I-II (trad. Drioux 1852) Qu.24 a.4


QUESTION XXV. : DE L'ORDRE RESPECTIF DES PASSIONS.


Après avoir parlé delà moralité des passions nous avons maintenant à nous occuper de leur ordre respectif. — A cet égard il y a quatre questions à examiner. Nous traiterons : 1" De l'ordre des passions de l'irascible par rapport à celles du concupiscible. — 9." De l'ordre respectif des passions du concupiscible. — 3" De l'ordre respectif des passions de l'irascible. — 4° Des quatre principales passions.

ARTICLE I. — les passions de l'irascible sont-elles antérieures aux passions du concupiscible ou est-ce le contraire ?


Objections: 1.. 11 semble que les passions de l'irascible soient antérieures aux passions du concupiscible. Car l'ordre des passions est déterminé par l'ordre des objets. Or. l'objet de l'irascible est le bien ardu, difficile, qui paraît tenir le premier rang entre tous les autres biens. Donc les passions de l'irascible semblent avoir le pas sur celles du concupiscible.

2.. Le moteur est antérieur à l'objet qui est mù. Or, l'irascible est au concupiscible ce qu'est le moteur au mobile. Car il a été donné aux animaux pour détruire les obstacles qui empêchent le concupiscible de jouir de son objet, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 4), et celui qui écarte un obstacle remplit la fonction de moteur, comme le dit Aristote (Phys. lib. viii, text. 32). Donc les passions de l'irascible sont antérieures aux passions du concupiscible.

3.. La joie et la tristesse sont des passions de l'appétit concupiscible. Or, la joie et la tristesse sont une conséquence des passions de l'irascible. Car Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 5) que la punition calme l'impétuosité de la colère et remplace la tristesse par la délectation. Donc les passions de l'appétit concupiscible sont postérieures à celles de l'irascible.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les passions de l'appétit concupiscible se rapportent au bien absolu, tandis que celles de l'irascible ont pour objet le bien restreint, c'est-à-dire le bien difficile. Donc, puisque le bien absolu est antérieur au bien qui est restreint, il semble que les passions de l'appétit concupiscible soient antérieures à celles de l'irascible.

CONCLUSION. — Les passions de l'appétit concupiscible précèdent celles qui appartiennent à l'irascible de telle sorte que celles-ci tirent des premières leur origine et les ont pour termes.

Réponse Il faut répondre que les passions de l'appétit concupiscible se rapportent à plus de choses que celles de l'irascible. Car dans les passions de f appétit concupiscible on en trouve qui appartiennent au mouvement, comme le désir, et il y en a qui appartiennent au repos, comme la joie et la tristesse. Dans les passions de l'irascible il n'y en a point qui appartiennent au repos, mais toutes se rapportent au mouvement. La raison en est que l'objet dans lequel on se repose n'a plus rien de difficile et d'ardu, ce qui est de l'essence l'irascible. Or, le repos, puisqu'il est la fin du mouvement, est ce qui est le premier dans f intention et le dernier dans l'exécution. Si donc on compare les passions de l'irascible aux passions du concupiscible, qui indiquent le repos clans le bien, il est évident que les premières précèdent les secondes par rapport à l'exécution. Ainsi l'espérance précède la joie et la produit, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rom. xu, 42) : Réjouissez-vous dans l'espérance. Mais la passion de l'appétit concupiscible, qui implique le repos dans le mal, c'est-à-dire la tristesse, lient le milieu entre deux passions de l'irascible. D'abord elle suit la crainte-, car, quand le mal qu'on craignait est arrivé, la tristesse se produit. Ensuite elle précède la colère ; car, quand par suite d'une tristesse antérieure un sentiment de vengeance s'élève, ce mouvement appartient à la colère. Et comme on pense que c'est une bonne chose de tirer vengeance d'un acte mauvais, quand celui qui est en colère y est parvenu, il s'en réjouit. Ainsi, il est manifeste que toute passion de l'irascible a pour terme une passion du concupiscible qui se rapporte au repos, c'est-à-dire à la joie ou à la tristesse. Mais si on compare les passions de l'irascible à celles du concupiscible, qui impliquent mouvement, évidemment celles-ci sont les premières, parce que les passions de l'irascible ajoutent aux passions du concupiscible, comme l'objet de l'irascible ajoute à celui du concupiscible la difficulté. Car l'espérance a de plus que le désir l'effort que l'esprit fait pour atteindi* le bien difficile qu'il ambitionne. De même la crainte ajoute à la fuite \a à l'aversion une certaine dépression de l'esprit qui résulte de la difficulté du mal qu'on redoute. Ainsi donc les passions de l'irascible tiennent le milieu entre les passions du concupiscible, qui impliquent un mouvement vers le bien ou le mal, et celles qui impliquent un repos dans l'un ou l'autre. Il est donc évident que ces passions ont leur principe dans les passions du concupiscible, et qu'elles ont aussi en elles leur terme (4).

