I-II (trad. Drioux 1852) Qu.71 a.3

ARTICLE III. — le vice est-il pire que l'acte vicieux (1)?


Objections: 1. Il semble que le vice, qui est une habitude mauvaise, soit pire que le péché qui est un acte mauvais. Car comme le bien est meilleur à mesure qu'il a plus de durée, de même le mal devient pire selon qu'il dure plus longtemps. Or, une habitude vicieuse a plus de durée qu'un acte vicieux qui ne fait que passer. Donc une habitude vicieuse est pire qu'un mauvais acte.

2. On doit fuir plusieurs maux avec plus d'empressement qu'un seul. Or, une habitude mauvaise est virtuellement cause d'une multitude d'actes mauvais aussi. Donc une habitude vicieuse est pire qu'un acte vicieux.

3. La cause l'emporte sur l'effet. Or, l'habitude complète l'acte en bonté aussi bien qu'en malice. Donc l'habitude l'emporte sur l'acte en bonté et en malice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On punit avec justice quelqu'un pour un acte vicieux, mais non pour une habitude vicieuse quand elle ne passe pas à l'acte. Donc l'acte vicieux est pire que l'habitude.

CONCLUSION. — Puisqu'on dit qu'une habitude est bonne ou mauvaise en raison de la bonté ou de la malice de l'acte, c'est-à-dire selon qu'elle porte à un acte bon ou mauvais, il s'ensuit qu'absolument parlant les actes mauvais sont pires que les mauvaises habitudes.

Réponse Il faut répondre que l'habitude tient le milieu entre la puissance et l'acte. Or, il est évident qu'en bien comme en mal l'acte l'emporte sur la puissance, commeledit Aristote (Met. lib. ix, text. 19)-, car il est mieux debien agir que de pouvoir bien agir ; de même il est plus blâmable de mal agir que de pouvoir le faire. D'où il résulte qu'en bonté et en malice l'habitude tient le milieu entre lapuissance et l'acte, de telle sorte que comme l'habitude bonne ou mauvaise l'emporte en bonté ou en malice sur la puissance, de même elle est infé­rieure à l'acte. Ce qui est d'ailleurs manifeste, parce qu'on ne dit d'une habitude qu'elle est bonne ou mauvaise qu'autant qu'elle nous porte à un bon ou à un mauvais acte. D'où il suit que c'est la bonté ou la malice de l'acte qui décide de la bonté ou de la malice de l'habitude. Par conséquent l'acte l'emporte en bonté ou en malice sur l'habitude, parce que ce qui décide du caractère d'une chose possède ce caractère plus éminemment qu'elle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche qu'une chose ne soit absolument supérieure à une autre et qu'elle lui soit inférieure sous un rapport. Car on juge qu'une chose est absolument supérieure à une autre quand on les considère toutes deux dans ce qui leur est essentiel, et on dit qu'elle lui est supérieure sous un rapport quand on les considère dans ce qui leur est accidentel. Or, nous avons prouvé (in corp. art.) d'après la nature même de l'acte et de l'habitude que l'acte l'emporte en bonté et en malice sur l'habitude. Mais si l'habitude a plus de durée que l'acte, ceci provient de ce que l'un et l'autre se trouvent dans une nature qui ne peut toujours agir, et dont l'action consiste dans un mouvement transitoire ou passager. Ainsi l'acte l'emporte d'une manière absolue en

(O L'Ecriture indique que l'acte est pire que l'habitude par ces paroles (Ecoles. xxxi) : Qui potuit transgredi et non est transgressus, facere mala et non fecit.

bonlé et en malice, tandis que l'habitude l'emporte sous un rapport (1).

2. Il faut répondre au second, que l'habitude ne suppose pas absolument plusieurs actes, elle ne les suppose que sous un rapport, c'est-à-dire vir­tuellement. Par conséquent on ne peut pas conclure de là que l'habitude l'emporte absolument (2) sur l'acte en bonté et en malice.

3. Il faut répondre au troisième, que l'habitude est la cause de l'acte en ce sens qu'elle en est la cause efficiente, mais l'acte est la cause de l'habitude à titre de cause finale, puisque c'est lui qui détermine sa bonté et sa malice. C'est pourquoi l'acte l'emporte sur l'habitude en bonté et en malice.

ARTICLE IV. — le péché peut-il exister simultanément avec la vertu ?


