I-II (trad. Drioux 1852) Qu.69 a.4


QUESTION LXX.

DES FRUITS DE L'ESPRIT-SAINT (1).


Apres avoir parlé des dons et des béatitudes, nous avons à parler des fruits de l'Es­prit-Saint. —A ce sujet quatre questions se présentent : i" Les fruits de l'Esprit-Saint sont-ils des actes? — 2° Diffèrent-ils des béatitudes? — 3° De leur nombre. — 4° De l'opposition qu'il y a entre eux et les oeuvres de la chair.

ARTICLE I. — les fruits de l'esprit-saint désignés par saint paul (Gal v) sont-ii.s des actes?


Objections: 1. Il semble que les fruits de l'Esprit-Saint désignés par saint Paul (Gal v) ne soient pas des actes. En effet, ce qui produit un fruit ne doit pas être considéré comme un fruit, car on irait ainsi indéfiniment. Or, nos actes produisent des fruits, puisqu'il est écrit (Sap. m, 45) : Le fruit des bons travaux est glorieux, et saint Jean dit (Joan, vi, 37) : Celui qui moissonne reçoit une récompense et amasse des fruits pour la vie éternelle. Donc on ne donne pas à nos actes le nom de fruits.

à un passage de saint Paul qui se trouve dans son Epitre aux Galates.

(i) Dans cette question saint l'homas commente en général ce que dit l'Ecriture sur les fruits de l'Esprit-Saint, et il s'attache tout particulièrement

2. Comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 10) : Nous jouissons des choses que nous connaissons dans lesquelles la volonté se repose avec complaisance. Or, notre volonté ne doit pas se reposer dans nos actes pour eux-mêmes. Donc on ne doit pas dire que nos actes sont des fruits.

3. Parmi les fruits de l'Esprit-Saint l'Apôtre énumère des vertus, telles que la charité, la mansuétude, la foi et la chasteté. Or, les vertus ne sont pas des actes, mais des habitudes, comme nous l'avons dit (I-II 55,1). Donc les fruits ne sont pas des actes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Mt 12,33) : L'arbre se connaît par ses fruits, c'est-à-dire, selon l'interprétation des saints docteurs, l'homme se connaît par ses oeuvres. Donc les actes humains reçoivent le nom de fruits.

CONCLUSION. — Les fruits de l'Esprit-Saint, selon qu'ils procèdent de l'homme non d'après la facuîté de sa raison, mais d'après une puissance supérieure qui est fa vertu de l'Esprit-Saint, peuvent être appelés des actes humains.

Réponse Il faut répondre que le mot fruit est transporté métaphoriquement des choses corporelles aux choses spirituelles. Or, parmi les choses corporelles on donne ce nom au produit de la plante quand il est parvenu à sa perfection, et qu'il a en lui-même une certaine douceur. Un fruit peut se rapporter à deux choses, à l'arbre qui le produit et à l'homme qui le détache de l'arbre. D'après cela, en appliquant ce mot aux choses spirituelles, on peut le pren­dre en deux sens : l°on peut appeler le fruit de l'homme, par analogie à l'arbre, ce que l'homme produit; 2° on peut entendre par là ce qu'il acquiert. Tout ce que l'homme acquiert ne mérite pas toutefois le nom de fruit, il n'y a que ce qui est son dernier terme, ce qui cause sa délectation. Car quand l'homme a un champ et un arbre, on ne donne pas à ces possessions le nom de fruit, on le réserve à ce qui est le but suprême de ses espérances, c'est-à- dire à ce que l'homme se propose de recueillir de son champ et de son arbre. Et d'après cela le fruit de l'homme est sa fin dernière dont il doit jouir. Or, si on appelle fruit ce que l'homme produit, il s'ensuit que les actes humains sont des fruits. Car l'opération est l'acte second de celui qui opère, et elle est une cause de délectation si elle est en rapport avec le sujet qui la produit. Ainsi donc si l'opération de l'homme procède de lui conformément à sa raison, on dit alors qu'elle est un fruit de la raison, mais si elle pro­cède de l'homme d'après une vertu plus haute, qui est la vertu de l'Esprit- Saint, on dit qu'elle est le fruit de l'Esprit-Saint, c'est-à-dire le produit d'une semence divine. Car saint Joan dit (Joan, iii, 9) : Quiconque est né de Dietme fait pas le péché, parce que la semence divine reste en lui.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le fruit ayant la nature en quelque sorte du dernier terme ou de la fin , rien n'empêche qu'un fruit n'en produise un autre, comme une fin se rapporte à une autre fin. Par con­séquent nos oeuvres considérées comme les effets de l'Esprit-Saint qui opère en nous sont des fruits, mais selon qu'elles se rapportent à la vie éternelle ce sont plutôt des fleurs. De là il est écrit (Eccl. xxiv, 23) : Mes fleurs pro­duiront des fruits d'honneur et de gloire.

