I-II (trad. Drioux 1852) Qu.72 a.2

ARTICLE III. —les péciiés se distinguent-ils spécifiquement d'après

leurs causes?

Objections: 1. Il semble que les péchés se distinguent spécifiquement d'après leurs causes. Car une chose tire son espèce de la même source que son être. Or, les péchés tirent leur être de leurs causes. Donc ils tirent de là (leur es­pèce, et par conséquent ils diffèrent spécifiquement selon la diversité de leurs causes.

2. La cause matérielle semble être de toutes les causes celle qui se rap­porte le moins à l'espèce. Or, l'objet est à l'égard du péché comme sa cause matérielle. Donc puisque les péchés se distinguent spécifiquement d'après leurs objets, il semble qu'ils se distinguent spécifiquement à plus forte rai­son d'après leurs autres causes.

3. Saint Augustin à l'occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. lxxix,17) : Cette vigne a été toute brûlée par le feu et renversée, dit que tout péché pro­vient de la crainte qui produit une fausse humilité ou de l'amour qui excite une flamme impure; et il est écrit (I. Joan, ii, 16; que tout ce qui est dans'Je monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des ijeux, ou orgueil de la vie. Or, on dit qu'une chose est dans le monde à cause du péché, en ce sens que par le mot de monde on désigne ceux qui l'aiment, selon l'obser­vation de saint Augustin (Sup. Joan. Tract, ii int.med.et fin.). Saint Grégoire distingue aussi tous les péchés d'après les sept péchés capitaux (Mor. lib. xxxi, cap. 17). Toutes ces distinctions se rapportant aux causes des péchés, il semble donc que les péchés diffèrent spécifiquement d'après la diversité de leurs causes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après cela tous les péchés seraient de la même espèce, puisqu'ils résultent tous d'une seule et même cause. Car il est écrit (Eccl. x, 15) : Que Torgueil est le commencement de tout péché. Et saint Paul dit (I. ad Tim. cap. 10) que la cupidité est la racine de tous les maux. Or, il est évident qu'il y a différentes espèces de péchés. Donc les péchés

ne se distinguent pas spécifiquement d'après la diversité de leurs causes.

CONCLUSION. — Les péchés se distinguent spécifiquement, non d'après leurs dilïé- rentes causes actives ou motrices, mais d'après les fins diverses que se proposent ceux qui pèchent, et la volonté est mue par ces fins comme par ses objets.

Réponse Il faut répondre que, puisqu'il y a quatre genres de causes, elles s'attri­buent de différentes manières aux divers sujets. Car la cause formelle et la cause matérielle se rapportent proprement à la substance de la chose -, c'est ce qui fait que les substances se distinguent en genre et en espèce d'après leur forme et leur matière. L'agent et la fin (f) regardent directement le mouvement et l'opération. C'est pour cela que les mouvements et les opéra­tions se distinguent spécifiquement d'après ces sortes de causes. Mais ils se distinguent encore de différentes manières. Car les principes ac­tifs naturels sont toujours déterminés aux mêmes actes ; c'est ce qui fait que la diversité d'espèce dans les actes naturels se considère non- seulement d'après les objets qui sont leurs fins ou leurs termes, mais en­core d'après leurs principes actifs. Ainsi échauffer, refroidir sont des ac­tions spécifiquement distinctes en raison du froid et du chaud. Mais dans les actes volontaires, tels que sont les actes des péchés, les principes actifs ne se rapportent pas nécessairement à un seul et même acte. C'est pourquoi du même principe actif ou du même moteur il peut sortir différentes espèces de péché. Ainsi la crainte qui produit une fausse humilité peut faire qu'un homme vole, qu'il tue, qu'il abandonne le troupeau qui lui a été confié; et ces mêmes choses peuvent être la conséquence d'un amour mal or­donné. D'où il est évident que les péchés ne diffèrent pas spécifiquement d'après leurs différentes causes, actives ou motrices, mais qu'ils ne diffèrent que d'après la diversité de leur cause finale, parce que la fin est l'objet de la volonté. Car nous avons montré (quest. i, art. 3, et que§t. xviii, art. 4 et 6) que les actes humains tirent leur espèce de leur fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les principes actifs n'étant pas, dans les actes volontaires, déterminés à une seule chose, ils sont insuffisants pour produire des actes humains, à moins que la volonté ne les y détermine au moyen de la fin qu'elle a en vue, comme le prouve Aristote (Met. lib. ix text. 15 et 16). C'est pourquoi l'être et l'espèce dupéché proviennentde la fin.

