I-II (trad. Drioux 1852) Qu.34 a.3


ARTICLE IV. — LA DÉLECTATION EST-ELLE LA MESURE OU LA RÈGLE D'APRÈS LAQUELLE ON JUGE DU BIEN OU DU MAL MORAL (1)?


(1) D'après l'Ecriture, la délectation dans le ma! doit être la mesure de la faute ou du ekàtiment qu'elle mérite : Quantum in deliciis fuit tantum date in tormentis Apoc, xviii).

Objections: 1.. Il semble que la délectation ne soit pas la mesure ou la règle du bien et du mal moral. Car toutes les choses ont pour mesure ce qu'il y a de premier dans leur genre, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 3 et 4). Or, dans le genre des choses morales la délectation [ne tient pas le premier rang ; l'amour et le désir la précèdent. Donc la délectation n'est pas la règle de la bonté et de la malice morale des actions.

2.. Une mesure et une règle doivent être uniformes. C'est pourquoi le mouvement qui est le plus uniforme est la mesure et la règle de tous les mouvements, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 3). Or, la délectation est variée et multiple dans ses formes, puisqu'il y en a de bonnes et il y en a de mauvaises. Donc la délectation n'est pas la mesure et la règle des choses morales.

3.. On juge plus certainement de l'effet parla cause que de la cause par l'effet. Or, la bonté ou la malice de l'action est cause de la bonté ou de la malice de la délectation, parce que les délectations bonnes sont celles qui résultent d'actions bonnes aussi, et les délectations mauvaises proviennent d'actions mauvaises, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 5). Donc les délectations ne sont pas la règle et la mesure de la bonté et de la malice des actes moraux.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. A propos de ces paroles de l'Ecriture (Ps. vu) : C'est Dieu qui sonde les coeurs et les reins, saint Augustin dit : La fin du travail et de la connaissance c'est la délectation, à laquelle chacun s'efforce de parvenir, et Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. 11) que la délectation est la fin que l'artiste a en vue ; elle est le but principal auquel nous rapportons tout ce que nous faisons, et c'est d'après elle que nous jugeons qu'une chose est bonne ou mauvaise.

CONCLUSION. — Puisque la délectation est le repos de la volonté et de tout appétit dans le bien, il s'ensuit que nous jugeons d'après les délectations que la volonté s'accorde, si un homme est moralement bon ou mauvais.

Réponse Il faut répondre que la bonté ou la malice morale consiste principalement dans la volonté, comme nous l'avons dit (quest. xx, art. 1). Or, on connaît principalement par la lin si la volonté est bonne ou mauvaise, et on regarde comme la fin l'objet dans lequel la volonté se repose. Par conséquent puisque la délectation est le repos de la volonté et de tout appétit dans le bien, il s'ensuit que c'est surtout d'après la délectation que la volonté de l'homme recherche, qu'on juge s'il est bon ou mauvais. Car l'homme bon et vertueux est celui qui met son plaisir à faire des actes de vertu, et l'homme méchant est celui qui se plaît à faire le mal. Toutefois les délectations de l'appétit sensitif ne sont pas la règle de la bonté ou de la malice morale des actions. Car la nourriture délecte l'appétit sensitif des bons aussi bien que des méchants ; mais les bons n'y mettent leur plaisir qu'autant que la raison le permet, tandis que les méchants ne se mettent pas en peine s'ils dépassent ses limites.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour et le désir sont antérieurs à la délectation dans l'ordre de la génération, mais la délectation les précède sous le rapport de la fin, qui dans les choses pratiques est le principe d'après lequel on doit tout particulièrement former son jugement, comme d'après la règle ou la mesure à laquelle on doit s'en rapporter.

2. II faut répondre au second, que toute délectation est uniforme en ce qu'elle est un repos dans un bien quelconque, et par là même elle peut servir de règle ou de mesure. Car l'homme de bien est celui dont la volonté se repose dans le bien véritable, et l'homme méchant est celui dont la volonté se repose dans le mal.

