulte d'une cause intègre et parfaite (1), comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. î).

(1) Ainsi pour qu'une action soit bonne, morale-ment il faut qu'elle le soit tout à là fois sous le rapport ,1c son objet, sous le rapport des circonstances, et sous le rapport de la lin que se propose celui qui l'accomplit. L'intention peut rendre mauvaise une action bonne, mais elle n:' peut rendre bonne une action mauvaise : Non faciamus mala ut eveniant bona. 11 ne serait pas permis de voler pour faire l'aumône.


ARTICLE V. — Y A-T-IL DES ACTIONS BONNES OU MAUVAISES DANS LEUR ESPÈCE (2)?


(2) Cet article se borne a établir d'une manière générale qu'il y a une différence spécifique entre le bien et le mal. Saint Thomas recherche ensuite d'où vient cette différence.

Objections: 1.. Il semble que les actes moraux ne diffèrent pas spécifiquement sous le rapport du bien et du mal. Car le bien et le mal existent dans les actes conformément à ce qu'ils sont dans les choses, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Or, le bien et le mal ne diffèrent pas spécifiquement dans les choses, puisque l'homme bon est de la même espèce que l'homme méchant. Donc quand il s'agit des actes le bien et le mal ne diffèrent pas non plus d'espèce.

2.. Le mal étant une privation est un non-être. Or, un non-être ne peut pas former une différence, d'après Aristote (Met. lib. m, text. 10). Donc puisque la différence constitue l'espèce, il semble qu'un acte ne puisse être rangé dans une espèce par là même qu'il est mauvais. Ainsi le bien et le mal ne diversifient pas l'espèce des actes humains.

3.. Les effets des actes spécifiquement différents sont divers. Or, un acte bon peut produire un effet de même espèce qu'un acte mauvais; ainsi l'adultère peut produire un enfant comme une alliance légitime. Donc les actes bons et les actes mauvais ne sont pas d'espèce différente.

4.. Quelquefois ce sont les circonstances qui l'ont dire qu'une action est bonne ou mauvaise, comme nous l'avons vu (art. 3). Or, les circonstances ne déterminent pas l'espèce de l'acte, puisque ce sont des accidents. Donc les actes humains ne diffèrent pas d'espèce en raison de leur bonté et de leur malice.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. D'après Aristote (Eth. lib. n, cap. \ et 2), les actes sont entre eux comme les habitudes qui les produisent. Or, une bonne habitude n'est pas de même espèce qu'une habitude mauvaise; ainsi la prodigalité diffère spécifiquement de la libéralité. Donc un bon acte n'est pas non plus de même espèce qu'un mauvais.

CONCLUSION. — Puisque l'acte tire son espèce de l'objet et qu'un objet bon diffère spécifiquement d'un objet mauvais, il est évident que le bien et le mal ne sont pas de la même espèce.

Réponse Il faut répondre que nous avons vu que tout acte tire son espèce de son objet (quest. î, art. 3). Il est donc nécessaire que la différence de l'objet produise dans les actes la diversité de l'espèce. Mais on doit observer qu'une différence quelconque dans l'objet doit amener une différence d'espèce dans les actes quand ils se rapportent à un même principe actif; et que cette différence n'existe pas s'ils se rapportent à un autre principe; parce que ce n'est pas ce qui existe accidentellement qui constitue l'espèce, mais seulement ce qui existe d'une manière absolue. Or, la différence objective peut exister absolument par rapport à un principe actif et accidentellement par rapport à un autre. Ainsi la connaissance du son et de la couleur diffère absolument relativement aux sens, mais non relativement à l'intellect. Or, quand il s'agit des actes humains le bien et le mal se considèrent par rapport à la raison. Car, comme le dit saint Denis [De div. nom. cap. 4), le]bien est ce qui est conforme à la raison, le mal c'est ce qui lui est contraire. En effet pour chaque chose le bien c'est ce qui convient à sa forme, le mal c'est ce qui ne lui convient pas. D'où il est manifeste que la différence du bien et du mal, considérée objectivement, se rapporte absolument à la raison; c'est-à-dire que l'objet est bon ou mauvais selon qu'il lui convient ou qu'il ne lui convient pas. D'ailleurs les actes sont appelés des actes humains ou des actes moraux selon qu'ils sont raisonnables. D'où il résulte que la bonté ou la malice des actes moraux en change l'espèce, puisque toute différence absolue dans l'objet produit cet effet.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'ordre des choses naturelles le bien qui est conforme à la nature et le mal qui lui est contraire changent l'espèce des êtres. Car un corps mort n'est pas de même espèce qu'un corps vivant. De même le bien qui est conforme à la raison et le mal qui lui est contraire changent l'espèce des actes moraux.

