I-II (trad. Drioux 1852) Qu.23 a.2

ARTICLE II. — LA CONTRARIÉTÉ DES PASSIONS de l'iRASCIBLE EXISTE-TELLE toujours EN RAISON de l'OPPOSITION du BIEN ET du MAL?


Objections: 1.. Il semble que la contrariété des passions de l'irascible n'existe qu'en raison de l'opposition du bien et du mal. Car les passions de l'appétit irascible se rapportent à celles de l'appétit concupiscible, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 1). Or, les passions de l'appétit concupiscible ne sont opposées que par suite de l'opposition qui existe entre le bien et le mal ; tels sont : l'amour et la haine, la joie et la tristesse. Donc il en est de même des passions de l'irascible.

2.. Les passions diffèrent d'après leurs objets comme les mouvements d'après leurs termes. Or, il n'y a contrariété dans les mouvements qu'en raison de l'opposition qui existe entre les termes, comme le prouve Aristote (Phys. lib. v, text. 49). Donc il n'y a contrariété dans les passions qu'en raison de la contrariété de leurs objets. Comme l'objet de l'appétit est le bien ou le mal, il ne peut donc y avoir dans la puissance appétitive d'autre opposition entre les passions que celle qui résulte de l'opposition du bien et du mal.

3.. Toute passion de l'âme suppose qu'on s'approche ou qu'on s'éloigne de l'objet, comme le dit Avicenne (De nat. lib. vi). Or, on s'approche d'un objet par suite de ce qu'il a de bon, et on s'en éloigne par suite de ce qu'il a de mauvais ; parce que, comme le bien est ce que tous les êtres appètent. suivant Aristote (Eth. lib. i, inprinc), de même le mal est ce que tous fuient. Donc il ne peut y avoir opposition clans les passions de l'âme qu'en raison du bien et du mal.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La crainte et l'audace sont opposées, comme on le voit (Eth. lib. m, cap. 7). Or, la crainte et l'audace ne diffèrent pas entre elles sous le rapport du"bien et du mal, puisqu'elles se rapportent l'une et l'autre à certains maux. Donc toute opposition qui existe entre les passions de l'irascible ne résulte pas de l'opposition du bien et du mal.

CONCLUSION. — Dans les passions de l'irascible il y a opposition sous le rapport des objets et suivant qu'on s'approche ou qu'on s'éloigne du même terme; mais dans les passions du concupiscible il n'y a opposition que relativement aux objets.

Réponse Il faut répondre que la passion est un mouvement, comme le dit Aristote (Phys. lib. m, text. 49-21). Il faut donc juger de l'opposition des passions d'après l'opposition des mouvements ou des changements. Or, il y a dans les mouvements ou les changements deux sortes d'opposition (Phys. lib. vi, text. 46-52) : l'une qui consiste à s'approcher et à s'éloigner du même terme. Cette opposition est, à proprement parler, celle qui résulte des changements, c'est-à-dire de la génération, qui est un changement vers l'être, et de la corruption, qui est un changement contraire. L'autre opposition résulte de l'opposition des termes, qui est, à proprement parler, l'opposition des mouvements. Ainsi, blanchir, qui est un mouvement du noir au blanc, est opposé à noircir, qui est un mouvement du blanc au noir. Dans les passions de l'âme on distingue donc aussi deux sortes d'opposition : l'une, qui provient de l'opposition des objets, c'est-à-dire de l'opposition du bien et du mal, l'autre qui consiste à s'approcher et à s'éloigner du même terme. La première de ces deux oppositions, celle qui résulte des objets, existe entre les passions de l'appétit concupiscible, mais on les trouve l'une et l'autre dans les passions de l'appétit irascible. La raison en est que l'objet de l'appétit concupiscible, est, comme nous l'avons dit (art. préc), le bien ou le mal sensible pris dans un sens absolu. Or, le bien, en tant que bien, ne peut pas être un terme dont on s'éloigne; c'est toujours le terme vers lequel on tend ; parce qu'aucun être ne s'éloigne du bien connu pour tel, tous au contraire le recherchent vivement. De même il n'y a pas d'être qui recherche le mal pour lui-même; tous au contraire le fuient. C'est pour ce motif que le mal ne peut pas être un terme vers lequel on tende, et que c'est nécessairement un terme dont on s'éloigne. Toute passion de l'appétit concupiscible qui se rapporte au bien, tend donc vers lui, comme l'amour, le désir et la joie. Et toute passion qui se rapporte au mal s'en éloigne, comme la haine, la fuite ou l'abomination, et la tristesse. Par conséquent, il ne peut pas y avoir dans les passions de l'appétit concupiscible d'opposition fondée sur ce que l'une s'approche et l'autre s'éloigne du même terme. Mais l'objet de l'appétit irascible est le bien ou le mal sensible, non pris d'une manière absolue, mais affecté d'un caractère qui en fait une chose difficile et ardue, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, le bien ardu ou difficile excite à tendre vers lui selon qu'il est bon, ce qui appartient à la passion de l'espérance. En même temps ce qu'il y a en lui d'ardu et de difficile en éloigne (1), et c'est ce qui appartient à la passion du désespoir. De même, le mal qui est ardu doit être évité en tant que mal. et c'est ce qui se rapporte à la passion de la crainte; il y a aussi en lui quelque chose qui fait qu'on est attiré vers lui, c'est sa difficulté même, c'est-à-dire que l'homme aime à le vaincre, parce qu'il croit par là échapper à sa tyrannie. C'est par l'audace qu'il tend à ce triomphe. Dans les passions de l'appétit irascible il y a donc une opposition qui résulte de l'opposition du bien et du mal, comme l'opposition qu'il y a entre l'espérance et la crainte. Il y a encore une autre opposition qui provient de ce qu'on s'approche et de ce qu'on s'éloigne du même terme (1). Telle est celle qui se trouve entre l'audace et la crainte.