2. Il faut répondre au second, que quand on dit que la volonté se délecte dans une chose pour elle-même, on peut entendre cela de deux manières. 1° Le mot pour peut indiquer la cause finale, et en ce sens l'homme ne se délecte que dans sa fin dernière. 2° Ce mot peut indiquer la cause formelle, et de cette manière un individu peut se délecter dans tout ce qui lui est agréable par sa forme. Ainsi il est évident qu'un malade se réjouit dans la santé pour elle-même comme dans sa fin, tandis qu'il prend plaisir à une médecine agréable, non comme à sa fin, mais comme à une chose qui a un bon goût; à l'égard d'une médecine mauvaise à prendre il ne l'aime pas pour elle-même, mais seulement pour l'avantage qu'il en espère. Ii faut donc dire que l'homme doit se délecter en Dieu pour lui-même comme dans sa fin dernière, mais il ne se délecte pas dans les actes vertueux pour ce motif, il n'y trouve de plaisir qu'à cause de l'agrément qu'offrent toutes ces actions par suite de leur doiture et de leur hon­nêteté. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De Paradis, cap. 43, et De Isaac, cap. 5) qu'on appelle fruits les oeuvres des vertus, parce qu'elles remplissent d'une joie pure et franche ceux qui les possèdent.

3. Il faut répondre au troisième, que les noms des vertus se prennent quel­quefois pour les actes des vertus elles-mêmes. Ainsi saint Augustin dit (Tract, xl in Joan, post med. et Dedoct. christ, lib. m, cap. 40) que la foi consiste à croire ce qu'on ne voit pas, et que la charité est le mouvement de l'âme qui nous fait aimer Dieu et le prochain. C'est de cette manière que l'on prend les noms des vertus pour désigner les fruits.

ARTICLE II. — les fruits diffèrent-ils des béatitudes?


Objections: 1. Il semble que les fruits ne diffèrent pas des béatitudes. Car on attribue les béatitudes aux dons, comme nous l'avons dit (I-II 69,3). Or, les dons perfectionnent l'homme selon qu'il est mû par l'Esprit-Saint. Donc les béatitudes sont les fruits de l'Esprit-Saint.

2. Ce que les fruits de la vie éternelle sont à la béatitude future, qui a pour objet la réalité, les fruits de la vie présente le sont à la béatitude actuelle, qui consiste dans l'espérance. Or, le fruit de la vie éternelle est la béatitude future elle-même. Donc les fruits de la vie présente sont aussi des béatitudes.

3. Il est dans la nature du fruit d'être une chose agréable qui vient en dernier lieu. Or, ces caractères appartiennent à l'essence de la béatitude, comme nous l'avons dit (I-II 3,4 ; 11,3). Donc le fruit est de la même nature que la béatitude, par conséquent on ne doit pas dis­tinguer l'un de l'autre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les choses qui sont de différentes espèces sont aussi différentes entre elles. Or, on divise en deux parties distinctes les fruits et les béatitudes, comme on le voit par l'énumération des uns et des autres. Donc les fruits diffèrent des béatitudes.

CONCLUSION. — Puisque toutes les actions vertueuses dans lesquelles l'homme se délecte peuvent être appelées des fruits, tandis qu'il n'en est pas de même des béatitu­des, à moins qu'elles ne soient parfaites, il est évident que les fruits différent des béatitudes.

Réponse Il faut répondre que l'essence de la béatitude requiert plus de choses que l'essence du fruit. Car pour le fruit il suffit que la chose soit dernière et agréable, tandis que pour la béatitude il faut de plus qu'elle soit parfaite et excellente. Par conséquent toutes les béatitudes peuvent être appelées des fruits, mais non réciproquement. Car on donne le nom de fruit à toutes les actions vertueuses dans lesquelles l'homme se délecte, tandis qu'on ne donne le nom de béatitudes qu'aux oeuvres parfaites, qui en raison de leur perfection sont attribuées aux dons plutôt qu'aux vertus, comme nous l'avons dit (I-II 69,4 ; 69,3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette raison prouve que les béatitudes sont des fruits, mais elle ne prouve pas que tous les fruits sont des béatitudes.