Objections: 1. Il semble qu'un acte vicieux ou le péché ne puisse pas exister simultané- mentavecla vertu. Car les contraires ne peuvent exister simultanémentdans le même sujet. Or, le péché est en un sens contraire à la vertu, comme nous l'avons dit (art. l).Donc le péché ne peut exister simultanément avec elle.

2. Le péché est pire que le vice, c'est-à-dire l'acte mauvais est pire qu'une habitude mauvaise. Or, le vice ne peut exister simultanément avec la vertu dans le même sujet. Donc le péché ne peut pas exister non plus.

3. Comme le péché existe dans les choses volontaires, de même il se ren­contre dans les choses naturelles, ainsi que le dit Aristote (Phys. lib. ii, text. 82). Or, le péché n'a jamais lieu dans l'ordre de la nature que par suite d'une corruption quelconque de la vertu naturelle ; ainsi les monstres résul­tent de la corruption de l'un des principes qui concourent à les produire, selon la remarque d'Aristote (Phys. lib. ii). Donc dans les choses volontaires le péché n'a lieu que par suite de la corruption de la vertu de l'âme. Par conséquent le péché et la vertu ne peuvent exister dans le même sujet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 2 et 3) que la vertu est engendrée et corrompue par les contraires. Or, un acte vertueux ne produit pas la vertu, comme nous l'avons vu (quest. li, art. 3). Donc un acte vi­cieux ou un péché ne la détruit pas non plus ; par conséquent le péché et la vertu peuvent exister simultanément dans le même sujet.

CONCLUSION. — le péché mortel ne peut pas exister simultanément avec les ver­tus infuses comme avec les vertus acquises, mais le péché vcniel peut exister avec les unes et les autres.

Réponse Il faut répondre que le péché est à la vertu ce que l'acte mauvais est à une mauvaise habitude. Or, l'habitude n'est pas dans l'âme ce que la forme est dans les choses naturelles. Car la forme naturelle produit nécessairement une action qui est d'accord avec elle. Par conséquent une forme naturelle ne peut exister simultanément avec l'acte d'une forme qui lui est contraire. Ainsi l'action du refroidissement est incompatible avec la chaleur, et le feu est également incompatible avec le mouvement de haut en bas, à moins qu'il ne soit soumis à l'action violente d'un principe extérieur. Mais l'habi­tude n'opère pas dans l'âme nécessairement; l'homme en fait usage quand il veut. Ainsi l'homme peut avoir en lui-même une habitude et ne pas s'en servir ; il peut même faire un acte qui lui soit contraire. Par conséquent l'homme vertueux peut faire un péché. Or, le péché comparé à la vertu elle-même considérée comme une habitude ne peut la corrompre si on ne le commet qu'une fois. Car comme il ne suffit pas d'un acte pour pro­duire une habitude, de même ce n'est pas assez d'un acte pour la eorrom-

(2) On peut en conclure seulement qu'elle remporte accidentellement.

pre, comme nous l'avons dit (quest. lxiii, art. 2 ad 2). Mais si on compare le péché à la cause des vertus, il peut se faire qu'il y ait des vertus qu'un seul péché détruise. Car tout péché mortel est contraire à la charité qui est la racine de toutes les vertus infuses, en tant que vertus (1). C'est pourquoi la charité étant détruite par un seul péché mortel, toutes les vertus infuses, en tant que vertus, sont aussi par là même détruites. Ce qui est vrai également de la foi et de l'espérance dont le péché mortel dégrade les habitudes et qui cessent ainsi d'être des vertus. Mais le péché véniel qui n'est pas contraire à lacharité ne la détruit pas, et par conséquent il ne détruit pas non plus les autres vertus. Quant aux vertus acquises, elles ne sont pas dé­truites par l acte d'un seul péché quel qu'il soit. Ainsi le péché mortel ne peut pas exister simultanément avec les vertus infuses, mais il est compatible avec les vertus acquises -, tandis que le péché véniel peut simultanément exister avec les vertus infuses et les vertus acquises (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché n'est pas contraire à la vertu considérée en elle-même, mais il est contraire à ses actes. C'est pourquoi le péché est incompatible avec l'acte de la vertu, tandis qu'il ne l'est pas avec l'habitude.

2. Il faut répondre au second, que le vice est directement contraire à la vertu, comme le péché l'est à l'acte vertueux -, c'est pourquoi le vice exclut la vertu comme le péché exclut l'acte vertueux.