(1) Elles proviennent toutes de l'amour et de la haine, et aboutissent toutes à la joie ou à la tristesse.


Solutions: 1. 11 l'aut répondre au premier argument, que cette raison serait concluante s'il était dans la nature de l'objet du concupiscible d'être opposé à ce qui est difficile, comme il est dans la nature de l'objet de l'irascible d'être ardu et pénible. Mais comme l'objet du concupiscible est le bien absolu, il existe naturellement avant l'objet de l'irascible, de la même manière que ce qui est commun ou général est antérieur à ce qui est propre ou particulier.

2. Il faut répondre au second, que celui qui écarte l'obstacle n'est pas moteur par lui-même, mais par accident. Or, maintenant nous parlons de l'ordre que les passions suivent par elles-mêmes. C'est pourquoi de ce que l'irascible écarte ce qui empêche le concupiscible de se reposer dans son objet il ne s'ensuit qu'une chose, c'est que les passions de l'irascible précèdent celles du concupiscible qui regardent le repos ...

3. Et c'est sur celles-là que porte la troisième objection.


ARTICLE II. — l'amour est-il la première des passions du concupiscible ?


Objections: 1.. Il semble que l'amour ne soit pas la première des passions du concupiscible. Car la puissance concupiscible doit son nom à la concupiscence qui est la même passion que le désir. Or, la dénomination vient toujours de ce qu'il y a de principal, comme le dit Aristote [De anima, lib. n, text. 49). Donc la concupiscence est avant l'amour.

2.. L'amour implique une certaine union; car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), c'est une force unitive et concrétive. Or, la concupiscence ou le désir est un mouvement qui tend à l'union du sujet avec la chose qu'il convoite ou qu'il désire. Donc la concupiscence est antérieure à l'amour.

3.. La cause est avant l'effet. Or, la délectation est quelquefois cause de l'amour, car il y en a qui aiment pour se délecter (Eth. lib. viii, cap. 2, 3 et seq.). Donc la délectation est antérieure à l'amour et par conséquent l'amour n'est pas la première des passions du concupiscible.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7) que toutes les passions ont l'amour pour cause. Car l'amour qui aspire à posséder l'objet aimé, c'est le désir; s'il le possède et s'il en jouit c'est la joie. L'amour est donc la première des passions du concupiscible.

CONCLUSION. — Puisque toutes les passions de l'appétit concupiscible sont produites par l'amour, il est nécessaire qu'il soit la première de toutes.

Réponse Il faut répondre que les objets du concupiscible sont le bien et le mal. Or, le bien est naturellement avant le mal, parce que le mal est la privation du bien ; par conséquent, toutes les passions dont le bien est l'objet sont naturellement avant les passions qui se rapportent au mal, et qui leur sont directement opposées. Car c'est parce qu'on cherche le bien qu'on repousse le mal qui lui est contraire. Déplus, le bien a la nature de la fin, qui est la première dans l'intention et la dernière dans l'exécution. On peut donc considérer l'ordre des passions du concupiscible suivant ce qu'elles sont dans l'intention, et suivant ce qu'elles sont dans l'exécution. Selon l'exécution, ce qu'il y a de premier c'est ce qui se trouve d'abord dans ce qui tend à la fin. Or, il est évident que tout ce qui tend à une fin quelconque, a : 4° de l'aptitude à cette fin, ou une certaine proportion avec elle, car aucun être ne tend à une fin sans lui être proportionné; 2° il se meut vers cette fin; 3- il s'y repose après y être parvenu. Or, l'aptitude ou la proportion de l'appétit au bien c'est l'amour, qui n'est rien autre chose que le plaisir qu'on trouve dans le bien lui-même. Le mouvement vers le bien est le désir ou la concupiscence; le repos dans le bien est la joie ou la délectation (4). Ainsi donc, par rapport à l'exécution l'amour précède le désir, et le désir la délectation. Par rapport à l'intention les passions suivent un ordre contraire. Car la délectation qu'on a en vue produit le désir et l'amour. En effet, la délectation est la jouissance, qui est en quelque sorte la fin qu'on se propose, comme le bien lui-même, ainsi que nous l'avons dit (quest. xi, art. 3 ad 3).

