I-II (trad. Drioux 1852) Qu.72 a.9

ARTICLE IX. — les péchés changent-ils d'espèces selon les différentes circonstances (3)?

Objections: 1. Il semble que les vices et les péchés changent d'espèce selon les diffé­rentes circonstances. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), le mal résulte de défauts particuliers. Or, chacun de ces défauts vicie une circonstance particulière, et par conséquent il résulte de chaque circons­tance viciée une espèce particulière de péché.

2. Les péchés sont des actes humains. Or, les actes humains tirent quel­quefois leur espèce des circonstances, comme nous l'avons vu (quest. xviii, art. 40). Donc les péchés diffèrent d'espèce, selon que les diverses circons­tances se trouvent viciées.

3. Les différentes espèces de gourmandise ont été renfermées clans ce vers technique : Praeproperé, lautè, nimis, ardenter, studiosè, ce qui signifie manger avant qu'il ne faut, des choses trop abondantes, trop exquises, avec trop d'ardeur et de recherche. Or, tous ces caractères sont autant de circonstances différentes. Donc le péché change d'espèce d'après la diver ­sité des circonstances.

(I) le plus et le moins indiquent quelquefois une perfection plus ou moins grande à l'égard de la même forme ; ainsi l'eau peut être plus ou moins chaude ; mais ils résultent aussi quelque­fois de formes diverses, comme quand on dit que l'ange est plus intelligent que l'homme. C'est ce qui a lieu ii l'égard des péchés ; ils different en plus et en moins lorsqu'ils résultent de motifs divers.                        #
(2) L'un pèche par cxccs, l'autre par défaut d’a- près des motifs différents, ce qui change l'espèce de la faute.
(5) On a renfermé toutes les circonstances dans ce vers technique : Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando?

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib, iii, cap. 7, cl lib. iv, cap. 1) qu'on ne pèche qu'en faisant plus qu'il ne faut, et en agissant quand il ne faut pas ; et il en est de même de toutes les autres circonstances. Donc les circonstances ne changent pas l'espèce.

CONCLUSION.-Les circonstances du péché n'en changent pas l'espèce, à moins qu'elles ne proviennent de divers motifs.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), là où se rencontre un autre motif qui nous porte à mal faire, il y a une autre espèce de péché, parce que le motif est la fin et l'objet du péché. Or, il arrive quel - quefois que différentes circonstances sont viciées, et que néanmoins le mo­tif reste le même. Ainsi l'avare obéit au même motif quand il reçoit au mêment où il ne faut pas, au lieu où il ne doit pas recevoir, et plus qu'il n'aurait dû recevoir ; et il en est de même des autres circonstances ; car ce qui le fait agir ainsi, c'est le désir déréglé qu'il a d'amasser de l'argent. Dans ce cas les défauts des diverses circonstances ne changent pas l'espèce du péché, mais ils se rapportent tous à une seule et même espèce. D'autres fois il arrive que les vices des différentes circonstances proviennent de divers mo­tifs : par exemple, quand quelqu'un mange avant le temps, cela peut pro­venir de ce qu'il ne peut pas rester plus longtemps sans nourriture par suite de la facilité des opérations digestives ; s'il désire une quantité exces­sive de nourriture, cela peut tenir aux besoins de sa nature qui demande beaucoup; s'il recherche les mets exquis, cela tient à ce qu'il met son plai­sir dans les choses qu'il mange. Ainsi, les défauts des différentes circons­tances produisent différentes espèces de péchés (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mal considéré comme tel est une privation. C'est pourquoi ii change d'espèce, comme toutes les autres privations, selon les objets dont il nous prive. Mais le péché ne tire pas son espèce de la privation ou de l'aversion (2), comme nous l'avons dit (art. 1) ; il la tire de son rapport avec l'objet de l'acte.

2. Il faut répondre au second, que la circonstance ne change l'espèce de l'acte qu'autant qu'elle produit un autre motif.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les différentes espèces de gour­mandises il y a divers motifs, comme nous l'avons dit (in corp. art.y.



QUESTION LXXIII.

du rapport des péchés entre eux.

Après avoir-parlé de la distinction des péchés, nous avons à nous occuper du rap­port qu'ils ont entre eux. — A ce sujet dix questions se présentent : 1° Tous les péchés et tous les vices sont-ils connexes? — 2° Sont-ils tous égaux? — 3° La gravité des péchés se considère-t-elle d'après leurs objets? — 4" Se considère-t-elle d'a­près la dignité des vertus auxquelles ils sont opposés? — 5" Les péchés char­nels sont-ils plus graves que les péchés spirituels? — 6" La gravité des péchés se con- sidère-t-elle d'après leurs causes? — 7° La considère-t-on d'après les circonstances? — 8" Est-ce d'après la quantité du dommage causé ? — 9° Est-ce d'après la condition de la personne offensée? — 10" L'importance de la personne qui pècheaggrave-t-elle le péché ?

