I-II (trad. Drioux 1852) Qu.74 a.3

ARTICLE III. — le péché peut-il exister dans la partie sensitive?


Objections: 1. Il semble que le péché ne puisse pas exister dans la sensualité (1). Car le péché est propre àl'homme qui est louable ou blâmable pour ses actions; tandis que la sensualité nous est commune avec les animaux. Donc le péché ne peut pas exister dans la sensualité.

2. Personne ne pèche à l'égard de ce qu'il ne peut éviter, comme le dit saint Augustin (De lib. arb. lib. iii, cap. 18). Or, l'homme ne peut éviter que l'acte de la sensualité ne soitdésordonné. Car la sensualitéest unecause de perpétuelle corruption tant que nous vivons ici bas ; c'est pourquoi elle est représentée par le serpent, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12 et 13). Donc le dérèglement du mouvement de la sensualité n'est pas un péché.

3. Ce que l'homme ne l'ait pas ne lui est pas imputé à péché. Or, nous ne paraissons faire nous-mêmes que ce que nous faisons avec délibération, comme ledit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 8). Donc le mouvement de la sen­sualité qui est indélibéré n'est pas imputable à péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. vu, 19): Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je liais ; ce que saint Augustin entend (Cont. Jul. lib. iii, cap. 26, et De verb. apost, serm. xii, cap. 2 et 3) du mal de la concupiscence qui est évidemment un mouvement de sensualité. Donc il y a dans la sensualité un péché.

CONCLUSION. — le péché peut exister dans la sensualité, puisqu'il peut y avoir en elle un acte désordonné et jusqu'à un certain point volontaire.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2), le péché peut exister dans toute puissance dont l'acte peut être volontaire et désordonné, puisque c'est en cela que consiste l'essence du péché. Or, il est évident que l'acte de la sensualité peut être volontaire ; car la sensualité (c'est-à-dire l'ap­pétit sensitifj est faite pour être mue par la volonté. D'où il résulte que le péché peut exister en elle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a dans la partie sensitive des facultés qui, bien qu'elles nous soient communes avec les animaux, ont cependant en nous une certaine supériorité, parce qu'elles sont jointes àla raison. Ainsi nous avons dans la partie sensitive une intelligence et une mémoire que n'ont pas les autres animaux, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxviii, art. 4). De cette manière l'appétit sensitif a en nous une su­périorité qu'il n'a pas dans les autres animaux. Par exemple, il est fait pour obéir à la raison, et sous ce rapport il peut être le principe d'un acte volon­taire et par conséquent le sujet du péché.

(2, Quand il les sent à l'avance ; (autrement ces mouvements déréglés sont des mouvements pre­miers qui sont absolument irréprochables.
(I) Sensualitas ; nous avons conservé ce mot qui désigne la partie sensitive de l'àme, parce que le mot de sensibilité n'a pas daus la langue philoso­phique actuelle absolument le même sens.

2. Il faut répondre au second, que la perpétuelle corruption de la sensualité doit s'interpréter de son foyer qui n'est jamais totalement éteint ici-bas. Car le péché originel s'efface quant à la peine qu'il mérite, mais il reste quant à ses effets. Ce foyer de corruption n'empêche pas l'homme de pouvoir réprimer par sa volonté raisonnable chacun des mouvements dé­réglés de la sensualité quand il en a le pressentiment (2), par exemple en portant sa pensée sur d'autres choses. Mais en la détournant vers une autre chose, il peut se faire qu'à l'occasion de cette chose il s'élève encore en lui quelque mouvement déréglé. Par exemple, celui qui pour éviter les mouvements de la concupiscence éloigne sa pensée des délectations de la chair pour la porter vers la science, peut éprouver un mouvement de vaine gloire sans qu'il y ait songé. C'est pourquoi l'homme ne peut pas éviter tous les mouvements de cette nature (I), par suite de la corruption dont nous venons de parler; mais il suffit pour que le péché soit volontaire qu'il puisse éviter chacun d'eux en particulier.