3. Il faut répondre au troisième, que les vertus naturelles agissent nécessai­rement (3). C'est pour cette raison que tant que la vertu existe dans son inté­grité, le péché ne peut jamais avoir lieu actuellement. Mais les vertus de l'àme ne produisent pas leurs actes nécessairement ; par conséquent il n'y a pas de parité.


ARTICLE V. — dans tout riícnú £\ a-t-ii. un acte ?


Objections: 1. Il semble que dans tout péché il y ait un acte. Car le péché est au vice ce que le mérite est à la vertu. Or, il ne peut pas y avoir de mérite sans un acte quelconque. Df)nc il ne peut pas non plus y avoir de péché.

2. Saint Augustin dit(/;e lib. arb. lib. iii, cap. 18, et De ver. Relu), cap. 14) que tout péché est tellement volontaire que quand il n'a pas ce caractère ce n'est pas un péché. Or, une chose ne peut être volontaire que par l'acte de la volonté. Donc dans tout péché il y a un acte.

3. Si le péché existait sans un acte quelconque, il s'ensuivrait que l'on pécherait par là même qu'on cesserait de faire ce que l'on doit faire. Or, il y a des individus qui cessent continuellement de faire ce qu'ils doivent; ce sont ceux qui ne remplissent jamais leur devoir. Il résulterait de là que ces individus pécheraient continuellement, ce qui est faux. Donc il n'y a pas de péché sans acte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jacques dit (Jac. iv, 17) : Celui qui sait le bien qu'il doit faire, s'il ne le fait pas, pèche. Or, l'abstention n'implique pas d'acte. Donc le péché peut exister sans acte.

CONCLUSION.— Puisque le péché d'omission résulte quelquefois par accident et sans intention de la cause ou de l'occasion qui se présente, et qu'on ne doit pas juger des choses d'après ce qui se rapporte à elles accidentellement, on peut dire avec plus de vérité que le péché peut exister absolument sans acte.

(3) La pierre se porte nécessairement vers le centre de la terre.
Si hoc égero, mors mihi est (Dcut. xiii).

Quoique d'ailleurs il ne leur soit pas con­forme et qu'il les affaiblisse.

Réponse Il faut répondre que cette question se rapporte principalement au péché d'omission sur lequel les sentiments sont partagés. Car il y en a qui disent que dans tout péché d'omission il y a un acte intérieur ou extérieur. Par exemple, l'acte est intérieur lorsque quelqu'un ne veut pas aller à l'église quand il est tenu d'y aller ; et il est extérieur lorsqu'au mêment où une per­sonne est tenue d'aller àl'église elle se livre à des occupations qui l'empêchent d'y aller; ce qui semble revenir au même. Car celui qui veut faire une chose qui est incompatible avec une autre, veut conséquemment s'abstenir de cette dernière, à moins qu'il ne remarque pas qu'en voulant l'une il est dans l'impossibilité de faire l'autre, et dans ce cas il pourrait pécher par ignorance. D'autres prétendent que pour le péché d'omission il n'est pas né­cessaire qu'il y ait un acte ; car ce péché consiste uniquement à ne pas faire ce qu'on est tenu de faire. — Ces deux sentiments sont vrais sous certain rapport. Car si dans le péché d'omission on ne comprend que ce qui appar­tient absolument à l'essence du péché, alors tantôt ce péché est accompa­gné d'un acte intérieur, comme quand on veut ne pas aller à l'église, tan­tôt il n'est accompagné ni d'acte intérieur, ni d'acte extérieur, comme quand à l'heure où l'on est tenu d'aller àl'église, on ne pense ni à y aller, ni à n'y pas aller (1). Mais si dans le péché d'omission on comprend les causes ou les occasions qui le font commettre, il est nécessaire qu'il y ait dans ce péché un acte quelconque. Car il n'y a péché d'omission que quand quelqu'un omet ce qu'il peut faire et ne pas faire. Et pour que quelqu'un soit porté à ne pas faire ce qu'il peut faire et ne pas faire, cela ne provient que d'une cause ou d'une occasion antérieure ou concomitante. Si cette cause n'est pas au pouvoir de l'homme, l'omission n'est pas un péché, comme quand quelqu'un par suite d'une infirmité manque d'aller à l'église. Si la cause ou l'occasion de l'omission est dépendante de la volonté, l'omission est un péché. Alors il faut toujours que cette cause, en tant que volontaire, produise un acte, ne serait-ce qu'un acte intérieur de la volonté. Cet acte se rapporte quelquefois directement à l'omission elle-même, par exemple quand on ne veut pas aller à l'église pour s'en éviter la peine. Dans ce cas cet acte appartient par lui-même à l'omission. Car la volition de toute espèce de péché appartient par elle-même au péché, par là même que le volontaire est de l'essence du péché. D'autres fois l'acte de la volonté se porte directement vers un autre objet qui empêche l'homme d'accomplir son devoir, soit que la chose vers laquelle la volonté se porte se trouve jointe à l'omission (2;, comme quand on veut jouer au mêment où l'on devrait aller à l'église; soit qu'elle ait été antérieure (3), comme quand on veut veiller longtemps le soir, d'où il arrive qu'on ne va pas à l'église à l'heure des matines. Dans ce cas l'acte intérieur se rapporte accidentellement à l'omission ; parce que l'omission en résulte, sans qu'il y ait eu intention, comme on le voit (Phys. lib. ii, text. 49, 50 et seq.). D'où il est manifeste qu'alors le péché d'omission est accompagné ou précédé d'un acte quelconque qui ne se rapporte cepen­dant à lui qu'accidentellement. Mais comme on doit juger des choses d'a-