2. Il faut répondre au second, que le mal n'implique pas une privation absolue, mais une privation relative à telle ou telle puissance. Car on dit qu'un acte est mauvais dans son espèce non parce qu'il n'a aucun objet, mais parce que son objet n'est pas conforme à la raison, comme prendre le bien d'autrui. Par conséquent son objet peut en raison de ce qu'il a de positif produire une espèce d'acte mauvais.

3. Il faut répondre au troisième, que l'acte conjugal et l'adultère diffèrent d'espèce par rapport à la raison et produisent aussi des effets d'espèce différente, puisque l'un mérite des éloges et des récompenses, tandis que l'autre n'est digne que de blâme et de châtiment. Mais ils ne diffèrent pas spécifiquement relativement à la puissance génératrice. C'est pourquoi ils produisent un effet qui est spécifiquement le même.

4. Il faut répondre au quatrième, que la circonstance se prend quelquefois pour la différence essentielle de l'objet relativement à la raison. Alors elle peut déterminer l'espèce de l'acte moral (1). Il en doit être ainsi toutes les fois que la circonstance transforme l'acte au point de le rendre mauvais de bon qu'il était. Car la circonstance ne peut rendre l'acte mauvais qu'autant qu'elle le rend contraire à la raison.

(1) Il y a des circonstances qui changent l'espèce de l'acte, comme saint Thomas le prouve (art. 10).


ARTICLE VI. — l'acte humain tire-t-il de sa fin son espèce de bonté ou de malice?


Objections: 1.. Il semble que la bonté et la malice qui proviennent de la fin des actions n'en changent pas l'espèce. Car les actes tirent de leur objet leur espèce, tandis que la fin est en dehors de la nature même de l'objet. Donc le bien et le mal qui résultent de la fin des actions n'en diversifient pas l'espèce.

2.. Ce qui existe par accident ne constitue pas l'espèce, comme nous l'avons dit (art. 3). Or, c'est par accident que l'acte se rapporte à une fin, comme quand on fait l'aumône par vaine gloire. Donc les actes ne sont pas spécifiquement différents selon que leur fin est bonne ou mauvaie.

3.. Des actes spécifiquement différents peuvent se rapporter à une seule et même fin. Ainsi on peut faire par vaine gloire des actes vertueux et des actes vicieux. Donc le bien et le mal considérés par rapport à la fin ne changent pas l'espèce de l'acte.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Nous avons montré (quest. i, art. 3) que les actes humains tirent de la fin leur espèce. Donc le bien et le mal se considérant d'après la fin, changent l'espèce de l'acte.

CONCLUSION. — La bonté ou la malice des actes humains qui les distingue spécifiquement doit se prendre aussi de la lin qui est l'objet propre de l'acte intérieur de la volonté.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 1), on donne le nom d'actes humains à tous les actes volontaires. Or, on distingue deux sortes d'actes volontaires, l'un qui est intérieur et l'autre extérieur. Ces deux actes ont l'un et l'autre leur objet. La fin proprement dite est l'objet de l'acte intérieur (d), tandis que l'objet de l'acte extérieur est la chose dont il s'occupe (2). Ainsi donc comme l'acte extérieur se spécifie d'après l'objet dont il s'occupe ; de même l'acte intérieur de la volonté se spécifie d'après sa fin, comme d'après son propre objet. Or, ce qui émane de la volonté est formel par rapport à ce qui vient de l'acte extérieur -, parce que la volonté emploie les membres comme des instruments pour agir, et que les actes extérieurs ne sont moraux qu'autant qu'ils sont volontaires. C'est pourquoi l'espèce de l'acte humain se considère formellement d'après la fin et matériellement d'après l'objet de l'acte extérieur (3). C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. v, cap. 2) que celui qui vole pour commettre un adultère est, à proprement parler, un adultère plutôt qu'un voleur.

