I-II (trad. Drioux 1852) Qu.21 a.3

ARTICLE III. — l'acte humain est-il méritoire ou déméritoire selon qu'il est bon ou mauvais (2) ?


(2) Le mérite et le démérite des actes sont reconnus dans l'Ecriture dans une foule d'endroits, et le concile de Trente a condamné la doctrine contraire soutenue par Luther et Calvin : 5» quis dixerit hominis iustificati bona opera ità esse dona Dei, ut non sint etiam bona ipsius iustificati merita.... anathema sit (sess, vi, can. 52).

Objections: 1.. Il semble que l'acte humain ne soit pas méritoire ou déméritoire en raison de sa bonté ou de sa malice. Car le mérite et le démérite se rapportent à une rétribution qui n'a lieu que pour les actes qui sont faits pour un autre. Or, tous les actes bons ou mauvais de l'homme ne se rapportent pas à un autre ; il y en a qu'il fait pour lui-même. Donc tout acte humain bon ou mauvais n'est pas méritoire ou déméritoire.

2.. On ne mérite ni châtiment, ni récompense pour avoir disposé comme on l'a voulu des choses dont on est le maître. Ainsi, quand un homme détruit ce qui lui appartient, on ne le punit pas comme s'il détruisait le bien d'un autre. Or, l'homme est maître de ses actes. Donc s'il dispose bien ou mal de ses actes, il ne mérite pour cela ni peine, ni récompense.

3.. De ce qu'un homme s'amasse du bien, il ne mérite pas qu'un autre l'en récompense, et il en est de même pour le mal qu'il se l'ait. Or, un bon acte est un bien et une perfection pour celui qui l'accomplit, et un acte déréglé est au contraire pour lui un mal. Donc de ce que l'homme fait un acte bon ou mauvais, il ne mérite, ni ne démérite.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Isaïe dit (Is. m, 10) : Dites au juste qu'il goûtera le fruit de ses vertus; mais malheur à l'impie, car il recevra le châtiment de ses crimes.

CONCLUSION. — Les actes humains bons ou mauvais sont méritoires ou déméritoires selon qu'ils se rapportent à la justice rémunéraiive.

Réponse Il faut répondre que le mérite et le démérite se rapportent à la rétribution qui se fait conformément à la justice. Or, la justice exige qu'on traite chacun selon le bien ou le mal qu'il fait à autrui. Or, il est à remarquer que tout être qui vit en société est en quelque sorte une partie et un membre de la société entière. Par conséquent celui qui fait du bien ou du mal â l'individu qui existe en société, son action rejaillit sur tout le corps social, comme une blessure à la main agit conséquemment sur l'homme tout entier. Ainsi donc, quand quelqu'un travaille pour le bien ou pour le mal d'une autre personne, il y a là deux raisons de mérite ou de démérite. La première provient de ce qui lui est dû en particulier par la personne qu'il aide ou qu'il offense; la seconde résulte de ce qui lui revient du côté de la société entière. Quand quelqu'un se propose, en agissant, de faire directement le bien ou le mal de toute la société, il lui est dû quelque chose, premièrement et principalement par la société en général, secondement par tous les membres de la société. Quand quelqu'un fait une action qui tourne à son avantage ou à sa perte, il lui en revient encore quelque chose, parce que cette action tourne au bien général, en ce sens du moins qu'il fait lui-même partie de la société. A la vérité on ne lui doit rien, parce qu'il a fait son propre bien ou son propre mal, à moins qu'on ne dise par analogie que l'homme doit observer une sorte de justice envers lui-même. Il est donc évident que l'acte bon ou mauvais est louable ou blâmable, selon qu'il est au pouvoir de la volonté ; c'est une vertu ou un péché, selon le rapport qu'il a avec la fin ; il est méritoire ou déméritoire, selon qu'il se rapporte à la justice rémunérative.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quelquefois les actes humains sont bons ou mauvais, quoiqu'ils ne se rapportent pas au bien ou au mal d'un autre individu. Dans ce cas ils se rapportent au bien ou au mal d'un autre tiers qui est la société elle-même.

