I-II (trad. Drioux 1852) Qu.18 a.9


ARTICLE X. — LES CHîCONSTANCES CONSTITUENT-ELLES  L'ACTE MORAL  DANS SON ESPÈCE DE BONTÉ OU DE MALICE (1)?


(1) Dans les articles précédents, saint Thomas a examiné comment l'acte est spécifié par son objet et par sa fin. Maintenant il examine si les circonstances en changent l'espèce et si elles en augmentent la gravité.

Objections: 1.. Il semble que les circonstances ne puissent pas constituer l'espèce de l'acte bon ou mauvais. Car l'espèce de l'acte provient de l'objet dont les circonstances diffèrent. Donc les circonstances ne déterminent pas l'espèce de l'acte.

2.. Les circonstances sont par rapport à l'acte moral des accidents, comme nous l'avons dit (quest. vu, art. 4). Or, l'accident ne constitue pas l'espèce. Donc les circonstances ne déterminent pas non plus l'espèce du bien ou du mal.

3.. Une même chose ne forme pas plusieurs espèces. Or, il y a dans un même acte plusieurs circonstances. Donc la circonstance ne constitue pas l'acte moral dans une espèce de bonté ou de malice.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le lieu est une circonstance. Or, le lieu constitue l'acte moral dans une certaine espèce de mal. Car voler dans un lieu saint est un sacrilège. Donc la circonstance constitue l'acte moral dans une certaine espèce de bien ou de mal.

CONCLUSION. — Toutes les fois qu'une circonstance se rapporte à un ordre spécial de la raison, pour ou contre, cette circonstance constitue une espèce d'acte moral bonne ou mauvaise.

Réponse Il faut répondre que comme les espèces des choses naturelles sont constituées par leurs formes naturelles ; de même les espèces des actes moraux sont constituées par les formes telles que la raison les conçoit, comme on le voit par ce que nous avons dit (art. 5). Mais comme la nature est déterminée à une chose unique et que ses opérations ne peuvent être indéfinies, il est nécessaire d'arriver à une dernière forme d'où l'on prenne la différonce spécifique après laquelle il ne puisse plus y en avoir d'autre qui soit spécifique aussi. C'est ce qui fait que dans les choses naturelles, ce qui est accidentel ne peut être pris comme une différence constitutive de l'espèce. Maislamarchedelaraison n'estpas, comme la nature, déterminée à une forme unique. Elle peut toujours aller au delà du terme qu'on lui a désigné. C'est pourquoi ce qui dans un acte est pris pour une circonstance surajoutée à l'objet qui détermine l'espèce de l'acte, peut être envisagé ensuite par la raison comme une condition principale de l'objet et produire à ce titre une moralité d'une nouvelle espèce. Ainsi prendre le bien d'autrui est un acte qui tire son espèce de l'objet qui n'appartenait pas à celui qui l'a dérobé, et c'est ce qui fait de cet acte un larcin. Sion considère ensuite le rapport du lieu ou du temps, on entrera alors dans la nature des circonstances. Or, comme la raison embrasse dans sa sphère le lieu , le temps et les autres circonstances de cette nature, il peut se faire que la condition de lieu par rapport à l'objet soit contraire à un ordre rationnel, par exemple à l'ordre qui défend de l'aire injure au lieu saint. Par conséquent prendre le bien d'au-trui dans le lieu saint ajoute au larcin une répugnance spéciale par rapport à la raison. C'est pourquoi le lieu, qui était auparavant considéré comme une circonstance, est maintenant regardé comme une condition principale de l'objet qui répugne à la raison. Ainsi toutes les fois qu'une circonstance se rapporte à un ordre spécial de la raison, pour ou contre, il faut que cette circonstance spécifie l'acte moral, qu'il soit bon ou mauvais (1).

(1) Ainsi la circonstance change l'espèce de l'acte tontes les fois qu'elle a par eîle-nièine, et indépendamment de l'objet, une bonté ou une malice spéciale et distincte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la circonstance , selon'vau'elle spécifie l'acte, est une condition de l'objet, ainsi que nous l'avonsMit (in corp. art.), et elle est comme la différence spécifique de l'acte.