(1) Par rapport à l'acte intérieur, la fin et l'objet sont une seule et même chose ; par consé • quent c'est la tin qui en détermine l'espèce.

(2) L'objet de l'acte eitéricur est la chose dont il s'occupe, comme de bâtir une église : sa lin est le but que la volonté se propose en faisant cette chose : ainsi, si l'on bâtit une église, c'est pour y prier et servir Dieu lorsqu'elle sera construite. Par rapporta l'acte extérieur, l'objet et la lin ne sont donc pas une même chose. Il peut même se faire qu'on acte extérieur appartienne à une espèce, de la part de sa lin, et à une autre espèce de la part de son objet. Ainsi quand on fait l'aumône par vaine gloire, l'acte est bon, considéré dans son objet, et il est mauvais, considéré dans sa fin.

(3) La fin de l'acte extérieur l'emporte donc sur son objet, comme la forme l'emporte sur la matière. C est ce qui justifie la conclusion d'Aristote.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la fin ala nature de l'objet (4), comme nous l'avons dit (in corp. art. et quaest. 1, art. 3).

(4) Elle se confond avec lui, loin de lui être étrangère.

2. Il faut répondre au second, que quoique le rapport de l'acte extérieur avec telle ou telie lin soit un accident, il n'en est pas de même de l'acte intérieur de la volonté qui est à l'acte extérieur ce que la forme est à la matière.

3. Il faut répondre au troisième, que quand beaucoup d'actes d'espèce différente se rapportent à une seule et même fin, il y a diversité d'espèce par rapport aux actes extérieurs et unité d'espèce à l'égard de l'acte intérieur (5).

(5) Ainsi celui qui prie, qui jeûne, qui fait l'aumône, le tout par vaine gloire, produit des actes extérieurs d'espèce différente, qui reviennent tous à un même acte intérieur, parce qu'ils ont tous la même fin.

ARTICLE VII. — l'espèce de bonté qui résulte de la fin est-elle comprise sous l'espèce qui résulte de l'objet comme sous son genre ou réciproquement (6)?


(6) Dans l'acte intérieur, l'objet et la fin étant une même chose, il ne s'agit dans cet article que de l'acte extérieur.

Objections: 1.. Il semble que l'espèce de bonté qui résulte de la fin soit comprise sous l'espèce de bonté qui résulte de l'objet, comme l'espèce l'est sous le genre, par exemple, quand on veut voler pour faire l'aumône. Car l'acte tire son espèce de son objet, comme nous l'avons dit (art. préc. et art. 2, et quest. î, art. 3). Or, il est impossible qu'une chose soit contenue dans une espèce sans être comprise sous une espèce qui lui est propre; parce que le même objet ne peut appartenir à différentes espèces qui ne seraient pas subordonnées l'une à l'autre. Donc l'espèce qui résulte de la fin est comprise sous l'espèce qui résulte de l'objet.

2.. La dernière différence constitue toujours l'espèce la plus spéciale. Or, la différence qui résulte de la fin semble être postérieure à celle qui résulte de l'objet, parce que la fin est par sa nature en dernier lieu. Donc l'espèce qui provient de la fin est comprise sous l'espèce qui provient de l'objet comme étant la plus spéciale.