3. 11 faut répondre au troisième, que puisque la délectation perfectionne l'action du côté de la fin, comme nous l'avons dit , l'opération ne peut être parfaitement bonne qu'autant que la délectation a pour objet ce qui est bon. Car là bonté de la chose dépend de la fin, et par conséquent la bonté de la délectation est cause en quelque sorte de la bonté de l'action.

QUESTION XXXV. : DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME.


Après avoir parlé do la délectation, nous devons nous occuper de la douleur et de la tristesse qui lui est opposée. — A cet égard il faut traiter : 1" de la tristesse ou de la douleur considérée en elle-même; 2° de ses causes; 3" de ses effets; 4" des remèdes qu'on peut y apporter; 5° de sa bonté et de sa malice. — Sur le premier point huit questions sont à examiner : 1° La douleur est-elle une passion de l'àme? — 2" La tristesse est-elle la même chose que la douleur? — 3° La tristesse ou la douleur est-elle contraire à la délectation ? — 4" Toute tristesse est-elle contraire à toute délectation? — 5° Y a-t-il une tristesse qui soit contraire à la délectation de la contemplation ? — 6° Faut-il fuir la tristesse plus qu'on ne doit rechercher la délectation ? — 7" La douleur extérieure est-elle plus grande que la douleur intérieure? — 8° Des espèces de tristesse.

ARTICLE I. —la douleur est-elle une passion de l'ame ?


Objections: 1.. Il semble quela douleurnesoitpasuncpassion del'àme. En effet aucune des passions de l'âme n'existe dans le corps, et la douleur peut y exister. Car saint Augustin dit que ce qu'on appelle la douleur du corps est la corruption soudaine du salut de cette chose que l'âme a rendue sujette à la corruption en en faisant mauvais usage. Donc la douleur n'est pas une passion de l'àme.

2.. Toute passion de l'âme appartient à la puissance appétitive. Or, la douleur n'appartient pas à la puissance qui appète, mais plutôt à celle qui perçoit. Car saint Augustin dit (Lib. de nat. boni, cap. 20) que les sens produisent une douleur corporelle en résistant à un autre corps plus puissant. Donc la douleur n'est pas une passion de l'âme.

3.. Toute passion de l'âme appartient à l'appétit animal. Or, la douleur n'appartient pas à l'appétit animal, mais plutôt à l'appétit naturel. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. cap. 14) : S'il n'était pas resté dans la nature quelque chose de bon, on n'éprouverait dans le châtiment aucune douleur du bien qu'on a perdu. Donc la douleur n'est pas une passion de l'âme.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin (De civ. lib. xiv, cap. 8) met la douleur au nombre des passions de l'âme, d'après ce vers de Virgile qui dit: De là leurs craintes et leurs désirs, leurs joies et leurs douleurs (Eneid. vi, v. 733).

CONCLUSION. — La douleur étant un mouvement de l'appétit sensitif qui résulte de la perception du mal, est dans le sens le plus propre une passion de l'âme.

Réponse Il faut répondre que comme la délectation requiert deux choses, l'union du bien et la perception de cette union ; de même il faut deux choses pour la douleur, l'union du sujet avec un objet mauvais qui est tel de sa nature, parce qu'il prive d'un bien quelconque, et la perception ou la connaissance de cette union (1 ). Or, tout ce qui est uni à un sujet, s'il n'est pas bon ou mauvais par rapport à lui, ne peut produire ni délectation, ni douleur. D'où il est évident qu'une chose n'est l'objet de la délectation et de la douleur qu'autant qu'elle est bonne ou mauvaise. Et comme le bien et le mal sont à ce titre les objets de l'appétit, il est par là même évident que la délectation et la douleur se rapportent à cette puissance. D'un autre côté tout mouvement de l'appétit ou toute inclination qui résulte de la perception appartient à l'appétit intelligentiel ou sensitif. Car l'inclination de l'appétit naturel ne résulte pas de la perception de celui qui appète, mais d'un autre (2), comme nous l'avons dit (part. 1, quest. cm, art. 1 et 8). Par conséquent puisque la délectation et la douleur présupposent dans le même sujet un sentiment ou une perception quelconque, il est évident que la douleur aussi bien que la délectation existe dans l'appétit intelligentiel et dans l'appétit sensitif. Et comme on appelle passion tout mouvement de l'appétit sensitif, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxii, art. 1), et que ce nom convient surtout à ce qui exprime un défaut, il s'ensuit que la douleur, selon qu'elle existe dans l'appétit sensitif, doit être dans le sens le plus propre appelée une passion de l'âme. C'est ainsi qu'on appelle les infirmités du corps des passions corporelles, et que saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7) donne spécialement à la douleur le nom de maladie.