2. Il faut répondre au second, que les objets par rapport aux actes extérieurs sont la matière sur laquelle ils s'occupent (2), mais par rapport à l'acte inté­rieur de la volonté ils en sont les fins, et à ce titre ils spécifient l'acte. Quoique comme matière ils aient la nature des termes qui spécifient les mouvements, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 4; Eth. lib. x, cap. 4), néanmoins ces termes ne spécifient les mouvements queparce qu'ils ont la nature de la fin.

3. Il faut répondre au troisième, que ces divisions des péchés n'ont pas pour objet de distinguer leurs espèces; elles n'ont été établies que pour faire connaître leurs différentes causes.

ARTICLE IV. — est-il convenable de distinguer trois sortes de péché : l'un contre dieu, l'autre contre soi-même, et le troisième contre le prochain?


Objections: 1. Il semble que l'on ait tort de distinguer le péché en péché contre Dieu, contre soi-même et contre le prochain. Car ce qui est commun à tout péché ne doit pas dans la division du péché être considéré comme une partie. Or, il est commun à tout péché d'être contre Dieu, puisque dans la défini­tion du péché on appelle ainsi ce qui est contraire à la loi de Dieu, comme

(2) C'est ce que l'Ecole appelle materia circa

quam.

nous l'avons dit (quest. lxxi, art. 0). Donc dans la division du péché on ne doit pas faire du péché contre Dieu une partie distincte.

2. Toute division doit se faire par les contraires. Or, ces trois genres de péché ne sont pas opposés; car quiconque pèche contre le prochain pèche contre lui-même et contre Dieu. Donc on a tort de diviser ainsi le péché en trois parties.

3. Ce qui est extrinsèque à un objet ne constitue pas son espèce. Or, Dieu et le prochain sont en dehors de nous. Donc les péchés ne sont pas spé­cifiquement distingués de la sorte. Par conséquent on a tort de diviser ainsi le péché en trois parties.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore, dans son livre Du souverain bien, dit en distinguant les péchés que l'homme pèche contre lui-même, contre Dieu et contre le prochain.

CONCLUSION. — Puisque tous les péchés sont des actions déréglées qui faussent les rapports que l'homme doit avoir envers Dieu, envers lui-même et envers le prochain, c'est avec raison qu'on distingue les péchés en péchés contre Dieu, contre soi-même et contre le prochain.

Réponse Il faut répondre, que comme nous l'avons dit (quest. lxxi, art. 1 et 6), le péché est un acte contraire à l'ordre. Or, il doit y avoir dans l'homme trois sortes d'ordre. L'un est réglé par la raison, en ce sens que toutes nos ac­tions et toutes nos passions doivent avoir la raison pour règle et pour me­sure. L'autre se rapporte à la loi divine qui doit diriger l'homme en toutes choses. Ces deux espèces d'ordre seraient bien suffisantes, si l'homme était naturellement un être solitaire. Mais comme il est par nature politique et social, comme le prouve Aristote (Polit, lib. i, cap. 11), il est nécessaire qu'il y ait un troisième ordre qui règle l'homme par rapport à ses semblables avec lesquels il doit vivre. Le premier de ces ordres contient le second et le surpasse. Car tout ce qui est contenu dans l'ordre de la raison est contenu dans l'ordre de Dieu lui-même, mais il y a des choses contenues dans l'ordre de Dieu qui surpassent la raison humaine; telles sont les choses de foi (1) qui ne sont dues qu'à Dieu. De là on dit que celui qui pèche sous ce rap­port pèche contre Dieu ; tels sont les hérétiques, les sacrilèges et les blas­phémateurs. De même le second ordre renferme le troisième et le surpasse. Car dans tous nos rapports avec le prochain il faut que la raison nous dirige. Mais dans certaines circonstances la raison nous règle seulement par rap­port à nous, mais non par rapport au prochain. Et si l'homme pèche de cette manière on dit qu'il pèche contre lui-même, comme le font le gourmand, le luxurieux et le prodigue (2) ; tandis que quand l'homme pèche dans ses rapports avec ses semblables, on dit qu'il pèche contre le prochain, comme le voleur et l'homicide (3). Ces rapports de l'homme avec Dieu, avec le prochain et avec lui-même étant des choses diverses , cette distinction des péchés repose par conséquent sur les objets qui diversifient l'espèce des pé­chés, et elle résulte à proprement parler de la diversité de leurs espèces. Car les vertus auxquelles les péchés sont contraires se distinguent spécifique­ment d'après cette différence (4), puisqu'il est évident d'après ce que nous avons dit (quest. lxh, art. 1, 2 et 3) que les vertus théologales ordonnent l'homme par rapport à Dieu ; la tempérance et la force l'ordonnent par rap­port à lui-même et la justice par rapport au prochain.