ARTICLE I. — tous les péchés sont-ils connexes (3)?


Objections: 1. Il semble que tous les péchés soient connexes. Car il est écrit (Jac. ii, io) :

(I) Ainsi les circonstances changent l'espèce «lu péché toutes les fois qu'elles ajoutent à Facie un nouveau caractère de malice qu'il n'avait pas.
2 Autrement tous les péchés seraient de la même espèce.
3 L'Ecriture suppose que tous les péchés ne

2. Quiconque ayant observé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait toute violée. Or, quand on est coupable d'avoir trans­gressé tous les commandements de la loi, c'est comme si on avait fait tous les péchés-, car, comme ledit saint Ambroise (De parad. cap. 8), le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux ordres du ciel. Donc quiconque fait un péché est coupable de tous les autres.

3. Tout péché exclut la vertu qui lui est opposée. Or, celui qui manque d'une vertu est privé de toutes les autres, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxv, art. 1). Donc celui qui fait un péché est privé de toutes les vertus ; et comme celui qui manque d'une vertu a le vice qui lui est contraire, il s'ensuit que celui qui a un péché les a tous.

Toutes les vertus sont connexes, parce qu'elles ont un seul et même principe, ainsi que nous l'avons vu (quest. lxv, art. 1 et 2). Or, comme les vertus se réunissent dans un seul et même principe, de meme les péchés. Car comme l'amour divin qui produit la cité de Dieu est le principe et la racine de toutes les vertus ; de même l'amour de soi qui produit la cité de Babylone est la raison de tous les péchés, tel qu'on le voit dans saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv cap. 28 et ult., et in Psal. 64). Donc tous les péchés et tous les vices sont connexes de manière que celui qui en a un possède tous les autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il y a des vices qui sont réciproquement contraires, comme le prouve Aristote (Eth. lib. ii, cap. 8). Or, il est impossible que les contraires existent simultanément dans le meme sujet. Par conséquent les péchés et les vices ne peuvent pas être connexes entre eux.

CONCLUSION. — Puisqu'il y a des vices ou des péchés qui sont contraires l'un à l'autre et que les contraires ne peuvent exister simultanément dans le même sujet, il ne peut se faire que tous les péchés soient connexes.

Réponse Il faut répondre que l'intention de celui qui agit conformément à la vertu pour obéir à la raison est autre que l'intention de celui qui pèche pour s'é­carter de cette même raison. Car tout agent qui est vertueux a l'intention de suivre la règle de la raison ; c'est ce qui fait que toutes les vertus ten­dent au même but et qu'elles ont toutes de la connexion entre elles, parce qu'elles se réunissent toutes dans la droite raison pratique qui est la pru­dence, comme nous l'avons dit (quest. lxv, art. 1). Mais l'intention de celui qui pèche n'a pas pour but de s'écarter de ce qui est conforme à la raison, elle tend plutôt vers le bien qui sollicite son appétit et d'où elle tire son espèce. Or, les biens de cette nature vers lesquels tend l'intention du pécheur qui s'écarte de la raison, sont des biens divers qui n'ont aucune connexion entre eux, et qui sont même quelquefois contraires. Ainsi donc puisque les vices et les péchés tirent leur espèce de l'objet auquel ils se rapportent, il est évident que d'après ce qui constitue l'espèce du péché ils n'ont aucune connexion entre eux. Car on ne pèche pas en allant de la multiplicité à l'unité, comme il arrive par les vertus qui sont connexes entre elles, mais on pèche plutôt en s'écartant de l'unité pour aller à la multipli­cité (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Jacques parle des péchés

sont pas connexes entre eux comme les vertus (Jcr. ii) : Quod si non moechaberis, occides autem, factus es transgressor legis. Ce qui montre évidemment qu'on peut être adultère sans être homicide.