(1) Il règne un ordre semblable entre les passions eoncupiscibles qui ont le mal pour objet : la haine abhorre le mal, la fuite s'en éloigne, la douleur ou la tristesse la subit. L'amour se rapporte au bien considéré comme tel, le désir se rapporte :a bien que l'on n'a pas, et la joie au bien qu'oiipossède. De même la haine regarde le mal considéré comme tel, la fuite le ma! ab-senti et la douleur le mal présent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous nommons les choses selon qu'elles nous sont connues. Car les mots, comme le dit Aristote (Perih. lib. i, in princ.), sont l'image des conceptions de l'esprit. Or, nous connaissons ordinairement la cause par l'effet. L'effet de l'amour, quand on possède l'objet aimé, c'est la délectation ; si on ne le possède pas, c'est le désir ou la concupiscence. Selon la remarque de saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 42;, l'amour est plus sensible lorsqu'il est sollicité par le besoin et le désir. C'est ce qui fait que de toutes les passions de l'appétit concupiscible la concupiscence est la plus vive, et c'est pour ce motif qu'elle donne son nom à la faculté ou à la puissance.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a deux sortes d'union entre le sujet aimant et l'objet aimé. L'une qui est réelle, c'est-à-dire qui consiste dans l'union avec la chose elle-même; cette union appartient à la joie ou à la délectation qui est une conséquence du désir. L'autre qui est affective et qui consiste dans l'aptitude ou la proportion qui existe entre le sujet et l'objet. Ainsi elle résulte de ce que, quand un être a de l'aptitude et de l'inclination pour un autre, il participe déjà par là même à quelque chose de sa nature. C'est dans ce sens que l'amour implique l'union, et cette union précède le désir.

3. 11 faut répondre au troisième, que la délectation produit l'amour, selon qu'elle est la première dans l'intention.

ARTICLE III. — l'espérance est-elle la première des passions de l'irascible?


Objections: 1.. Il semble que l'espérance ne soit pas la première des passions de l'irascible. Car l'irascible tire son nom de la colère (ira), et comme toute dénomination vient de ce qu'il y a de principal, il semble que la colère soit avant l'espérance et qu'elle l'emporte sur elle.

2.. L'objet de l'irascible est le difficile. Or, il semble plus difficile de s'efforcer de vaincre un mal à venir dont on est menacé, comme le fait l'audace, ou un mal présent, comme le fait la colère, que de tâcher d'acquérir simplement un bien quelconque. De même il paraît plus difficile d'entreprendre de triompher d'un mal présent que d'un mal futur. Donc la colère parait être une passion supérieure à l'audace, et l'audace doit être elle-même avant l'espérance ; par conséquent l'espérance n'est pas la première des passions de l'irascible.

3.. Dans un mouvement qui tend à une fin on s'éloigne du point de départ avant d'arriver au terme. Or, la crainte et le désespoir supposent qu'on s'éloigne d'une chose, tandis que l'audace et l'espérance supposent au contraire qu'on s'avance vers elle. Donc la crainte et le désespoir précèdent l'espérance et l'audace.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Plus une chose s'approche de ce qui est au premier rang et plus elle s'élève elle-même. Or, l'espérance est la passion qui s'approche le plus de l'amour qui est la première des passions. Donc l'espérance est la première de toutes les passions de l'irascible.