(1) Ainsi on ne s'afflige de la perte d'un ami qu'autant qu'on le connaît.
(2) Elle est le fait del'auleur même de la nature, puisque l'être qui appète est, dans celte hypothèse , dépoun u de connaissance.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on rapporte la douleur au corps parce que c'est dans le corps qu'on en trouve la cause, par exemple, quand on souffre quelque chose qui lui nuit. Mais le mouvement de la douleur est toujours dans l'âme. Car le corps ne peut souffrir qu'autant que l'àme souffre elle-même, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 24), et plus clairement (Sup. ps. viii, Repleta est malis).

2. Il faut répondre au second, qu'on rapporte la douleur aux sens, non parce qu'elle est l'acte de la puissance sensitive, mais parce que les sens sont nécessaires à la douleur corporelle aussi bien qu'à la délectation.

3. Il faut répondre au troisième, que la douleur qu'on ressent du bien qu'on a perdu prouve la bonté de la nature, non parce que la douleur est un acte de l'appétit naturel, mais parce que la nature recherche ce qui est bon, et quand elle sent le bien s'éloigner d'elle il en résulte dans l'appétit sensitif une affection douloureuse.


ARTICLE II — LA TRISTESSE EST-ELLE LA MÊME CHOSE QUE LA DOULEUR?


Objections: 1.. Il semble que la tristesse ne soit pas la douleur. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7) que la douleur s'entend des choses corporelles eique la tristesse se rapporte plutôt à l'àme. Donc la tristesse n'est pas la douleur.

2.. La douleur n'a pour objet que le mal présent. Or, la tristesse peut avoir pour objet le mal passé et le mal futur. Ainsi le repentir est une tristesse cj"; se rapporte au passé et l'inquiétude une tristesse qui regarde l'avenir. Donc la tristesse diffère absolument de la douleur.

3.. La douleur ne paraît résulter que du tact, tandis que la tristesse peut être produite par tous les sens. Donc la tristesse n'est pas la douleur, mais elle a plus d'extension qu'elle.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Rom. ix, 2) : Je suis saisi d'une tristesse profonde, et mon coeur est pressé sans cesse d'une douleur violente. D'où l'on voit que les mots tristesse et douleur sont pour lui synonymes.

CONCLUSION. — Si par douleur on entend la douleur corporelle, ce qui arrive très-fréquemment, elle se distingue de la tristesse selon la différence qu'il y a entre la perception intérieure et la perception extérieure; mais si on prend ce mot dans son acception générale, il exprime le genre, et la tristesse l'espèce.

Réponse Il faut répondre que la délectation et la douleur peuvent être produites par deux sortes de perception, l'une qui vient des sens extérieurs et l'autre qui est intérieure, et qui vient de l'intellect ou de l'imagination. La perception intérieure s'étend à plus d'objets que la perception extérieure, parce que tout ce qui tombe sous la perception extérieure tombe sous l'intérieure, mais non réciproquement. On ne donne le nom de joie, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 3), qu'à la délectation produite par la perception intérieure, et on ne donne le nom de tristesse qu'à la douleur qui est conçue intérieurement. Et comme la délectation qui provient de la perception extérieure conserve le nom de délectation et ne prend pas celui de joie ; de même la douleur qui a pour cause la perception extérieure reçoit le nom de douleur et non celui de tristesse. La tristesse est donc une espèce de douleur, comme la joie une espèce de délectation.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit d'après le sens vulgaire, parce que le mot douleur est plus souvent employé pour exprimer les douleurs corporelles qui sont plus connues que pour exprimer les douleurs spirituelles.