2. Il faut répondre au second, que la circonstance qui reste telle a la nature d'un accident et ne spécifie pas l'acte ; elle ne le spécifie qu'autant qu'elle devient la condition principale de l'objet.

3. Il faut répondre au troisième, que toute circonstance ne constitue pas l'acte moral dans une espèce de bien ou de mal; parce que toute circonstance n'implique pas un accord ou un désaccord avec la raison. Par conséquent quoique un acte ait plusieurs circonstances il ne suit pas de là qu'il soit de plusieurs espèces. D'ailleurs il ne répugne pas qu'un acte comprenne plusieurs espèces distinctes l'une de l'autre, comme nous l'avons dit (art. 7 huj. quaest. ad 1, et quest. i, art. 3 ad 3).


ARTICLE XI. — toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice constitue-t-ei.i.e l'acte dans une nouvelle espèce i>f. bien ou de mal (2)?


(2) 11 est très-important de distinguer les circonstances qui changent l'espèce du péché de celles qui l'aggravent. Car, d'après le concile de Trente, on est obligé de déclarer les premières en confession (sess, iiv, ch. 3), tandis qu'à l'égard des autres la question est controversée. Saint Thomas croit qu'on n'y est pas tenu (in iv Sent., dist. Iii : quest. 111, art. 2, quest. v .

Objections: 1.. II semble que toute circonstance qui appartient à la bonté ou à la malice d'un acte le spécifie. Car le bien cl le mal sont les différences spécifiques des actes moraux. Donc ce qui établit une différence dans la bonté ou la malice d'un acte moral produit en lui une différence spécifique ou une différence d'espèce. Or, ce qui ajoute à la bonté ou à la malice d'un acte établit une différence dans sa bonté et sa malice, et produit par conséquent une différence d'espèce. Donc toute circonstance qui ajoute à la bonté ou à la malice d'un acte constitue une espère.

2.. Ou la circonstance qui survient a en elle une raison de bonté ou de malice ou elle n'en a pas. Si elle n'en a pas, elle ne peut ajouter à la bonté ou à la malice de l'acte ; parce que ce qui n'est pas bon ne peut rendre une autre chose meilleure, et ce qui n'est pas mauvais ne peut la rendre pire. Si elle a en elle une raison de bonté ou de malice, elle a par là même une certaine espèce de bien ou de mal. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice constitue une nouvelle espèce de bien ou de mal.

3.. D'après saint Denis (De div. nom. cap. 4), le mal résulte de défauts particuliers. Or, toute circonstance qui aggrave la malice de l'acte a un défaut spécial. Donc elle produit par là même une nouvelle espèce de péché. Par la même raison toute circonstance qui augmente la bonté de l'acte semble ajouter une nouvelle espèce de bien ; comme toute unité en s'ajoutant au nombre fait une nouvelle espèce de nombre. Car le bien consiste dans le nombre, le poids et la mesure.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Or, la circonstance qui ajoute à la bonté ou à la malice de l'acte est du plus au moins. Donc toute circonstance de cette nature ne constitue pas une nouvelle espèce de bien ou de mal moral.

CONCLUSION. — Toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice de l'acte n'est pas bonne ou mauvaise par elle-même, c'est pourquoi elle ne produit pas toujours une nouvelle espèce de bien ou de mal.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), la circonstance produit une nouvelle espèce de bien ou de mal quand elle se rapporte à un jrdre spécial de la raison. Mais il arrive quelquefois qu'une circonstance ne se rapporte au bien ou au mal moral qu'autant qu'elle présuppose une autre circonstance qui spécifie elle-même la bonté ou la malice de l'acte humain. Ainsi prendre quelque chose en grande ou en petite quantité, cette circonstance n'est moralement bonne ou mauvaise qu'autant qu'elle en présuppose une autre qui détermine la bonté ou la malice de l'acte \ par exemple que la chose appartenait à autrui, ce qui répugne à la raison. Par conséquent prendre le bien d'autrui en grande ou en petite quantité ce n'est pas une circonstance qui diversifie l'espèce du péché, seulement elle peut l'aggraver ou le diminuer. Il en est de même des autres maux ou des autres biens. Donc toute circonstance qui augmente la bonté ou la malice de l'acte moral n'en diversifie pas l'espèce.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que dans les choses susceptibles de plus et de moins la différence d'intensité ou de relâchement ne diversifie pas l'espèce, comme ce qui diffère en blancheur selon le plus et le moins ne diffère pas pour l'espèce de la couleur. De même ce qui établit une différence en bien ou en mal selon le plus et le moins ne fait pas que l'acte moral diffère selon l'espèce.