3. Il faut répondre au troisième, que ce que l'homme fait sans la délibération de la raison, il ne le fait pas lui-même parfaitement, parce que ce qu'il y a de principal dans l'homme n'agit pas en cette circonstance. Par conséquent l'acte humain n'est pas parfait. L'acte de la vertu ou du vice ne peut donc pas être parfait, mais il y a dans ces deux genres quelque chose d'impar­fait (2). Ainsi donc ce mouvement de sensualité qui prévient la raison est un péché véniel, c'est-à-dire ce qu'il y a d'imparfait en matière de péché.

ARTICLE IV. — le péché mortel peut-il exister dans la sensualité?

Objections: 1. Il semble que le péché mortel puisse exister dans la sensualité. Car on juge de l'acte d'après son objet. Or, il arrive qu'on pèche mortellement à l'égard des objets de la sensualité, comme à l'égard des délectations de la chair. Donc l'acte de la sensualité peut être un péché mortel, et par consé­quent le péché mortel existe dans la sensualité.

2. Le péché mortel est contraire à la vertu. Or, la vertu peut exister dans la sensualité ; car la tempérance et la force sont les vertus des puissances irraisonnables, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 40). Donc le péché mortel peut exister dans la sensualité , puisque les contraires se rapportent naturellement à la même chose.

3. Le péché véniel est une disposition au péché mortel. Or, la disposition et l'habitude existent dans le même sujet. Le péché véniel existant dans la sensualité, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest. ad 3), le péché mortel peut donc y exister aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Retract, lib. i, cap. 23), et on lit dans la glose (ord.) à l'occasion de ces paroles de saint Paul : Je suis charnel (Rom. vii), que le mouvement déréglé de la concupiscence, qui est le péché de sensualité, peut exister dans ceux qui sont en état de grâce, par consé­quent dans ceux qui n'ont pas de péché mortel. Donc le mouvement désor­donné de la sensualité n'est pas un péché mortel.

CONCLUSION. — Puisque le péché mortel implique le détournement de l'homme de sa fin dernière, et qu'il n'y a que la raison qui puisse détourner un acte de cette tin ou l'y rapporter, il ne peut se faire que le péché mortel existe dans la sensualité.

Réponse Il faut répondre que comme le désordre qui corrompt le principe de la vie corporelle produit la mort du corps ; de même le désordre qui corrompt le principe de la vie spirituelle, qui est la fin dernière, produit la mort spirituelle qui est l'effet du péché mortel, comme nous l'avons vu (quest. lxxii, art. 5). Or, ce n'est pas à la sensualité qu'il appartient d'ordonner une chose à l'é­gard de sa fin, maisc'estexclusivement à la raison. Et comme il n'y a que ce qui ordonne une chose à l'égard de sa fin qui puisse l'en détourner, il s'ensuit que le péché mortel ne peut pas exister dans la sensualité, mais qu'il n'existe que dans la raison.

(¦1)11 ne Peut ras éviter tous les péchés véniels. C'est la doctrine du concile de Trente (Vov. sess. v et vi). Il n^y a d'exception que pour Ía sainte Vierge, et saint Thomas a eu soin de la faire (part. III, quest. xxvii, art. 4).

(2) Tous les théologiens distinguent les mouve­ments premiers (primo primi), les mouvements seconds (secundo primi) et les mouvements plei­nement délibérés. Les premiers préviennent la raison et sont absolument irrépréhensibles; les seconds ne sont voulus qu'imparfaitement et pro­duisent des péchés imparfaits ou des péchés vé­niels ; les derniers sont nécessaires pour qu'il y ait péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte de la sensualité peut concourir à former un péché mortel. Mais l'acte du péché mortel n'est pas mortel parce qu'il appartient à la sensualité, mais parce qu'il appartient à la raison, dont la fonction est d'ordonner les choses à l'égard de leur lin. C'est pourquoi le péché mortel n'est pas attribué à la sensualité, mais à la raison.

2. Il faut répondre au second, qu'un acte de vertu est parfait non parce qu'il appartient exclusivement à la sensualité, mais plutôt parce qu'il appartient à la raison et à la volonté qui choisit. Car un acte de vertu morale n'existe pas sans élection. Par conséquent l'acte de la vertu morale qui perfectionne la puissance appétilive est toujours accompagné de l'acte de la prudence qui perfectionne la puissance rationnelle. Et il en est de meme du péché mortel, comme nous l'avons dit (in solut. praec.).