2. Il faut répondre au second, que l'homme qui est maître de ses actes mérite ou démérite, selon qu'il appartient à la société dont il est le membre, parce qu'en disposant bien ou mal de ses actes, il est utile ou nuisible aux intérêts de la société qu'il doit servir.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien ou le mal que l'on se fait à soi-même par ses actes rejaillit sur la société, comme nous l'avons dit (in corp. art.).                                                                                                           »


ARTICLE IV. — l'acte humain est-il méritoire ou déméritoire aux yeux de dieu, selon qu'il est bon ou mauvais (1)?


(1) L'Ecriture le dit formellement : Omnes nos manifestari oportet ante tribunal Christi ut referat unusquisque prout g es sit, sive bonum, sive malum (II. Cor. y). Et ailleurs: Unusquisque propriam mercedem accipiet (l. Cor.III). Cette veriti a été niée par les antinomiens et par les hérétiques modernes, qui refusaient d'admettre l'utilité des oeuvres pour le salut. Luther, Calvin, Mélanchton, ont soutenu cette erreur.

Objections: 1.. Il semble qu'un acte humain bon ou mauvais n'ait ni mérite, ni démérite par rapport à Dieu, parce que, comme nous l'avons dit (art. 3), le mérite et le démérite se rapportent à la rémunération du bien ou du mal qu'on a fait à autrui. Or, l'acte humain, bon ou mauvais, ne fait ni bien, ni mal à Dieu. Car il est dit (Job, xxxv, 6) : Si vous péchez, en quoi luinuirez-vous? Si vous faites le bien, qu'est-ee qu'il lui en reviendra?Donc l'acte humain, bon ou mauvais, n'a ni mérite, ni démérite devant Dieu.

2.. L'instrument n'a ni mérite, ni démérite à l'égard de celui qui s'en sert, parce que toute l'action de l'instrument provient de celui qui l'emploie. Or, l'homme est en agissant l'instrument de la puissance divine, qui est son principal moteur. Car il est dit (Is. x, 15) : La hache se glorifiera-t-elle contre celui qui s'en sert ? ou la scie s'élevera-t-elle contre celui qui la tire ? Le prophète compare évidemment l'homme en cet endroit à un instrument. Donc, qu'il agisse bien ou mal, l'homme ne mérite, ni ne démérite devant Dieu.

3.. L'acte humain est méritoire ou déméritoire selon qu'il se rapporte à un autre que celui qui le produit. Or, tout acte humain ne se rapporte pas à Dieu. Donc tous les actes bons ou mauvais ne sont pas méritoires ou déméritoires aux yeux de Dieu.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est dit (Eccl. cap. ult. 14) : Tout ce qui se fait, Dieu le traduira en jugement, soit comme bon, soit comme mauvais. Or, le jugement suppose qu'on récompensera chacun selon ses mérites ou ses démérites. Donc tout acte humain bon ou mauvais est méritoire ou déméritoire devant Dieu.

CONCLUSION. — Puisque Dieu est le gouverneur et le maitre de tout l'univers et surtout des créatures raisonnables dont il est la tin, les actes humains bons ou mauvais sont méritoires ou déméritoires non-seulement devant les hommes, mais encore devant lui.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 3), l'acte d'un homme est méritoire ou déméritoire selon qu'il se rapporte à autrui, soit par rapport à lui, soit par rapport à la société. Or, nos actes bons ou mauvais sont méritoires ou déméritoires devant Dieu de ces deux manières. Ils le sont par rapport à lui en ce sens qu'il est la fin dernière de l'homme. Or, il faut que tous les actes se rapportent à leur fin dernière, comme nous l'avons vu (quest. xix, art. 10). Par conséquent celui qui fait un acte mauvais qui n'est pas susceptible d'être rapporté à Dieu, ne rend pas à la Divinité l'honneur qu'il lui doit comme à sa fin dernière. — Ils le sont aussi par rapport à l'universalité des êtres, parce que dans toute société celui qui la régit prend surtout soin du bien général. En conséquence, c'est à lui qu'il appartient de rendre à chacun selon le bien ou le mal qu'il fait à la société. Or, Dieu est le gouverneur et le maître de tout l'univers, comme nous l'avons vu (part. I, quest. cm, art. 6), et spécialement des créatures raisonnables. D'où il est évident que les actes humains sont méritoires ou déméritoires par rapport à lui. Autrement il s'ensuivrait que Dieu ne prend aucun soin de nos actes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte de l'homme ne peut rien faire perdre ni gagner à Dieu en soi; cependant l'homme ravit ou donne à Dieu quelque chose autant qu'il est en lui, quand il observe ou n'observe pas l'ordre qu'il a établi.