CONCLUSION. — De toutes les passions de l'irascible l'espérance étant celle qui se rapporte au bien de la manière la plus directe et la plus immédiate, elle est nécessairement avant toutes les autres.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4), toutes les passions de l'irascible impliquent un mouvement vers quelque chose. Or, ce mouvement peut résulter de deux causes : 4° de l'aptitude ou de la proportion qu'il y a entre la puissance et l'objet, ce qui regarde l'amour ou la haine; 2" de la présence du bien ou du mal, ce qui est propre à la tristesse ou la joie. Mais la présence du bien ne produit pas de passion dans l'irascible, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 3), il n'y a que la présence du mal qui puisse causer la colère. Dans l'ordre de la génération ou de l'exécution la proportion ou l'aptitude qu'il y a entre la puissance et son objet précédant la possession de cet objet, il s'ensuit que la colère est la dernière de toutes les passions de l'irascible dans l'ordre de la génération. Or, entre les autres passions de l'irascible qui impliquent un mouvement qui est la conséquence de l'amour du bien ou de la haine du mal, il faut que les passions qui ont le bien pour objet, comme l'espérance et le désespoir, soient naturellement antérieures aux passions qui se rapportent au mal, comme l'audace et la crainte. L'espérance doit aussi être placée avant le désespoir, parce que l'espérance est un mouvement vers le bien, considéré comme tel. Il est ainsi par sa nature doué d'une puissance attractive; c'est ce qui fait que l'espérance se porte vers lui par elle-même. Le désespoir, au contraire, est un mouvement qui consiste à s'écarter du bien. Ce mouvement ne convient pas au bien considéré en lui-même, mais il lui convient relativement à une autrechose. Il ne s'y rapporte conséquemment que par accident. Pour lamêmc raison la crainte est avant l'audace par là même qu'elle consiste à s'éloigner du mal. Quant à la priorité naturelle de l'espérance et du désespoir sur la crainte et l'audace, il suflit pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence d'observer que comme le désir du bien est la raison qui nous fait éviter le mal, de même l'espérance et le désespoir sont la raison de la crainte et de l'audace. Car l'audace résulte de l'espérance qu'on a de la victoire, et la crainte provient de ce qu'on désespère du triomphe. La colère est ensuite produite par l'audace; car celui qui désire se venger ne se met en colère qu'autant qu'il ose exercer sa vengeance, comme le dit Avicenne (De nat. vi). Il est donc évident que l'espérance est la première de toutes les passions de l'irascible. — En résumé, si l'on veut connaître le rang qu'occupent respectivement toutes les passions selon l'ordre de leur génération, nous mettrons au premier l'amour et la haine; au second le désir et la fuite; au troisième l'espérance et le désespoir-, au quatrième la crainte et l'audace; au cinquième la colère; au sixième et dernier la joie et la tristesse qui résultent de toutes les passions, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5). Mais il faut remarquer que, d'après ce que nous avons dit dans cet article (et art. 4 et 2), l'amour est avant la haine, le désir avant la fuite, l'espérance avant le désespoir, la crainte avant l'audace et la joie avant la tristesse.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la colère provient des autres passions, comme un effet provient de causes antérieures ; c'est ce qui fait que la puissance tire d'elle son nom, parce qu'elle est la passion qui éclate le plus ouvertement au dehors.

2. Il faut répondre au second, que la difficulté de la chose n'est pas le motif qui fait qu'on s'en approche ou qu'on la désire, mais c'est plutôt sa bonté. C'est pourquoi l'espérance qui se rapporte au bien le plus directement est la première des passions de l'irascible, bien que l'audace ou même la colère aient pour objet quelque chose de plus difficile.

3. 11 faut répondre au troisième, que l'appétit se porte immédiatement et directement vers le bien qui est son objet propre, et c'est là ce qui le fait s'éloigner du mal. Car le mouvement de la partie appétitive de l'âme est en proportion non du mouvement naturel, mais de l'intention de la nature qui se rapporte à k\fin avant de songer à écarter l'obstacle qui l'arrête; car elle ne cherche à l'écarter que pour arriver au but qu'elle se propose.


ARTICLE   IV. — Y A-T-IL  QUATRE PASSIONS PRINCIPALES  :   LA JOIE, LA TRISTESSE, L'ESPERANCE ET LA CRAINTE ?


Objections: 1.. Il semble que les quatre passions principales ne soient pas la joie et la tristesse, l'espérance et la crainte. Car saint Augustin n'admet pas l'espérance, il lui substitue la cupidité (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7, 8 et 9).