3. Il faut répondre au troisième, que la disposition se rapporte à ce qu'elle dispose de trois manières. Quelquefois elle est dans le même sujet et ne fait qu'une même chose avec lui ; ainsi on dit que la science commencée est une disposition à la science parfaite. D'autres fois elle peut être dans le même su­jet, mais sans être une même chose avec lui ; par exemple, la chaleur est une disposition à la forme du feu. Enfin elle peut n'être pas dans le même sujet, ni faire une même chose avec lui, comme on le voit à l'égard des choses qui sont ordonnées entre elles de manière que par l'une on arrive à l'autre. C'est ainsi que la bonté de l'imagination est une disposition à la science qui réside dans l'intellect (1). Et c'est de cette façon que le péché véniel qui existe dans la sensualité peut être une disposition au péché mortel qui ré­side dans la raison.

ARTICLE V. — le péché peut-il exister dans la raison?


Objections: 1. Il semble que le péché ne puisse pas exister dans la raison. Car le pé­ché de chaque puissance est un défaut. Or, le défaut de raison n'est pas un péché, mais il l'excuse plutôt; car on excuse une personne d'un péché à cause de son ignorance. Donc le péché ne peut pas exister dans la raison.

2. Le premier sujet du péché est la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, la raison précède la volonté, puisque c'est elle qui la dirige. Donc le péché ne peut pas exister dans la raison.

3. Le péché ne peut avoir pour objets que les choses qui sont en notre pouvoir. Or, la perfection et le défaut de raison ne dépendent pas de ce qui est en notre pouvoir. Car il y en a qui sont naturellement dépourvus de raison et d'autres qui sont habiles. Donc le péché n'existe pas dans la raison.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 12) que le péché existe dans la raison inférieure et dans la raison supérieure.

CONCLUSION. — Par suite (le la double fonction de la raison le péché peut exister en elle de deux manières : 1° il peut y être parce qu'elle ne connaît pas ce qu'elle peut et doit savoir; 2° parce qu'elle commande les actes déréglés des puissances inférieures ou qu'elle ne les comprime pas, aprèsen avoirdélibéré.

(2) Ce que saint Thomas a dit de l'ignorance

(quest. vi) peut être appliqué ici.

(I) La vivacité de l'imagination aide à acquérir la science, comme le péché véniel mène au péché mortel, quoiqu'il n'existe pas dans la même puis­sance.

Réponse Il faut répondre que le péché d'une puissance quelle qu'elle soit consiste dans son acte, comme nous l'avons dit (art. 1, 2 et 3). Or, la raison a deux sortes d'actes : l'un qui la, regarde en elle-même et qui se rapporte à son objet propre; c'est la connaissance du vrai (2); l'autre qui dépend d'elle comme de la puissance qui dirige toutes les autres. Le péché peut exister de ces deux manières dans la raison. D'abord il peut exister en elle quand elle se trompe dans la connaissance du vrai ; cette erreur lui esl imputée à péché quand son ignorance porte sur ce qu'elle peut et doit savoir. Ensuite il y a péché quand elle commande aux puissances inférieures des actes dé­réglés ou quand elle ne les comprime pas après en avoir délibéré.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur le défaut de raison qui appartient à l'acte propre de cette faculté relative­ment à son propre objet. Quand ce défaut de connaissance porte sur ce qu'on ne peut pas savoir, alors le défaut de raison n'est pas un péché, mais il excuse du péché, comme on le voit par les actes que les furieux commet­tent. Mais si ce défaut de raison se rapporte à ce que l'homme peut et doit savoir, il ne l'excuse pas du péché, mais c'est au contraire une faute qui lui est imputable. Quant au défaut qui porte exclusivement sur la direction que la raison imprime aux autres puissances, il lui est toujours imputé à péché, parce qu'elle pourrait y remédier par son acte propre.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 1) quand il s'agissait des actes de la volonté et de la raison, la volonté meut dans un sens la raison et la précède, et la raison meut dans un autre sens la volonté ; de telle sorte qu'on peut dire que le mouvement de la volonté est raisonnable et l'acte de la raison volontaire. D'après cela le péché existe dans la raison, soit parce que son défaut est volontaire, soit parce qu'elle est le principe de l'acte de la volonté.