En général toutes tes vertus théologales.

L'homme agit alors contre les veFtiis de la tempérance et de la continence.

(5) C'est la justice «tui est blessée.
(4) La diversité spécifique des objets reposant sur la diversité spécifique des vertus auxquelles ils se rapportent, plusieurs théologiens se sont arrêtés pour ce motif ii ce mode de distinction.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que pécher contre Dieu, selon que l'ordre qui se rapporte à Dieu renferme tout l'ordre humain, c'est une chose commune à toute espèce de péché ; mais si l'on blesse cet ordre selon qu'il surpasse les deux autres, alors le péché contre Dieu devient un péché d'un genre spécial (i).

2. Il faut répondre au second, que quand on distingue l'une de l'autre deux choses dont l'une renferme l'autre, la distinction porte non sur ce qui est commun à toutes les deux, mais sur ce que l'une surpasse l'autre; c'est ce que rend évident la division des nombres et des figures. Car on ne divise le triangle en carré qu'autant qu'il le surpasse, et il en faut dire autant des nombres trois et quatre (2).

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu et le prochain, bien qu'ils soient des choses extérieures par rapport au pécheur, il n'en est pas de meme par rapport à l'acte du péché. Car ils sont à cet acte comme ses objets propres.

ARTICLE V. — la division des péchés qui repose sur la peine en diversifie-t-elle l'espèce?


Objections: 1. Il semble que la division des péchés qui repose sur la peine diversifie l'espèce; comme quand on divise le péché en péché véniel et en péché mortel. Caries choses qui diffèrent infiniment ne peuvent être de la même espèce, ni du meme genre. Or, le péché véniel et le péché mortel diffèrent à l'infini; car le péché véniel ne mérite qu'une peine temporelle et le péché mortel une peine éternelle, et la mesure de la peine répond à l'étendue de la faute, d'après ces paroles de l'Ecriture (Deut. xxv, 2) : Les coups seront proportionnés à la faute. Donc le péché véniel et le péché mortel ne sont pas du même genre, et on ne doit pas dire qu'ils sont de la même espèce.

2. Il y a des péchés qui sont mortels dans leur genre, comme l'homicide et l'adultère ; d'autres qui sont véniels dans leur genre, comme une parole oiseuse, un ris superflu. Donc le péché véniel et le péché mortel ne sont pas de la même espèce.

3. Ce que l'acte vertueux est à la récompense, le péché l'est à la peine. Or, la récompense est la fin de l'acte vertueux. Donc la peine est aussi celle du péché. Et comme les péchés se distinguent spécifiquement d'après leurs fins, ainsi que nous l'avons ditfart. 1 huj. quaest. ad I), il s'ensuit qu'ils se distinguent de la même manière d'après la peine qu'ils méritent.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui constitue l'espèce d'une chose a la priorité sur elle, comme les différences spécifiques. Or, la peine suit la faute comme son effet. Donc la différence spécifique des péchés ne repose pas sur la peine qu'ils méritent.

CONCLUSION. — Puisque dans le péché la peine est un accident par rapport à celui qui pèche, la différence du péché véniel et du péché mortel, ou toute autre, prise d'a­près la peine, ne peut pas distinguer les espèces de péchés.

Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes de différence entre les choses qui ne sont pas de même espèce. L'une constitue la diversité des espèces ; cette différence ne se rencontre jamais que dans des êtres d'espèce diverse (3) , comme le raisonnable et Vir raisonnable ; Y animé et Y inanimé. L'autre diffé­rence résulte de la diversité d'espèce. Quoiqu'elle soit la conséquence de la diversité d'espèce dans certains êtres, cette différence cependant peut se rencontrer dans d'autres qui sont de la meme espèce. Ainsi le blanc et

Comme le sacrilège.

Le nombre quatre est d'une autre espèce que le nombre trois parce qu'il le surpasse d'une uni­té ; de même le péché contre Dieu est d'une autre espèce que le péché contre l'homme parce que la loi divine surpasse la raison humaine.

(5) Elle ne peut pas se trouver dans des indivi­dus de la même espèce.

le noir sont une conséquence de la diversité d'espèce du corbeau et du cygne; néanmoins cette différence se rencontre dans les hommes de la même es­pèce. Il faut donc dire que la différence du péché véniel et du péché mortel, ou toute autre différence qui se prend de la nature même de la peine, ne peut pas être une différence constitutive de la diversité de l'espèce. Car ce qui est accidentel ne constitue jamais l'espèce. Or, ce qui existe en dehors de l'intention de l'agent est accidentel, comme le prouve Aristote (Phys. lib. ii, text. 50). Et comme la peine est évidemment en dehors de l'intention de celui qui pèche, il s'ensuit qu'elle se rapporte accidentellement au péché de la part du pécheur. Mais elle s'y rapporte extérieurement, c'est-à-dire par l'effet de la justice du juge qui inflige des châtiments divers selon les différentes espèces de péché. D'où l'on voit que la différence qui repose sur la nature de la peine peut être la conséquence de la diversité d'espèce des péchés, mais qu'elle ne la constitue pas. Ainsi la différence du péché véniel et du péché mortel résulte de la diversité du dérèglement qui est le complément même du péché. Car il y a deux sortes de dérèglement : l'un qui provient de ce qu'on se soustrait au principe d'ordre; l'autre qui ré­sulte de ce que tout en sauvegardant le principe d'ordre on manque à ce qui est après lui (d). C'est ainsi que dans le corps de l'animal il y a quelquefois une perturbation dans la complexion qui va jusqu'à détruire le principe vital, et alors c'est la mort; d'autres fois sans détruire le prin­cipe de la vie il y a désordre dans les humeurs, et alors c'est la maladie. Or, le principe de tout l'ordre dans les choses morales, c'est la fin dernière qui est aux choses pratiques ce qu'un principe indémontrable est aux choses spéculatives, comme le dit Aristote (Eth. lib. vii, cap. 8). Par conséquent quand le péché jette le trouble dans l'âme au point de la détourner de sa fin dernière, qui est Dieu, à qui elle est unie par la charité, alors il est mor­tel. Mais quand ce désordre ne va pas jusqu'à la détourner de Dieu, il est véniel. Car, comme dans les corps le trouble de la mort qui résulte de l'é- loignement du principe vital est naturellement irréparable, tandis qu'on peut remédier aux désastreux effets de la maladie, parce que le principe de vie est conservé, ainsi il en est des choses qui se rapportent à l'âme. En effet dans les choses spéculatives celui qui se trompe sur les principes ne peut pas être persuadé, tandis que quand on se trompe tout en sauvegar­dant les principes, on peut être ramené par ces principes mêmes à la vé­rité. De même en matière pratique celui qui en péchant se détourne de sa fin dernière fait, autant que la nature du péché le comporte, une chute irréparable; c'est pourquoi l'on dit qu'il pèche mortellement et qu'il doit être éternellement puni. Mais celui qui pèche sans se détourner de Dieu, fait une faute réparable d'après la nature même du péché, parce qu'en ce cas le principe est sauvé. C'est pourquoi on dit qu'il pèche véniellement, parce qu'il ne pèche pas au point de mériter un châtiment qui n'ait pas de fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché mortel et le péché véniel diffèrent à l'infini relativement à l'êloignement de Dieu, mais il n'en est pas de même quand on les considère dans leur rapport avec l'objet d'où le péché tire son espèce. Par conséquent rien n'emp ' che que l'on ne ren­contre dans la même espèce un péché mortel et un péché véniel. Ainsi le mouvement premier en matière d'adultère est un péché véniel (2), et une

(2) Tandis que ce crime est un péché mortel en lui-même. Il n'est véniel dans ce cas qu'à cause du défaut du consentement.

parole oiseuse, qui le plus souvent est une faute vénielle, peut être un

péché mortel (4).