(I) Il y a cependant des péchés qui ont de la connexion entre eux. Ainsi l'impureté mène à la gourmandise, la jactance et l'hypocrisie à la vaine gloire.

non d'après leur rapport avec leur objet, ce qui constitue leur distinction, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. lxxii, art. 1), mais il en parle d'après l'éloignement qui résulte de ce que l'homme en les commettant s'écarte de la loi de Dieu. Car tous les préceptes de la loi ont un seul et même auteur, comme le dit cet apôtre (ibid.); par conséquent c'est le même Dieu qu'on méprise quand on les transgresse. C'est en ce sens qu'il dit que celui qui le blesse en un point devient coupable de tous les autres; parce qu'en faisant un péché, par là même qu'il méprise Dieu il mérite d'être puni-, et c'est ce même mépris qui fait que tous les péchés sont punissables.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit(quest. lxxi, art. 4), tout péché ne détruit pas la vertu qui lui est opposée. Ainsi le péché véniel ne la détruit pas; le péché mortel détruit la vertu infuse, puisqu'il détourne de Dieu, mais un seul péché mortel ne détruit pas l'habitude d'une vertu acquise. Toutefois si on multiplie le même péché, cette réitération d'actes produisant une habitude contraire, l'habitude de la vertu acquise se trouve par là même détruite, et du mêment où elle est détruite laprudence n'existe plus; parce que quand l'homme agit contre une vertu quelconque, il agit contre la prudence sans laquelle aucune vertu morale ne peut exister, comme nous l'avons vu (quest. lviii, art. 4, et quest. lxv, art. 1). C'est pourquoi toutes les vertus morales sont conséquemment détruites relativement à leur être for­mel et parfait qu'elles possèdent selon qu'elles participent à la prudence ; mais les inclinations à la vertu subsistent. Il ne résulte donc pas de là que l'homme pour ce motif ait tous les vices ou tous les péchés : 1° parce qu'il y a plusieurs vices opposés à la même vertu, de telle sorte qu'on peut être privé d'une vertu par l'un d'eux, quoiqu'on n'ait pas les autres ; 2° parce que le péché est directement contraire à la vertu, quant à l'inclination qui nous porte à faire des actions vertueuses, comme nous l'avons dit (quest. lxxi, art. 4). Par conséquent du mêment où il subsiste dans l'homme certaines inclinations vertueuses, on ne peut pas dire qu'il ait les vices ou les péchés qui leur sont opposés (4).

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour de Dieu a une vertu unitive dans le sens qu'il ramène les affections de l'homme de la multiplicité à l'unité ; c'est ce qui fait que les vertus qui sont des effets de l'amour de Dieu ont de la connexion entre elles. L'amour de soi, au contraire, disperse les affections de l'homme sur divers points, parce que l'homme s'aime en re­cherchant pour lui-même les biens temporels qui sont variés et divers, et c'est pour cette raison que les vices et les péchés qui sont des effets de l'amour de soi ne sont pas connexes.

ARTICLE II. — tous les péchés sont-ils égaux (2)?


Objections: 1. Il semble que tous les péchés soient égaux. Car pécher c'est faire ce qui n'est pas permis. Or, faire ce qui n'est pas permis est. répréhensible en tou­tes choses d'une seule et même manière. Donc le péché est répréhensible d'une seule et même manière, et par conséquent un péché n'est pas plus grave qu'un autre.

2. Tout péché consiste en ce que l'homme transgresse la règle de la raison qui est aux actes humains ce que la règle linéaire est aux objets matériels. Par conséquent pécher c'est comme si l'on dépassait une ligne qui a été tra­

) En un mut, les péchés sont contraires à l'acte de la vertu, mais ils ne sont pas contraires à l'ha­bitude.

(2) On peut citer à cet égard une foule de pas­sages de l'Ecriture (.1er. vu) : Pejus operati sunt quam patres eorum. (Thren. iv) : Major effecta est iniquitas populi mei peccato Sodo­morum.
cée. Or, qu'on s'écarte plus ou moins d'une ligne, on la dépasse toujours également et de la même manière, parce que les privations ne sont suscep­tibles ni de plus, ni de moins. Donc tous les péchés sont égaux.

3. Les péchés sont opposés aux vertus. Or, toutes les vertus sont égales, comme le dit Cicéron (Paradox. ni). Donc tous les péchés sont égaux.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Notre-Seigneur dit à Pilate (Joan, xix, H) : Celui qui m'a livré à votis a commis un plus grand péché. Or, il est constant que Pilate a péché. Donc il y a des péchés plus grands que d'autres.

CONCLUSION. — Puisque les péchés ne nous privent pas absolument de tout le bien de la raison, mais qu'il arrive que nous nous écartons tantôt plus, tantôt moins de sa rectitude, on ne peut pas dire que tous les péchés soient égaux.