2. 11 faut répondre au second, que la circonstance qui aggrave le péché ou qui augmente la bonté de l'acte quelquefois n'a pas de bonté ou de malice par elle-même, mais selon qu'elle se rapporte à une autre condition de l'acte, comme nous l'avons dit (in corp. art.). C'est pourquoi elle ne produit pas une espèce nouvelle, mais elle augmente la bonté ou la malice qui provient de la condition qu'elle suppose.

3. Il faut répondre au troisième, que toute circonstance n'entraîne pas un défaut particulier par elle-même , mais seulement par rapport à un autre objet. De même toute circonstance n'ajoute pas par elle-même une perfection nouvelle, mais seulement par rapport à une autre chose. C'est pourquoi quoiqu'elle augmente la bonté ou la malice de l'acte, elle n'en change pas toujours l'espèce.

QUESTION XIX. : DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DE L'ACTE INTÉRIEUR DE LA VOLONTÉ.


Après avoir parlé de la bonté et de la malice des actes en général, nous avons maintenant à nous occuper de la bonté de l'acte intérieur de la volonté. — A cet égard dix questions se présentent : 1° La bonté de la volonté dépend-elle de l'objet? — 2"Ne dépend-elle que de l'objet? — 3" Dépend-elle de la raison ? — 4° Dépend-elle de la loi éternelle ? — 5° La raison qui se trompe oblige-t-elle ? — 6° La volonté qui va contre la loi de Dieu en suivant la raison qui se trompe est-elle mauvaise? — 7° La bonté de la volonté à l'égard des moyens dépend-elle de la fin qu'elle se propose? — 8" L'étendue delà bonté ou de la malice dans la volonté est-elle en raison de l'étendue du bien ou du mal qui existe dans l'intention ? — 9° La bonté de la volonté dépend-elle de sa conformité avec la volonté divine? — 10° Est-il nécessaire pour être bonne que la volonté humaine soit conforme à la volonté divine relativement à l'objet voulu ?

ARTICLE I. — LA BONTÉ DE LA VOLONTÉ DÉPEND-ELLE DE SON OBJET (1) ?


(1) Une s'agit ici que de l'acte intérieur qui émane directement de la volonté. Il est utile de se rappeler que par rapport à cet acte l'objet et la fin sont une même chose.

Objections: 1.. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas de son objet. Car la volonté ne peut avoir pour objet que le bien, parce que le mal est en dehors d'elle , comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Si donc on jugeait de la bonté de la volonté d'après son objet il s'ensuivrait que toute volonté serait bonne et qu'il n'y en aurait pas de mauvaise.

2.. Le bon existe avant tout dans la fin. C'est pourquoi la bonté de la fin ne dépend pas comme telle d'autre chose. Or, d'après Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5), l'action bonne est la fin quoique l'exécution ne la soit jamais, car elle a toujours pour fin ce qui a été fait. Donc la bonté de l'acte de la volonté ne dépend pas de son objet.

3.. Tout être produit quelque chose qui lui ressemble. Or, l'objet de la volonté est ce qui est bon d'une bonté naturelle. Donc il ne peut donner à la volonté une bonté morale , et par conséquent la bonté de cette faculté ne dépend pas de son objet.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1) : La justice est ce qui nous fait vouloir ce qui est juste. Par la même raison la vertu est ce qui nous fait vouloir ce qui est bien. Or, la volonté bonne est celle qui est conforme à la vertu. Donc la bonté de la volonté dépend de la bonté de l'objet qu'elle veut.