2. 11 faut répondre au second, que l'homme est en effet mû par Dieu comme un instrument, mais cela n'empêche pas qu'il ne se meuve lui-même par le libre arbitre (1), comme nous l'avons dit (quest. x, art. 4). C'est ce qui fait que ses actes sont méritoires ou déméritoires devant Dieu.

(1) Le concile de Trente a condamné ceux qui faisaient de l'homme un instrument purement passif entre le» mains de Dieu : Si quis dixerit liberum hominis arbitrium à Dca mohnn cl excitatum, nihil cooperari assentiendo Deo excitanti atque vocanti ....neque jiosse dissentire si velit, sed veluti inanime quoddam nihil omnino agere tantumque passive se habere, anathema sit (sess, vi, can. A).

3. 11 faut répondre au troisième, que l'homme n'appartient pas à la société civile par tout son être et par tout ce qu'il a. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que tous ses actes soient méritoires ou déméritoires par suite de leur rapport avec la société. Mais tout ce qu'est l'homme, tout ce qu'il peut et tout ce qu'il a, il doit le rapporter à Dieu. C'est pourquoi tout acte de l'homme, bon ou mauvais, est méritoire ou déméritoire devant Dieu selon qu'il est raisonnable.

QUESTION XXII. : DU SUJET DES PASSIONS DE L'AME.


Après avoir parlé des actions de l'àme, nous devons nous occuper des passions. — D'abord nous les considérerons d'une manière générale, puis d'une manière particulière. Ppur les étudier en général il y a quatre choses à examiner : 1° Leur sujet; 2" leur différence ; 3U les rapports qu'elles ont entre elles; 4U leur malice et leur bonté. — Touchant le sujet des passions trois questions sont à faire : lu Y a-t-il des passions qui résident dans l'àme? — 2" La passion existe-t-clle plus dans la faculté qui appeto que dans celle qui perçoit? — 3U Existe-t-elle plus dans l'appétit sensitif que dans l'appétit intelligentiel qu'on appelle la volonté?

ARTICLE I. — les passions résident-elles dans l'ame (2)?


(2) On entend par ftqjsions les artes qui sont romniiMis ii I homme et aux animaux. On donne a eos acies le nom de passion, parce qu'ils produisent une transformation dans les dispositions naturelles du corps.

Objections: 1.. Il semble qu'aucune passion ne réside dans l'âme. Car pâtir est le propre de la matière. Or, l'âme n'est pas composée de matière et de forme, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxv, art. 5). Donc il n'y a dans l'âme aucune passion.

2.. La passion est un mouvement, comme le dit Aristote. Or, l'âme n'est pas mue, comme il le prouve (De anima, lib. i, text. 36). Donc la passion n'existe pas dans l'àme.

3.. La passion est un acheminement à la corruption ; car toute passion excessive jette l'être hors de lui-même, comme le dit Aristote (Top. lib. vi, cap. 2). Or, l'âme est incorruptible. Donc il n'y a pas de passion en ella.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. vu, 7) : Quand nous étions dans la chair, les inclinations au péché, excitéespar la loi charnelle, agissaient dans les membres de notre corps. Or, les péchés existent dans l'âme, à proprement parler. Donc les passions, qui sont des inclinations au péché, existent dans l'âme aussi.