Il peut y avoir néanmoins péché dans celle circonstance, parce que cette omission peut prove­nir d'un oubli ou d'une négligence coupable. Mais alors on comprend nécessairement dans le péché d'omission la cause ou l'occasion qui l'a fait commettre. C'est pourquoi on peut dire, ii pro­prement parler, qu'il n'y a pas de péché d'omis­sion sans un acte de la volonté.

Alors elle est concomitante. Dans ce cas l'acte qui empêche l'accomplisscmcntdu précepte, bien qu'il soit honnête en lui-même, devient mauvais parce qu'il n'est pas fait dans les circons­tances voulues.

(3) Cet acte est également coupable si l'on a prévu qu'en prolongeant sa veillée on manquerait à la messe. Mais les actes qui accompagnent l'o­mission sans y contribuer ne deviennent pas ré- préhensibles, s'ils ne sont pas naturellement mauvais, et l'omission n'en est ni plus ni moins grave.

près ce qu'elles sont par elles-mêmes et non d'après ce qu'elles sont par accident, il est plus vrai de dire qu'il y a des péchés qui peuvent exister absolument sans acte; autrement les actes et les occasions circonstancielles appartiendraient à l'essence des autres péchés actuels.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien requiert plus de cho­ses que le mal, parce que le bien provient d'une cause totale et entière, tandis que le mal résulte de chaque défaut en particulier, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). C'est pourquoi il peut y avoir péché soit qu'on fasse ce qu'on ne doit pas, soit que l'on ne fasse pas ce que l'on doit. Mais il ne peut y avoir démérité qu'autant qu'on fait volontairement ce qu'on doit. C'est pour cette raison que le mérite ne peut pas exister sans l'acte, tandis que le péché peut exister sans cela.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit qu'une chose est volontaire non-seu­lement parce qu'elle appartient à l'acte de la volonté, mais parce qu'il est en notre pouvoir de la faire ou de ne pas la faire, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 5). Par conséquent le non-vouloir peut être appelé volon­taire, parce qu'il est au pouvoir de l'homme de vouloir et de ne pas vouloir.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché d'omission est contraire au précepte afflrmatif qui oblige toujours, mais non pas à toujours (1). C'est pourquoi en cessant d'agir on ne pèche que pour le temps où le précepte afflrmatif oblige.

ARTICLE VI. — est-il convenable de définir le péché, une parole, une action, ou un désir contraire a la loi éternelle (2)?


Objections: 1. Il semble qu'on définisse mal le péché quand on dit que c'est une pa­role., une action ou un désir contraire à la loi éternelle. Car ces trois mots : parole, action, désir, impliquent un acte quelconque, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc cette définition n'embrasse pas toute espèce de péché.

2. Saint Augustin dit (Lib. de duabusanim. cap. Il et cap. 12) : Le péché estla volonté de retenir ou d'acquérir ce que la justice défend. Or, la volonté est comprise dans la concupiscence, selon que la concupiscence prise dans un sens large renferme toute espèce d'appétit. Donc il aurait suffi de dire: le péché est un désir contraire à la loi éternelle, et il ne fallait pas ajouter que c'est une parole ou une action.