2. Il faut répondre au second, que les sens extérieurs ne perçoivent que les objets présents, tandis que la connaissance intérieure peut percevoir le présent, le passé et l'avenir. C'est pourquoi la tristesse peut avoir pour objet le présent, le passé et l'avenir, tandis que la douleur qui résulte de la perception des sens extérieurs ne peut avoir pour objet que le présent.

3. Il faut répondre au troisième, que les choses sensibles que le tact perçoit produisent de la douleur non-seulement parce qu'elles manquent de proportion avec la faculté qui les perçoit, mais encore parce qu'elles sont contraires à la nature. Quant aux choses sensibles qui sont du domaine des autres sens, elles peuvent n'avoir pas de proportion avec la faculté qui les perçoit, mais cependant n'être contraires àlanaturequ'autant qu'elles se rapportent au tact lui-même. C'est pourquoi il n'y a que l'homme, qui est un animal dont la connaissance est parfaite, qui aime pour elles-mêmes les choses sensibles que les autres sens perçoivent (1). Pour les autres animaux, ils ne se delectent en elles qu'autant qu'elles se rapportent aux choses sensibles que le tact perçoit, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 10). C'est pour cette raison qu'à l'égard des objets des autres sens on n'emploie pas le mot douleur comme contraire à la délectation naturelle, mais on emploie plutôt la tristesse qui est contraire à la joie animale. Ainsi donc, si par douleur on entend la douleur corporelle (ce qui arrive le plus souvent), la douleur se divise par opposition à la tristesse d'après la distinction de la perception intérieure et de la perception extérieure, bien qu'objectivement la délectation ait plus d'extension que la douleur corporelle. Mais si on prend le mot douleur dans son acception la plus générale, il exprimera le genre, et la tristesse l'espèce, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(1) Par exemple, il n'y a que lui qui prenne plaisir à examiner un objet d'art.


ARTICLE III. — LA TRISTESSE EST-ELLE CONTRAIRE A LA DÉLECTATION?


Objections: 1.. Il semble que la douleur ne soit pas contraire à la délectation. Car l'un des contraires n'est pas la cause de l'autre. Or, la tristesse peut être cause de la délectation. Car il estécrit (Matth, v, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. Donc la douleur et la délectation ne sont pas contraires.

2.. L'un des contraires ne sert pas de dénomination à l'autre. Or, dans certains cas la douleur ou la tristesse est agréable. Ainsi saint Augustin dit (Conf. lib. m, cap. 2) que la douleur plaît dans les spectacles; et ailleurs (Conf. lib. iv, cap. 5) : Les larmes sont amères, et cependant elles sont agréables quelquefois. Donc la douleur n'est pas contraire à la délectation.

3.. L'un des contraires n'est pas la matière de l'autre, parce que les contraires ne peuvent exister simultanément. Or, la douleur peut être la matière de la délectation. Car saint Augustin dit (De ver. et fais. poen. cap. 13) : Que le pénitent gémisse toujours et qu'il se réjouisse de sa douleur. Et Aristote ajoute (Eth. lib. ix, cap. 4) qu'au contraire le méchant est fâché de s'être délecté. Donc la douleur et la délectation ne sont pas contraires.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7) que la joie est la volonté qui consent à ce que nous voulons, tandis que la tristesse est la volonté qui se trouve en dissentiment à l'égard de l'objet voulu. Or, le consentement et le dissentiment sont deux choses contraires. Donc la joie et la tristesse sont contraires.