2. Il faut répondre au second, que le fruit de la vie éternelle est absolument le fruit dernier et parfait-, c'est pourquoi on ne le distingue nullement de la béatitude future. Mais les fruits de la vie présente ne sont pas absolument les derniers fruits et des fruits parfaits; c'est ce qui fait que tous les fruits ne sont pas des béatitudes.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il faut quelque chose de plus pour l'essence de la béatitude que pour celle du fruit, comme nous l'avons dit (incorp. art.).

ARTICLE III. — les fruits sont-ils convenablement énumérés par l'apôtre (1)?


Objections: 1. Il semble que l'Apôtre dans son Epitre aux Galates (Ga 5) ait énuméré à tort douze fruits. Car ailleurs il dit que la vie présente ne produitqu'un fruit (Rom. 6, 22) : Le fruit que vous retirez est votre propre sanctification. Et le prophète avait dit (Is 27,9) : Tout votre fruit ici-bas consiste dans la destruction du péché. On ne doit donc pas admettre douze fruits.

2. Le fruit est ce qui est produit par une semence spirituelle, comme nous l'avons dit (art. \). Or, le Seigneur (Matth, xiii) distingue trois sortes de fruits qui naissent de la semence spirituelle clans une bonne terre : le centième, le soixantième et le trentième. Donc on ne doit pas en reconnaître douze.

3. Le fruit par sa nature est quelque chose qui vient en dernier lieu et qui est agréable. Or, on ne trouve pas ces qualités dans tous les fruits que l'Apôtre énumère. Car la patience et la longanimité paraissent se rapporter aux choses qui nous attristent, et la foi n'est pas ce qui vienten dernier lieu, il semble que ce soit plutôt le premier fondement, par conséquent ce qui existe tout d'abord. Donc il était inutile de placer ces vertus au nombre des fruits.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il semble que cette énumération soit insuffi­sante et incomplète. Car nous avons dit (art. préc.) qu'on peut donner le nom de fruits à toutes les béatitudes. Or, elles ne figurent pas toutes dans cette énumération , puisqu'on ne voit rien qui se rapporte à la sagesse et aux actes de beaucoup d'autres vertus. Donc il semble que les fruits ne soient pas complètement énumérés.

CONCLUSION. — C'est avec raison que l'Apôtre a compté douze fruits de l'Esprit- Saint, selon ses diverses processions en nous.

Réponse Il faut répondre que c'est avec raison que l'Apôtre a compté douze fruits (2) et que c'est à ces douze fruits qu'on peut appliquer ces paroles de l'Apocalypse : Des deux côtés du fleuve l'arbre de vie portait douze fruits. (Ap. cap. ult. 2). En effet, comme on appelle fruit ce qui procède d'un prin­cipe tel qu'une semence ou une racine, il faut considérer la distinction de ces fruits d'après les diverses processions de l'Esprit-Saint en nous. Cette procession a trois buts différents : le premier c'est d'ordonner l'âme humaine en elle-même, le second c'est de l'ordonner par rapport à ce qui est au même niveau qu'elle, et le troisième c'est de l'ordonner par rapport à ce qui est au-dessous d'elle. Or, l'âme est bien ordonnée en elle- même quand elle se comporte sagement dans les biens et dans les maux. La première disposition de l'âme à l'égard des biens est l'effet de l'amour, qui est l'affection première et la racine de toutes les affections, comme nous l'avons dit (I-II 25,4 ; 25,2). C'est pour cela que parmi les fruits de l'Esprit-Saint on met au premier rang la charité dans laquelle l'Esprit-Saint se donne spécialement, comme dans sa propre ressemblance, puisqu'il est lui- même amour. D'où l'Apôtre dit (Rom. 5, 5) : La charité de Dieu a été répan­due dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. L'amour de la

sont : la charité, la joie, la paix, la patience, la longanimité, la bonté, la bienfaisance, la douceur, la bonne foi, la modestie, la continence, et la chasteté (Ga 5,22).