(2) Saint Ambroise définit le péché une trans­gression de la loi de Dieu (De Par. cap. viii); la définition de saint Augustin revient à celle-là, mais elle exprime mieux ce qu'il y a 'lc matériel dans le péché.
r (I) Obligat semper, non ad semper, porte le texte, c'est-à-dire que le précepte afflrmatif ne nous permet jamais de faire le contraire de ce qu'il commande (obligat semper), mais il ne nous oblige pas de le pratiquer à toute heure (non obligat ad semper). Il n'est obligatoire que pour des temps déterminés.

3. Le péché consiste, à proprement parler, à se détourner de sa fin. Car le bien et le mal se considèrent principalement par rapport à la fin, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. i, art. 3, et quest. xviii, art. 4 et 6). De là saint Augustin (De lib. arb. lib. i, cap. ult.) définit le péché par rapport à la fin en disant que pécher n'est rien autre chose que de négliger les biens éternels pour rechercher les biens temporels. Et ailleurs (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 30) il dit que toute la méchanceté de l'homme consiste à user des choses dont il doit jouir et à jouir de celles dont il doit user. Or, dans la définition précédente il n'est fait aucune mention de l'éloignement de l'homme par rapport à sa fin légitime. Donccette définition est incomplète.

4. On dit qu'une chose est défendue parce qu'elle est contraire à la loi. Or, tous les péchés nesont pas mauvais, parce qu'ils sontdéfendus, mais il y en a qui sont défendus, parce qu'ils sont mauvais. Donc dans la définition géné­rale du péché il ne fallait pas mettre qu'il est contraire à la loi de Dieu.

5. Le péché signifie un mauvais acte de l'homme, comme on le voit d'a­près ce que nous avons dit (art. \ huj. quaesl.). Or, le mal de l'homme c'est ce qui est contraire à la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc on aurait dû dire que le péché est contraire à la raison plutôt que contraire à la loi éternelle. -                /

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cette définition est celle de saint Augustin (Cont. Faust, lib. xxii, cap. 27), et l'autorité de ce père suffit pour l'établir.

CONCLUSION. — Le péché n'étant rien autre chose qu'un acte humain mauvais, saint Augustin l'a bien défini en disant que c'est une parole, une action ou un désir contraire à la loi éternelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), le péché n'est rien autre chose qu'un acte humain mauvais. Or, un acte est humain parce qu'il est volontaire, comme nous l'avons prouvé (quest. i, art. I), soit qu'il soit volontaire parce qu'il émane de la volonté, comme, vouloir ou choisir; soit qu'il soit commandé par la volonté, comme les actes extérieurs tels que la parole ou l'action. L'acte humain est mauvais par là même qu'il n'a pas la mesure qu'il devrait avoir. Or, la mesure d'une chose se considère toujours par rapport à une règle, et du mêment où elle s'écarte de cette règle elle est vicieuse. Il y a pour la volonté humaine deux sortes de règles : l'une qui est prochaine et de même nature qu'elle, c'est la raison humaine; l'autre qui lui est supérieure et qu'on appelle la loi éternelle, qui est en quelque sorte la raison divine. C'est pour ce motif que dans la définition du péché saint Au­gustin fait entrer deux choses: l'une qui appartient à la substance de l'acte humain qui est ce qu'il y a de matériel dans le péché, et il la désigne par ces mots : parole, action, ou désir (X)-, l'autre qui se rapporte à l'essence même du mal et qui est en quelque sorte ce qu'il y a de formel dans le péché, et c'est ce qu'il indique en ajoutant : contraire à la loi éternelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'affirmation et la négation se ramènent au même genre, comme en Dieu X engendré et le non-engendré à la relation, d'après ce que dit saint Augustin (De Trin. lib. v, cap. 6 et 7). C'est pourquoi il faut prendre pour une même chose ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas, ce qu'on fait et ce qu'on ne fait pas (2).

2. Il faut répondre au second, que la première cause du péché consiste dans la volonté qui commande tous les actes volontaires, les seuls qui puissent être des péchés. C'est pourquoi saint Augustin définit quelquefois le péché exclusivement d'après la volonté. Mais comme les actes extérieurs appar­tiennent à la substance du péché, puisqu'ils sont mauvais en eux-mêmes comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. xx), il a été nécessaire de mettre dans la définition du péché quelque chose qui appartînt aux actes extérieurs (3).