2. Il faut répondre au second, que de ce qu'on rencontre des péchés qui sont mortels de leur genre, et d'autres qui sont véniels, il s'ensuit que cette différence est une conséquence de la diversité spécifique des péchés (2), mais cela ne prouve pas qu'elle la produise. Au reste cette différence peut se rencontrer dans des choses qui sont de la même espèce, comme nous l'avons observé (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la récompense est dans l'intention de celui qui mérite et qui fait un acte de vertu -, tandis que le châtiment n'est pas dans l'intention de celui qui pèche, mais il est plutôt contraire à sa vo­lonté. Il n'y a donc pas de parité.

* Ils ne diffèrent pas d'espèce parce qu'ils sont opposés ii la même vertu et de la même manière, selon le langage des théologiens

ARTICLE VI. — le péché de commission et le péché d'omission sont-ils d'une espèce différente?


Objections: 1. Il semble que le péché de commission et le péché d'omission ne soientpas de la même espèce. Car l'Apôtre oppose le mot délit (delictum) au mot péché (peccatum), quand il dit (Ephes. ii, 4) : Lorsque vous étiez morts à vos délits et à vos péchés. Dans l'explication de ce passage la glose (interi.) dit qu'il y a délit quand on ne fait pas ce qui est commandé, et qu'il y a péché quand on fait ce qui est défendu. D'où il est manifeste que le mot délit désigne le péché d'omission, etlemot^éc/te le péché de commission. Ils diffèrent donc d'es­pèce, puisque l'Apôtre les oppose l'un à l'autre comme étant d'espèce diffé­rente.

2. Il est dans la nature même du péché d'être en opposition avec la loi de Dieu, car ce sont les mots qu'on fait entrer dans sa définition, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxxi, art. 6). Or, dans la loi de Dieu les préceptes aíïirmatifs qu'on transgresse par le péché d'omission sont autres que les préceptes négatifs que l'on transgresse par le péché de com­mission. Donc le péché d'omission et celui de commission ne sont pas de la même espèce.

3. L'omission et la commission diffèrent comme l'affirmation et la néga­tion. Or, l'affirmation et la négation ne peuvent pas être d'une seule et même espèce; caria négation n'a pas d'espèce, puisque, comme le dit Aristote (Phys. lib. iv, text. 67), le non-être n'a ni espèce, ni différence. Donc l'omission et la commission ne peuvent pas être d'une seule et même espèce.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'omission et la commission se rencontrent dans la même espèce de péché. Car l'avare ravit le bien d'autrui, ce qui est un péché de commission, et il ne donne pas le sien à ceux auxquels il doit le donner; ce qui est un péché d'omission. Donc l'omission et la commission ne diffèrent pas d'espèce.

CONCLUSION. — Puisque les péchés de commission et d'omission procèdent du même motif et se rapportent à la même fin (car l'avare prend et ne donne pas ce qu'il doit donner en vue d'accumuler de l'argent), il est constant que si l'on considère les objets d'où l'on doit tirer la distinction propre et formelle des péchés, ils ne diffèrent pas spécifiquement ; mais ils diffèrent si on prend l'espèce dans un sens plus large et qu'on l'entende matériellement.

(1) Par suite des circonstances ou de l'inten­tion.
(2) Quand les théologiens cherchent à établir la différence spécifique des péchés, c'est précisément pour arriver à distinguer ceux qui sont mortels de ceux qui sont véniels. On ne peut donc pas s'appuyer sur ces deux sortes de péché pour fonder cette différence.