3.. Plus une différence est formelle et plus elle est spéciale, parce que la différence est au genre ce que la forme est à la matière. Or, l'espèce qui provient de la fin est plus formelle que celle qui provient de l'objet, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc l'espèce qui vient de la fin est contenue sous l'espèce qui vient de l'objet comme l'espèce la plus spéciale sous le genre auquel elle correspond.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les différences de chaque genre sont déterminées. Or, un acte qui est objectivement de même espèce peut se rapporter à une infinité de fins; ainsi on peut voler pour faire une foule de choses bonnes ou mauvaises. Donc l'espèce qui résulte de la fin n'est pas comprise sous l'espèce qui résulte de l'objet comme sous son genre.

CONCLUSION. — L'espèce morale que l'acte tire de sa fin n'est pas comprise sous l'espèce qu'il tire de son objet, comme sous son genre, mais ce sont deux espèces distinctes.

Réponse Il faut répondre que l'objet de l'acte extérieur peut se rapporter de deux manières à la fin de la volonté. 1°11 peut s'y rapporter de lui-même, comme bien combattre se rapporte de soi-même à la victoire; 2° il peut s'y rapporter par accident : c'est ainsi que prendre le bien d'autrui peut avoir accidentellement pour but de faire l'aumône. Or, comme le dit Aristote (Met. lib. vu, text. 43), il faut que les différences qui divisent un genre et qui constituent ses espèces, le divisent par elles-mêmes. Si elles le divisent par accident, la division qui en résulte n'est pas exacte. Par exemple si l'on disait : Parmi les animaux l'un est raisonnable et Vautre ne Vest pas, et parmi les animaux déraisonnables Vun a des ailes et l'autre n'en a pas; cette dernière division serait vicieuse, parce qu'avoir des ailes et n'en pas avoir ne sont pas des caractères qui déterminent par eux-mêmes ce qui est déraisonnable. Mais il faut ainsi diviser : Parmi les animaux les uns ont des pieds, les autres n'en ont pas; parmi ceux qtd ont des pieds les uns en ont deux, les autres quatre, d'autres un plus grand nombre, parce que ces caractères déterminent par eux-mêmes une première différence. Ainsi donc quand l'objet ne se rapporte pas à la fin par lui-même, la différence spécifi-fique qui en provient ne détermine pas par elle-même la différence spéci-que qui résulte de la fin, ni réciproquement (1). Par conséquent l'une de ces espèces n'est pas contenue sous l'autre; mais il y a un acte moral qui se rapporte à chacune d'elles comme à deux choses parfaitement distinctes. C'est ce qui nous fait dire que celui qui vole pour faire un adultère commet deux fautes dans un seul acte. Mais si l'objet se rapporte à la fin par lui-même, l'une des différences supposées détermine l'autre par elle-même, et conséquemment l'une de ces espèces est comprise sous l'autre. Il ne reste plus qu'à examiner quelle est celle qui est contenue sous l'autre. Pour le voir évidemment il faut considérer : 1° que plus la forme d'où l'on prend la différence est particulière et plus cette différence est spécifique-, 2° que plus un agent est universel et plus la forme qui en procède est universelle aussi ; 3° que plus la fin est dernière ou extrême et plus l'agent auquel elle répond est universel lui-même. Ainsi la victoire qui est la fin dernière d'une armée est la fin que se propose le général en chef, tandis que les officiers inférieurs n'ont d'autre but que de diriger tel ou tel bataillon. D'où il suit que la différence spécifique qui résulte de la fin est plus générale, et la différence qui provient de l'objet qui se rapporte par lui-même à cette fin est spécifique relativement à lui. Car la volonté dont la fin est l'objet propre est le moteur universel par rapport à toutes les puissances de l'àme dont les objets propres sont les objets des actes particuliers (1).

(1) Dans ce cas, l'objet et la fin sont deux choses distinctes, et l'acte renferme deux espèces, l'une qui résulte de l'objet, et l'autre qui résulte de la fin. Il peut donc y avoir alors deux fautes dans un seul acte, comme le dit saint Thomas.