charité produit nécessairement la joie; car celui qui aime se réjouit de son union avec l'objet aimé, et comme la charité a toujours présent Dieu qu'elle aime, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 4,16) : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui, il résulte que la joie est la conséquence de la charité. Mais la perfection de la joie est la paix sous deux rapports : 1° à l'égard du repos que l'on goûte quand on est à l'abri des causes extérieures de trouble. Car on ne peut jouir parfaitement du bien que l'on aime, si l'on est troublé par d'autres choses dans sa jouissance. D'ailleurs celui dont le coeur se repose parfaitement et avec calme dans un objet, ne peut être inquiété par aucun autre, parce qu'il considère toutes les autres choses comme rien. Aussi il est écrit (Ps 118,165) : Ceux qui aiment votre loi jouissent d'une grande paix, et il n'y a point pour eux de scandale ; c'est-à-dire que les choses extérieures ne les empêchent pas de jouir de Dieu. 2° Par rapport à tous les désirs flottants et incertains qu'elle apaise. Car on ne jouit pas d'une chose parfaitement quand on trouve cette chose insuffi­sante. Par conséquent la paix implique ces deux choses, c'est que les choses extérieures ne nous troublent pas et que nos désirs se reposent dans un seul et même objet. C'est pourquoi après la charité et la joie on met en troi­sième lieu la paix. L'âme se comporte bien dans les maux de deux maniè­res : 1° quand les maux dont elle est menacée ne la troublent pas, ce qui est l'effet de la patience; 2° quand elle ne se trouble pas du retard des biens qu'elle attend, ce qui se rapporte à la longanimité. Car la privation d'un bien est une chose mauvaise, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 3). — Par rapport à ce qui est égal à l'homme, c'est-à-dire par rapport à son prochain, l'âme humaine est bien disposée : 1° quand elle a la volonté de faire le bien, ce qui regarde la bonté; 2° quand elle exécute ce dessein, ce qui résulte de la bénignité ou de la bienfaisance. Car on appelle bienfaisants ceux que le feu de la charité rend très-ardents à être utiles au prochain; 3° quand on supporte avec égalité d'âme les maux que le prochain nous fait. et c'est ce qui se rapporte à la mansuétude qui comprime la colère; 4° quand on ne se borne pas à ne faire aucun tort au prochain par colère, mais quand on ne lui nuit ni par fraude, ni par ruse, et c'est ce qui regarde la bonne foi, si on entend par là la fidélité. Mais si on désigne par ce mot la vertu qui nous fait croire en Dieu, alors l'homme est par là même mis en rapport avec ce qui est au-dessus de lui, de telle sorte qu'il soumet à Dieu son intel­ligence et par conséquent tout ce qui lui appartient. — Quant à ce qui est au-dessous de lui, l'homme est bien disposé relativement aux actions exté­rieures par la modestie qui observe une certaine retenue clans toutes ses paroles et tous ses actes, et relativement aux convoitises intérieures par la continence et la chasteté, soit qu'on distingue ces deux choses parce que la chasteté éloigne l'homme des plaisirs défendus et la continence des plaisirs permis ; soit qu'on les distingue parce que celui qui est continent subit les mouvements de la concupiscence sans se laisser entraîner, tandis que celui qui est chaste ne les éprouve, ni ne s'en laisse dominer.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la sanctification est produite par toutes les vertus qui effacent les péchés. L'Apôtre les désigne en cet endroit par le nom de fruit qu'il emploie au singulier à cause de l'unité du genre, qui se divise en plusieurs espèces, ce qui fait qu'on distingue plu­sieurs fruits.

2. Il faut répondre au second, que les mots de centième, soixantième et tren­tième ne désignent pas des actes vertueux de différentes espèces, mais seulement les divers degrés de perfection de lamêmc vertu. Ainsi on ditque la continence conjugale est représentée par le trentième fruit, celle des veu­ves par le soixantième et celle des vierges par le centième. Les Pères distin­guent encore ces trois sortes de fruits qu'indique l'Evangile d'après les trois degrés de la vertu, et ils établissent ces trois degrés parce qu'en toute chose la perfection peut se considérer dans son principe, son milieu et sa fin.

3. Il faut répondre au troisième, que l'assurance qu'on a de n'être pas trou­blé dans son chagrin est quelque chose d'agréable, et que la loi, bien qu'on la considère comme un fondement, est cependant une dernière fin et une chose agréable parce qu'elle implique la certitude. Aussi la glose (interi.) en expliquant ce passage de l'Apôtre dit : La foi, c'est-à-dire la certitude des choses invisibles.