Réponse Il faut répondre que l'opinion combattue par Cicéron dans ses Paradoxes (loc. cit.)fut celle des stoïciens qui prétendaient que tous les péchés sont égaux. De là est née l'erreur de quelques hérétiques (1) qui en supposant que tous les péchés sont égaux disaient aussi que toutes les peines de l'enfer sont éga­les. Autant qu'on peut en juger d'après les paroles de Cicéron, les stoïciens avaient été amenés à ce sentiment parce qu'ils considéraient le péché seu­lement du côté de la privation, c'est-à-dire selon qu'il s'écarte de la rai­son, et comme d'ailleurs ils pensaient qu'aucune privation n'est susceptible de plus et de moins, ils ont cru que tous les péchés sont égaux. Mais si l'on y regarde de plus près on trouvera qu'il y a deux sortes de privations. Il va une privation pure et simple qui consiste en quelque sorte dans la corrup­tion de l'être; c'est ainsi que la mort est une privation de vie et les ténèbres une privation de lumière. Ces privations n'admettent pas le plus et le moins, parce qu'il ne reste rien de l'habitude opposée. Car on n'est pas moins mort après deux, trois ou quatre jours qu'après une année, quand le cadavre est déjà tombé en dissolution. De même une maison n'est pas plus ténébreuse quand une lanterne est recouverte de plusieurs voiles, que quand elle est couverted'unseul qui intercepte complètement la lumière. Il y a une autre pri­vation qui n'est pas simple, mais qui conserve encore quelque chose de l'habi­tude opposée. Cette privation consiste plutôt dans l'altération de l'être que dans sa corruptionintégrale. C'est ainsi quela maladie trouble l'harmonie des humeurs, mais de telle sorte qu'il en reste toujours quelque chose, autre­ment l'animal ne resterait pas vivant. Il en est de même de la difformité et des autres choses semblables. Ces privations admettent le plus et le moins, parce qu'elles laissent subsister quelque chose de l'habitude contraire. Car il importe beaucoup à la maladie ou à la difformité, qu'elle s'écarte plus ou moins de l'état où doivent être les humeurs ou les membres. On en doit dire autant des vices et des péchés. En effet ils troublent l'ordre légitime de la rai­son, mais nonpasaupointdele'détruire totalement; autrement le mal, quand il est complet, se détruit lui-même, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 5). Car la substance de l'acte ou l'affection de l'agent ne pourrait subsister s'il ne restait quelque chose de l'ordre rationnel. C'est pourquoi il importe beau­coup à la gravité du péché qu"il s'écarte plus ou moins de la droiture de la raison. D'après cela on doit dire que tous les péchés ne sont pas égaux.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est pas permis de faire des péchés précisément parce qu'ils sont une dérogation à l'ordre; par consé­quent plus cette dérogation est grande et plus ils sont illicites, et par là même plus ils sont graves.

(I) Ces hérétiques sont Novatien et Jovinicn. On peut voir l'ouvrage composé par saint Jérôme contre ce dernier (Cont. Joint, lib. n, cap. |(i .

2. Il faut répondre au second, que ee raisonnement suppose que le péché est une pure privation.

3. Il faut répondre au troisième, que les vertus sont proportionnellement égales dans un seul et même sujet. Cependant une vertu l'emporte sur une autre en dignité selon son espèce; et un homme est plus vertueux qu'un autre par rapport à la même espèce de vertu, comme nous l'avons dit (quest. xvi, art. 1 et 2). D'ailleurs quand les vertus seraient égales, il ne s'ensuivrait pas que les vices le sont aussi, parce que les vertus sont connexes, tandis que les vices et les péchés ne le sont pas.

ARTICLE III. — la gravité des péchés existe-t-elle d'après leurs

objets (4)?

Objections: 1. Il semble que la gravité des péchés ne varie pas selon les objets.^ Car la gravité du péché appartient au mode ou à la qualité du péché lui-même. Or, l'objet est la matière du péché même. Donc la gravité des péchés ne varie pas selon la diversité de leurs objets.

2. La gravité du péché est l'intensité de sa malice. Or, le péché ne tire pas sa malice de l'objet auquel il se rapporte, puisque cet objet est un bien dési­rable, mais il la tire plutôt de ce qu'il détourne l'homme de Dieu. Donc la gravité des péchés ne varie pas selon la diversité de leurs objets.