3. Il faut répondre au troisième, que la loi éternelle ordonne principalement et avant tout l'homme à l'égard de sa fin, et par conséquent elle le dispose

Ces trois mots correspondent aux trois sor­tes de péchés qu'on appelle peccata cordis, oris et operis, pensées, paroles et oeuvres.

Les péchés d'omission sont donc par là même compris dans cette définition. Il en est de même du péché originel si on le considère comme un acte que nous avons produit par la volonté d'un autre qui nous est propre d'une certaine manière.

(ó) C'était aussi utile pour écarter l'opinion de ceux qui supposaient que les actes extérieurs n'é­taient pas des péchés. Les juifs croyaient le con­traire et ne regardaient pas comme coupables les actes intérieurs. Mais Jésus-Christ a lui-même

bien relativement aux moyens. C'est pourquoi en disant : contraire à la loi éternelle; ces mots indiquent l'éloignement de l'homme pour sa fin et tous les autres dérèglements que le péché implique.

4. Il faut répondre au quatrième, que quand on dit que tout péché n'est pas un mal parce qu'il est défendu, on entend cela de la défense portée par le droit positif. Mais si on le rapporte au droit naturel qui est contenu primiti­vement dans la loi éternelle et secondairement dans le jugement naturel de la raison humaine, alors tout péché est mal parce qu'il est défendu; car par là même que c'est une chose déréglée il répugne au droit naturel (1).

5. Il faut répondre au cinquième, que les théologiens considèrent surtout le pé­ché comme une offense contre Dieu, tandis que les philosophes le considèrent au point de vue de la morale comme contraire à la raison. C'est pourquoi il est mieux de dire avec saint Augustin que le péché est contraire à la loi éternelle que de dire qu'il est contraire à la raison ; surtout quand on observe que la loi éternelle est notre guide à l'égard de beaucoup de choses qui sur­passent la raison humaine, par exemple à l'égard de tout ce qui est de foi.



QUESTION LXXII.

DE LA DISTINCTION DES PÉCHÉS.


Après avoir parlé des vices et des péchés considérés en eux-mêmes, nous avons à nous occuper de leur distinction. — A cet égard neuf questions se présentent : 1° Les péchés se distinguent-ils spécifiquement d'après leurs objets? — 2°De la distinction des péchés spirituels et des péchés charnels. — 3" Distingue-t-on les péchés d'après leurs causes ? — 4" Les distingue-t-on d'après les êtres contre lesquels on les commet P

Objections: 1. Les distingue-t-on d'après la diversité de la peine? — 6° Distingue-t-on les pé­chés d'omission des péchés de commission ? — 7° Les distingue-t-on d'après les diffé­rentes sources d'où ils procèdent? — 8" Les distingue-t-on d'après l'excès et le défaut ?

2. Les distingue-t-on d'après la diversité des circonstances?

ARTICLE I. — les pécués diffèrent-ils spécifiquement d'après leurs

objets (2j?

Objections: 1. Il semble que les péchés ne diffèrent pas spécifiquement d'après leurs objets. Car on dit que les actes humains sont bons ou mauvais principale­ment en raison de leur rapport avec la fin, comme nous l'avons prouvé (quest. i, art. 3, etquest. xviii, art. 4 et 6). Par conséquent, puisque le péché n'est rien autre chose qu'un acte humain mauvais, ainsi que nous l'avons dit (quest. préc. art. 1), il semble que les péchés doivent se distinguer spé­cifiquement d'après leurs fins plutôt que d'après leurs objets.

2. Le mal étant une privation se distingue spécifiquement selon les diffé­rentes espèces des contraires. Or, le péché est un mal dans le genre des actes humains. Donc les péchés se distinguent spécifiquement plutôt d'après leurs contraires que d'après leurs objets.

3. Si les péchés différaient spécifiquement d'après leurs objets, ilseraitim- possible que la même espèce de péché se rapportât à des objets divers. Or, on trouve des péchés de cette nature, car l'orgueil réside dans les choses

condamné ces deux erreurs (Matth, v) ; Omnis qui irascitur fratri suo reus est judicio. Omnis qui viderit mulierem, etc.