4. Il faut répondre au quatrième, que, d'après saint Augustin (Sup. epist, ad Cal. cap. 5), l'Apôtre n'a pas eu précisément pour but de nous apprendre combien il v a d'oeuvres charnelles et de fruits spirituels: mais il a voulu nous montrer de quelle manière il fallait éviter les unes et rechercher les au­tres. Par conséquent il pourrait se faire qu'il v eut plus ou moins de fruits qu'il n'en a énumérés. Cependant tous les actes des dons et des vertus peuvent rentrer sous un certain rapport dans ceux-ci, en ce sens que toutes les vertus et tous les dons doivent nécessairement ordonner l'esprit de l'une des ma­nières que nous avons déterminées. Ainsi les actes de la sagesse et de tous les autres dons qui se rapportent au bien rentrent dans la charité, la joie et la paix. Mais l'Apôtre a énoncé de préférence ces derniers effets parce qu'ils impliquent plus directement la jouissance des biens ou l'exclusion des maux, ce qui semble de l'essence même du fruit.

ARTICLE IV. — les fruits de l'esprit-saint sont-ils contraires aux oeuvres de la chair (4)?


1 Il semble que les fruits de l'Esprit-Saint ne soient pas contraires aux oeuvres de la chair que l'Apôtre énumère (Ga 5). Car les contraires appar­tiennent au même genre. Or, les oeuvres de la chair ne reçoivent pas le nom de fruits. Donc les fruits de l'Esprit-Saint ne leur sont pas contraires.

2. Il n'y a qu'une chose qui soit contraire à une autre. Or, l'Apôtre énu­mère plus d'oeuvres de la chair que de fruits de l'esprit. Donc les fruits de l'esprit et les oeuvres de la chair ne sont pas contraires.

3. Parmi les fruits de l'esprit, l'Apôtre place d'abord la charité, la joie et la paix auxquelles ne correspondent pas les oeuvres de la chair qu'il met en premier lieu et qui sont : la fornication, l'impureté et Yimpudicité. Donc les fruits de l'esprit ne sont pas contraires aux oeuvres de la chair.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Ga 5,47) que la chair a des désirs contraires à l'esprit et que l'esprit en a de contraires à la chair.

CONCLUSION. — Les fruits de l'Esprit-Saint sont en général contraires aux oeuvres de la chair, quoiqu'il en soit autrement d'après leur nature propre; néanmoins les oeuvres de la chair peuvent être rapportées à chacun des fruits de l'Esprit-Saint.

(I) Il ne s'agit pas ici de l'appétit considéré en lui-même, car l'Apotre dit lui-même (Ep 5) : Nemo unquam carnem suam odio habui!, sed fovet et nutrit eam. Il s'agit seulement de 1 ap­pétit sensitif qui porte l'homme vers tes choses sensibles, contrairement à la raison qui l'élcve au- dessus. C'est celte opposition qui constitue leur lutte: Colluctatio spiritus adversus carnem.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer de deux manières les oeuvres de la chair el les fruits de l'Esprit-Saint. 1° On peut les considérer d'une manière générale, et en ce sens les fruits de l'Esprit-Saint sont contraires à ceux de la chair. Car l'Esprit-Saint porte l'esprit de l'homme vers ce qui est conforme ou plutôt vers ce qui est supérieur à la raison, tandis que l'appétit de la chair ou l'appétit sensitif l'attire vers les biens sensibles qui sont au-des-sous de lui. Ainsi comme dans l'ordre naturel le mouvement d'en haut est contraire au mouvementd'en bas, de même dans la vie humaine les oeuvres de la chair sont contraires aux fruits de l'esprit. 2° On peut considérer en particulier et d'après leur propre nature chacun des fruits spirituels et cha­cune des oeuvres charnelles que l'Apôtre énumère ; sous ce rapport il n'est pas nécessaire que l'un soit opposé à l'autre, parce que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'Apôtre n'a pas eu l'intention d'énumérer toutes les oeuvres spiri­tuelles, ni toutes les oeuvres charnelles. Cependant saint Augustin (toc. cit.), dans l'explication qu'il donne de ce passage de saint Paul, établit entre les fruits et les oeuvres un certain rapprochement, et il oppose à chaque oeuvre charnelle un des fruits de l'Esprit-Saint. Ainsi à la fornication qui est l'amour ou le désir de satisfaire ses passions sensuelles en dehors du mariage, il op­pose la charité qui unit l'âme à Dieu en qui réside la vraie chasteté ; à l'im­pureté qui est la conséquence de tous les désordres de la fornication il oppose la, joie de la tranquillité quïrésulte de la charité. Il fait contraster avec la paix la servitude des idoles, par laquelle on fait la guerre contre l'Evangile de Dieu. Aux vengeances, aux inimitiés, aux disputes, aux animosités, aux jalousies, et aux dissensions, il oppose la longanimité qui nous fait supporter les maux des hommes avec lesquels nous vivons ; la bienfaisance qui nous porte à les soigner, et la bonté qui est cause que nous leur pardonnons. Aux hérésies il oppose la foi; à la jalousie la douceur; à Y amour excessif du boire et du manger la continence.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qui procède d'un arbre con­trairement à sa nature n'est pas un fruit, mais c'est plutôt une corruption. Et comme les oeuvres des vertus sont de même nature que la raison, tandis que les oeuvres des vices lui sont contraires, il s'ensuit que les actions ver­tueuses reçoivent le nom de fruits, mais qu'il n'en est pas de même des actions vicieuses.