Réponse Il faut répondre que dans les péchés il y a deux sortes de différence, l'une matérielle et l'autre formelle. La différence matérielle se considère d'après l'espèce naturelle des actes coupables, tandis que la différence formelle se prend du rapport de l'acte avec la fin qui lui est propre et qui est aussi son propre objet. De là il arrive qu'il y a des actes qui sont matériellement d'une espèce différente et cependant qui appartiennent formellement à la même espèce de péché, parce qu'ils se rapportent à la même fin. Ainsi juguler, lapider, perforer appartiennent à la même espèce d'homicide, quoique ces actes soient par leur nature d'espèce différente. Par conséquent si nous parlons matériellement de l'espèce du péché d'omission et de commission, ils diffèrent spécifiquement, en prenant toutefois le mot espèce clans son sens large, c'est-à-dire selon qu'il est applicable à la négation ou à la pri­vation. Mais si nous parlons de l'espèce du péché d'omission et de commis­sion prise formellement, alors ils ne diffèrent pas spécifiquement, parce qu'ils se rapportent à la même fin et procèdent du même motif (1). Car l'avare, pour amasser de l'argent, prend et ne donne pas ce qu'il doit don­ner. De même le gourmand , pour satisfaire sa gourmandise, mange des choses superflues et omet les jeunes qu'on doit observer; et l'on peut en dire autant de tous les autres vices. Car dans la réalité la négation repose sur une affirmation qui est en quelque sorte sa cause. C'est pour cela que dans l'ordre naturel la raison qui fait que le feu échauffe fait aussi qu'il ne refroidit pas.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cotte division d'après laquelle on distingue le péché de commission du péché d'omission ne repose pas sur la diversité des espèces formelles, mais sur la diversité des espèces maté­rielles, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, qu'il a été nécessaire de mettre dans la loi de Dieu divers préceptes affirmatifs et négatifs pour mener insensiblement les hommes à la vertu, en les éloignant d'abord du mal, ce qui est l'objet des préceptes négatifs, et en leur faisant ensuite faire le bien, ce qui est l'objet des préceptes affirmatifs. Ainsi les préceptes affirmatifs et négatifs n'ap­partiennent pas à différentes vertus, mais à divers degrés de vertu, et par conséquent il n'est pas nécessaire qu'ils soient opposés à des péchés de différente espèce. D'ailleurs le péché ne tire pas son espèce de ce qu'il dé­tourne de Dieu celui qui le commet, parce que sous ce rapport c'est une né­gation ou une privation, mais il tire son espèce de l'objet auquel il se rap­porte comme acte. Par conséquent les péchés ne sont pas spécifiquement divers d'après les.différents préceptes de la loi (2).

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur la diversité matérielle de l'espèce. Cependant il faut savoir que la négation, quoiqu'elle n'ait pas d'espèce à proprement parler, rentre néanmoins dans une espèce quelconque, parce qu'elle se ramène àune affirmation dont elle est l'effet (3).


ARTICLE VII. — EST-IL CONVENABLE DE DISTINGUER LE PÉCIIÉ DU COEUR, DE LA BOUCHE ET DE L'OEUVRE (4) ?


Objections: 1. Il semble qu'on ait tort de diviser le péché en péché du coeur, de la bouche et de l'oeuvre. Car saint Augustin distingue dans le péché trois de-

(5) Ainsi la cause que le feu ne refroidit pas c'est qu'il échauffe.
(4) Ces trois degrés du péché sont indiqués par ce passage de l'Evangile (Matth, v) : Audistis quia dictum est antiquis : non occides. Ego autem dico vobis quod omnis qui irascitur patri suo, etc.

grés (De Trin. lib. xii, cap. 12) : le premier quand on éprouve un certain attrait pour les choses charnelles ; ce qui est un péché de pensée; le second quand on se contente de la seule délectation de la pensée ; le troisième quand on décide ce qu'on doit faire et qu'on y consent. Or, ces trois choses appartiennent au péché du coeur. Donc on a eu tort d'en faire un genre de péché.

2. Saint Grégoire distingue (Moral, lib. iv, cap. 25) quatre degrés dans le péché: le premier quand la faute est cachée au fond du coeur, le second quand elle se produit extérieurement; le troisième quand elle est fortifiée par l'habitude; le quatrième quand l'homme va jusqu'à trop présumer de la miséricorde divine ou jusqu'au désespoir. Ainsi il ne distingue pas le péché de l'oeuvre du péché de la bouche, et il ajoute à la distinction que nous avons établie deux autres degrés ou deux autres espèces de péchés. Donc la première division a été mal faite.