CONCLUSION. — Puisque le bien et le mal différencient par eux-mêmes les actes de la volonté et que la différence d'espèce dans Jes actes humains résulte des objets, il s'ensuit qu'on doit considérer la bonté et la malice d'après les objets.

Réponse Il faut répondre que le bien et le mal différencient par eux-mêmes les actes de la volonté. Car le bien et le mal appartiennent par eux-mêmes à la volonté, comme le vrai et le faux à la raison, dont on distingue les actes d'une manière absolue d'après la différence qui existe entre la fausseté et la vérité. C'est ainsi que nous disons qu'une opinion est vraie ou qu'elle est fausse. La bonne volonté et la mauvaise sont donc des actes d'espèce différente. Or, la différence spécifique dans les actes provient des objets, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. S). C'est pourquoi dans les actes volontaires proprement dits on considère toujours le bien et le mal d'après les objets.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté n'a pas toujours pour objet le bien réel, quelquefois elle se rapporte au bien apparent qui renferme à la vérité quelque chose de bon, mais qui n'est cependant pas absolument digne d'être recherché. C'est ce qui fait que l'acte de la volonté n'est pas toujours bon, mais qu'il est quelquefois mauvais.

2. Il faut répondre au second, que quoique un acte puisse être la fin dernière de l'homme sous un rapport, cependant un pareil acte n'est pas un acte de la volonté, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 4).

3. Il faut répondre au troisième, que la raison propose à la volonté le bien comme son objet, et par là même que cet objet tombe dans le domaine de la raison, il est moral et il donne à l'acte de la volonté une bonté morale comme lui. Car la raison est le principe des actes humains et des actes moraux, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. 5).


ARTICLE II. — LA BONTÉ DE LA VOLONTÉ NE DÉPEND-ELLE QUE DE SON OBJET (1)?


(1) Tout cet article roule sur ce que nous avons 'lit précédemment, c'est que, pour l'acte intérieur, sa fin est son objet, tandis qu'il n'en et pus de même pour les actes extérieurs on commandés.

Objections: 1.. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas seulement de son objet. Caria fin a plus d'affinité pour la volonté que pour les autres puissances. Or, les actes des autres puissances tirent leur bonté non-seulement de leur objet, mais encore de leur fin, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. 4). Donc l'acte de la volonté emprunte sa bonté non-seulement à son objet, mais encore à sa fin.

2.. La bonté de l'acte résulte non-seulement de l'objet, mais encore des circonstances, comme nous l'avons dit (quest. xviii , art. 3). Or, selon la diversité des circonstances il arrive qu'il y a dans l'acte de la volonté une diversité de bonté et de malice, selon qu'on veut, par exemple, quand on doit, où l'on doit, autant qu'on doit, de la manière qu'on doit, selon qu'on doit vouloir. Donc la bonté de la volonté dépend non-seulement de l'objet, mais encore des circonstances.

3.. L'ignorance des circonstances excuse la malice de la volonté, comme nous l'avons vu (quest. vi, art. 8). Or, il n'en serait pas ainsi si la bonté et la malice de la volonté ne dépendaient pas des circonstances. Donc la bonté et la malice de la volonté dépendent des circonstances et non de l'objet exclusivement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les circonstances, comme telles, ne spécifient pas les actes, ainsi que nous l'avons dit (quest. xvii, art. 10). Or, le bien et le mal sont les différences spécifiques de l'acte de la volonté, comme nous l'avons vu (quest. xviii, art. 5). Donc la bonté et la malice de la volonté ne dépendent pas des circonstances, mais de l'objet exclusivement.

CONCLUSION. — Puisque l'objet communique par lui-même à l'acte de la volonté sa bonté, la bonté de la volonté dépend de lui seul et non des circonstances.