(I) Il n'y a donc pas de péché purement philo­sophique, c'est-à-dire qui n attaque que la raison sans offenser Dieu.
(2) Le sentiment que saint Thomas expose ici est soutenu par tous les thomistes et par plusieurs autres théologiens ; mais il y en a d'autres qui tirent cette distinction spécifique de la distinc­tion des vertus ou des préceptes auxquels les pé­chés sont opposés.

spirituelles aussi bien que dans les choses corporelles, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxxiv, cap. 18), et l'avarice porte également sur des choses de divers genres. Donc les péchés ne se distinguent pas spécifique­ment d'après leurs objets.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le péché est une parole, une action ou un désir contraire à la loi de Dieu. Or. les paroles, les actions ou les désirs se dis­tinguent spécifiquement d'après la diversité des^objets, puisque c'est par les objets qu'on distingue les actes, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. 2). Donc les péchés se distinguent spécifiquement d'après les objets.

CONCLUSION. — Puisque les actes humains volontaires sur lesquels repose la dis­tinction spécifique des péchés se distinguent spécifiquement au moyen des objets, les péchés doivent nécessairement se distinguer de la même manière.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. G),l'essence du péché exige deux choses, un acte volontaire et son dérèglement qui pro­vient de ce qu'il s'écarte de la loi de Dieu. La première de ces deux choses se rapporte directement au pécheur qui a l'intention de produire tel acte volontaire à l'égard d'une matière déterminée, mais la seconde, c'est-à-dire le dérèglement de l'acte, ne se «rapporte qu'accidentellement à l'intention de celui qui fait le péché. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), personne n'a l'intention de mal faire quand il agit. Or, il est évident que chaque chose tire son espèce de ce qu'elle est par elle-même, mais non de ce qu'elle est par accident; parce que ce qui est accidentel se trouve en dehors de la nature de l'espèce. C'est pourquoi les péchés se distinguent spécifi­quement plutôt de la part des actes volontaires que de la part de ce qu'il y a en eux de déréglé. Et comme les actes volontaires se distinguent spécifique­ment d'après leurs objets, ainsi que nous l'avons prouvé (quest. xviii, art. 2), il s'ensuit que les péchés se distinguent aussi, à proprement parler, de la même manière.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la fin a principalement la na­ture du bien; c'est pourquoi elle se rapporte à l'acte de la volonté qui est ce qu'il y a de primordial dans toute espèce de péché, comme son objet; par conséquent, que les péchés diffèrent d'après leurs objets ou d'après leurs fins, cela revient au même.

2. Il faut répondre au second, que le péché n'est pas une pure privation, mais c'est un acte qui manque de l'ordre qu'il devrait avoir. C'est ce qui fait qu'on distingue spécifiquement les péchés plutôt d'après l'opposition de leurs objets, quoiqu'en les distinguant d'après les vertus opposées cela revienne au même; car les vertus se distinguent aussi spécifiquement d'après leurs objets (1), comme nous l'avons dit (quest. lx, art. S).

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche que dans des choses diverses qui diffèrent d'espèce ou de genre on ne trouve qu'un seul objet formel d'où le péché tire son espèce. Ainsi l'orgueil cherche à exceller à l'égard de différentes choses, et l'avarice recherche l'abondance des biens qui servent aux divers usages de la vie (2).

ARTICLE IL — est-il convenable de distinguer les féciiés spirituels des péchés charnels (3)?


Objections: 1. Il semble qu'on distingue à tort les péchés spirituels des péchés

2. On voit que les théologiens sont tous d'ac­cord au fond et que leur division porte plus sur la forme que sur le fond.

3. Le même péché peut avoir pour ohjet des matières différentes, mais il donne à toutes le même caractère. Ainsi l'orgueilleux fait tout et s'occupe de tout au même point de vue. Il en est de même de l'avare.

(3) L'Ecriture indique cette distinction (I. Joan, n) : Omne quod est in mundo, aut concupi»-

charnels. Car l'Apôtre dit (Gal v, 19) : Il est aisé de connaître les oeuvres de la chair; ce sont : la fornication, l'impureté, l'impudicité, la haine, l'i­dolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, etc. D'où il semble qu'il appelle oeuvres de la chair tousles genres de péché. Or, on appelle péchés charnels ces mêmes oeuvres. Donc on ne doit pas lesdislinguer des péchés spirituels.

On pèche selon qu'on suit les voies de la chair, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rom. vi», 13) : Si vous vivez selon la chair vous mourrez; mais si vous mortifiez par V esprit les oeuvres de la chair, vous vivrez. Or, vivre selon la chair ou marcher selon ses voies paraît être de l'essence du péché charnel. Donc tous les péchés sont charnels, et il n'y a pas lieu de dis­tinguer les péchés charnels des péchés spirituels.