3. Les péchés qui ont divers objets sont de divers genres. Or, les choses qui sont de divers genres ne peuvent pas être comparées entre elles, comme le prouve Aristote (Phys. lib. vii, text. 30, 31, 32). Donc un péché n'est pas plus grave qu'un autre d'après ïa diversité des objets.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les péchés tirent leur espèce de leurs objets, comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 1). Or, il y a des péchés qui sont plus graves que d'autres dans leur espèce. Ainsi l'homicide est plus grave que le vol. Donc la gravité des péchés diffère d'après leurs objets.

CONCLUSION. — Puisque les péchés tirent leur espèce de leur objet, il est néces­saire que leur gravité varie d'après ces mêmes objets.

pro eo? Y n'y. Ex. xxii, Deut. xxv, et Genes. ix. et.c.

(I) L'Ecriture le suppose (I. Rer.. ii) : Si pec­caverit vir in virum, placavi ei potest Deus; si autem in Deum peccaverit vir. quis orabit

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. et quest. lxxii, art. 5), la gravité des péchés diffère de la même manière qu'une maladie peut être plus grave qu'une autre. Car comme la santé consiste dans un certain équilibre des humeurs en rapport avec la nature de l'animal; de même la vertu consiste dans une certaine mesure des actes humains qui les rend conformes à la droite raison. Or, il est évident que plus une maladie est grave, et plus elle troublele rapport dans lequel les humeurs doivent être à l'égard du principe vital. Ainsi dans le corps humain les maladies du coeur qui est le principe de la vie, ou les maladies des parties qui avoisinent le coeur, sont les plus dangereuses. De même il faut que plus le péché est grave et plus profond soit le désordre qu'il produit à l'endroit du principe qui tient le premier rang dans l'ordre de la raison. Or, la raison ordonne toutes les actions d'après la fin. C'est pourquoi dans les actes humains plus la fin d'où le péché procède est élevée et plus le péché est grave. Comme les objets des actes sont leurs fins, ainsi que nous l'avons vu (quest. lxxii, art. 3 ad 2), il s'ensuit que la gravité des péchés varie selon la diversité des objets. Et puisque d'ailleurs il est évident que les choses extérieures se rap­portent à l'homme comme à leur fin et que l'homme se rapporte lui-même à Dieu, il en résulte que le péché qui a pour objet la substance même de l'homme, tel que l'homicide, est plus grave que le péché qui a pour objet les choses extérieures, telquelevol;etquelepéchéquisecommetimmédiatement contre Dieu , tel que l'infidélité et le blasphème, etc., est plus grave encore. Et dans l'ordre de chacun de ces péchés il y en a aussi de plus graves que d'autres, selon qu'ils se rapportent plus ou moins principalement à leur objet. Mais comme les péchés tirent des objets leur espèce, la différence de gravité qui se considère d'après les objets est la première différence et la principale, parce qu'elle est comme une conséquence de l'espèce.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique l'objet soit la matière que l'acte a pour terme, il est néanmoins sa h n en ce sens que c'est sur lui que se porte l'intention de l'agent, comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 3 ad 2). Or, la forme de f acte moral dépend de sa lin (1), comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 6, et quest. xviii, art. 6).

2. Il faut répondre au second, que du mêment où l'on se tourne vers un bien qui est changeant, il arrive qu'on se détourne du bien immuable, et c'est là ce qui constitue l'essence du mal. C'est pourquoi il faut que d'après la diversité des objets vers lesquels on se tourne, il en résulte une diver­sité de gravité dans la malice du péché.

3. Il faut répondre au troisième, que tous les objets des actes humains se rapportent réciproquement l'un à l'au tre. C'est ce qui fait que tous les actes humains ont en quelque sorte un même genre qui leur est commun, d'après lequel ils se rapportent à la fin dernière. C'est pourquoi rien n'empêche de comparer tous les péchés entre eux.

ARTICLE IV. — la gravité des péchés diffère-t-elle selon la dignité des vertus auxquelles ils sont opposés (2) ?


Objections: 1. Il semble que la gravité des péchés ne diffère pas selon la dignité des vertus auxquelles ils sont opposés; de telle sorte, par exemple, qu'un péché plus grave soit opposé à une plus grande vertu. Car il est écrit (Prov. xv, 5) : Il y a dans une justice abondante la plus grande vertu. Et le Seigneur dit (Matth, v) : Une justice abondante comprime la colère qui est un péché moindre que l'homicide qu'empêche une justice moins parfaite. Donc le plus petit péché est opposé à la plus grande vertu.

2. Aristote dit (AEYA.lib. ii, cap. 3, circ. fin.) que la vertu a pour objet ce qui est difficile et ce qui est bien. D'où il semble qu'une vertu plus grande se rapporte à une chose plus difficile. Or, le péché est moindre, si l'homme vient à faillir dans une circonstance plus difficile, que dans une circons­tance qui l'est moins. Donc un moindre péché est opposé à une plus grande vertu.