Réponse Il faut répondre qu'en tout genre plus une chose est élevée et plus elle est simple, et par conséquent réduite à moins d'éléments. Ainsi les premiers corps sont simples. C'est pourquoi nous trouvons que les choses qui sont les premières dans un genre sont simples sous un rapport, et se réduisent à l'unité. Or, le principe de la bonté et de la malice des actes humains provient de l'acte de la volonté. C'est ce qui fait que la bonté et la malice de la volonté se considèrent sous un rapport qui est un, tandis que la bonté et la malice des autres actes peuvent se considérer sous des rapports divers. Mais l'unité qui est principe dans un genre ne l'est pas par accident; elle l'est par elle-même, parce que tout ce qui existe par accident se rapporte à ce qui existe par soi comme à son principe. C'est pour ce motif que la bonté de la volonté dépend uniquement de ce qui produit de soi la bonté de l'acte, c'est-à-dire de l'objet et non des circonstances qui sont des accidents de l'acte.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la fin est l'objet de la volonté et non des autres puissances. Ainsi, par rapport à l'acte de la volonté, la bonté qui provient de l'objet ne diffère pas de la bonté qui résulte de la fin, comme dans les actes des autres puissances, sinon par accident selon que la fin dépend de la fin et la volonté de la volonté.

2. Il faut répondre au second, qu'en supposant que la volonté se rapporte au bien, il n'y a aucune circonstance qui puisse la rendre mauvaise. Quant à ce que l'on dit qu'on veut un bien quand on ne doit pas le vouloir, ceci peut s'entendre de deux manières : 1° En ce sens que la circonstance se rapporte à l'objet voulu. Alors la volonté ne se rapporte pas au bien, parce que vouloir faire une chose quand on ne doit pas la faire, ce n'est pas vouloir le bien. 2° On peut l'entendre de telle sorte que la circonstance se rapporte à l'acte de la volonté. En ce cas il est impossible qu'on veuille le bien quand on ne doit pas le vouloir, parce que l'homme doit toujours vouloir le bien, sinon par accident, parce qu'en voulant tel bien on est empêché de vouloir quelque autre bien qu'on aurait dû désirer de préférence. Alors le mal ne provient pas de ce qu'on veut ce bien, mais de ce qu'on ne veut pas l'autre, et on doit en dire autant des autres circonstances.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ignorance des circonstances excuse la malice de la volonté, selon que les circonstances se rapportent à l'objet voulu, c'est-à-dire que la volonté est excusable suivant qu'on ignore les circonstances de l'acte qu'on veut (4).

(1) Dans ce cas, les circonstances font partie de l'objet.


ARTICLE III. — LA BONTÉ DE LA VOLONTÉ DÉPEND-ELLE DE LA RAISON (2)?


(2) Les prescriptions de notre raison ou la conscience sont notre règle prochaine et intrinsèque en morale, et la loi éternelle dont il est question dans l'article suivant en est la règle extrinsèque et éloignée.

Objections: 1.. Il semble que la bonté de la volonté ne dépende pas de la raison-Car ce qui est avant ne dépend pas de ce qui est après. Or, le bien appartient à la volonté avant d'appartenir à la raison, comme nous l'avons prouvé (quest. vin, art. 4, et quest. ix, art. 4). Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la raison.

2.. Aristote dit [Eth. lib. vi, cap. 2) que la bonté de l'intellect pratique est le vrai qui est conforme à l'appétit légitime. Or, l'appétit légitime est la volonté droite. Donc la bonté de la raison pratique dépend plutôt de la bonté de la volonté que réciproquement.

3.. Le moteur ne dépend pas de celui qui est mù, mais c'est le contraire. Or, la volonté meut la raison et les autres puissances, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 1). Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la raison.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Hilaire dit [De Trin. lib. x in prin.) : On s'attache avec, une opiniâtreté immodérée aux résolutions que l'on a prises, dès que la volonté n'est pas soumise à la raison. Or, la bonté de la volonté consiste en ce qu'elle ne soit pas immodérée. Donc la bonté de la volonté dépend de sa soumission à la raison.