(1) L'objet de l'appétit irascible est un bien mélangé de mal ; c'est pourquoi il est de nature à produire des mouvements opposés. Ainsi l'espérance tend vers lui, parce qu'elle est surtout frappée par ce qu'il y a de bon dans l'objet; le désespoir s'en éloigne au contraire, parce qu il est surtout frappé par ce qu'il y a de mal, qui est la difficulté de la chose.

(1) Ainsi l'audace diffère de la crainle, quoiqu'elles aient l'une et l'autre le mal pour objet, parce que l'une l'attaque et l'autre le fuit.

Par là la réponse aux objections est évidente.


ARTICLE III. — Y A-T-IL UNE PASSION DE L'AME QUI N'AIT PAS SON CONTRAIRE ?


Objections: 1.. Il semble que toute passion de l'âme ait son contraire. Car toutes les passions de l'âme existent ou dans l'appétit irascible ou dans l'appétit concupiscible, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, ces deux sortes de passions ont l'une et l'autre leur contraire. Donc toutes les passions de l'âme ont leur contraire.

2.. Toute passion de l'âme a pour objet le bien ou le mal qui sont universellement les objets de la puissance appétitive. Or, la passion qui a le mal pour objet est opposée à la passion qui se rapporte au bien. Donc toute passion a son contraire.

3.. Toute passion de l'âme existe suivant qu'elle se rapproche ou qu'elle s'éloigne du même terme, comme nous l'avons dit (art. prec). Or, celle qui s'éloigne est contraire à celle qui s'approche et réciproquement. Donc toute passion de l'àme a son contraire.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La colère est une passion de l'âme. Or, il n'y a pas de passion qui soit contraire à celle-là, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 5). Donc toute passion n'a pas son contraire.

CONCLUSION. — Entre toutes les passions de l'àme il n'y a que la colère à laquelle aucune autre passion ne soit opposée, ni de la part des objets, ni de la part du mouvement qui la porte à son terme.