3. La charité est une vertu plus grande que l'espérance et la foi, comme le dit saint Paul (I. Cor. xiii). Or, la haine, qui est opposée à la charité, est un péché moindre que l'infidélité ou le désespoir, qui sont contraires à l'espé­rance et à la foi. Donc un moindre péché est contraire à une plus grande vertu.

Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. viii, cap. 10) que ce qu'il y a de pire est contraire à ce qu'il y a de mieux. Or, le mieux en morale est la vertu la plus grande, et le pire est le péché le plus grave. Donc le plus grand péché est opposé à la plus grande vertu.

CONCLUSION. — Puisqu'on considère la gravité du péché et la dignité de la vertu d'après l'objet d'où elles tirent l'une et l'autre leur espèce, il faut relativement à l'ob­jet que le plus grand vice soit contraire à la plus grande vertu, quoiqu'on puisse

(1) C'est de là qu'il tire sa gravité et son es­pèce.

(2) Cet article n'est qu'une conséquence de ceux qui précèdent.

dire aussi que les moindres vices lui sont opposés parce qu'ils sont comprimés par une vertu plus grande.

Réponse Il faut répondre qu'un péché est opposé à la vertu de deux manières. 1° Il lu i est opposé directement et principalement, ce qui arrive quand il se rapporte au même objet (d). Car les contraires se rapportent à la même chose. De cette manière il faut que le péché le plus grave soit opposé à la plus grande vertu. Car comme la gravité du péché se prend de l'objet lui-même, ainsi il en est de la dignité de la vertu, puisque l'un et l'autre tire son espèce de l'objet, comme nous l'avons vu (quest. lx, art. 5, et quest. lxii, art. 1). Il faut donc que le plus grand péché soit directement contraire à la plus grande vertu, comme étant ce qu'il y a de plus extrême dans le même genre. 2° On peut considérer l'opposition de la vertu à l'égard du péché d'après l'é­tendue ou la puissance de la vertu qui le comprime. Car plus la vertu est forte et plus elle éloigne l'homme du péché qui lui est contraire, de sorte qu'elle empêche non-seulement le péché, mais encore ce qui peut porter à le faire (2). Dans ce cas il est manifeste que plus la vertu est grande et plus les péchés qu'elle empêche sont médiocres; comme plus la santé est bril­lante et plus sont faibles les indispositions qu'elle éloigne. En ce sens c'est le moindre péché qui est, par rapport à l'effet, opposé à la plus grande vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur l'opposition considérée au point de vue de la répression du péché ; car c'est ainsi qu'une justice abondante ou parfaite empêche jusqu'aux moindres fautes.

2. Il faut répondre au second, que la vertu qui a pour objet le bien le plus difficile est directement contraire au péché qui a pour objet le mal le plus difficile. Car de part et d'autre il y a une certaine prééminence qui résulte de ce que la volonté se montre plus portée au bien ou au mal, par là même qu'elle ne se laisse arrêter par aucune difficulté.

3. Il faut répondre au troisième, que la charité n'est pas un amour quelcon­que, mais c'est l'amour de Dieu ; par conséquent toute haine ne lui est pas opposée directement ; il n'y a que la haine de Dieu qui est en effet le plus grave des péchés (3).

ARTICLE V. — les péchés charnels sont-ils moins graves que les péchés spirituels (4)?

Objections: 1. Il semble que les péchés charnels ne soient pas moins graves que les péchés spirituels. En effet, l'adultère est plus grave que le vol. Car il est écrit (Prov. vi, 30) : Ce n'est pas une grande faute qu'un homme qui dérobe

pour avoir de quoi manger    mais celui qui est adultère perdra son âme
par la folie de son coeur. Or, le vol se rapporte à l'avarice qui est un péché spirituel, tandis que l'adultère appartient à la luxure qui est un péché char­nel. Donc les péchés charnels sont plus graves.
Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. ii, cap. 4, et lib. iv, cap. 31) que le diable se réjouit surtout du péché de luxure et d'idolâtrie. Or, ce qui réjouit le plus le diable c'est la plus grande faute. Donc puisque la luxure est un péché charnel, il semble que les péchés charnels soient les fautes les plus graves.
Comme la tempérance et l'intempérance.