2.. Dans les passions de l'âme on distingue deux ordres : celui de l'intention et celui de l'exécution ou de la génération. Si on considère les passions principales selon l'ordre de l'intention, on n'en peut reconnaître que deux principales, la joie et la tristesse qui sont le terme auquel on arrive. Si on les considère selon l'ordre d'exécution ou de génération, l'amour est alors une passion principale. Donc en aucune manière on ne peut dire qu'il y ait quatre passions principales : la joie et la tristesse , l'espérance et la crainte.

3.. Comme l'audace est produite par l'espérance, de même la crainte par le désespoir; donc on doit admettre parmi les passions principales l'espérance et le désespoir à titre de causes, ou l'espérance et l'audace en raison de leur affinité.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Boëce (De Cons. lib. i, met. 7), énumérant nos quatre passions principales, dit : Chassez les joies, chassez la crainte, dissipez l'espérance, et que la douleur ne s'empare pas de vous.

CONCLUSION. — La joie, la tristesse, l'espérance et la crainte sont les quatre passions principales de l'àme, bien qu'à des titres différents.

Réponse Il faut répondre qu'on dit généralement qu'il y a quatre passions principales, dont deux, la joie et la tristesse, qu'on appelle ainsi parce qu'elles sont le complément et le terme final de toutes les autres ; par conséquent, comme le dit Aristote (Eth. lib. h, cap. 5;, elles sont leur produit. La crainte et l'espérance sont des passions principales, non parce qu'elles sont absolument le complément de toutes les autres, mais parce qu'elles le sont relativement au mouvement par lequel l'appétit se porte vers un objet. Car le mouvement qui se porte vers le bien commence par l'amour, se continue par le désir et se termine par l'espérance ; par rapport au mal, il commence par la haine, se continue par la fuite et se termine par la crainte. C'est ce qui fait qu'on considère ces quatre passions selon la différence qu'il y a entre le présent et l'avenir ; car le mouvement regarde l'avenir, et le repos existe dans le présent. Ainsi la joie et la tristesse ont pour objet le bien et le mal présent, l'espérance et la crainte le bien et le mal fiu)Br. Pour toutes Jes autres passions qui ont pour objet le bien ou le mal présent ou à venir, elles se ramènent à celles-ci qui sont leur complément. C'est pour cette raison qu'il y a des auteurs qui disent que ces quatre passions sont principales, parce qu'elles sont générales; ce qui est vrai, si l'espérance et la crainte désignent le mouvement de l'appétit qui se porte en général vers ce qu'il doit rechercher ou éviter.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin met le désir ou la cupidité à la place de l'espérance, en ce sens qu'ils semblent se rapporter l'un et l'autre au même objet, c'est-à-dire au bien futur.

2. Il faut répondre au second, que ces passions sont appelées principales selon l'ordre de l'intention et parce qu'elles sont le complément des autres. Ainsi, quoique la crainte et l'espérance ne soient pas absolument les dernières, elles sont cependant le terme de celles qui se rapportent à l'avenir. On ne peut faire d'instance qu'au sujet de la colère, qu'on ne peut pas néanmoins considérer comme une passion principale, parce qu'elle est un effort de l'audace qui ne peut être une passion de premier ordre (1), comme nous le verrons (quest. xlv, art. 2 ad 3).

(1) D'ailleurs la colère se résout toujours dans la joie ou la tristesse.

3. Il faut répondre au troisième, que le désespoir implique l'éloignement du bien, ce qui est en quelque sorte accidentel (2), et l'audace suppose qu'on s'attaque au mal, ce qui est encore un accident (3). C'est pour ce motif qu'on ne peut dire que ces passions sont des passions principales, parce que ce titre ne peut convenir à ce qui existe par accident. On ne peut pas non plus, par conséquent, dire que la colère soit une passion principale, puisqu'elle résulte de l'audace.

(2) Car il ne le fuit pas pour lui-même. Il ne le fuit qu'en raison des difficultés qu'il offre.

(3) Parce qu'elle n'attaque pas le mal pour lui-même. Elle ne l'attaque qu'en vue de remporter une victoire.



QUESTION XXVI. : DES PASSIONS DE L'AME EN PARTICULIER ET D'ARORD DE L'AMOUR.