CONCLUSION. — La délectation et la tristesse sont réciproquement contraires d'après leurs objets.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 13 et 14), la contrariété est une différence qui résulte de la forme. Or, la forme ou l'espèce de la passion et du mouvement se prend de l'objet ou du terme. Donc, puisque les objets de la délectation et de la tristesse ou de la douleur sont contraires, que l'un est le bien présent et l'autre le mal présent, il s'ensuit que la délectation et la douleur sont contraires elles-mêmes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que l'un des contraires ne soit cause de l'autre par accident; la tristesse peut donc être cause de la délectation. Elle en peut être cause : 1° parce que la tristesse que nous avons de l'absence d'une chose, ou de Ja présence de son contraire nous porte à rechercher plus vivement l'objet qui nous délecte. Ainsi celui qui a soif recherche plus ardemment le plaisir de la boisson, comme un remède à la tristesse qu'il éprouve. 2° Parce que le désir qu'on a d'une délectation quelconque tait qu'on ne se refuse pas à supporter quelque tristesse pour arriver à ce bonheur qu'on envie. Le chagrin présent nous conduit de ces deux manières à la consolation de la vie future, parce que, par là même que l'homme pleure sur ses pêches ou sur ce qui l'éloigné du séjour glorieux, il mérite les consolations éternelles. Il les mérite également celui qui pour les obtenir ne s'épargne ni fatigues, ni privations ici-bas.

2. Il faut répondre au second, que la douleur peut être agréable par accident, c'est-à-dire quand elle est jointe à l'admiration comme dans les spectacles, ou quand elle nous rappelle le souvenir d'une chose que nous avons aimée, et qu'elle nous fait sentir l'amour d'un être dont l'absence nous afflige. Ainsi par là même que l'amour nous délecte, la douleur et tout ce qui résulte de l'amour est agréable aussi selon que l'affection se fait sentir au milieu de toutes ces impressions. Ce qui fait que la douleur peut être agréable dans les spectacles, c'est qu'on sent alors une sorte d'amour dont on est épris pour les personnages que le jeu des acteurs nous rappelle.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté et la raison se réfléchissent sur leurs actes, en ce sens que les actes de ces deux facultés sont considérés ou comme bons ou comme mauvais. De cette manière la tristesse peut être la matière de la délectation, ou réciproquement, non par elle-même, mais par accident, puisque l'une et l'autre peuvent être considérées sous le rapport de leur bonté et de leur malice morale.


ARTICLE IV. — toute tristesse est-elle contraire a toute délectation?


Objections: 1.. Il semble que toute tristesse soit contraire à toute délectation. Car comme le blanc et le noir sont des espèces de couleur qui sont contraires, de même la délectation et la tristesse sont des espèces de passions opposées. Or, le blanc et le noir sont universellement contraires l'un à l'autre. Donc il en est de même de la délectation et de la tristesse.

2.. Une médecine agit par les contraires. Or, toute délectation est une médecine contre la tristesse quelle qu'elle soit, comme on le voit par ce que dit Aristote (Eth. lib. vn, cap. ult.). Donc toute délectation est contraire à toute tristesse.

3.. Les contraires sont les choses qui se gênent réciproquement. Or, toute tristesse gêne une délectation quelconque, comme on le voit (Eth. lib. x, cap. 5). Donc toute tristesse est contraire à toute délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Les contraires n'ont pas la même cause. Or, la même habitude fait qu'on se réjouit d'une chose et qu'on s'attriste de la chose opposée. Ainsi il arrive que par charité on se réjouit avec ceux qui sont dans lajoie, et on pleure avec ceux qui sont dans les larmes, comme le dit saint Paul (Rom. xii, 45). Donc toute tristesse n'est pas contraire à toute délectation.