2. Il faut répondre au second, que le bien ne se fait que d'une seule façon (1), tandis que le mal peut se faire de beaucoup de manières (2), comme le dit saint Denis (Dediv. nom. cap. \ . C'est ce qui fait qu'il y a plusieurs vices opposés à une même vertu. Par conséquent il n'est pas étonnant que l'on compte plus d'actions charnelles que de fruits spirituels.

3. La réponse au troisième argument est par là même évidente.



QUESTION LXXI.

DES VICES ET DES PÉCHÉS CONSIDÉRÉS EN EUX-MÊMES.


Après avoir parlé des vertus nous avons à nous occuper des vices et des péchés. — A ce sujet il y a six choses à considérer : Il faut examiner 1" les vices et les péchés en eux-mêmes; 2° leur distinction; 3" le rapport qu'ils ont entre eux; 4" le sujet du péché; sa cause; c son effet. — Touchant le vice et le péché considérés en eux- memes six questions se présentent : 1" Le vice est-il contraire à la vertu P — 2° Le vice est-il con tre nature ? — 3" Ce qu'if y a de pire est-ce le vice ou l'acte vicieux ? — 4" L'acte vicieux peut-il exister simultanément avec la vertu P — 5" Dans tout péché y a-t-if un acte ? — 6° De la définition du péché que donne saint Augustin dans son livre contre Fauste (Cont. Faust, lib. xxii) quand il dit : que le péché est une parole, une action ou un désir contraire à la loi éternelle

(U Parce que le bien n'existe qu'autant qu'il est conforme à la règle.
(2) Car il y a bien des manières de s'écarter de la droite voie.

ARTICLE I. — le vice est-il contraire a la vertu (1)?


Objections: 1. Il semble que le vice ue soit pas contraire à la vertu. Car il n'y a qu'une chose qui soit contraire à une autre, comme le prouve Aristote (Met. lib. x, text. 17). Or, le péché et la malice sont contraires à la vertu. Donc le vice ne lui est pas contraire, puisque l'on donne le nom de vice à la mau­vaise disposition des membres corporels ou de toute autre chose.

2. La vertu désigne une certaine perfection de la puissance, tandis que le vice n'indique rien qui appartienne à la puissance. Donc le vice n'est pas contraire à la vertu.

3. Cicéron dit (De Tusc. quxst. lib. iv) que la vertu est comme la santé de l'âme. Or, la peine ou la maladie est opposée à la santé plus que le vice. Donc le vice n'est pas contraire à la vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De per(. just. cap. 2) que le vice est une qualité qui rend l'âme mauvaise, tandis que la vertu est une qualité qui rend bon celui qui la possède, comme nous l'avons prouvé (I-II 55,3-4). Donc le vice est contraire à la vertu.