CONCLUSION. — Puisque 1 anie sent et comprend et que la transformation de l'être composé la modifie, il est nécessaire qu'il y ait en elle quelque passion dans le sens gênerai du mot, mais il est certain que prise dans son sens propre cette expression ne lui convient qu'accidentellement.

Réponse Il faut répondre que le mot pâtir se prend en trois sens : 4° D'une manière générale; ainsi toutes les fois qu'un sujet reçoit quelque chose on dit qu'il pâtit quand même il ne perdrait rien de ce qu'il a. On dira par exemple, que l'air pâtit quand il est éclairé. Cette affection est plutôt une perfection qu'une passion. 2° Le mot pâtir se prend dans son sens propre quand en recevant une chose un être en perd une autre. Ce qui arrive en deux circonstances. Quand un être perd ce qui ne lui convient pas. Lorsque le corps d'un animal est guéri, on dit, par exemple, qu'il pâtit, parce qu'il recouvre la santé en se délivrant de la maladie. 3° La même chose arrive encore dans le cas contraire ; ainsi on dit que celui qui est malade souffre ou pâtit, parce que la faiblesse vient en lui se mettre à la place de la santé qu'il n'a plus. Cette dernière manière de pâtir est la plus propre. Car on dit qu'un être pâtit quand il est entraîné vers un agent, et s'il perd ce qui était convenable à sa nature, c'est alors surtout qu'il paraît entraîné vers un autre. Aristote dit de même [De gen. lib. i, text. -18) que quand un être en engendre un qui est plus noble que lui il y a génération dans un sens absolu et corruption dans un sens relatif, mais que c'est le contraire quand il en engendre un qui l'est moins. — Selon les trois sens que nous venons de déterminer il y a passion dans l'âme. En effet il y a en elle réception ; car sentir et comprendre sont en ce sens des passions (4). Mais la passion dans l'âme n'est accompagnée d'aucune déperdition (2), sinon par rapport aux transforma tions du corps. C'est pourquoi la passion proprement dite ne peut convenir à l'âme qu'accidentellement, c'est-à-dire en ce sens qu'elle éprouve les passions du corps. Mais elle les éprouve de différentes manières. Car quand la transformation produit un état pire, elle a plutôt le caractère de la passion que quand elle produit un état meilleur. C'est pourquoi la tristesse est plutôt une passion proprement dite que la joie.

(1) Et ces passions sont les perfections essentielles de lame.

(2) Parce uuel'ame est spirituelle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la passion, quand elle est accompagnée de déperdition et de transformation, est propre à la matière; par conséquent elle ne se trouve que dans les êtres composés de matière et de forme ; mais ia passion, quand elle n'implique que la réception, n'est pas nécessairement propre à la matière ; elle peut appartenir à tout être qui existe en puissance. Or, l'âme, quoiqu'elle ne soit pas composée de matière et de forme, a cependant quelque chose de potentiel qui fait qu'elle estsus-ceptible de recevoir et de pâtir, dans le sens que comprendre c'est pâtir, comme le dit Aristote [De anima, lib. m, text. 41).

2. Il faut répondre au second, que pâtir et ôLre mù, quoique ces expressions ne conviennent pas à l'âme par elle-même, elles lui conviennent cependant par accident '3), comme le dit Aristote [De anima, lib. i, text. 63).

(3) Car si l'Ame n'est pas mue par elle-même, elle l'est au moyeu du corps.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement repose sur la passion qui existe quand il y a transformation en pire, et que cette sorte de passion ne peut convenir à l'âme que par accident, mais absolument parlant elle convient à l'être composé qui est corruptible.


ARTICLE II — la passion existe-t-elle dans la partie appétitive plus que dans la partie cognitive ?


Objections: 1.. Il semble que la passion soit plus dans la partie cognitive de fâme que dans la partie appétitive. Car ce qui est le premier dans un genre semble supérieur à tout ce que le genre renferme et parait en être la cause (Met. lib. ii, text. 4). Or, la passion se trouve dans la partie intellective avant d'être dans la partie appétitive ; car la partie appétitive ne pâtit qu'en raison d'une passion antérieure qui existe dans la partie cognitive. Donc la passion est dans la partie intellective plutôt que dans la partie appétitive.