CONCLUSION. — Puisque la honte de la volonté dépend de l'objet qui lui est offert par la raison, il est nécessaire qu'elle dépende de la raison elle-même.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2). la bonté de la volonté dépend proprement de son objet. Or, c'est la raison qui présente à la volonté son objet. En effet le bien intellectuel est l'objet de la volonté proportionné à cette faculté, tandis que le bien sensible ou imaginaire n'est pas proportionné à la volonté, mais à l'appétit sensitif. Car la volonté peut tendre au bien universel que la raison perçoit, tandis que l'appétit sensitif ne tend qu'au bien particulier que perçoit la faculté sensitive. C'est pourquoi la bonté de la volonté dépend de la raison au même titre qu'elle dépend de son objet.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien considéré comme chose désirable appartient à la volonté antérieurement à la raison. Mais cependant il appartient à la raison comme chose vraie avant d'appartenir à la volonté comme chose désirable ; parce que l'appétit de la volonté ne peut se porter vers le bien qu'autant que ce bien est préalablement perçu par la raison.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote parle en cet endroit de l'intellect pratique selon qu'il discute et qu'il raisonne sur le rapport des moyens avec la fin. Car c'est en ce sens que la prudence est son perfectionnement. Quant aux moyens, la droiture de la raison consiste dans sa conformité avec le désir de la fin légitime, mais ce désir présuppose néanmoins lui-même une juste idée de la fin; ce qui ne peut être que l'effet de la raison.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté meut la raison sous un rapport, et la raison meut la volonté sous un autre, par exemple sous le rapport de l'objet, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 1).


ARTICLE IV. — la bonté de la volonté dépend-elle de la loi éternelle (1)?


(1) La loi éternelle n'étant autre chose que la manifestation «le la volonté divine, la raison doit lui être soumise, et elle n'est droite qu'à cette condition.

Objections: 1.. Il semble que la bonté de la volonté humaine ne dépende pas de la loi éternelle. Car il n'y a qu'une régie et qu'une mesure pour une chose. Or, la règle de la volonté humaine dont sa bonté dépend est la droite raison. Donc la bonté de la volonté ne dépend pas de la loi éternelle.

2.. La mesure est de même nature que l'objet mesuré, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 4). Or, la loi éternelle n'est pas de même nature que la volonté humaine. Donc elle ne peut pas en être la mesure au point que la bonté de celle-ci dépende de celle-là.

3.. Une mesure doit être très-certaine. Or, la loi éternelle nous est inconnue. Donc elle ne peut pas être la mesure de notre volonté de telle sorte que la bonté de celle-ci en dépende.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Cont. Faustum, lib. xxii, cap. 27) que le péché est une parole, une action ou une convoitise contraire à la loi éternelle. Or, la malice de la volonté est la racine du péché. Donc puisque la malice est opposée à la bonté, la bonté de la volonté dépend de la loi éternelle.

CONCLUSION. — Puisque la raison humaine est subordonnée à la loi éternelle, comme la cause seconde à la cause première, il est nécessaire que la bonté de la volonté humaine dépende plus de la loi éternelle que de la raison.

Réponse Il faut répondre que dans l'ordre des causes l'effet dépend plus de la cause première que de la cause seconde, parce que la cause seconde n'agit qu'en vertu de la cause première. Si la raison humaine est la règle de la volonté de l'homme et la mesure de sa bonté, elle le doit à la loi éternelle qui est la raison divine. C'est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. iv, 6) : Plusieurs v demandent : Qui nous fera voir les biens qui nous sont promis? La lumière de votre visage est gravée sur nous, Seigneur. Comme s'il disait : La lumière de la raison qui est en nous peut autant nous montrer ces biens et diriger notre volonté que la lumière de votre visage, c'est-à-dire celle qui s'échappe de votre face. D'où il est manifeste que la bonté de la volonté humaine dépend beaucoup plus de la loi éternelle que de notre raison. Aussi là où la raison de l'homme fait défaut est-on obligé d'avoir recours à la raison éternelle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'une même chose ne peut avoir plusieurs mesures prochaines ; mais elle peut avoir plusieurs mesures dont l'une serait subordonnée à l'autre.