Après avoir parlé des passions de l'àme en général, nous avons maintenant à les considérer en particulier. Nous parlerons d'abord des passions de l'appétit concupiscible, puis de celles de l'irascible. Nous diviserons en trois parties ce que nous avons à dire sur les premières. Nous traiterons : 1° de l'amour et de la haine; 2° de la concupiscence et de la fuite; 3° de la délectation et de la tristesse. — A l'égard de l'amour il y a trois considérations à faire : la première sur l'amour lui-même, la seconde sur la cause de l'amour et la troisième sur ses effets. — Sur l'amour lui-même nous avons quatre questions à examiner : lu L'amour est-il dans le concupiscible? — 2° L'amour est-il une passion ? — 3" L'amour est-il la même chose que la dilection ? — 4° Est-il convenable de diviser l'amour en amour d'amitié et en amour de concupiscence ?

ARTICLE I. — l'amouh est-il dans l'appétit concupiscible?


Objections: 1.. Il semble que l'amour n'existe pas dans l'appétit concupiscible. Car il est dit (Sap. vin, 2) : J'ai aimé la sagesse et je l'ai recherchée dans ma jeunesse. Or, l'appétit concupiscible faisant partie de l'appétit sensitif ne peut tendre à la sagesse que les sens ne perçoivent pas. Donc l'amour n'existe pas dans l'appétit concupiscible.

2.. L'amour semble identique avec toute autre passion. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7) : Si l'amour aspire à posséder l'objet aimé, c'est le désir : s'il le possède et qu'il en jouisse, c'est la joie; s'il fuit ce qui lui est contraire, c'est la crainte; s'il est blessé par le mal qu'il redoute, c'est la tristesse. Or, toutes les passions n'existent pas dans le concupiscible. Saint Augustin parle même ici de la crainte qui se trouve dans l'irascible. Donc on ne doit pas dire absolument que l'amour existe dans le concupiscible.

3.. Saint Denis admet (De div. nom. cap. 4) un amour naturel. Or, l'amour naturel semble plutôt appartenir aux forces naturelles qui font partie de l'âme végétative. Donc l'amour n'existe pas absolument parlant dans le concupiscible.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Top. lib. n, cap. 3) que l'amour existe dans le concupiscible.

CONCLUSION. — L'amour sensitif existe dans l'appétit sensitif, comme l'amour intelligentiel dans l'appétit intelligentiel.

Réponse Il faut répondre que l'amour est une chose qui appartient à l'appétit, puisque le bien est l'objet de l'un et de l'autre; par conséquent il y a autant de sortes d'amour qu'il y a d'espèces d'appétit. En effet, il y a un appétit qui ne résulte pas de la perception du sujet qui appète, mais de celle d'un autre; c'est ce qu'on appelle l'appétit naturel. Car les choses naturelles appètent ce qui convient à leur nature, non par leur perception propre, mais par celle de l'auteur de leur nature, comme nous l'avons dit (part. I, quest. cm, art. \, clet 3). 11 y a ensuite un appétit qui suit la perception du sujet qui appète, mais nécessairement et non pas librement ; c'est l'appétit sensitif qui se trouve dans les animaux. Il est aussi dans l'homme, et il participe à la liberté selon qu'il obéit à la raison. Enfin il.y a l'appétit qui suit la perception du sujet qui appète et qui la suit librement; c'est l'appétit raisonnable ou intelligentiel qu'on appelle volonté. Or, dans chacun de ces appétits on donne le nom d'amour au principe du mouvement qui tend vers la fin qu'on aime. Ainsi, dans l'appétit naturel, le principe de ce mouvement est la connaturalité ou l'homogénéité du sujet qui appète et de l'objet auquel il tend. On peut lui donner le nom d'amour naturel, comme on peut appeler ainsi la tendance qu'ont les corps, en vertu de leur gravité, à se porter vers le centre de la terre. De même l'union de l'appétit sensitif ou de la volonté avec un bien quelconque, c'est-à-dire l'acte par lequel on se complaît dans le bien, reçoit le nom d'amour sensitif, ou d'amour intelligentiel ou raisonnable. Par conséquent l'amour sensitif est dans l'appétit sensitif (1), comme l'amour intelligentiel dans l'appétit intelligentiel, et il appartient au concupiscible, parce qu'il se rapporte au bien absolu et non au bien difficile qui est l'objet de l'irascible.