2.. Ce qui est plus actif semble être moins passif; car l'action est opposée à la passion. Or, la partie appétitive est plus active que la partie cognitive. Donc il semble que la passion soit principalement dans la partie cognitive.

3.. Comme l'appétit sensitif est une puissance qui réside dans un organe corporel, de même la faculté qui perçoit les choses sensibles. Or, la passion de l'âme résulte, à proprement parler, d'une transformation corporelle. Donc la passion n'existe pas plus dans la partie qui appète que dans la partie qui perçoi t les choses sensibles.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. ix, cap. 4) que les philosophes sont partagés sur ces mouvements de l'âme que les Grecs appellent níH ; les Romains, quelques-uns du moins comme Cicéron, perturbations ; d'autres affections, ou, plus conformément à l'expression grecque, passions. D'où il est manifeste que les passions de l'âme sont la même chose que les affections. Or, les affections appartiennent évidemment à la partie appétitive et non à la partie cognitive. Donc les passions sont plutôt dans la première de ces facultés que dans la seconde.

CONCLUSION. — Puisque l'homme est entraîné vers les objets par la faculté appétitive plutôt que par la faculté cognitive, il est nécessaire que les passions se trouvent plutôt dans la première de ces facultés que dans la seconde.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), le mot passion implique que le patient soit attiré vers l'objet qui agit sur lui. Or, l'âme est attirée vers un objet plutôt par la puissance appétitive que par la puissance cognitive. Car par la première de ces facultés l'âme se rapporte aux objets tels qu'ils sont en eux-mêmes. C'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. vi, text. 8) que le bien et le mal qui sont les objets de la puissance appétitive existent dans les choses elles-mêmes. La puissance cognitive, au contraire, n'est pas attirée vers l'objet selon ce qu'il est en lui-même ; elle le connaît selon l'espèce qu'elle a en elle ou elle le reçoit suivant sa manière d'être. C'est de là qu'Aristote conclut que le vrai et le faux qui appartiennent à la connaissance n'existent pas dans les choses, mais dans l'esprit. D'où il est évident que la passion existe plutôt dans la partie appétitive que dans la partie cognitive de l'âme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la tendance à la perfection agit dans un sens inverse à la tendance opposée. Car dans ce qui appartient à la perfection la tendance a pour objet de se rapprocher d'un premier principe ; plus on en est près, et plus cette tendance est énergique ou puissante. Ainsi il y a intensité de lumière selon qu'on se rapproche de ce qui est souverainement lumineux, et plus un objet s'en approche, plus il est lucide. Mais dans ce qui a rapport au défaut, l'intensité n'a pas pour objet de se rapprocher de ce qu'il y a de plus élevé, mais de s'écarter de ce qu'il y a de parfait, parce que c'est en cela que consiste la privation et le défaut. C'est pourquoi moins un être s'éloigne de ce qu'il y a de premier, et moins son défaut est intense. C'est ce qui fait qu'au commencement les défauts sont toujours faibles, mais qu'à mesure qu'on avance ils vont se multipliant. Or, la passion appartient au défaut, parce qu'elle a pour sujet l'être selon qu'il est en puissance. Par conséquent, dans les êtres qui approclient de l'être premier, de l'être parfait, c'est-à-dire de Dieu, on ne trouve presque rien de potentiel et il y a peu de passions, tandis que dans les autres il y en a conséquemment davantage. Pour la même cause on trouve moins de passion dans la première faculté de l'àme, c'est-à-dire dans la faculté cognitive.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que la puissance appétitive est plus active, parce qu'elle est plutôt le principe de l'acte extérieur, et elle en est le principe parce qu'elle est plus passive, c'est-à-dire parce qu'elle se rapporte aux objets tels qu'ils sont en eux-mêmes (1). Car c'est par l'action extérieure que nous parvenons à la possession des objets.