3. Le péché ne peut être dans la bouche ou dans l'oeuvre qu'il n'ait été auparavant produit dans le'coeur. Donc ces péchés sont de la même espèce, et l'on ne doit pas ainsi les diviser par opposition les uns aux autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jérôme dit à propos de ce passage d'Ezé- chiel : Cum compleveris expiationem (cap. xliii) qu'il y a trois péchés géné­raux auxquels le genre humain est sujet ; car nous péchons ou par pensée, ou par parole, ou par action.

CONCLUSION. — Tout péché se divise en péché du coeur, de la bouche et de l'ac­tion, non comme en autant d'espèces complètes, puisque le péché n'est consommé que par l'action, mais d'après les divers degrés dont le même péché est susceptible aans son espèce.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des choses qui diffèrent spécifiquement de deux manières : 1° parce que l'une et l'autre forment une espèce complète, comme le boeuf etle cheval sont d'espèce différente. 2° On peut considérer la diversité d'espèce d'une chose d'après les divers degrés de sa formation et du mouve­ment qui la produit. Ainsi bâtir c'est faire complètement une maison; en placer les fondements et élever des murs, ce sont des espèces incomplètes, comme le prouve Aristote (Eth. lib. x, cap. 4). On peut dire la meme chose de la génération des animaux. Ainsi quand on divise le péché en trois parties, le péché de la bouche, du coeur et de l'action, on ne regarde pas ces différentes espèces comme complètes ; car le péché se consomme par l'action, et par conséquent le péché d'action représente une espèce complète. Mais à son début le péché a en quelque sorte son fondement dans le coeur ; son second degré est dans les paroles, c'est-à-dire dans cette disposition qui porte l'homme à manifester ses sentiments intérieurs; enfin le troisième degré consiste dans la consommation de l'action. Par conséquent ces trois choses diffèrent selon les divers degrés du péché. Toutefois il est évident qu'elles appartiennent toutes trois à une seule et même espèce de péché qui est par­faite, puisqu'elles procèdent du même motif. Car celui qui s'irrite par là même qu'il désire se venger, est d'abord troublé dans son coeur ; il s'é­chappe ensuite en paroles injurieuses, enfin il en vient aux actions nuisi­bles. Il en est de même évidemment de la luxure et de tout autre péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout péché du coeur est un péché secret, et sous ce rapport il ne renferme qu'un degré, mais qui se divise en trois autres : la pensée, la délectation et le consentement.

2. Il faut répondre au second, que le péché de parole et le péché d'action ont de commun la publicité ou la manifestation ; c'est pour cela que saint Gré­goire (loc. cit. in arg.) les comprend sous un même chef. Mais saint Jérôme (loc. cit. in arg. sedcontrà.) les distingue parcequedans le péchédebouche on se propose principalement et uniquement la manifestation de la pensée, tan­dis que le péché d'action a pour but principal l'accomplissement du projet qu'on a conçu dans son coeur ; la manifestation n'en est que la conséquence. Quant à l'habitude et au désespoir ce sont des degrés qui sont une consé­quence de l'espèce parfaite du péché, comme l'adolescence et la jeunesse sont une suite de la génération parfaite de l'homme.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché de pensée et le péché de pa­role ne se distinguent pas du péché d'action quand ils sont simultanément unis avec lui, mais ils s'en distinguent quand chacun d'eux existe par lui- même. C'est ainsi que la partie du mouvement ne sedistingue pas du mou­vement entier quand le mouvement est continu, mais seulement quand le mouvement s'arrête au milieu.


ARTICLE VIII. — l'excès et le défaut diversifient-ils l'espèce du

péché ?

Objections: 1. Il semble que l'exès et le défaut ne diversifient pas l'espèce du péché. Car l'excès et le défaut diffèrent selon le plus et le moins. Or, le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Donc l'excès et le défaut ne diversifient pas l'espèce des péchés.