4. La partie supérieure de l'âme qui est l'intelligence ou la raison prend le nom d'esprit, d'après ces paroles de l'Apôtre (Eph. iv, 23) : Renouvelez- vous dans l'esprit de votre âme. Le mot esprit signifie ici raison, comme le dit la glose (interi, et ord.). Or, tout péché que l'on commet selon la chair procède de la raison par le consentement, parce que c'est à la raison supé­rieure à consentir à l'acte du péché, comme nous le verrons (quest. lxxiv, art. 7). Donc les mêmes péchés sont tout à la fois charnels et spirituels, et on ne doit pas par conséquent les distinguer les uns des autres.

S'il y a des péchés qui soient spécialement charnels, il semble qu'on doive surtout entendre par là les péchés que l'on commet contre son propre corps. Or, comme le dit l'Apôtre (I. Cor. vi, 18) : Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps ; mais celui qui fait la fornication pèche contre son propre corps. Donc il n'y aurait que la fornication qui se­rait un péché charnel, quoique cependant le même apôtre (Eph. v) place aussi l'avarice au nombre de ces sortes de péchés.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que parmi les sept péchés capitaux il y en a cinq qui sont spirituels et deux qui sont charnels.

CONCLUSION. — Puisque les péchés tirent leur espèce de leurs objets ou de leurs fins, il est convenable qu'on appelle spirituels les péchés qui se consomment dans la délectation corporelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), les péchés ti­rent leur espèce de leurs objets. Or, tout péché consiste dans le désir d'un bien changeant qu'on recherche d'une manière déréglée, et par consé­quent dans lequel on se délecte au delà des bornes une fois qu'on le possède. Or, il y a deux sortes de délectation, comme nous l'avons vu (quest. xxxi, art. 3). Il y a une délectation de l'âme qui réside uniquement dans la per­ception de la chose que l'on ambitionne. On peut aussi lui donner le nom de délectation spirituelle, comme quand on se délecte de la louange des hommes ou de quelque autre chose semblable. Il y a une autre délectation corporelle ou naturelle qui réside dans le contact des sens et qu'on peut aussi appeler une délectation charnelle. Ainsi donc les péchés qui se con­somment dans la délectation spirituelle portent le nom de péchés spirituels, et ceux qui se consomment dans la délectation charnelle portent le nom de péchés charnels. Telle est la gourmandise qui a pour terme le plaisir qu'on trouve dans le boire et le manger, et telle est la luxure qui a pour objet les plaisirs des sens. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (II. Cor. vii, 1) : Purifions- nous de toutes les souillures de la chair et de l'esprit.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit la glose (ord.

ccntia carnis est, aut concupiscentia oculo rum, aut superbia vitae. (II! Cor. vu) : Mun demus nos ab omni inquinamento carnis et spiritus

ex xiv de civ. Dei, cap. 11), l'Apôtre appelle ces vices des oeuvres de la chair, non parce qu'ils se consomment dans les plaisirs des sens, mais le mot chair désigne ici l'homme qui, quand il vit d'après lui-même, vit selon la chair, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 3). La raison en est que tous les défauts de la raison humaine ont en quelque sorte leur principe dans les sens charnels.

2. La réponse au second argument est par là meme évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que clans les péchés charnels il y a un acte spirituel, c'est-à-dire un acte de raison, mais la délectation de la chair est la fin de ces péchés, et c'est de là qu'ils tirent leurs noms.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit la glose (ordin.), l'àme est l'esclave du corps spécialement dans le péché de fornication, au point que l'homme ne peut pas en ce mêment penser à autre chose. Mais la délecta­tion de la gourmandise, bien qu'elle soit charnelle, n'absorbe pas ainsi la raison. — Ou bien on peut dire que ce péché est une injure faite au corps puisqu'il le souille honteusement; et c'est pour ce motif qu'on dit que l'homme ne pèche spécialement contre son corps que par ce péché. L'avarice qu'on place au nombre des péchés charnels se prend pour l'adultère qui est une usurpation injuste de l'épouse d'autrui. — Ou enfin on peut encore répon­dre que l'objet dans lequel l'avare se délecte est corporel, et sous ce rapport on range ce vice parmi les péchés charnels. Mais la délectation elle-même appartient à l'esprit et non à la chair, et c'est pour cette raison que saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que l'avarice est un péché spirituel.

ARTICLE III. —les péciiés se distinguent-ils spécifiquement d'après


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.71 a.3