CONCLUSION. — La tristesse et la délectation sont universellement contraires dans leur espèce quand elles se rapportent àla même chose; quelquefois elles ne sont pas contraires dans l'espèce, mais elles sont plutôt diverses ou disparates, si elles portent sur des objets divers ou disparates ; mais quand ces objets divers sont contraires alors elles ne se combattent nullement. Ainsi quand la joie se rapporte au bien et la tristesse au mal elles ne sont pas contraires.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 43 et 44), la contrariété est une différence qui provient de la forme. Or, la forme est générale et spéciale -, par conséquent il arrive qu'il y a des contraires qui sont opposés d'après leur forme générique, comme la vertu et le vice ; et d'autres qui le sont d'après leur forme spécifique, comme la justice et l'injustice. Il faut aussi observer qu'il y a des choses qui sont spécifiées par leurs formes absolues, comme les substances et les qualités (i), et qu'il y en a d'autres qui le sont par leur relation avec ce qui est en dehors d'elles, comme les passions et les mouvements se spécifient d'après leurs termes ou leurs objets. Pour les choses dont les espèces se considèrent d'après leurs formes absolues, il arrive que les espèces qui sont contenues sous des genres contraires ne sont pas spécifiquement opposées; mais il n'arrive pas qu'elles aient de l'affinité ou du rapport entre elles. Car f intempérance et la justice qui appartiennent à des genres contraires, le vice et la vertu, ne sont pas réciproquement contraires (1) relativement à leur espèce propre, et il n'y a ni affinité ni rapport entre elles. Mais dans les choses qui se spécifient d'après leur relation avec ce qui leur est extrinsèque, il arrive que les espèces des genres contraires non-seulement ne sont pas contraires les unes aux au tres, mais qu'elles ont entre elles de la convenance et de l'affinité. Car, comme la contrariété résulte des relations directes qu'on a avec des choses contraires telles que le blanc et le noir; de même les relations opposées qu'on a avec ces contraires produisent une sorte de ressemblance, comme quand on s'éloigne du blanc et qu'on s'approche du noir. C'est surtout ce qu'on remarque d'une manière sensible dans la contradiction qui est le principe de l'opposition. Car l'opposition consiste dans l'affirmation et la négation de la même chose, commequand on ditd'un objet qu'il estblancetqu'il ne l'est pas. Par conséquent l'affirmation de l'un des contraires et la négation de l'autre produisent une convenance et une ressemblance, comme quand on dit d'une chose qu'elle est noire et qu'elle n'est pas blanche. La tristesse et la délectation étant des passions sont spécifiées par leur objet et sont contraires dans leur genre. Car l'une a pour but de rechercher les choses et l'autre de les éviter, ce qui est pour l'appétit ce que sont pour la raison l'affirmation et la négation, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2). C'est pourquoi la tristesse et la délectation qui se rapportent au même objet sont spécifiquement opposées l'une à l'autre. Mais quand la tristesse et la délectation portent sur des objets différents (par là même que ces objets différents ne sont pas opposés, maisdisparates), elles ne sont pas spécifiquement opposées l'une à l'autre, mais elles sont disparates, comme la tristesse qu'on éprouve de la perte d'un ami et la délectation qu'on goûte dans la contemplation. Dans le cas où ces objets différents sont contraires, alors la délectation et la tristesse non-seulement ne sontpas spécifiquement contraires, mais elles ont entre elles de la convenance etde l'affinité, comme se réjouir du bien et s'attrister du mal.

(1) Comme l'homme et le lion.
(1) C'est pour cela qu'elles sont compatibles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le blanc et le noir ne tirent pas leur espèce de leur rapport avec quelque chose qui est en dehors d'eux (2), comme la délectation et la tristesse. Il n'y a donc pas de parité.

(2) Ils tirent leur espèce de leur forme absolue.

2. Il faut répondre au second, que le genre se prend de la matière, comme le dit Aristote (Met. lib. viii, text. 6), et dans les accidents le sujet tient lieu de matière. Or, nous avons dit (in corp. art.) que la délectation et la tristesse sont contraires dans leur genre. C'est pourquoi dans la tristesse le sujet est toujours dans une disposition contraire à celle où l'on est dans la joie. Car dans toute délectation l'appétit accepte l'objet qu'il possède, tandis que dans toute tristesse il l'évite. C'est pourquoi de la part du sujet toute délectation est une médecine contre la tristesse quelle qu'elle soit, et toute tristesse est un obstacle à la délectation, surtout quand la délectation est spécifiquement contraire à la tristesse.

3. De là la réponse au troisième argument est évidente. — Ou bien il faut répondre que quoique toute tristesse ne soit pas contraire spécifiquement à toute délectation, elle lui est cependant contraire dans ses effets. Car l'une fortifie la nature de l'animal, tandis que l'autre l'abat en quelque sorte.