(1) Il n'y a que celui-là qui soit, à proprement parler, une passion, comme saint Thomas le prouve dans l'article suivant.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cet endroit de l'Ecriture s'entend de l'amour intelligentiel ou raisonnable.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que l'amour est la crainte, la joie, la cupidité et la tristesse, non qu'il soit essentiellement la même chose que toutes ces passions, mais parce qu'il en est la cause.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour naturel n'existe pas seulement dans toutes les facultés de l'âme végétative, mais encore dans toutes les puissances de l'âme, dans toutes les parties du corps et généralement en toutes choses, parce que, comme le dit saint Denis (De dip. nom. cap. 4), le beau et le bien sont aimables pour tous les êtres, ptusque chaque être a une tendance naturelle vers ce qui convient à sa nature.


ARTICLE II. — l'amour est-il une passion?


Objections: 1.. Il semble que l'amour ne soit pas une passion. Car aucune vertu n'est une passion, et comme l'amour est une vertu, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4), il s'ensuit que ce n'est pas une passion.

2.. D'après saint Augustin (De Trin. lib. vin, cap. 10), l'amour est une union ou un noeud. Or, une union ou un noeud n'est pas une passion, c'est plutôt une relation. Donc l'amour n'est pas une passion.

3.. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. n, cap. 22) que la passion est un mouvement. Or, l'amour n'implique pas le mouvement de l'appétit qui est le désir, mais le principe de ce mouvement. Donc l'amour n'est pas une passion.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. via, cap. 5) que l'amour est une passion.

CONCLUSION. — L'amour selon qu'il est dans l'appétit eoncupiscible étant une modiiication de cet appétit par l'objet désiré, reçoit à proprement parler le nom de passion, et on le lui donne dans un sens large quand on le considère selon ce qu'il est dans la volonté.

Réponse Il faut répondre que la passion est l'effet de l'agent sur le patient. Or, l'agent naturel produit sur le patient deux sortes d'effets-, car il lui donne d'abord la forme et ensuite le mouvement qui résulte delà forme. Ainsi le générateur donne au corps sa gravité et le mouvement qui s'ensuit. La gravitation, qui est le principe du mouvement vers le lieu où l'objet est naturellement attiré, peut, en vertu de cette connaturalité, recevoir dans un sens le nom d'amour naturel. L'objet que l'on appôte donne aussi à l'appétit une certaine proportion qui le rend apte à s'unir à lui ; cette prédisposition n'est rien autre chose que la complaisance que l'amour trouve dans la chose aimée, ce qui produit le mouvement qui le porte vers l'objet qu'il désire. Car, selon la remarque d'Aristote (De anima, lib. m , text. 55), le mouvement de l'appétit est circulaire. En effet, l'objet désiré meut l'appétit, puisque c'est lui qui détermine en quelque sorte la direction qu'il doit prendre, et l'appétit tend à percevoir réellement l'objet qu'il désire, en sorte que le mouvement se termine là où il a commencé. La première modification de l'appétit par l'objet qu'il désire reçoit le nom à'amour et n'est rien autre chose que la complaisance que met celui qui aime dans celui qui est aimé. C'est de cette complaisance que naît le mouvement vers l'objet désiré, mouvement qui n'est d'abord qu'un désir, et qui se termine par le repos qui n'est lui-même que la joie ou le plaisir. Ainsi donc, puisque l'amour consiste dans la modification de l'appétit par l'objet désiré, il est évident que c'est une passion. C'est une passion proprement dite, selon ce qu'il est dans l'appétit eoncupiscible, mais il ne mérite ce nom que dans un sens général et large, selon ce qu'il est dans la volonté (1).

(1) L'appétit ainsi considéré est l'appétit iutclligentiel.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot de vertu exprime le principe du mouvement ou de l'action, et que c'est pour cette raison que saint Denis le donne à l'amour considéré comme principe du mouvement appétitif.

2. Il faut répondre au second, que l'union appartient à l'amour en ce sens que le sujet qui aime se rapporte à l'objet aimé comme à lui-même ou comme à une partie de lui-même par suite de la complaisance ou de l'inclination qu'il a pour lui. Ainsi il est évident que ce n'est pas l'amour qui résulte de l'union, mais que c'est au contraire l'union qui résulte de l'amour. C'est pourquoi saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que l'amour est une vertu unitive, et qu'Aristote enseigne (Pol. lib. u, cap. % que l'union est l'oeuvre de l'amour.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour, bien qu'il ne désigne pas le mouvement de l'appétit qui tend vers l'objet qu'il désire, désigne cependant celui par lequel l'objet désiré le modifie pour se rendre agréable à lui.