(1) Quand il y a subordination entre la lin et l'objet, e'cst donc l'espèce qui résulte de la lin qui renferme l'espèce qui résulte de l'objet.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que substantiellement une chose ne peut pas appartenir à deux espèces dont l'une ne serait pas subordonnée à l'autre. Mais par rapport à ce qui lui est accidentel, une chose peut être rangée sous diverses espèces. Ainsi une pomme peut d'après la couleur appartenir à une espèce, à l'espèce blanche, par exemple, et d'après l'odeur être classée parmi les fruits odoriférants (2). De même l'acte qui par sa substance n'appartient naturellement qu'à une espèce, peut, en raison des conditions morales qui s'y surajoutent, se rapporter à deux espèces, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 3 ad 3).

(2) Mais elle est une substantiellement.

2. Il faut répondre au second, que la fin se trouve en dernier lieu dans l'exécution, mais elle est en premier lieu dans l'intention, et c'est d'après l'intention qu'on juge de l'espèce des actes moraux.

3. Il faut répondre au troisième, que la différence est au genre ce quela forme est à la matière, parce que c'est la différence qui fait que le genre est en acte. Mais on considère encore le genre comme étant plus formel que l'espèce, en ce sens qu'il est plus absolu et moins restreint. C'est pourquoi les parties de la définition se ramènent au genre de la cause formelle, comme le dit Aristote (Phys. lib. u, text. 31). D'après cela le genre est plus formellement la cause de l'espèce, et il doit être d'autant plus formel qu'il est plus général.


ARTICLE VIII. — Y A-T-IL DES ACTES HUMAINS INDIFFÉRENTS DANS LEUR ESPÈCE (3)?


(3) Scot a prétendu qu'il n'y avait pas d'actes indifférants dans leur espèce; niais la plupart des théologiens sont de l'avis de saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que les actes humains ne soient pas indifférents dans leur espèce. Car le mal est la privation du bien, d'après saint Augustin (Ench. cap. 11). Or, la privation et l'habitude sont des opposés entre lesquels il n'y a pas d'intermédiaire, suivant Aristote (in praedic. De oppos.). Donc il n'y a pas d'acte qui soit indifférent dans son espèce, comme s'il y avait un milieu entre le bien et le mal.

2.. Les actes humains tirent leur espèce de leur fin ou de leur objet comme nous l'avons dit (quest. i, art. 3 et art. 6, huj. quaest.). Or, tout objet et toute fin sont bons ou mauvais. Donc tout acte humain est bon ou mauvais dans son espèce; il n'y en a donc aucun qui soit indifférent.

3.. Comme nous l'avons dit (art. 1), on appelle bon tout acte qui a le degré de bonté qu'il doit avoir, et mauvais tout acte qui manque de quelque chose qui lui serait nécessaire. Or, tout acte a nécessairement toute la plénitude de sa bonté ou il ne l'a pas. Par conséquent tout acte est nécessairement bon ou mauvais dans son espèce, et il n'y a aucun acte indifférent.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De serm. Dom. in mont. lib. n, cap. 18) : Il y a des actions intermédiaires qui peuvent provenir d'un bon ou d'un mauvais esprit et sur lesquelles il est téméraire de prononcer (1). Donc il y a des actes indifférents de leur espèce.

(1) Saint Jérôme dit aussi [Ep. 89) : Bonum est continentia, malum est luxuria, inter utrumque indifferens ambulare.