3. La réponse au troisième argument est par là même évidente (ad 1 arg.) (1).

ARTICLE VI. — le péché de la délectation morose existe-t-il dans la

raison (2)?

Objections: 1. Il semble que le péché de la délectation morose ne soit pas dans la raison. Car la délectation implique le mouvement de la puissance appéti­tive, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 1). Or, la faculté appétitive se distingue de la raison qui est la faculté perceptive. Donc la délectation morose n'existe pas dans la raison.

2. D'après les objets on peut connaître à quelle puissance appartient l'acte qui ordonne la puissance à l'égard de son objet. Or, la délectation morose se rapporte aux biens sensibles, et non aux biens rationnels. Donc le péché de la délectation morose n'existe pas dans la raison.

3. On appelle morose ce qui dure un long temps. Or, la longueur de la durée n'est pas une raison pour qu'un acte appartienne à une puissance. Donc la délectation morose n'appartient pas à la raison.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 12) que le consentement aux jouissances charnelles , quand il se borne à la délec­tation de l'esprit, doit être considéré comme une nourriture défendue que la femme seule mange. Or, par la femme il entend la raison inférieure, comme il le dit au même endroit. Donc le péché de la délectation morose existe dans la raison.

CONCLUSION. — Puisqu'il arrive quelquefois que la raison ne réprime pas le mou­vement déréglé de la passion, bien qu'elle l'ait antérieurement remarqué, mais qu'elle s'y arrête au contraire volontiers, on a raison de placer dans la raison le péché de la délectation morose qui tire son nom du retard (mora) que la raison met à la réprimer.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le péché peut

Saint Thomas a observé plus haut que les défauts naturels de la raison ne lui étaient pas imputables.

Les théologiens appellent délectation morose les jouissances que l'homme trouve à arrêter sa pensée sur des choses charnelles. Elle n'est pas appelée morose parce qu'elle doit durer long­temps pour faire un péché, mais parce que la raison s'v arrête (immoratur). La raison est donc le sujet de cet acte parce que c'est elle qui fixe ainsi l'attention sur des objets dont elle devrait au contraire la détourner.

être dans la raison non-seulement quant à son acte propre, mais encore quant à la direction qu'elle imprime aux actes humains. Or, il est évident que la raison dirige non-seulement les actes extérieurs, mais encore les passions intérieures. C'est pourquoi on dit que le péché existe dans la raison, quand elle fait défaut dans la direction des passions intérieures aussi bien que des actes extérieurs. Or, elle fait défaut dans la direction des passions intérieures de deux manières : 1° quand elle commande des pas­sions illicites, comme lorsque l'homme provoque délibérément un mouve­ment de colère ou de concupiscence ; 2° quand elle ne réprime pas le mou­vement illicite des passions. Ainsi quand quelqu'un, après avoir jugé que le mouvement d'une passion qui s'élève est déréglé, s'y arrête néanmoins et ne le repousse pas, on dit alors que le péché de la délectation morose existe dans la raison.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la délectation réside dans la faculté appétitive comme dans son principe le plus prochain -, mais elle existe dans la raison comme dans son premier moteur, d'après ce que nous avons dit (art. I) que les actions qui ne s'attachent pas à un objet extérieur dans leurs principes existent subjectivement.

2. Il faut répondre au second, que la raison a son acte propre qui se rap­porte à son propre objet; mais elle exerce sa direction sur tous les objets des puissances inférieures qui peuvent être dirigées par elle. C'est ainsi que la délectation qui a pour objet les choses sensibles appartient à la raison.