(1) Les objets font sur elle de plus fortes impressions que sur toutes les autres puissances, parce que celles-ci ne s'ébranlent qu'autant qu'elle les meut.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxvm, art. 3), l'organe de l'àme peut se transformer de deux manières. D'abord d'une manière spirituelle quand l'organe reçoit l'impression de l'objet. C'est ce qui arrive dans l'acte de la puissance qui perçoit les choses sensibles -, ainsi l'oeil est modifié par l'objet qu'il voit, non qu'il soit coloré, mais parce qu'il est affecté par l'action de la couleur. II y a aussi une transformation naturelle de l'organe quand l'organe est modifié par rapport à sa disposition naturelle ; par exemple, quand il a chaud ou froid, ou qu'il subit une tout autre altération analogue. Cette transformation se rapporte par accident à l'acte de la faculté qui connaît les choses sensibles, par exemple, quand l'oeil est fatigué par un excès d'application ou qu'il est brisé par l'éclat trop vif de la lumière, mais elle se rapporte directement à l'acte de l'appétit sensitif. C'est pourquoi dans la définition des mouvements de la partie appétitive on fait entrer une transformation quelconque d'un organe matériel. Ainsi on dit que la colère est l'inflammation du sang qui se produit autour du coeur. D'où il est évident que la passion se trouve dans l'acte de la faculté qui appôte les choses sensibles plutôt que dans celle qui les connaît, quoique ces deux puissances soient l'une et l'autre l'acte d'un organe corporel.


ARTICLE III. — la passion existe-t-elle plus dans l'appétit sensitif que dans l'appétit intelligentiel qu'on appelle la volonté?


Objections: 1.. Il semble que la passion n'existe pas plus dans l'appétit sensitif que dans l'appétit intelligentiel. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 11) que le bienheureux Hiérothée a été instruit par une inspiration spéciale, ayant non-seulement appris, mais encore pâti ou expérimenté les choses divines. Or, la passion des choses divines ne peut appartenir à l'appétit sensitif dont le bien sensible est l'objet. Donc la passion existe dans l'appétit intelligentiel aussi bien que dans l'appétit sensitif.

2.. Plus l'être actif est puissant, et plus la passion est forte. Or, l'objet de l'appétit intelligentiel qui est le bien universel a une action plus puissante que l'objet de l'appétit sensitif qui est le bien particulier. Donc la passion existe dans l'appétit intelligentiel plutôt que dans l'appétit sensitif.

3.. La joie ef-l'amour sont des passions. Or, elles existent dans l'appétit intelligentiel et ne se trouvent pas seulement dans l'appétit sensitif ; autrement les saintes Ecritures ne les attribueraient pas à Dieu et aux anges. Donc les passions n'existent pas plus dans l'appétit sensitif que dans l'appétit intelligentiel.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit, en faisant la description des passions animales [De fid. orth. lib. n, cap. 22) : La passion est un mouvement de la partie appétitive et sensuelle de l'âme suscité par l'imagination qu'on se forme du bien ou du mal (1). Et ailleurs il ajoute : La passion est un mouvement de l'âme irraisonnable qui résulte du bien et du mal que l'on reçoit (2).

(1) Dans cette définition, le mot mouvement indique l'acte ou l'opération qui tient lieu du genre, Vappètit sensitif désigne le sujet de la passion, et la dernière partie de la définition exprime le principe.
(2) Ces derniers mots désignent la transformation corporelle qui accompagne toujours la passion, et qui la distingue de la volonté et du mouvement de la partie sensitive cognitive.

CONCLUSION. — Puisque l'appétit intelligentiel n'exige aucune transformation corporelle, la passion proprement dite se trouve dans l'appétit sensitif plus que dans l'appétit intelligentiel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4, et 2 ad 3), la passion proprement dite existe là où il y a transformation corporelle, et il y a transformation corporelle non-seulement dans les actes de l'appétit sensitif cognitif comme la perception des choses sensibles, mais encore dans les actes de l'appétit naturel. Or, l'acte de l'appétit intelligentiel n'exige aucune transformation de ce genre, parce que cet appétit n'est pas une vertu qui dépende d'un organe quelconque. D'où il résulte évidemment que la passion proprement dite existe dans l'acte de l'appétit sensitif plus que dans l'acte de l'appétit intelligentiel, comme on le voit par les définitions qu'en donne saint Jean Damascène [Loc. sup. cit.).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par la passion des choses divines on entend en cet endroit l'affection qu'on a pour elles, et la manière dont on y est uni par l'amour; ce qui se fait d'ailleurs sans transformation ou modification corporelle.