Réponse Il faut répondre que la colère a cela de particulier qu'elle ne peut avoir de contraire ni sous le rapport du mouvement qui pousse au terme ou qui en éloigne, ni sous le rapport de l'opposition qui existe entre le bien et le mal. Car la colère est produite par un mal présent difficile à vaincre. Il est nécessaire, en présence de ce mal, ou que l'appétit succombe, et alors il ne sort pas des limites de la tristesse qui est une passion de l'appétit concupiscible; ou bien il se meut pour se venger du mal qui le blesse, et c'est alors que la colère se déclare. L'âme ne peut pas en cette circonstance chercher à fuir, parce qu'on suppose le mal déjà présent ou même passé ; par conséquent il n'y a pas de passion qui soit contraire au mouvement de la colère, selon l'opposition qui existe entre ce qui s'approche et ce qui s'éloigne du même terme. De même il n'y a pas non plus d'opposition fondée sur ce que le bien et le mal ont de contraire. Car ce qu'il y a d'opposé au mal sous lequel on gémit, c'est le bien dont on est déjà en possession et qui ne peut par conséquent plus rien offrir d'ardu ou de diffieile. Après la conquête du bien il ne reste plus d'autre mouvement que le repos de l'appétit dans l'objet qu'il possède, ce qui est le fait de la joie qui est une passion de l'appétit concupiscible. Ainsi donc il ne peut pas y avoir dans l'âme de mouvement qui soit contraire à celui de la colère. Il n'y a que la cessation de ce mouvement qui lui soit contraire, d'après Aristote (Rhet. lib. h, cap. 3), qui oppose le mot adoucir au mot irriter. Toutefois, de ces deux choses opposées, l'une est plutôt la négation ou la privation de l'autre qu'elle n'est son contraire (1).

(1) C'est pour ce motif qu'on ne compte pas la mansuétude e t la douceur parmi les passions.

La réponse aux objections est par là même évidente.


Article IV. — Y A-T-IL DES PASSIONS DE DIFFÉRENTE ESPÈCE QUI RÉSIDENT DANS I A Ml-ME PUISSANCE SANS ÊTRE OPPOSÉES ENTRE ELLES?


Objections: 1.. Il semble que dans une puissance il ne puisse pas y avoir des passions d'espèce différente qui ne soient pas contraires entre elles. Car les passions de l'àme diffèrent selon leurs objets. Or, les objets des passions de l'âme sont le bien et le mal, et c'est la différence qu'il y a entre le bien et le mal qui sert de fondement à leur opposition. Donc il n'y a pas de passions de différente espèce dans une même puissance qui ne soient opposées entre elles.

2.. La différence d'espèce est une différence qui résulte de la forme. Or, toute différence qui résulte de la forme repose sur une opposition quelconque, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 24). Donc les passions de la même puissance qui ne sont pas contraires ne diffèrent pas d'espèce.

3.. Puisque toute passion de l'âme consiste à s'approcher du bien ou à s'éloigner du mal, il semble nécessaire que toute différence entre les passions provienne soit de la différence du bien et du mal, soit de la différence qu'il y a entre l'approche et 1 éloignement, soit du plus ou du moins qui peut exister dans l'un ou l'autre de ces mouvements. Or, les deux premières différences produisent une opposition dans les passions de l'âme, comme nous l'avons dit (art. 2). Quant à la troisième elle ne change pas l'espèce, parce qu'alors il y aurait dans l'àme une infinité d'espèces de passions. Donc il ne peut se faire que les passions de la même puissance qui diffèrent d'espèce ne soient pas contraires.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. L'amour et la joie ne sont pas de la même espèce, et ils existent dans l'appétit concupiscible; cependant ils ne sont pas contraires, ils sont plutôt cause l'un de l'autre. Donc il y a des passions delà même puissance qui diffèrent d'espèce et qui ne sont pas contraires.

CONCLUSION. — Il y a dans la partie de l'àme appétitive des passions de différente espèce qui ne sont pourtant pas contraires, comme l'amour et la joie.