ARTICLE III. — l'amour est-il la même chose que la dilection?


Objections: 1.. Il semble que l'amour soit la même chose que la dilection. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les mots amour et dilection sont entre eux ce que sont les nombres quatre et deux fois deux, les mots rectilignes et figure à lignes droites. Or, ces mots ont le même sens. Donc amour et dilection sont des termes synonymes.

2.. Les mouvements de l'appétit diffèrent en raison des objets. Or, l'objet de la dilection est le même que celui de l'amour. Donc il n'y a pas de différence entre ces deux choses.

3.. Si la dilection et l'amour diffèrent en quelque chose, il semble que ce soit surtout en ce que la dilection se prend en bien et l'amour en mal, comme quelques-uns l'ont avancé, selon le rapport de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7). Mais ils ne diffèrent pas de la sorte, parce que, comme l'observe au même endroit ce grand docteur, dans les saintes Ecritures ces deux expressions sont prises l'une et l'autre dans un bon et dans un mauvais sens. Donc l'amour et la dilection ne diffèrent pas, et ces deux termes d'après le même Père sont synonymes.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) qu'il a semblé à quelques saints docteurs que le nom d'amour était plus divin que celui de dilection.

CONCLUSION. — Quoique l'amour et la dilection tels qu'ils sont dans l'appétit intelligentiel signifient la même chose,!cependant ils diffèrent en ce que la dilection ajoute à l'amour une idée d'élection.

Réponse Il faut répondre qu'il y a quatre mots qui se rapportent en quelque sorte au même objet : ce sont l'amour, la dilection, la charité et l'amitié. Cependant ils diffèrent en ce que l'amitié, d'après Aristote (Eth. lib. vin, cap. S), est une sorte d'habitude -, l'amour et la dilection expriment l'acte ou la passion, et la charité peut s'entendre des deux manières (1). L'acte est néanmoins exprimé différemment par ces trois mots. Car l'amour est le terme le plus général. En effet, toute dilection ou toute charité est amour, mais non réciproquement. La dilection, comme le mot l'indique, ajoute à l'amour l'idée d'une élection préalable. C'est ce qui fait que la dilection n'est pas dans le concupiscible, mais qu'elle n'existe que dans la volonté et dans les êtres raisonnables. La charité ajoute à l'amour une idée de perfection, en ce sens que l'objet aimé est estimé d'un grand prix, comme le mot l'indique aussi (cavus, charitas).

(1) La charité s'entend également de l'acte et de l'habitude.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Denis parle de l'amour et de la dilection, selon ce qu'ils sont dans l'appétit intelligentiel ; en ce sens, il est vrai qu'ils sont absolument identiques.

2. Il faut répondre au second, que l'objet de l'amour est plus général que celui de la dilection, parce que l'amour s'étend à plus de choses que la dilection, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour et la dilection ne diffèrent pas entre eux selon la différence qu'il y a entre le bien et le mal, mais, comme nous l'avons dit (in corp. art.), ils se confondent dans la partie intellective. Et c'est dans ce sens que saint Augustin parle de l'amour. C'est pourquoi il ajoute peu après que la volonté droite est l'amour légitime et la volonté perverse l'amour mauvais. Cependant comme l'amour qui est une passion du eoncupiscible (1) en entraîne une multitude au mal, c'est delà que l'on a pris occasion d'établir cette différence.

(1) L'amour sensuel se prend ordinairement en mauvaise part, parce qu'il est contraire à la raison.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il y a des docteurs (2) qui ont cru que dans la volonté même le mot d'amour exprimait quelque chose de plus divin que le mot de dilection, parce que l'amour implique une passion, surtout selon ce qu'il est dans l'appétit, tandis que la dilection présuppose le jugement de la raison. Or, l'homme peut tendre vers Dieu plus vivement par l'amour qu'il conçoit passivement lorsque Dieu l'attire à lui que quand il n'a d'autre moyen que sa propre raison pour le porter à l'aimer, comme il arrive à l'égard de la dilection, ainsi que nous l'avons dit (incorp. art.). C'est ce qui fait que l'amour a quelque chose de plus divin que la dilection.

(2) Saint Denis, qui rapporte ce sentiment, n'a entendu parler que de l'amour divin.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.24 a.4