2. Il faut répondre au second, que la grandeur de la passion ne dépend pas seulement de la vertu de l'agent, mais encore de la passivité du patient; parce que les êtres qui sont éminemment passibles pâtissent beaucoup, même quand ils sont soumis à des êtres actifs peu puissants. Ainsi donc, quoique l'objet de l'appétit intelligentiel soit plus actif que l'objet de l'appétit sensitif, cependant l'appétit sensitif est plus passif que l'appétit intelligentiel.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour, la joie et toutes les autres affections, quand on les attribue à Dieu, aux anges ou aux hommes, selon l'appétit intelligentiel, expriment un acte pur et simple de la volonté dont les effets ressemblent à ceux de la passion, sans être pour cela une passion. C'est ce qui fait dire à saint Augustin [De civ. Dei, lib. ix, cap. 5) : Quant aux saints anges ils punissent sans colère, et secourent les malheureux sans ressentir de compassion; cependant dans le langage ordinaire on leur applique les noms de ces passions, parce que leurs oeuvres ressemblent aux nôtres, mais non parce qu'ils ont nos faiblesses.

QUESTION XXIII. : DE LA DIFFÉRENCE DES PASSIONS ENTRE ELLES.


Après avoir parlé du sujet des passions, nous avons maintenant à nous occuper de la différence des passions entre elles. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Les passions qui sont dans l'appétit concupiscible sont-elles différentes de celles qui sont dans l'appétit irascible? — 2" La contrariété des passions de l'irascible résulte-t-elle toujours de l'opposition du bien et du mal ? — 3" Y a-t-il une passion qui n'ait pas son contraire? — 4" Y a-t-il des passions de différente espèce qui existent dans la même puissance sans être opposées entre elles?

ARTICLE I. — les passions qui sont dans l'appétit concupiscible sont-elles différentes de celles qui sont dans l'irascible?


Objections: 1.. Il semble que ce soient les mêmes passions qui existent dans l'appétit irascible et dans l'appétit eoncupiscible. Car Aristote dit (Eth. lib. n, cap. 5) que les passions de l'àme smii celles qui produisent la joie et la tristesse. Or, la joie et la tristesse sont dans l'appétit concupiscible. Donc toutes les passions sont dans cet appétit, et il n'y a pas lieu de distinguer celles qui sont dans l'irascible de celles qui sont dans le concupiscible.

2.. A propos de ces paroles de l'Evangile : Simile est regnum caelorum fermento, etc. (Matth, xiii), saint Jérôme dit que nous possédons dans la raison la prudence, dans l'irascible la haine des vices, et dans le concupiscible le désir des vertus. Or, la haine existe dans le concupiscible aussi bien que l'amour son contraire, comme le dit Aristote (Top. lib. n, cap. 3). Donc la même passion se trouve dans le concupiscible et l'irascible.

3.. Les passions et les actes diffèrent d'espèce selon leurs objets. Or, les passions de l'irascible et du concupiscible ont les mêmes objets qui sont le bien et le mal. Donc les passions de l'irascible sont les mêmes que celles du concupiscible.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les actes des puissances différentes sont de diffé rente espèce, comme voir et entendre. Or, l'irascible et le concupiscible sont deux puissances qui partagent l'appétit sensitif, comme nous l'avons di (part. I, quest. lxxxi, art. 2). Donc, puisque les passions sont des mouvements de l'appétit sensitif, comme nous l'avons vu (quest. xxii, art. 2), il s'ensuit que celles qui sont dans l'irascible ne sont pas de même espèce que celles qui sont dans le concupiscible.