3. Il faut répondre au troisième, que la délectation s'appelle morose non à cause de sa durée, mais parce que la raison s'y arrête (immoratur) volon­tairement, et qu'au lieu de la repousser, elle conserve et considère avec plaisir les choses qu'elle aurait dû rejeter aussitôt qu'elles lui sont venues dans la pensée, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12).

ARTICLE VII. — le consentement a l'acte est-il un péché qui existe dans la raison supérieure?


Objections: 1. Il semble que le consentement à l'acte ne soit pas un péché qui existe dans la raison supérieure. Car le consentement est un acte de la puissance appétitive, comme nous l'avons vu (quest. xv, art. 1). Or, la raison est une faculté perceptive. Donc le consentement à l'acte n'est pas un péché qui existe dans la raison supérieure.

2. La raison supérieure s'applique à contempler et à consulter les raisons éternelles, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 7). Or, quel­quefois on consent à un acte, sans prendre conseil des raisons éternelles; car l'homme ne pense pas toujours aux choses divines quand il consent à un acte. Donc le consentement à l'acte n'est pas toujours un péché qui existe dans la raison supérieure.

3. Comme l'homme peut régler ses actes intérieurs au moyen des raisons éternelles, de même il peut aussi régler ses délectations intérieures ou ses autres passions. Or, le consentement à la délectation dans ce qu'on a résolu d'accomplir par l'action appartient à la raison inférieure, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12). Donc on doit quelquefois attribuer le consentement du péché à la raison inférieure.

4. Comme la raison supérieure surpasse la raison inférieure, de même la raison surpasse l'imagination. Or, l'homme agit quelquefois d'après son imagination sans aucune délibération de la raison, comme quand on meut la main ou le pied sans y penser. Donc la raison inférieure peut quelquefois consentir à l'acte du péché sans la raison supérieure.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 12) : Si en consentant à mal user des choses que les sens corporels perçoivent, on se décide à consommer matériellement le péché, selon qu'on en a le pouvoir, on doit entendre par là que la femme a donné à l'homme une nourriture dé­fendue ; et par l'homme il entend la raison supérieure. Donc il appartient à la raison supérieure de consentir à l'acte du péché.

CONCLUSION. — Le consentement à l'acte étant la consommation et la fin du péché, se place à proprement parler dans la raison supérieure, comme dans la cause suprême qui juge en dernier ressort ; mais le consentement à la délectation n'étant qu'un pré­liminaire qui mène à l'acte est attribué à la raison inférieure qui juge secondairement, quoique la raison supérieure puisse aussi juger de la délectation.

Réponse Il faut répondre que le consentement implique un jugement sur l'objet au­quel on consent. Car, comme la raison spéculative juge et prononce sur les * choses intelligibles, de même la raison pratique juge et prononce sur celles qu'on doit faire. Or, il est à remarquer que dans tout jugement la dernière sentence appartient au tribunal suprême. Ainsi en matière spéculative nous voyons qu'on prononce en dernier ressort sur une proposition en la rame­nant aux premiers principes. Car tant qu'un principe plus élevé subsiste on peut encore examiner à l'aide de ce principe la chose qui est en question; par conséquent le jugement reste suspendu, puisque la sentence finale n'a point encore été prononcée. Or, il est évident que les actes humains peu­vent avoir pour règle la raison humaine, qui se rapporte aux choses créées que l'homme connaît naturellement et la loi divine qui va au delà, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 4). La règle de la loi divine étant supé­rieure, il s'ensuit que la sentence dernière, celle qui termine finalement le jugement, appartient à la raison supérieure qui s'applique aux raisons éter­nelles. Et quand il y a plusieurs choses à juger, le jugement final porte sur ce qui se présente en dernier lieu. Or, dans les actes humains ce qui se présente en dernier lieu, c'est l'acte; la délectation n'est qu'un préliminaire qui y conduit. C'est pourquoi le consentement à l'acte appar­tient, à proprement parler, à la raison supérieure, tandis que le jugement préalable qui porte sur la délectation appartient à la raison inférieure qui juge des choses d'un ordre secondaire (1) ; quoique d'ailleurs la raison supé­rieure puisse aussi juger de la délectation ; parce que tout ce qui est sou­mis au jugement de la raison inférieure est soumis au jugement de la raison supérieure, mais non réciproquement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le consentement n'est pas ab­solument l'acte de la puissance appétitive, mais c'est une conséquence de l'acte de la raison qui juge et qui délibère, comme nous l'avons dit (quest. xv, art. 3). Car c'est là ce qui détermine le consentement, parce que la volonté se porte vers ce que la raison a déjà jugé. Ainsi on peut attri­buer le consentement à la volonté et à la raison.