CONCLUSION. — Il y a des actes humains indifférents dans leur espèce, c'est-à-dire dont l'objet n'a rien de rationnel, comme lever une paille de terre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2), tout acte se spécifie d'après son objet. L'acte humain qu'on appelle l'acte moral se spécifie d'après l'objet qui se rapporte au principe des actes humains, qui est la raison. Par conséquent si l'objet d'un acte renferme quelque chose qui soit en harmonie avec l'ordre rationnel, cet acte esthon dans son espèce ; comme faire l'aumône à un indigent. Mais s'il renferme quelque chose qui répugne à l'ordre rationnel, il est mauvais dans son espèce, comme prendre le bien d'autrui. Or, il arrive parfois que l'objet de l'acte ne renferme rien qui soit du ressort de l'ordre rationnel. Ainsi lever de terre une paille, aller au champ, etc., sont des choses qui ne relèvent en rien delà raison. Ces actes sont donc indifférents dans leur espèce.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a deux sortes de privation : l'une qui consiste dans la privation de l'être; cette sorte de privation ne laisse rien, mais elle détruit tout. Ainsi la cécité détruit totalement la vue; les ténèbres, la lumière ; la mort, la vie. Entre cette privation et l'habitude opposée il ne peut pas y avoir d'intermédiaire à l'égard de leur objet propre. Mais il y a une autre privation qui consiste dans la privation d'une partie de l'être. Ainsi la maladie est une privation de la santé, non que la santé soit totalement détruite, mais on est en quelque sorte en voie de la perdre entièrement et d'arriver à la mort. C'est pourquoi cette privation par là même qu'elle laisse quelque chose n'est pas toujours immédiate relativement à l'habitude opposée, et c'est de cette façon que le mal est la privation du bien, comme le dit Simplicius dans son commentaire sur les catégories. Car il ne détruit pas tout le bien, mais il en laisse quelque chose. Conséquemment il peuty avoir quelque chose d'intermédiaire entre le bien et le mal (2).

(2) Il y a ainsi un milieu entre le Lien et le mal moral, qui n'est ni l'un ni l'autre, et qui est par conséquent indifférent.

2. 11 faut répondre au second, que tout objet ou toute fin a une bonté ou une malice naturelle, mais tout objet n'implique pas toujours une bonté ou une malice morale qui résulte de ses rapports avec la raison, comme nous l'avons dit (in corp. art.), et c'est précisément de cela qu'il s'agit ici.

3. Il faut répondre au troisième, que tout ce qu'il y a dans l'acte n'appartient pas à son espèce. Par conséquent puisqu'il ne renferme pas dans la nature de son espèce tout ce qui appartient à la plénitude de sa bonté, il n'est pas nécessaire qu'il soit spécifiquement bon ou mauvais. Ainsi l'homme n'est ni vertueux, ni vicieux selon son espèce (3).

(3) L'homme est lui-même indifférent naturellement, c'est-à-dire que c'est à son libre arbitra qu'il appartient de prononcer entre le vice et la vertu.


ARTICLE IX. — y a-t-il des actes indifférents considérés dans l'individu (4)?


(4) Il ne s'agit pas ici de la moralité des actes considérée par rapport à l'ordre surnaturel. Car il est évident qu'à ce point de vue il y a des actes indifférents. C'est pourquoi le concile de Constance a condamné cette proposition de Jean llus: Nulla sunt opera indifferentia ; sed haec est divisio immediata humanorum operum quod sint vel virluosa vel vitiosa.

Objections: 1.. Il semble qu'il y ait des actes indifférents considérés dans l'individu. Car il n'y a pas d'espèce qui ne contienne ou qui ne puisse contenir sous elle quelque individu. Or, comme il y a des actes qui sont indifférents de leur espèce, il semble qu'il y ait des actes individuels qui puissent l'être aussi.

2.. Les actes individuels produisent des habitudes qui leur ressemblent, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1, cap. 2 et cap. 6). Or, d'après ce même philosophe il y a des habitudes indifférentes (Eth. lib. iv, cap. 1), comme la placidité et la prodigalité, qui ne sont pas des habitudes essentiellement mauvaises, mais qui ne sont pas non plus de bonnes habitudes puisqu'elles s'écartent de la vertu. Donc il y a aussi des actes individuels qui sont indifférents.

3.. Le bien moral appartient à la vertu, tandis que le mal moral appartient au vice. Or, il arrive quelquefois qu'un acte qui est indifférent de son espèce ne se rapporte ni à une fin bonne, ni à une fin mauvaise. Donc il arrive qu'un acte individuel est indifférent.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. vu, cap. 25) : Une parole oiseuse est celle qui n'est pas utilement droite, justement nécessaire et pieusement utile. Or, toute parole oiseuse est mauvaise, puisque les hommes en rendront compte au jour du jugement, comme il est dit dans l'Evangile (Matth, xii, 2fi). Mais si une parole est justement nécessaire ou pieusement utile, elle est bonne. Par conséquent toute parole est bonne ou mauvaise, et pour la même raison il en est ainsi de tout acte. Donc il n'y a pas d'acte individuel qui soit indiffèrent.