Réponse II faut répondre que les passions diffèrent selon les êtres actifs qui sont leurs objets. Or, la différence des êtres actifs peut se considérer de deux manières : d'abord sous le rapport de l'espèce ou de la nature des êtres actifs eux-mêmes; c'est ainsi que le feu diffère de l'eau; ensuite sous le rapport de la diversité de l'action qu'ils exercent (2). Or, la diversité de l'actif ou du motif, relativement au mouvement qu'il imprime, peut se considérer dans les passions d'une manière analogue à ce qui se passe parmi les agents naturels. En effet, tout moteur attire à lui l'être qui subit son action ou il le repousse. S'il l'attire, il produit en lui trois choses : 1° il lui donne l'inclination ou l'aptitude nécessaire pour qu'il tende vers lui. C'est ainsi que le corps léger qui s'élève donne au corps engendré sa légèreté, pour qu'il ait la propension ou l'aptitude de s'élever comme lui. 2" Si le corps engendré est hors du lieu qui lui est propre, il lui donne la vertu de se mouvoir vers ce lieu. 3° Il lui donne la faculté de s'y reposer quand il v est parvenu, parce que la cause qui fait qu'une chose se repose dans un peu est la même que celle qui la meut pour qu'elle y arrive. 11 faut faire l'application des mêmes principes à la cause répulsive. Or, dans les mouvements de la partie appétitive de l'âme, le bien a une sorte de vertu attractive, et le mal une vertu répulsive. Le bien produit donc dans la puissance appétitive 4° une inclination ou une aptitude qui fait que le bien s'harmonise ou s'identifie, pour ainsi dire, avec notre nature. C'est l'effet delà passion de l'amour à laquelle correspond la haine comme son contraire. 2° Si l'on n'est pas encore en possession du bien, il donne à l'appétit l'impulsion pour qu'il s'efforce d'arriver à l'objet qu'il aime. C'est ce qui se rapporte à la passion du désir ou de la concupiscence, et par opposition, c'est ce qui produit par rapport au mal la fuite ou l'abomination. 3° Quand on est arrivé à la possession du bien, il permet à l'appétit de se reposer dans la jouissance de ce qu'il possède. C'est ce qui produit la délectation ou la joie à laquelle est opposée la douleur ou la tristesse que le mal engendre (4). — Les passions de l'irascible présupposent l'aptitude ou l'inclination nécessaire pour faire le bien ou éviter le mal, comme existant d'après l'appétit concupiscible qui se rapporte absolument au bien ou au mal. Relativement au bien qu'on ne possède pas encore, on distingue l'espérance et le désespoir; relativement au mal qui n'est pas encore arrivé, il y a la crainte et l'audace ; mais relativement au bien dont on jouit, il n'y a dans l'irascible aucune passion, parce qu'il n'y a plus alors rien d'ardu, comme nous l'avons dit (art. 3). Mais la passion de la colère est une suite du mal présent. Il est donc évident, d'après cela, qu'il y a dans l'appétit concupiscible trois sortes de passions qui ont chacune leur contraire ; ce sont : l'amour et la haine, le désir et la fuite, la joie et la tristesse. On en distingue aussi trois dans l'irascible : l'espérance et le désespoir, la crainte et l'audace, et la colère; mais cette dernière n'a pas son contraire. Il y a donc en somme onze passions de différente espèce : six dans l'appétit concupiscible et cinq dans l'irascible ; ces onze espèces comprennent toutes les passions de l'âme (2).

(2) Ainsi le feu échauffe, et l'eau refroidit.

(1) L'amour, le désir et la joie sont contraires à la haine, à la fuite et à la douleur, parce qu'elles ont des o! jets contraires ; les unes se rapportent au hien et les autres au mal. Mais l'amour, le désir et la joie ne sont pas des passions contraires entre elles, parce qu'elles ont le même objet. Toutefois elles ne sont pas de la même espèce, parce qu'elles se rapportent au hien sous des motifs différents. Il en est de même de la haine, de la fuite et de la douleur.

(2) Bossuet reproduit cette théorie des passions dans son magnifique traité De la connaissance de Dieu et de soi-même.

La réponse aux objections est par là même évidente.


QUESTION XXIV. : DU BIEN ET DU MAL QUI EXISTENT DANS LES PASSIONS DE L'AME.


Après avoir parlé de la différence des passions, nous avons à examiner le bien et le mal dont elles sont capables. — A ce sujet quatre questions se présentent: l°Le bien et le mal moral peuvent-ils exister dans les passions de l'âme ? — 2° Toute passion de l'àme est-elle mauvaise moralement? — 3° Toute passion augmente-t-elle ou dimi-nue-t-elle la bonté ou la malice de l'acte ? — 4° Y a-t-il des passions qui soient bonnes ou mauvaises dans leur espèce ?

ARTICLE I. — PEUT-ON TROUVER DANS LES PASSIONS DE L'AME UN BIEN ET UN  MAL MORAL ?


Objections: 1.. Il semble qu'aucune passion de l'âme ne soit bonne ou mauvaise moralement. Car le bien et le mal moral sont propres à l'homme, puisqu'on donne aux moeurs l'épithète d'humaines, selon la remarque de saint Am-broise (In praef. sup. Luc. ). Or, les passions ne sont pas propres aux hommes, mais elles leur sont communes avec les autres animaux. Donc aucune passion de l'àme n'est bonne ou mauvaise moralement.