2. Comme le péché provient, dans la conduite, de ce qu'on s'écarte de la droiture de la raison; de même la fausseté en matière spéculative provient de ce qu'on s'éloigne de la vérité des choses. Or, la fausseté ne change pas d'espèce quand on est au-dessus ou au-dessous de la réalité. Donc l'es­pèce du péché ne change pas non plus quand on s'écarte de la droiture de la raison en plus ou en moins.

3. De deux espèces on n'en constitue pas une seule, comme le disent Por­phyre (Isag. cap. ult.) et Aristote (Met. lib. i, text. 37). Or, l'excès et ledéfaut se trouvent réunis dans un seul et même péché. Car il y en a qui sont tout à la fois ladres et prodigues ; la ladrerie pèche par défaut, et la prodigalité par excès. Donc l'excès et le défaut ne diversi fient pas l'espèce des péchés.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les contraires diffèrent d'espèce; car la con­trariété est une différence de forme, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 13 et 14). Or, les vices qui diffèrent par excès et par défaut sont con­traires, comme la ladrerie est contraire à la prodigalité. Donc ils diffèrent d'espèce.

CONCLUSION. — L'excès et le défaut n'établissent pas seulement une différence spé­cifique entre les péchés, mais ils les rendent encore contraires puisqu'ils résultent de motifs, d'objets et de fins qui sont directement opposés.

Réponse Il faut répondre que puisque dans un péché il y a deux choses, l'acte lui-même et sa déviation qui fait qu'il s'écarte de l'ordre de la raison et de la loi divine, l'espèce du péché ne se considère pas relativement à la dé­viation qui est en dehors de l'intention de celui qui pèche, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), mais elle se considère plutôt relativement à l'acte lui-même, selon qu'il a pour terme l'objet vers lequel se porte l'in­tention du pécheur. C'est pourquoi partout où l'on rencontre divers motifs qui portent l'intention au mal, il y a différentes espèces dépêché. Or, il est évident que le motif qui nous porte à pécher quand nous péchons par excès n'est pas le même que quand nous péchons par défaut, et même ce sont des motifs contraires. Ainsi le motif qui nous fait pécher par intempérance est l'amour des plaisirs corporels, et le motif qui nous fait pécher par insen­sibilité est la haine de ces mêmes choses. D'où l'on voit que ces péchés ne diffèrent pas seulement d'espèce, mais qu'ils sont encore contraires l'un à l'autre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que 1 e plus et le moins quoiqu'ils ne soient pas une cause de la diversité d'espèce (i), en sont néanmoins quelquefois une conséquence, par exemple quand ils proviennent de formes diverses, comme quand on dit que le feu est plus léger que l'air. De là Aristote dit (Eth. lib. viii, cap. 1) que les philosophes qui ont supposé qu'il n'y avait pas différentes espèces d'amitié, sous prétexte que les amitiés diffèrent du plus au moins, se sont reposés sur une preuve peu convain­cante. Et c'est ainsi que l'excès et le défaut constituent des péchés de différente espèce parce qu'ils résultent de divers motifs.

2. Il faut répondre au second, que le pécheur n'a pas l'intention de s'éloigner de la raison. C'est pourquoi le péché par excès et le péché par défaut ne sont pas de même nature, parce qu'ils s'écartent de la même règle qui est la droiture de la raison. Mais quelquefois celui qui dit une chose fausse a l'intention de cacher la vérité-, par conséquent sous ce rapport il n'importe en rien qu'il dise plus ou moins. Mais s'il n'a pas l'intention de s'écarter de la vérité, alors il est évident qu'il est porté par des causes diverses à dire plus ou moins, et en ce sens il y a différentes espèces de fausseté. Ainsi celui qui se vante et qui cherche à se glorifier en dépassant le vrai, diffère de celui qui trompe en diminuant ses ressources pour échapper au payement de ses dettes (2) ; par conséquent il v a des opinions fausses qui sont con­traires l'une à l'autre.

3. Il faut répondre au troisième, que le même individu peut être prodigue et avare sous divers rapports ; ainsi on peut manquer de libéralité en recevant ce qu'on ne doit pas recevoir, eton peut être prodigue en donnant ce qu'on ne doit pas donner. Or, rien n'empêche que les contraires ne soient dans le même sujet sous divers rapports.

ARTICLE IX. — les péchés changent-ils d'espèces selon les différentes circonstances (3)?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.72 a.2