CONCLUSION.— 11 est nécessaire que tout acte humain pris individuellement, quand il est fait avec délibération, soit bon ou mauvais; cependant s'il ne provenait que de l'imagination, comme celui qui se frotte la barbe sans y penser, rien n'empêcherait qu'il ne fût indifférent.

Réponse 11 faut répondre qu'il arrive quelquefois qu'un acte qui est indifférent dans son espèce est cependant bon ou mauvais considéré en particulier (inindivi-duo)À\en est ainsi parce que l'acte moral, comme nous l'avons dit (art. 3) tire sa bonté non-seulement de l'objet qui le spécifie, mais encore des circonstances qui sont en quelque sorte des accidents. C'est ainsi qu'il y a des choses qui conviennent à l'homme individuellement comme accidents et qui ne lui conviennent pas sous le rapport de l'espèce. D'ailleurs il est nécessaire que tout acte individuel renferme une circonstance qui le rende bon ou mauvais, au moins par rapport à la lin qu'on se propose. Car puisque c'est à la raison à ordonner les choses, l'acte produit par ses délibérations, s'il ne se rapporte pas à une fin légitime, répugne par là même à la raison et devient conséquemment mauvais. S'il se rapporte au contraire à une fin légitime, il s'accorde alors avec la raison et devient un acte bon. Or, il est nécessaire qu'il se rapporte à une fin légitime ou qu'il ne s'y rapporte pas. Par conséquent il faut que tout acte humain qui est raisonné soit individuellement bon ou mauvais. — Si l'acte ne procède pas de la raison, mais de l'imagination, comme celui qui se frotte la barbe, qui meut la main ou le pied sans y penser, cet acte n'est pas, à proprement parler, un acte moral ni un acte humain, puisque les actes moraux doivent avoir la raison pour principe. Ce sera un acte indifférent qui se trouvera hors de la sphère des actes moraux (1).

(1) C'est ce que les théologiens appellent des actes de l'homme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il peut arriver de plusieurs manières qu'un acte soit indifférent datis son espèce. Ainsi un acte pourrait être indifférent dans son espèce parce que sa nature exigerait qu'il fût tel. La raison le conçoit, mais en réalité il n'y a pas d'acte qui soit indifférent de cette manière. Car il n'y a pas d'acte dont l'objet ne puisse être rendu bon ou mauvais soit par la lin, soit par les circonstances. On peut encore dire qu'un acte est indifférent de son espèce parce qu'il n'est Spécifiquement ni bon, ni mauvais, et qu'il doit être rendu tel par autre chose. Ainsi il n'est pas dans l'espèce de l'homme d'être blanc ou noir ; il n'est pas non plus dans son espèce de n'être ni l'un ni l'autre. Car il peut devenir blanc ou noir en vertu d'autres principes que ceux qui déterminent son espèce.

2. Il faut répondre au second, que d'après Aristote le méchant proprement dit est celui qui nuit aux autres hommes. C'est en ce sens qu'il dit que le prodigue n'est pas méchant parce qu'il ne nuit qu'à lui-même ; et il en est de même de tous ceux qui ne font pas tort au prochain. Pour nous, nous appelons mal en général tout ce qui répugne à la droite raison ; en ce sens tout acte individuel est bon ou mauvais, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que toute fin que la raison se propose, après en avoir délibéré, se rapporte à quelque chose de bon ou à quelque chose de mauvais. Car. par exemple, ce que l'on fait, pour la santé du corps ou pour son repos est une action vertueuse dans celui qui ne se sert de son corps que pour travailler au bien. Et il en est de même évidemment de tout le reste.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.18 a.3