2. Il faut répondre au second, que par là même que la raison supérieure ne dirige pas les actes humains conformément à la loi divine en empêchant le péché, on dit qu'elle y consent ; soit qu'elle pense à la loi éternelle, soit qu'elle n'y pense pas. Car quand elle pense à la loi de Dieu, elle la méprise directement, et quand elle n'y pense pas, elle la néglige par omission. Par conséquent de toutes les manières le consentement à l'acte du péché pro­cède de la raison supérieure; parce que, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 12), on ne peut pas prendre la résolution efficace de

(I) Cette distinction de la raison inférieure et de la raison supérieure donne lieu aux questions traitées dans les articles suivants.
commettre le péché, si cette faculté de l'âme qui a un souverain pouvoir sur les membres pour les mouvoir ou les empêcher d'agir ne se prête à une mauvaise action ou n'y contribue.

3. Il faut répondre au troisième, que comme la raison supérieure peut, par la considération de la loi éternelle, diriger les actes extérieurs ou les comprimer, elle a la même puissance sur les délectations intérieures. Toutefois avant d'arriver au jugement de la raison supérieure, aussitôt que la sensualité propose une délectation, la raison inférieure délibérant d'après des raisons prises dans l'ordre temporel accepte quelquefois cette délectation, et alors le consentement à la délectation lui appartient. Mais si, après avoir considéré les raisons éternelles, l'homme persévère dans le même sen­timent, en ce cas le consentement appartient à la raison supérieure.

4. Il faut répondre au quatrième, que la perception de l'imagination est su­bite et sans délibération. C'est pourquoi elle peut produire un acte avant que la raison supérieure ou inférieure ait le temps de délibérer. Mais le ju­gement de la raison inférieure se fait avec une délibération qui demande du temps, pendant lequel la raison supérieure peut délibérer aussi. Par consé­quent si par sa délibération elle ne l'empêche pas de pécher (1), son acte lui est ajuste titre imputable.


ARTICLE VIII. — le consentement a la délectation est-il un péché

mortel (2)?

Objections: 1. Il semble que le consentement à la délectation ne soit pas un péché mortel. Car le consentement à la délectation appartient à la raison infé­rieure qui ne peuts'élever aux raisons éternelles ou à la loi divine, et qui par conséquent ne peut pas en détourner. Or, tout péché mortel provient de ce qu'on s'écarte de la loi divine, comme on le voit par la définition qu'en donne saint Augustin et que nous avons discutée (quest. lxxi, art. 6). Donc le consentement à la délectation n'est pas un péché mortel.

2. Ce n'est pas un mal de consentir à une chose, à moins que la chose à laquelle on consent ne soit mauvaise. Or, ce qui détermine la qualité d'une chose a cette même qualité dans un degré supérieur ou qui n'est pas moindre. Par conséquent la chose à laquelle on consent nepeutpasêtre moins mauvaise que le consentement lui-même. Et puisque la délectation sans l'action n'est pas un péché mortel, mais seulement un péché véniel, il s'ensuit que le con­sentement à la délectation n'est pas non plus un péché mortel.

3. Les délectations diffèrent en bonté et en malice selon la différence des opérations, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 3 et 5). Or, la pensée intérieure est une autre opération que l'acte extérieur, par exemple, de la fornication. Donc la délectation qui suit l'acte de la pensée intérieure diffère autant de la délectation de la fornication en bonté ou en une malice que la pensée intérieure diffère de l'acte extérieur; par conséquent le consente­ment à l'acte et à la pensée diffère dans la même proportion. Et puisque la pensée intérieure n'est pas un péché mortel, ni le consentement à la pensée, il en résulte que le consentement à la délectation n'en n'est pas un non plus.