2. Ainsi une chasteté parfaite nous éloigne même des moindres pensées qui pourraient porter atteinte à la pureté.

(5) Il faut avoir bien soin d'opposer ce qu'il v a de plus élevé dans la vertu à ce qu'il y a de plus élevé dans le vice, parce que cette comparaison n'est possible qu'autant que toutes choses sont égales d'ailleurs.
(4) Billuart appelle sur cet article l'attention de ceux qui méprisent les autres, à cause des chutes qu'ils font, et qui ne craignent pas de pé­cher par orgueil, par envie, et de faire des calom­nies et des médisances.

3. Aristote prouve (Eth. lib. vu, cap. 6) que celui qui ne peut contenir sa concupiscence est plus honteux que celui qui ne contient pas sa colere. Or, la colère est un péché spirituel, d'après saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17) : tandis que la concupiscence appartient aux péchés charnels. Donc le péché charnel est plus grave que le péché spirituel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. Il) que les péchés charnels sont des fautes moins graves, mais plus honteuses que les péchés spirituels.

CONCLUSION. — Puisque les péchés charnels attaquent, comme tels, le corps lui- même, et que dans l'ordre de la charité on doit moins aimer le corps que Dieu et le prochain que blessent les péchés spirituels; il est évident que ces derniers sont plus graves que les autres, quoiqu'ils soient moins honteux.

Réponse Il faut répondre que les péchés spirituels sont plus graves que les péchés charnels. Ce qui ne signifie pas que tout péché spirituel est plus grave que- tout péché charnel quel qu'il soit -, mais on veut dire qu'à ne considérer que la différence établie entre eux par leur caractère propre, et toutes choses égales d'ailleurs, les péchés spirituels sont plus graves que les autres. On peut en donner trois raisons. La première se tire du sujet. Car les péchés spirituels appartiennent à l'esprit qui nous tourne vers Dieu et qui nous en détourne ; tandis que les péchés charnels se consomment dans la délecta­tion de l'appétit charnel, dont la fonction principale est de nous porter vers le bien corporel. C'est pourquoi le péché charnel tient davantage, comme tel, au mouvement qui nous porte vers l'objet que nous désirons, et c'est ce qui fait qu'il produit une adhésion plus ferme et plus profonde. Le péché spiri­tuel, au contraire, tient plus de l'aversion qui est précisément ce qui cons­titue la nature du péché. C'est pour cette raison que le péché spirituel, comme tel, estune faute plus grave. — La seconde raison peut se prendre de l'être contre lequel on pèche. Car le péché charnel, comme tel, se rap­porte au corps qui, dans l'ordre de la charité, doit être moins aimé que Dieu et le prochain contre lesquels les péchés spirituels sont une offense. C'est pour cela que les péchés spirituels sont plus graves. — La troisième raison peut se déduiredu motif-, parce que plu s l'impulsion qui porte l'homme à pécher est puissante et moins l'homme pèche, comme nous le verrons (art. seq.). Or, les péchés charnels sont produits par une impulsion plus forte, car ils ont pour cause la concupiscence de la chair qui nous est innée. C'est pour­quoi les péchés spirituels, comme tels, sont plus graves.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'adultère n'appartient pas seulement au péché de luxure , mais encore au péché d'injustice; et sous ce dernier rapport on peut le ramener à l'avarice , comme le dit la glose (.Hieron) à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Eph. v) : Tout fornicateur, tout impur ou tout avare. Alors l'adultère est plus grave que le vol, par là même que l'homme tient plus à sa femme qu'à ses biens.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que le diable se réjouit da­vantage du péché de luxure, parce que c'est à ce péché qu'on s'atta­che le plus fortement, et qu'il est difficile à l'homme de s'en détacher. Car le désir des jouissances est insatiable, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 12).

3. Il faut répondre au troisième, que, d'après Aristote (Eth. lib. vu, cap. 6), il est plus honteux de ne pas se contenir à l'égard de la concupis­cence qu'à l'égard de la colère, parce que cet acte participe moins de la raison. C'est ce qui lui a fait dire (Eth. lib. iii, cap. 10) que les péchés d'intempérance sont les plus honteux, parce qu'ils se rapportent à des plaisirs qui nous sont communs avec les brutes (1). D'où il arrive que ces péchés rendent en quelque sorte l'homme semblable à la brute, et il s'en­suit, comme le dit saint Grégoire (loc. cit.), qu'ils sont plus honteux.



ARTICLE VI. — LA GRAVITÉ DES PÉCHÉS SE CONSIDÈRE-T-ELLE D'APRÈS

LEUR CAUSE?