2. Il faut répondre au second, que la mesure la plus prochaine est de même nature que l'objet mesuré, mais qu'il n'en est pas de même d'une mesure éloignée.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoique nous ignorions la loi éternelle selon ce qu'elle est dans l'entendement divin, elle nous est néanmoins connue d'une certaine manière soit par la raison naturelle qui en dérive comme sa propre image, soit par les lumières quelarévélation y a surajoutées.


ARTICLE V. — la volonté qui s'écarte de la raison quand celle-ci se trompe est-elle mauvaise (1)?


(1) Cette question revient à celle-ci, comme le dit saint Thomas lui-même : La conscience erronée oblige-t-elle? C'est ainsi qu'elle est posée par tous les théologiens modernes.

Objections: 1.. Il semble que la volonté qui est en désaccord avec la raison erronée ne soit pas mauvaise. Car la raison n'est la règle de la volonté humaine qu'autant qu'elle découle de la loi éternelle, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, la raison qui s'égare ne découle pas de la loi éternelle ; elle n'est donc pas la règle de la volonté, et si la volonté s'en écarte elle n'est par conséquent pas mauvaise.

2.. D'après saint Augustin (Serm. vi, de Verb. Dom. cap. 8), l'ordre d'une puissance inférieure n'oblige pas, s'il est contraire à l'ordre d'une puissance supérieure, comme quand un proconsul ordonne ce que l'empereur défend. Or, la raison erronée propose quelquefois quelque chose de contraire à l'ordre d'une raison plus élevée, par exemple, à l'ordre de la raison divine dont l'autorité est souveraine. Donc les prescriptions de la raison erronée n'obligent pas, et la volonté qui s'en écarte n'est par conséquent pas mauvaise.

3.. Toute volonté mauvaise se rapporte à une certaine espèce de malice. Or, la volonté qui s'écarte de la raison erronée ne peut se rapporter à aucune espèce de malice ; par exemple, si la raison erre en disant qu'il faut se livrer à la fornication, la volonté de celui qui s'y refuse ne peut se rapporter à aucune espèce de malice. Donc la volonté qui s'écarte de la raison erronée n'est pas mauvaise.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxix , art. 13), la conscience n'est rien autre chose que l'application de la science à un acte. Or, la science existe dans la raison. Donc la volonté qui s'écarte de la raison erronée agit contrairement à la conscience et par conséquent est mauvaise Car il est dit dans saint Paul [Rom. xiv, 23) : Tout ce qui ne vient pas de la persuasion est péché, c'est-à-dire, selon la glose, tout ce qui est contraire à la conscience. Donc la volonté qui s'écarte de la raison erronée est mauvaise.

CONCLUSION. — Toute volonté qui est en désaccord avec la raison, que celle-ci soit droite ou erronée, est toujours mauvaise.