ARTICLE V. — y a-t-il une tristesse qui soit contraire a la délectation de la contemplation ?


Objections: 1.. Il semble qu'il y ait une tristesse qui soit contraire à la délectation de la contemplation. Car l'Apôtre dit (IL Cor. vu, 10) que la tristesse qui est selon Dieu produit pour le salut une pénitence stable. Or, c'est à la raison supérieure qui vaque à la contemplation, qu'il appartient de tout rapporter à Dieu (De Trin. lib. xii, cap. 3, 4 et 44). Donc la tristesse est opposée à la délectation de la contemplation.

2.. Les contraires produisent des effets contraires. Si donc l'un des contraires est cause de la délectation quand on le contemple, l'autre sera cause de la tristesse. Ainsi la tristesse sera contraire à la délectation de la contemplation.

3.. Comme l'objet de la délectation est le bien, de même l'objet de la tristesse est le mal. Or, la contemplation peut être mauvaise; car Aristote dit (Met. lib. xii, text. 57) qu'il y ades choses qu'il n'est pas convenable de méditer. Donc la tristesse peut être contraire à la délectation de la contemplation.

4.. Toute opération quand elle n'estpoint entravée est une cause de délectation, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 42, et lib. x, cap. 4 et 5). Or, l'action de la contemplation peut être empêchée de plusieurs manières; on peut l'empêcher complètement ou la rendre très-difficile. Donc dans la contemplation il peut y avoir une tristesse contraire à la délectation.

5.. L'affliction de la chair est une cause de tristesse. Or, il est écrit (Eccl. cap. ult. 42) que la méditation fréquente est l'affliction de la chair. Donc la contemplation a une tristesse contraire à la délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Sap. vin, 46) en parlant de la sagesse : Sa conversation n'a point d'amertume, sa société point d'ennui, mais on ne trouve en elle que la satisfaction et la joie. Or, on converse avec la sagesse et on jouit de sa société par la contemplation. Donc il n'y a pas de tristesse qui soit contraire à la délectation qu'on goûte dans la contemplation.

CONCLUSION. — Il n'y a pas de tristesse contraire à la délectation qui résulte de la délectation, et si elle se mêle à elle ce n'est que par accident.