2.. Le bien ou le mal de l'homme est ce qui est conforme à la raison ou ce qui lui est contraire, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, les passions de l'àme n'existent pas dans la raison, mais dans l'appétit sensitif, comme nous l'avons dit (quest. xxu, art. 3). Donc elles ne se rapportent pas au bien ou au mal de l'homme qui est le bien ou le mal moral.

3.. Aristote dit [Eth. lib. u, cap. 5) que nous ne sommes ni loués, ni blâmés pour nos passions. Or, nous sommes loués et blâmés pour le bien et le mal moral que nous faisons. Donc les passions ne sont ni bonnes, ni mauvaises moralement.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit [De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7 et 9), en parlant des passions, que si l'amour est mauvais, ses oeuvres sont mauvaises, et qu'elles sont bonnes s'il est bon.

CONCLUSION. — Ou peut dire que les passions de l'àme sont moralement bonnes ou mauvaises suivant qu'elles sont soumises à l'empire de la raison et de la volonté, mais non en tant que mouvements de l'appétit irraisonnable.

Réponse Il faut répondre que les passions de l'âme peuvent se considérer de deux manières : 1° en soi ; 2° selon qu'elles sont soumises à l'empire de la raison et de la volonté. Si on les considère en elles-mêmes, c'est-à-dire comme des mouvements de l'appétit irraisonnable , il n'y a en elles ni le bien, ni le mal moral qui dépend de la raison, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 3). Mais si on les considère suivant qu'elles sont soumises à l'empire de la raison et de la volonté, alors il y a en elles un bien ou un mal moral. Car l'appétit sensitif est plus rapproché de la raison et de la volonté que les membres extérieurs dont les mouvements sont néanmoins bons ou mauvais moralement suivant qu'ils sont volontaires. Donc à plus forte raison les passions peuvent-elles être bonnes ou mauvaises moralement selon qu'elles sont volontaires. Car on les dit volontaires par là même que la volonté les commande ou qu'elle ne les empêche pas.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passions, considérées en elles-mêmes, sont communes aux hommes et aux animaux, mais qu'elles sont propres aux hommes selon que la raison les commande.

2. Il faut répondre au second, que les puissancss inférieures de l'appétit sont appelées raisonnables, selon qu'elles participent de quelque manière à la raison, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. -13).

3. Il faut répondre au troisième, qu'Aristote dit que nous ne sommes ni loués, ni blâmés pour les passions considérées en elles-mêmes ; mais cela n'empêche pas qu'elles ne puissent devenir louables ou blâmables, selon qu'elles sont ordonnées par la raison. Aussi il ajoute : On ne loue ni on ne blâme celui qui craint ou celui qui s'irrite, mais celui qui fait ces choses d'une certaine manière, c'est-à-dire conformément ou contrairement à la raison.

ARTICLE II. — toute passion de l'ame est-elle moralement mauvaise (1)?


(1) La preuve que toutes les passions ne sont pas moralement mauvaises, c'est que Jésus-Christ lui-même n'a pas crainte de montrer certaines passions dans les circonstances où la raison l'exigeait : Circumspexi cum ira (Matth, m) Tristis est anima mea usque ad mortem (Luc. Xix) : Turbavit semetipsum et lacrymatus est Joan. ii).

Objections: 1.. Il semble que toutes les passions de l'âme soient moralement mauvaises. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. ix, cap. 4 ; lib. xiv, cap. 8) qu'on appelle les passions de l'âme des maladies ou des perturbations. Or, toute maladie ou toute perturbation est quelque chose de moralement mauvais. Donc toute passion de l'âme est moralement mauvaise.

2.. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 22) que l'opération est un mouvement conforme à la nature, mais que la passion est en dehors de la nature. Or, tout ce qui est hors de la nature parmi les mouvements de l'âme a le caractère du péché et du mal moral. C'est ce qui lui fait dire ailleurs (lib. n, cap. 4) que le diable est tombé, parce qu'il est sorti de ce qui était conforme à sa nature, pour tendre à ce qui n'y est pas conforme. Donc les passions sont moralement mauvaises.