Réponse Il faut répondre que la conscience étant en quelque sorte le dictamen de la raison, puisqu'elle est l'application de la science à l'acte, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxix, art. 13), quand on demande : Si la volonté qui s'écarte de la raison erronée est mauvaise, c'est demander si la conscience erronée oblige. A cet égard on a distingué trois sortes d'actes : ceux qui sont bons de leur nature, ceux qui sont indifférents et ceux qui sont mauvais. On dit donc que si la raison ou la conscience déclare que l'on doit faire une chose qui est lionne de sa nature, il n'y a pas là d'erreur. De même si elle dit qu'on ne doit pas faire ce qui est mauvais en soi. Car c'est au même titre que le bien nous est commando et que le mal nous est défendu. Mais si la raison ou la conscience vient à dire à quelqu'un qu'il est tenu ex praecepto de faire ce qui est mauvais en soi, ou qu'elle lui défende des choses qui sont bonnes en elles-mêmes, en ce cas la raison ou la conscience est erronée. De même si la raison ou la conscience dit à quelqu'un que ce qui est indifférent en soi, comme lever de terre une paille, est défendu ou commandé, elle est encore erronée. En conséquence on prétend que la raison ou la conscience erronée, quand elle commande ou défend des choses indifférentes, oblige au point que quand la volonté s'écarte de cette espèce de raison erronée elle est mauvaise et coupable. Mais on soutient que la raison ou la conscience erronée, en commandant des choses qui sont mauvaises par elles-mêmes ou en en défendant qui sont bonnes et nécessaires au salut, n'oblige pas ; par conséquent que la volonté qui s'écarte en cette circonstance de la raison ou de la conscience erronée n'est pas mauvaise. — Ce sentiment est tout à fait irrationnel. Car pour les choses indifférentes la volonté qui s'écarte de la raison ou de la conscience est mauvaise d'une certaine manière, à cause de l'objet dont la bonté ou la malice de la volonté dépend. Or, cet objet n'est pas considéré suivant ce qu'il est dans sa nature, mais selon qu'il est perçu accidentellement par la raison qui le propose comme quelque chose de bon à faire ou comme quelque chose de mal à éviter. Et parce que l'objet de la volonté est ce que la raison lui propose, ainsi que nous l'avons dit (quest. vu, art. 1), il s'ensuit que la volonté, quand elle se porte vers une chose, n'est mauvaise qu'autant que la raison lui présente cette chose comme mauvaise elle-même. Et il en est ainsi non-seulement pour les choses indifférentes, mais encore pour celles qui sont bonnes ou mauvaises par elles-mêmes. Car il n'y a pas que les choses indifférentes qui puissent prendre accidentellement un caractère de bonté ou de malice, mais ce qui est bon peut aussi avoir le caractère du mal, et ce qui est mal le caractère du bien, selon l'idée que la raison s'en forme. Par exemple, s'abstenir de la fornication est un bien; cependant la volonté ne se porte vers ce bien qu'autant que la raison le lui propose. Si la raison erronée lui proposait cette même action comme un mal, elle s'y porterait comme vers une chose mauvaise. Par conséquent la volonté est mauvaise quand elle veut le mal, non ce qui est mal en soi, mais ce qui est mal par accident, d'après le concept de la raison. De même la foi en Jésus-Christ est une chose bonne par elle-même et nécessaire au salut, mais la volonté ne s'y porte qu'autant que la raison la lui propose. Ainsi donc, si la raison la lui proposait comme mauvaise, la volonté se porterait vers elle comme vers le mal, non parce que ce serait un mal en soi, mais parce que ce serait un mal par accident, d'après l'idée que s'en serait faite la raison. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. 1 ; lib. v, cap. 9) que l'incontinent, absolument parlant, c'est celui qui ne suit pas la droite raison, et accidentellement c'est celui qui ne suit pas la raison fausse. Il faut donc dire que toute volonté, sans exception, qui est en désaccord avec la raison droite ou erronée est toujours mauvaise (1).  ft

(1) Dans cet article, saint Thomas suppose qu'il s'agit d'une conscience invinciblement erronée, comme le prouve d'ailleurs ce qu'il dit dans l'article suivant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le jugement de la raison erronée ne vient pas de Dieu à la vérité, mais que la raison erronée propose son jugement comme vrai et par conséquent comme venant de Dieu qui est la source de toute vérité.

2. Il faut répondre au second, que le mot de saint Augustin a son application quand on sait que la puissance inférieure ordonne quelque chose de contraire aux ordres de la puissance supérieure. Mais si l'on croyait que l'ordre du proconsul est l'ordre de l'empereur, en méprisant l'ordre du proconsul on mépriserait l'ordre de l'empereur. De même si un homme savait que ce que la raison humaine prescrit est contraire à la loi de Dieu, il ne serait pas tenu de lui obéir. Mais dans ce cas la raison ne serait pas totalement erronée ; elle ne l'est que quand elle propose quelque chose comme un ordre de Dieu. Alors mépriser son jugement, c'est mépriser l'ordre de Dieu lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que quand la raison se représente une chose comme mauvaise, elle se la représente toujours avec un certain caractère de malice, soit, par exemple, parce qu'elle est contraire à la loi divine, soit parce qu'elle est scandaleuse, soit pour tout autre motif semblable. Alors la volonté mauvaise se rapporte à cette espèce de malice.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.18 a.9