CONCLUSION. — Le péché est contraire à la vertu selon qu'elle se rapporte au bien; la malice lui est opposée si on la considère comme une certaine bonté, mais le vice lui est contraire selon sa propre essence.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons considérer deux choses à l'égard de la vertu, l'essence même de la vertu et l'objet auquel elle se rapporte. L'es­sence de la vertu peut se considérer directement , et on peut considérer ce qui en est la conséquence. La vertu implique directement une certaine disposi­tion dans celui qui se conduit conformément à sa nature. C'est ce qui fait dire à Aristote (Phys. lib. vii, text. 17) que la vertu est la disposition de l'être parfait à ce qu'il y a de mieux, et par le mot parfait on entend l'être disposé conformément à sa nature (2). Si on considère la vertu dans ce qui en est la conséquence, il résulte de là que c'est une certaine bonté. Car la bonté d'une chose consiste en ce qu'elle est bien disposée selon le mode de sa nature. De plus l'objet auquel la vertu se rapporte est l'acte bon (3), comme nous l'avons prouvé (I-II 55,3 ; 56,3). D'après cela il y a trois choses qui sont opposées à la vertu. La première est le péché, qui lui est opposé relativement à l'objet auquel elle se rap­porte ; car on donne le nom de péché proprement dit à tout acte désordonné, comme un acte de vertu est un acte bien ordonné et bien réglé. En second lieu, la malice lui est opposée relativement à la conséquence qui découle de son essence et qui est la bonté. Mais si on la considère directement dans ce qui est de son essence, le vice lui est contraire. Car le vice d'une chose quelle qu'elle soit paraît provenir de ce qu'elle n'est pas disposée comme il convient à sa nature. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De lib. arb. lib. iii, cap. 4) : Appelez vice tout ce que vous voyez qui manque à la per­fection de la nature.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces trois choses ne sont pas contraires à la vertu sous le même rapport -, le péché lui est contraire quand on la considère comme la puissance productive du bien ; la malice quand on la prend pour la bonté, mais le vice lui est contraire à proprement par­ler, c'est-à-dire quand on la considère comme vertu.

It est dit dans l'Eeriture (Is. v) : Voe, qui dicitis malum bonum et bonum malum : qui ponitis lucem tenebras et tenebras lucem.

Dans l'homme cette perfection n'est pas au­tre chose fine la conformité de ses actions avec la droite raison, parce que sa nature est celle d'un être raisonnable.

(3) L'acte n'est bon dans cette circonstance qu'au - tant qu'il est raisonnable.

2. Il faut répondre au second, que la vertu n'implique pas seulement la per­fection de la puissance qui est le principe de l'action ; mais elle implique encore une bonne disposition de la part de celui qui est vertueux.; parce que tout être agit selon qu'il est en acte. Il est donc nécessaire que l'être qui doit faire le bien soit convenablement disposé en soi. C'est ainsi que le vice est contraire à la vertu.

3. Il faut répondre au troisième, que, commeleditCieéron (Twsc. quaest. lib. iv), les maladies et les indispositions (.aegrotatio) sont des partiesdu vice. Car dans le corps on appelle maladie (morbus) la corruption du corps entier, comme la fièvre ou toute autre chose semblable; on donne le nom d'indisposition (aegrotatio) à la maladie quand elle est accompagnée d'un certain affaiblis­sement, et enfin on se sert du mot vice quand les parties du corps ne s'ac­cordent pas entre elles. Quoique dans le corps la maladie existe quelquefois sans l'indisposition, puisqu'on peut souffrir intérieurement sans être pour cela empêché de vaquer extérieurement à ses travaux ordinaires, cepen­dant à l'égard de l'esprit, comme Cicéron le remarque lui-même, on ne peut séparer ces deux choses que parla pensée. En effet quand on est intérieure­ment mal disposé et qu'on a une affection déréglée, il est nécessaire que l'on soit moins apte à faire ce qui est de devoir. Car on connaît l'arbre par ses fruits, c'est-à-dire l'homme par ses oeuvres, comme le dit l'Evangile (Matth, xii). Or, d'après Cicéron lui-même, le vice de l'âme est une habitude ou une affec­tion qui varie pendant toute la vie et qui est toujours en désaccord avec elle-même : ce qui existe sans maladie ou sans indisposition, quand, par exemple, quelqu'un pèche par faiblesse ou par passion. Par conséquent le mot vice a plus d'extension que les mots maladie ou indisposition ; comme la vertu se prend dans un sens plus étendu que la santé, car la santé est aussi appelée une vertu (Phys. lib. vu, text. 47). C'est pourquoi il est plus convenable d'opposer le vice à la vertu que l'indisposition ou la maladie.

ARTICLE II. — le vice est-il contre nature (1)?


Objections: 1. Il semble que le vice ne soit pas contre nature. Car le vice est con­traire à la vertu, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, les vertus ne sont pas produites en nous par la nature, mais elles y sont produites par infu­sion ou par la réitération accoutumée des mêmes actes, comme nous l'avons vu (quest. lxui, art. 2 et 3). Donc les vices ne sont pas contre nature.

2. Les choses qui sont contre nature ne peuvent passer en habitudes ; ainsi on ne peut habituer la pierre à s'élever en l'air, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii , cap. 4 in princ.). Or, il y a des hommes qui ont l'habitude du vice. Donc le vice n'est pas contre nature.