Réponse Il faut répondre que la délectation de la contemplation peut s'entendre de deux manières. 4° Elle peut signifier que la contemplation est la cause de la délectation, et non l'objet. Alors la délectation n'a pas pour objet la contemplation elle-même, mais la chose qu'on contemple. Et comme il arrive qu'on contemple ce qui nuit et ce qui attriste, aussi bien que ce qui convient et ce qui délecte, il s'ensuit que si l'on prend dans ce sens la délectation de la contemplation, rien n'empêche que la tristesse ne lui soit contraire (4). 2" Elle peut signifier que la contemplation est lobjet et la cause de la délectation, par exemple, quand on prend plaisir dans la contemplation même. Comme le dit Némésius (De nat. hom. lib. viii, cap. 4), il n'y a pas de tristesse qui soit opposée à la délectation qui résulte ainsi de la contemplation. Aristote dit la même chose (Top. lib. i, cap. 43; Eth. lib. x, cap. 3). Mais il faut entendre ceci d'une manière absolue. La raison en est que la tristesse est par elle-même contraire à la délectation qui résulte d'un objet opposé. Ainsi la tristesse qui provient du froid est contraire à la délectation qui est l'effet delà chaleur. Or, l'objet de la contemplation n'a pas son contraire. Car les raisons des contraires une fois qu'elles sont perçues par 1 intellect ne sont plus opposées l'une à l'autre, mais un contraire est un moyen d'en connaître un autre (1). Il n'y a donc pas de tristesse qui puisse être contraire à la délectation, qui consiste absolument parlant dans la contemplation . — Cette délectation n'est pas non plus mélangée de tristesse, comme les délectations corporelles qui sont un remède contre certaines infirmités. Telle est la délectation qu'on trouve dans le boire quand on est tourmenté par la soif. Quand la soif est complètement étanchée, alors cette délectation cesse. Ce qui fait que la délectation de la contemplation n'est mêlée d'aucune tristesse, c'est qu'elle n'a pas pour cause l'absence d'une peine quelconque, mais qu'elle provient de la contemplation qui est agréable par elle-même. Car ce n'est pas une génération, comme nous l'avons dit (quest. xxxiv, art. 3), mais une opération parfaite (2). Mais la tristesse se mêle par accident à la délectation de la perception et cela de deux manières. -TDucôté des organes. 2" Par suitede f obstacle que la perception rencontre. — Du côté des organes la tristesse ou la douleur se mêle à la perception directement, au moyen des facultés perceptives de la partie sensitive qui font usage des organes. Et cet effet provient soit de l'objet sensible qui est contraire à la complexum naturelle de l'organe, comme le goût des choses amères et l'odeur des choses fétides, soit par la continuité d'une sensation agréable, qui se prolongeant, finit par outrepasser les forces de la nature, comme nous l'avons dit fquest. xxxiii, art. 2). C'estainsi qu'une perception sensible qui était d'abord agréable devient ensuite ennuyeuse. Mais ces deux choses n'ont pas lieu directement dans la contemplation de l'esprit, parce que l'esprit n'a pas d'organe corporel. C'est pourquoi il est dit au livre de la Sagesse (loc. cit.), que la contemplation de l'esprit n'a ni amertume ni ennui. Mais comme l'esprit fait usage dans la contemplation des facultés sensitives, il en résulte de la fatigue, et c'est pour ce motif que l'affliction ou la douleur se mêle indirectement à la contemplation. Toutefois dans aucun de ces deux cas la tristesse qui se mêle à la contemplation n'est contraire par accident à sa délectation. Car la tristesse qui résulte de l'obstacle que la contemplation rencontre, n'est pas contraire à la délectation qu'on goûte dans cet exercice, mais elle a plutôt de l'affinité et de la convenance avec elle, comme nous l'avons dit (art. préc). Quant à la tristesse ou l'affliction qui provient de la fatigue du corps, elle n'est pas du même genre, par conséquent elle est tout à fait disparate. Ainsi il est évident qu'aucune tristesse n'est contraire à la délectation qui résulte de la contemplation même, et qu'elle ne se mêle à elle que par accident.

(1) On peut s'attrister, par exemple, des peines <|uc la justice divino porte contre les pécheurs, et alors la tristesse ne vient pas de la contemplation, niais de la chose que l'on contemple.
(1) Car quand on sait ce qu'est une chose, on sait par là même ce qu'elle n'est pas.
(2) C'est une opération mêmentanée et purement spirituelle.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la tristesse qui est selon Dieu ne provient pas de la contemplation même de l'esprit, mais de l'objet que l'esprit contemple, c'est-à-dire du péché que l'esprit considère comme contraire à l'amour divin.

2. Il faut répondre au second, que les choses qui sont contraires dans l'ordre de la nature ne le sont pas une fois qu'elles sont dans l'intelligence. Car les raisons des contraires ne sont pas opposées ; mais l'un des contraires est plutôt la raison qui fait connaître l'autre. C'est pourquoi la science des contraires est une.

3. Il faut répondre au troisième, quela contemplation n'est pas mauvaise en elle-même, puisque la contemplation n'est rien autre chose que l'étude du vrai qui est le bien de l'intellect. Elle n'est mauvaise que par accident, quand la contemplation d'une chose vile détourne de la contemplation d'une chose plus noble, ou quand l'appétit se porte d'une manière déréglée vers l'objet qu'on contemple.

4. Il faut répondre au quatrième, que la tristesse qu'on éprouve de l'obstacle que la contemplation rencontre n'est pas contraire à la délectation de la contemplation, maisqu'elle a plutôt de l'affinité avec elle, comme nous l'avons dit (incorp. art.).

5. Il faut répondre au cinquième, que l'affliction de la chair se rapporte par accident et indirectement à la contemplation de l'esprit, comme nous l'avons vu (in corp. art.).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.34 a.3