4. L'acte extérieur de la fornication ou de l'adultère n'est pas un péché mortel en raison de la délectation, puisque cette délectation se trouve aussi dans l'acte du mariage, mais c'est un péché en raison du dérèglement même

(•1) C'est-à-dire si dans l'intervalle de la délibé­ration la raison supérieure n'empêche pas l'acte du péché, cet acte lui est imputable. (2) L'Ecriture défend dans une multitude d'en­droits de consentir aux pensées mauvaises : Spi­ritus sanctus auferet se à cogitationibus quae sunt sine intellectu (Ep. i; vov. Dan. xiii, Mich.ii).
de l'acte. Or, celui qui consent à la délectation ne consent pas pour cela au dérèglement de l'acte. Donc il ne semble pas pécher mortellement.

5. Le péché d'homicide est plus grave que le péché de simple fornication. Or, ce n'est pas un péché mortel de consentir à la délectation qui résulte de la pensée de l'homicide. Donc, à plus forte raison, n'est-ce pas un péché mortel de consentir à la délectation qui résulte de la pensée de la forni­cation.

6. On dit tous les jours l'oraison dominicale pour la rémission des péchés véniels, comme le dit saint Augustin (Ench. cap. 78). Or, le même Père enseigne que cette prière doit effacer le consentement à la délectation. Car il dit (De Trin. lib. xii, cap. 12) que le péché est alors beaucoup moins grave que si on avait résolu de le consommer extérieurement. C'est pour­quoi , ajoute-t-il, on doit demander pardon de ces pensées, se frapper la poitrine, et dire : Pardonnez-nous nos offenses. Donc le consentement à la délectation est un péché véniel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit un peu plus loin : L'homme sera condamné, à moins que, par la grâce du médiateur, ces pensées qu'il n'a pas eu l'intention d'exécuter, mais avec lesquelles il a voulu se délecter, ne lui soient pardonnées. Or, personne n'est damné, sinon pour un péché mortel. Donc le consentement à la délectation est un péché mortel.

CONCLUSION. — Comme toute délectation n'est pas un péché mortel, de même tout consentement à une délectation -quelconque n'en est pas un non plus ; il n'y a de mortel que le consentement à la délectation qui a pour objet l'acte d'un péché qui est mortel en lui-même; car si elle a pour objet la connaissance de cet acte il en est autrement.

Réponse Il faut répondre qu'à cet égard il y a eu différentes opinions. En effet , les uns ont dit que le consentement à la délectation n'est pas un péché mortel, mais seulement un péché véniel. D'autres ont soutenu que c'était un péché mortel, et cette opinion est la plus commune et la plus vraisem­blable. Car il faut observer que toute délectation étant la conséquence d'une opération quelconque, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 4), et toute délectation ayant un objet, il s'ensuit que la délectation peut se rapporter à deux choses : à l'opération dont elle est la conséquence, et à l'objet dans lequel on se délecte (1). Or, il arrive que l'opération est l'objet de la délectation, comme toute autre chose ; parce que l'opération peut être prise pour le bien et la fin dans lesquels on se repose avec complaisance. Quelquefois l'opération meme d'où résulte la délectation en est l'objet ; c'est ce qui a lieu, par exemple, quand la faculté appétitive, à qui il appartient de se délecter, se réfléchit sur son opération comme sur une bonne chose ; comme quand on pense et qu'on se délecte dans la chose que l'on pense, parce que sa pensée fait plaisir. D'autres fois la délectation qui résulte d'une opération, par exemple d'une pensée, a pour objet une autre opération qui est comme la chose à laquelle on pense. Alors cette délectation provient de l'inclination de l'appétit, non pour la pensée, mais pour l'opération à laquelle on pense. Ainsi, celui qui pense à la fornication peut se délecter de deux manières : d'abord de cette pensée elle-même -, ensuite de l'acte même de la fornication auquel il pense. La délectation qui a pour objet la pensée résulte de l'inclination de l'affection pour la pensée elle-même. Or, cette pensée n'est pas par elle-même un péché mortel ; quelquefois elle n'est que vénielle, par exemple, quand quelqu'un s'y arrête inutilement; d'autres