3.. Tout ce qui porte au péché a la nature du mal. Or, les passions portent au péché, et c'est ce qui fait que saint Paul les appelle des passions de péchés (Rom. vu). Il semble donc qu'elles soient moralement mauvaises.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 9) en parlant des justes, que la rectitude de leur amour produit la rectitude de leurs affections. Car ils craignent de pécher, ils désirent persévérer, ils pleurent leurs fautes et se réjouissent dans les bonnes oeuvres.

CONCLUSION. — On ne doit pas dire que toutes les passions de l'âme sont moralement mauvaises ; il n'y a que celles qui sont contraires à la raison ou qui s'écartent de ses lois.

Réponse Il faut répondre qu'à cet égard les stoïciens et les péripatéticiens ont été d'un avis différent. Car les stoïciens ont dit que toutes les passions étaient mauvaises et les péripatéticiens ont prétendu que quand elles étaient modérées elles étaient bonnes. Quoique ces deux opinions paraissent très-différentes, elles ne le sont vraiment que dans les termes. Leur différence dans la réalité est nulle ou à peu près quand on vient à examiner le sens particulier de l'une et de l'autre. Car les stoïciens ne distinguaient pas les sens de l'intelligence, et par conséquent ils ne distinguaient pas non plus l'appétit intelligentiel de l'appétit sensitif. Us confondaient donc les passions de l'âme qui sont dans l'appétit sensitif avec les mouvements de la volonté qui sont dans l'appétit intelligentiel, et ils donnaient le nom de volonté à tout mouvement raisonnable de la partie appétitive de l'âme, tandis qu'ils réservaient le mot de passion pour exprimer tout mouvement qui sort des bornes de la raison. C'est ce qui fait que Cicéron, qui suit leur sentiment (De Tusc. lib. m, àprinc), appelle toutes les passions des maladies de l'âme. D'où il conclut que ceux qui sont malades ne sont pas sains, que ceux qui ne sont pas sains sont des insensés ou des sots-, cî'où est venu le mot insanus (4). — Les péripatéticiens, au contraire, appelaient j>assions tous les mouvements de l'appétit sensitif. Ainsi ils disaient qu'elles étaient bonnes quand la raison les modère, mais qu'elles étaient mauvaises quand elles s'écartent de ses lois. D'où il résulte évidemment que Cicéron a tort d'attaquer le sentiment des péripatéticiens qui admettaient un milieu ou une certaine modération dans les passions. Sa critique portait à faux quand il leur disait qu'on doit éviter tout mal tant médiocre et tant modéré qu'il soit, sous prétexte que comme le corps pour peu malade qu'il soit n'est pas sai n, de même quelque modérées que soient les passions ou les maladies de l'âme, l'âme n'est pas saine. Il partait là d'un principe équivoque, car les passions ne sont des maladies ou des perturbations de l'âme qu'autant qu'elles ne sont pas réglées par la raison.

(1) Insanus, in qui est une négation, sanus sair; qui s'entend métaphoriquement de l'esprit.


Solutions: 1. D'après cela la réponse au premier argument est évidente.

2. Il faut répondre au second, que toutes les passions de l'âme activent ou. ralentissent les mouvements naturels du coeur, parce que te mouvement de cet organe est plus ou moins vif selon qu'il se dilate ou qu'il se resserre ; sous ce rapport il est passif, mais il n'est pas nécessaire pour cela que la passion s'écarte toujours des limites qui lui sont naturellement prescrites par la raison.

3. 11 faut répondre au troisième, que les passions de l'âme portent au péché quand elles sont déréglées, mais qu'elles portent au contraire à la vertu quand elles sont soumises à l'empire de la raison.


ARTICLE III. — la passion augmente-t-elle ou diminue-t-elle la bonté ou la malice de l'acte ?


Objections: 1.. Il semble qu'une passion quelconque diminue toujours la bonté de l'acte moral. Car tout ce qui entrave le jugement de la raison duquel dépend la bonté de l'acte moral diminue conséquemment la bonté de l'acte moral lui-même. Or, toute passion entrave le jugement de la raison. Car, Sal-luste dit (Orat. Caesar.) : II est convenable que tous ceux qui ont un avis à donner sur des choses douteuses soient exempts de haine, de colère, d'amitié et de compassion. Donc toute passion diminue la bonté de l'acte moral.