CONCLUSION. —Comme la puissance de l'irascible n'est pas de même espèce que celle du concupiscible, de même toutes les passions qui appartiennent à l'irascible sont d'une autre espèce que celles qui sont dans le concupiscible.

Réponse Il faut répondre que les passions qui sont dans l'irascible sont d'une «autre espèce que celles qui sont dans Je concupiscible. Car puisque les puissances diverses ont des objets divers, ainsi que nous l'avons dit (part. I, quest. lxxvii, art. 3), il est nécessaire que les passions des différentes puissances se rapportent à des objets différents. Par conséquent, les passions des puissances diverses doivent à plus forte raison différer d'espèce entre elles. Car il faut une plus grande différence objective pour établir une différence d'espèce entre les puissances que pour en établir une entre les passions ou les actes. En effet, comme dans la nature la diversité de genre est une conséquence de la diversité de la matière, et la diversité d'espèce une conséquence de la diversité de forme considérée dans la même matière ; de même dans les actes de l'âme les actes qui appartiennent à différentes puissances diffèrent entre eux, non-seulement pour l'espèce, mais encore pour le genre. Quant aux actes ou aux passions qui se rapportent à différents objets spéciaux compris sous l'objet général d'une même puissance, ils diffèrent entre eux comme les espèces du même genre (1). Ainsi donc, pour connaître quelles sont les passions qui existent dans l'irascible, et quelles sont celles qui se trouvent dans le concupiscible, il faut s'arrêter à l'objet de ces deux puissances. Or, nous avons dit 'part. I, quest. lxxxi. art. 2) que l'objet de la puissance concupiscible est le bien ou le mal sensible pris d'une manière absolue, c'est-à-dire l'agréable ou le douloureux. Mais comme il est nécessaire que l'âme surmonte des difficultés ou livre des combats pour obtenir cette sorte de bien, ou pour éviter cette sorte de mal, parce que l'un et l'autre se trouvent, pour ainsi dire, placés au-dessus de la puissance ordinaire de l'âme, l'irascible a par là même pour objet le bien et le mal considérés comme choses ardues et difficiles à atteindre ou à fuir. Conséquemment, toutes les passions qui se rapportent au bien ou au mal absolument, appartiennent à l'appétit concupiscible, comme la joie, la tristesse, l'amour, la haine, etc. Toutes celles qui se rapportent au bien ou au mal affecté d'un caractère qui le rend difficile à obtenir ou à éviter, appartiennent à l'irascible comme l'audace, la crainte, l'espérance, etc.

(1) Ainsi les passions de l'irascible et celles du concupiscible sont de différents genres, et celles qui appartiennent à l'une de ces deux puissances diffèrent entre elles d'espèce.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxxi, art. 2), les animaux ont reçu une force irascible pour surmonter les obstacles qui empêchent l'appétit concupiscible de tendre vers sen objet, soit qu'il ait de la peine à obtenir'le bien qu'il désire, soit qu'il lui soit difficile d'échapper au mal qu'il voudrait éviter. C'est pourquoi les passions de l'irascible ont toutes pour termes les passions du concupiscible. D'où il résulte que les passions qui sont dans l'irascible ont pour conséquence la joie et la tristesse qui sont dans le concupiscible (1).

(1) La joie et la tristesse sont toujours la conséquence dernière de toutes les passions, parce que si l'on réussit on est content, et si on ne réussit pas on est triste.

2. Il faut répondre au second, que saint Jérôme attribue à l'irascible la haine des vices, non à cause de la haine en elle-même, qui convient, à proprement parler, à l'appétit concupiscible, mais à cause des combats que la puissance irascible est appelée à soutenir.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien, comme chose délectable, meut la puissance concupiscible; mais si le bien est difficile à obtenir il a par là même quelque chose qui répugne à cette puissance. C'est pour ce motif qu'il a été nécessaire qu'il y en eût une autre qui tendît vers lui. Il en est de même du mal. Cette seconde puissance est celle de l'irascible. D'où il suit que les passions de l'appétit concupiscible et de l'appétit irascible ne sont pas de même espèce.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.21 a.3