1) Ainsi la délectation de la gourmandise peut se rapporter aux viandes délicieuses qui en sont
l'objet et à l'usage de ces viandes qui est opération dont elle est la conséquence.
fois elle est absolument sans péché, par exemple quand on s'y arrête utile­ment, comme quand on veut en faire l'objet d'une prédication ou d'une discussion (I). Par conséquent, l'affection ou la délectation qui se rapporte ainsi à la pensée de fornication n'est pas un péché mortel dans son genre ; mais c'est quelquefois un péché véniel et quelquefois ce n'est pas un péché. Le consentement à cette espèce de délectation n'est donc pas un péché mortel, et sous ce rapport, il y a du vrai dans le premier sentiment. — Mais si quelqu'un, en pensant à la fornication, se délecte de l'acte lui-même auquel il pense, ceci résulte de ce que son affection a du penchant pour cet acte. Ainsi, quand quelqu'un consent à cette délectation , c'est absolument comme s'il consentait à ce que son affection eût du penchant pour la forni­cation : car un individu ne se délecte que dans ce qui est conforme à son appétit. Et comme c'est un péché mortel de consentir délibérément à ce que son affection soit conforme à des choses qui sont des péchés mortels en eux-mêmes, il s'ensuit que ce consentement à la délectation, qui a pour objet une faute mortelle, est un péché mortel, comme le soutiennent les auteurs du second sentiment (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le consentement à la délecta­tion peut être l'effet non-seulement de la raison inférieure, mais encore de la raison supérieure, comme nous l'avons dit (art. préc.). Cependant la raison inférieure peut être détournée des raisons éternelles. Car, quoi­qu'elle ne se rapporte pas à elles de manière à diriger l'homme d'après leurs lumières, ce qui est le propre de la raison supérieure -, néanmoins elle s'y rapporte, en ce sens que ces idées lui servent de règles. C'est ainsi qu'en se détournant d'elles , elle peut pécher mortellement. Car les actes des puissances inférieures et même des membres extérieurs peuvent être des péchés mortels, du mêment où la raison supérieure cesse de les régler conformément aux raisons éternelles.

2. Il faut répondre au second, que le consentement à un péché qui est véniel de sa nature est un péché véniel ; et d'après cela on peut conclure que le consentement à la délectation qui résulte de ce qu'on pense inutile­ment à la fornication est un péché véniel. Mais la délectation qui existe dans l'acte même de la fornication est un péché mortel de sa nature. Que si avant le consentement le péché n'était que véniel, c'était par accident, c'est-à-dire par suite de l'imperfection de l'acte. Aussitôt que le consente­ment est donné avec délibération, alors cette imperfection cesse, et par là meme l'acte revient à sa nature et constitue un péché mortel.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement repose sur la délecta­tion qui a la pensée pour objet.

4. Il faut répondre au quatrième, que la délectation qui a pour objet un acte extérieur ne peut pas exister sans qu'on se complaise dans l'acte extérieur considéré en lui-même, quoiqu'on ne soit pas décidé à le consommer par suite de l'opposition qu'y met une force supérieure. Par conséquent, dans ce cas l'acte est déréglé, et par conséquent la délectation l'est aussi.

(2) Il n'y a pas légèreté de matièrc'dans ce cas.

5. Il faut répondre au cinquième, que le consentement à la délectation qui procède de la complaisance qu'on trouve dans l'acte de l'homicide auquel on pense est un péché mortel, mais qu'il n'en est pas de meme du consen­tement à la délectation qui procède de la complaisance qu'on met dans la pensée de l'homicide.

(t ) Mais dans ce cas il faut qu'il n'y ait pas dan­ger prochain de consentement et que la volonté résiste au mal qui se présente à l'esprit.

6. Il faut répondre au sixième, qu'on doit dire l'oraison dominicale pour obtenir le pardon non-seulement des péchés véniels, mais encore des péchés mortels.

ARTICLE IX. — le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure selon qu'elle dirige les puissances inférieures?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.74 a.3