2.. L'acte de l'homme est d'autant meilleur qu'il ressemble plus parfaitement à Dieu. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre [Eph. v, 1) : Soyez les imitateurs de Dieu comme ses enfants chéris. Or, Dieu et les saints anges punissent sans colère et soulagent les misères sans y compatir, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. ix, cap. 5). Donc il est mieux de faire ces mêmes actes sans passion qu'avec passion.

3.. Comme le mal moral se considère dans ses rapports avec la raison, il en est de même du bien moral. Or, la passion diminue le mal moral ; car celui qui pèche par passion est moins coupable que celui qui pèche à dessein. Donc celui qui agit avec passion fait moins de bien que celui qui agit sans elle.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. ix, cap. 5) que la passion de la miséricorde prête son ministère à la raison quand la bienfaisance qu'elle inspire a pour objet de sauvegarder la justice, soit qu'il s'agisse de secourir l'indigent ou de pardonner à celui qui est repentant. Or, rien de ce qui prête son ministère à la raison ne diminue le bien moral. Donc la passion ne le diminue pas.

CONCLUSION. — Les passions de l'àme diminuent et augmentent la bonté ou la malice des actes humains selon qu'elles sont soumises à l'empire de la raison et de la volonté.                                                                                                               «

Réponse Il faut répondre que comme les stoïciens supposaient que toutes les passions sont mauvaises, de même ils admettaient comme conséquence qu'elles diminuent toutes la bonté des actions; car tout ce qu'il y a de bon est détruit totalement ou du moins altéré par le mélange du mal. Ce sentiment serait vrai en effet si nous n'entendions par passions que les mouvements déréglés de l'appétit sensitif qui sont autant de perturbations ou de maladies. Mais si nous entendons absolument par passions tous les mouvements de l'appétit sensitif, il entre dans la perfection naturelle de l'homme que ces passions soient réglées par la raison. En effet, puisque le bien de l'homme consiste dans la raison comme dans sa sonne, ce bien sera d'autant plus parfait que cette faculté pourra s'étendre à un plus grand nombre de choses qui conviennent à la nature humaine. Ainsi personne ne doute qu'il n'appartienne à la perfection du bien moral que les actes des membres extérieurs n'aient la raison pour règle. Par conséquent puisque l'appétit sensitif peut obéir à la raison, comme nous lavons dit (quest xvu, art. 7), il appartient à la perfection du bien humain ou moral que les passions de l'âme soient soumises à cette faculté. Donc comme il est mieux que l'homme veuille le bien et qu'il le fasse extérieurement, de même il appartient à la perfection du bien moral que l'homme soit mû vers lui non-seulement par sa volonté, mais encore par l'appétit sensitif, selon ces paroles du Psal-miste (Psal, lxxxiii, 3) : Mon coeur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant. On entend ici par coeur l'appétit intelligentiel et par chair l'appétit sensitif.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les passions de l'âme peuvent se rapporter de deux manières au jugement de la raison : 1° Elles peuvent le prévenir (1). Alors quand elles obscurcissent le jugement duquel la bonté morale de l'acte dépend, elles diminuent la valeur de l'action. Car celui qui fait une oeuvre de charité par raison est plus estimable que celui qui la fait par passion. 2° Elles peuvent le suivre, et cela de deux manières, d'abord par suite d'un excès de force ou d'action. Ainsi quand la partie supérieure de l'âme se porte vivement vers une chose, la partie inférieure suit son mouvement. Dans ce cas la passion qui se trouve subséquemment dans l'appétit sensitif est le signe de l'intensité de la volonté, et à ce titre elle indique une bonté morale d'un ordre plus élevé (2). Ensuite elles peuvent encore le suivre par l'effet du choix ou de l'élection. C'est ce qui a lieu quand l'homme choisit par raison une passion qu'il excite en lui pour produire le bien plus efficacement en s'aidant de la coopération de l'appétit sensitif. Alors la passion de l'âme ajoute à la bonté de l'action.

(1) Elles peuvent être antécédentes ou conséquentes. Quand elles sont antécédentes, elles affaiblissent la moralité de l'acte, parce qu'elles troublent la raison.

(2) Quand elles sont conséquentes de cette manière, elles n'augmentent pas la bonté morale de l'acte, elles l'indiquent seulement.