3. Ce qui est contre nature ne se rencontre pas dans le plus grand nom­bre de ceux qui possèdent cette nature. Or, on trouve des vices dans la plu­part des hommes. Car, comme le dit l'Evangile (Matth, vii, 43) : Elle est large la voie qui mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui la prennent. Donc le vice n'est pas contre nature.

4. Le péché est au vice ce que l'acte est à l'habitude, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.). Or, saint Augustin définit le péché une parole, une action, ou un désir contraire à la loi de Dieu (Cont. Faustum, lib. xxii, cap. 27). Puisque la loi de Dieu est au-dessus de la nature, on doit donc dire que le vice est contraire à la loi plutôt que contraire à la nature.

lement de la disconvenance qui se trouve entre vice et la nature d'un être raisonnable.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Lib. arb. lib. m, cap. 43) : Tout vice, par là même que c'est un vice, est contre nature.

CONCLUSION. — L'homme étant constitué dans son espèce parce qu'il a une âme raisonnable, le vice est contraire à la nature humaine, puisqu'il sort de l'ordre rationnel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le vice est con­traire à la vertu. Or, la vertu d'une chose consistant en ce qu'elle est bien disposée conformément à sa nature, ainsi que nous l'avons vu (ibid.),il faut donc que l'on appelle vicieuse toute chose qui a des dispositions contraires à sa nature, et que par conséquent on parte de là pour la blâmer ; car le mot latin vituperatio qui signifie blâme parait tiré du mot vice (vitium), comme le dit saint Augustin (De Lib. arb. lib. m, cap. 14). Mais il est à remarquer que la nature d'une chose consiste principalement dans la forme qui détermine son espèce. Et comme ce qui constitue l'espèce de l'homme c'est son âme raisonnable, il s'ensuit que ce qui est contraire à l'ordre de la raison est, à proprement parler, contraire à la nature humaine, considérée comme telle, tandis que ce qui est conforme à la raison est conforme à la nature même de l'homme. D'ailleurs le bien de l'homme, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4), consiste dans la conformité de l'homme avec la raison, et le mal de l'homme provient de son opposition avec la raison. Par conséquent la vertu humaine qui constitue la bonté de l'homme et de ses oeuvres est conforme à la nature de l'homme selon qu'elle est conforme à la raison, et le vice est contraire à cette même nature selon qu'il est contraire à la raison.

Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que les vertus, quoiqu'elles ne soient pas produites parla nature dans leur état de perfection, cependant nous portent à ce qui est conforme à la nature, c'est-à-dire conforme à la raison (1). Car Cicéron dit (Rhet. lib. ii De invent.) que la vertu est une sorte d'habitude naturelle conforme à la raison. C'est dans ce sens qu'on dit que la vertu est conforme à la nature et que par opposition on entend que le vice lui est contraire.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote parle en cet endroit des choses qui sont contre nature, selon qu'elles sont opposées aux effets qui en procè­dent (2), mais il n'en parle pas selon qu'elles sont opposées à celles qui lui sont conformes (3), dans le sens qu'on dit que les vertus sont conformes àla nature, parce qu'elles nous portent à faire des actes qui sont en har­monie avec elle.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'homme il y a deux sortes de na­ture, la nature raisonnable et la nature sensitive. L'homme étant conduit par les opérations des sens à la raison, il arrive qu'il y en a plus qui sui­vent les penchants de la nature sensitive qu'il n'y en a qui suivent l'ordre de la raison. Car il y en a plus qui commencent une chose qu'il n'y en a qui la mènent à sa perfection. Or, les vices et les péchés dans l'homme provien­nent de ce qu'il suit le penchant de sa nature sensitive contrairement à l'ordre de la raison.

4. Il faut répondre au quatrième, que tout ce qui est contraire à la nature d'un objet d'art, est aussi contraire à la nature de l'art d'après lequel cet objet a été produit. Or, la loi éternelle est à l'ordre de la raison humaine ce

Comme le mouvement d'une pierre qu'on jette en l'air.

Il ne parle pas des èlres libres qui peuvent résistera l'inclination de leur nature.

que l'art est à l'objet que l'artisan produit. Par conséquent le vice et le péché sont contraires à la loi éternelle pour la même raison qu'ils sont contraires à l'ordre de la raison humaine. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Lib. arb. lib. iii, cap. 6) que tous les êtres tiennent de Dieu ce qu'ils sont natu­rellement et qu'ils sont vicieux en raison de ce qu'ils s'éloignent de l'art d'après lequel ils ont été faits.

ARTICLE III. — le vice est-il pire que l'acte vicieux (1)?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.69 a.4