Objections: 1. Il semble que la gravité du péché ne se considère pas d'après sa cause. Car plus la cause du péché est puissante et plus elle porte vivement au mal, et par conséquent plus il est difficile de lui résister. Or, le péché diminue par là même qu'on lui résiste plus difficilement; car c'est parce qu'il est faible que le pécheur ne résiste pas facilement au péché, et le péché, qui est l'effet de la faiblesse, est regardé comme le plus léger. Donc le péché ne tire pas sa gravité de sa cause.

2. La concupiscence est une cause générale de péché. C'est ce qui fait dire à la glose (ord. ex spir. et litt. cap. 4), à l'occasion de ces paroles de saint Paul (Hom. vii) : Jene connaissais pas la concupiscence, que la loi est bonne, parce qu'en empêchant la concupiscence elle empêche tout mal. Or, plus la concu­piscence qui triomphe de l'homme est forte et moins le péché est grave. Donc la gravité du péché diminue en raison de la grandeur de la cause.

3. Comme la droiture de la raison est cause de l'acte vertueux, de même le défaut de raison semble être cause du péché. Or, plus le défaut de raison est grand et moindre est le péché, au point que celui qui manque de l'usage (1e la raison est tout à fait exempt de fautes, et que celui qui pèche par igno­rance pèche plus légèrement. Donc la grandeur de la cause n'augmente pas la gravité du péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. En multipliant la cause on multiplie l'effet. Donc si la cause du péché est plus grande le péché sera plus grave.

CONCLUSION. — Lagravité des péchés doit se considérer d'après leurs causes, mais non de la même manière; car la grandeur du péché varie d'après la volonté et la cause finale, tandis que le péché diminue en raison des causes qui affaiblissent le jugement de la raison ou le mouvement libre de la volonté.

Réponse Il faut répondre qu'en matière de péché, comme en tout autre genre, on peut considérer deux sortes de causes. L'une qui est par elle-même la cause propre du péché, et c'est la volonté même du pécheur. Car la volonté est à l'acte du péché ce que l'arbre est à ses fruits, comme le dit saint Augustin (Cont. Jul. lib. i, cap. G) dans sa glose sur ces paroles de saint Matthieu (Matth, vu) : Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. Plus cette cause est puissante et plus le péché est grave, parce que l'homme pèche d'autant plus grièvement que sa volonté est plus fortement portée au mal. Mais le péché a d'autres causes qui sont en quelque sorte extrinsèques et éloignées , et qui portent la volonté au mal. On doit faire une distinction entre ces causes. Car il y en a qui portent la volonté à pécher conformément à sa nature. Telle est la fin qui est l'objet propre de cette faculté (2). Cette cause augmente le péché; car il pèche plus grièvement celui dont la volonté est portée au mal, en vue d'une fin qui est pire. Il y a d'autres causes qui portent la volonté au mal contre la nature et l'ordre de cette faculté qui est faite pour être mue librement d'après elle-même , conformé­ment au jugement de la raison. Par conséquent les causes qui affaiblissent le jugement de la raison, comme l'ignorance, ou qui entravent le libre mouvement de la volonté, comme la faiblesse et la violence, la crainte, etc.,

(I) La colère a du moinsunc certaine apparence de justice dont elle s'autorise pour satisfaire sa vengeance.

(2; Car quand la fin est bonne elle incline libre­ment la volonté au bien, et quand elle est mau­vaise elle l'incline librement au mal.
diminuent le péché comme elles diminuent aussi le volontaire; au point que quand l'acte est absolument involontaire, il n'y a plus de péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection porte sur la .cause motrice intrinsèque qui diminue le volontaire; l'accroissement de cette cause diminue en effet le péché, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que si sous la concupiscence on comprend le mouvement même de la volonté, alors quand la concupiscence est plus forte le péché est plus grand. Mais si par concupiscence on entend une passion qui est le mouvement de l'appétit concupiscible, alors la concupiscence, qui précède le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, diminue le péché en raison de sa puissance, parce que celui qui pèche , pressé par une concupiscence plus vive, succombe à une tentation plus forte, et sa faute lui est moins imputable. Au contraire si la concupiscence ainsi entendue suit le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, en ce cas plus la concupiscence est puissante et plus le péché est grave. Car le mouvement de la concupiscence ne s'élève alors plus ardent que parce que la volonté se porte vers son objet d'une manière effrénée.

3. Il faut répondre au troisième, que cette raison repose sur la cause qui produit l'involontaire, et cette cause diminue en effet le péché, comme nous l'avons dit (m corp. art.).


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.72 a.9