2. Il faut répondre au second, qu'en Dieu et dans les anges il n'y a ni appétit sensitif, ni membres corporels. C'est pourquoi le bien ne se considère pas en eux comme en nous, suivant la manière dont sont réglés les passions et les mouvements du corps.

3. Il faut répondre au troisième, que la passion qui se porte au mal diminue le péché, si elle prévient le jugement de la raison, mais qu'elle l'augmente, ou elle est la marque de son accroissement, si elle le suit de l'une des fnanières que nous avons indiquées.


ARTICLE IV. — une passion est-elle bonne ou mauvaise de son espèce?


Objections: 1.. Il semble qu'aucune passion de l'âme ne soit moralement bonne ou mauvaise selon son espèce. Car le bien et le mal moral se considère d'après la raison. Or, les passions existent dans l'appétit sensitif et ce qu'il y a en elles de rationnel est un accident. Donc puisque rien de ce qui est accidentel n'appartient à l'espèce d'une chose, il semble qu'aucune passion ne soit bonne ou mauvaise selon son espèce.

2.. Les actes et les passions sont spécifiés d'après leur objet. Si donc une passion était bonne ou mauvaise selon son espèce, il faudrait que les passions qui ont le bien pour objet fussent bonnes selon leur espèce, comme l'amour, le désir et la joie, et que les autres dont l'objet est le mal fussent mauvaises, comme la crainte, la haine et fa tristesse, ce qui est évidemment faux. Donc il n'y a pas de passion qui soit bonne et mauvaise de son espèce.

3.. Il n'y a aucune espèce de passion qui ne Je trouve dans les animaux. Or, le bien moral n'existe que dans l'homme. Donc il n'y a pas de passion qui soit bonne ou mauvaise de son espèce.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei lib. xi, cap. 5) que la miséricorde est une vertu. Et d'après Aristote (Eth. lib. u, cap. 7) la pudeur est une passion louable. Donc il y a des passions bonnes ou mauvaises selon leur espèce.

CONCLUSION. — Le bien et le mal n'appartiennent pas à l'espèce de l'acte et de la passion considérée dans sa nature, mais dans ses rapports avec les moeurs, c'est-à-dire selon qu'elle participe du volontaire et du jugement delà raison.

Réponse Il faut répondre que ce que nous avons dit des actes (quest. xvm, art. 6 et 7, et quest. xx, art. 3 et 6) on peut le dire des passions, c'est-à-dire qu'on peut considérer l'espèce de l'acte ou de la passion de deux manières : 1° On peut la considérer selon ce qu'elle est dans sa nature. Le bien ou le mal moral n'appartient pas delà sorte à l'espèce de l'acte ou de la passion (i). 2° On peut la considérer par rapport aux moeurs, c'est-à-dire selon qu'elle participe plus ou moins du volontaire et de la raison. En ce sens le bien et le mal moral peuvent appartenir à l'espèce de la passion, parce que la passion peut avoir pour objet quelque chose qui soit de lui-même ou qui ne soit pas conforme à la raison , comme on le voit par la pudeur qui est la crainte de ce qui est honteux, et par l'envie qui fait qu'on s'attriste du bien d'autrui (2). Car le bien et le mal moral appartiennent ainsi à l'espèce de l'acte extérieur.

(1) Ace point de vue, les actes et les passions ne sont ni bons ni mauvais moralement.

(2) l'envie est une passion mauvaise de sa nature, parce que son objet est mauvais ; la pudeur est au contraire une passfon qui est bonne dans son espèce, parce que son objet est bon.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison s'appuie sur les passions considérées par rapporta leur nature, c'est-à-dire selon qu'on considère l'appétit sensitif en lui-même-, mais quand on le considère selon qu'il obéit à la raison, alors le bien ou le mal moral ne résulte pas des passions par accident, mais par lui-même.

2. 11 faut répondre au second, que les passions qui portent au bien, si le bien est réel, sont bonnes, et il en est de même de celles qui éloignent véritablement du mal. Au contraire, les passions qui éloignent du bien et qui portent au mal sont mauvaises.

3. 11 faut répondre au troisième, que dans les animaux l'appétit sensitif n'obéit pas à la raison. Cependant comme leur appétit est conduit par un instinct naturel qui est soumis à la raison supérieure, c'est-à-dire à la raison divine, il y a en eux une certaine image du bien moral pour ce qui est des passions de l'âme.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.23 a.2