I-II (trad. Drioux 1852) Qu.35 a.6

ARTICLE VI. — doit-on fuir la tristesse plus qu'on ne doit rechercher la délectation?


Objections: 1.. Il semble qu'on doive fuir la tristesse plus qu'on ne doit rechercher la délectation. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxvxhi, quaest. 30) qu'il n'y a personne qui ne fuie la douleur plus qu'il ne recherche le plaisir. Or, ce que tout le monde admet universellement parait être naturel. Donc il est naturel et convenable qu'on fuie la tristesse plus qu'on ne recherche la délectation.

2.. L'action d'un contraire ajoute à la rapidité et à l'intensité du mouvement. Ainsi l'eau chaude gèle plus fort et plus vite, comme le dit Aristote (Meteor. lib. i, cap. 12). Or, la fui te de la tristesse a pour cause la contrariété de l'objet qui attriste, tandis qu'il n'en est pas de même de la recherche de la délectation. Elle provient plutôt de la convenance de l'objet qui délecte. Donc la fuite de la tristesse est plus grande que la recherche de la délectation.

3.. Plus la passion qu'on combat par la raison est forte et plus on est louable et vertueux, puisque la vertu a pour objet le bien qui est difficile, comme le dit Aristote (Eth. lib. n, cap. 3). En effet, l'homme fort qui résiste au mouvement qui porte à fuir la douleur est plus vertueux que l'homme tempérant qui résiste au mouvement par lequel on recherche la délectation. Car Aristote dit (Rhet. lib. i, cap. 4) que les forts et les justes sont ceux qu'on honore le plus. Donc le mouvement par lequel on fuit la tristesse est plus violent que le mouvement par lequel on recherche la délectation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le bien est plus fort que le mal, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, on recherche la délectation pour le bien qui est son objet, tandis qu'on fuit la tristesse à cause du mal. Donc la recherche de la délectation est plus forte que la fuite de la tristesse.

CONCLUSION. — Comme la délectation peut être entière et parfaite, tandis que la tristesse est toujours partielle, il est évident que la recherche delà délectation est naturellement plus grande que la fuite de la tristesse, bien qu'il arrive par accident qu'on fuie la tristesse plus qu'on ne recherche la délectation.

Réponse Il faut répondre qu'absolument parlant on recherche plus vivement la délectation qu'on ne fuit la tristesse. La raison en est que la cause de la délectation est le bien qui convient, tandis que la cause de la douleur ou de la tristesse est le mal qui répugne. Or, il arrive que le bien qui convient peut exister absolument sans aucune répugnance, tandis qne le mal ne peut jamais répugner totalement sans qu'il n'y ait en Ini aucune convenance. Par conséquent la délectation peut être entière et parfaite, tandis que la tristesse est toujours partielle. D'où il suit que la recherche de la délectation est naturellement plus grande que la fuite de la tristesse. Une autre raison, c'est que le bien qui est l'objet de la délectation est recherché par lui-même, tandis que le mal qui est l'objet de la tristesse doit être évité parce qu'il est la privation du bien. Or, ce qui existe par soi-même l'emporte sur ce qui existe par accident. Nous en avons d'ailleurs la preuve dans les mouvements naturels. En effet tout mouvement naturel est plus intense à la fin, lorsqu'il approche du terme qui convient à sa nature, qu'en commençant lorsqu'il s'éloigne du terme qui ne lui convenait pas, comme si la nature tendait vers ce qui lui convient plutôt qu'elle ne fuit ce qui lui répugne. D'où il suit que l'inclination de la puissance appétitive se porte, absolument pariant, plutôt vers la délectation qu'elle ne fuit la tristesse. —- Mais il arrive par accident que quelquefois on fuit la tristesse plus qu'on ne recherche la délectation, et c'est ce qui se fait de trois manières. l°De la part de la puissance cognitive. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. \,circ. fin.), on sent plus vivement l'amour quand le besoin le produit. Or., le besoin de l'objet aimé fait naître la tristesse, qui provient de la perte d'un bien qu'on aimait ou de l'avènement d'un mal contraire. Mais la délectation ne ressent pas le besoin de l'objet aimé, puisqu'elle se repose dans sa possession. Ainsi donc puisque l'amour est la cause de la délectation et de la tristesse, on fuit d'autant plus la tristesse qu'on sent mieux l'amour auquel elle est contraire. 2" De la part de la cause de la douleur ou de la tristesse qui est contraire à un bien que nous préférons à celui dans lequel nous nous délectons. Ainsi nous aimons mieux le bien-être naturel de notre corpsqueleplaisirde la bonne chère. C'est pourquoi la crainte de la douleur causée par les coups ou par d'autres peines contraires au bien-être matériel du corps nous fait abandonner le plaisir de la table et toutes les autres jouissances de cette nature. 3° De la part de l'effet; parce que la tristesse n'empêche pas seulement une délectation, mais elle peut les empêcher toutes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand saint Augustin dit qn'on fuit la douleur plus qu'on ne recherche le plaisir, cette proposition est vraie par accident et non d'une manière absolue. Ce qui résulte évidemment de ce qu'il ajoute: nous voyons quelquefois les bêtes les plus farouches s'abstenir des plus grands plaisirs par crainte des douleurs qui sont contraires à la vie qu'on aime par-dessus tout.

2. 11 faut répondre au second, que le mouvement qui vient du dedans est autre que le mouvement qui vient du dehors. Car le mouvement qui vient du dedans tend plus fortement vers l'objet qui convient qu'il ne s'éloigne du contraire, comme nous l'avons dit (in corp. art.) en parlant du mouvemen naturel. Au contraire le mouvement qui vient du dehors tire son intensité delà contrariété même, parce que tous les êtres s'efforcent à leur manière de résister à ce qui leur est contraire, comme ils s'efforcent de se conserver eux-mêmes. C'estce qui fait qu'un mouvement violenta beaucoup d'intensité à son début et qu'il s'affaiblit vers sa fin. Or, le mouvement de la par lie appétitive est intrinsèque, puisqu'il va de l'àme aux objets extérieurs. C'est pourquoi absolument parlant on recherche la délectation plutôt qu'on ne fuit la tristesse. Mais le mouvement de la partie sensitive est extrinsèque, parce qu'il va des choses extérieures à l'âme. C'est ce qui fait qu'on seu! plus vivement ce qui est plus contraire (1). Et comme les sens sont nécessaires à la délectation et à la tristesse, il s'ensuit que par accident on fuit le tristesse plus qu'on ne recherche la délectation.

(1) Ainsi plus une chose est contraire à la complexio!! du corps, et idus elle estscnsihle.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme fort n'est pas loué de ce que rationnellement ii ne se laisse vaincre ni par la douleur, ni par une tristesse quelconque, mais dece qu'il s'élève au-dessus delà douleur que cause le danger de la mort. On fuit en effet cette tristesse plus qu'on ne recherche le plaisir de la table ou des sens qui est l'objet de la tempérance, comme on aime la vie plus que la bonne chère et le libertinage. Mais l'homme tempérant est plus loué de ce qu'il ne recherche pas les plaisirs des sens que de ce qu'il n'évite pas les douleurs qui lui sont contraires, comme on le voit (Eth. lib. m, cap. 11).


ARTICLE VII. — LA DOULEUR EXTÉRIEURE EST-ELLE TLUS GRANDE QUE LA DOULEUR INTÉRIEURE ?


Objections: 1.. Il semble que la douleur extérieure soit plus grande que la douleur intérieure du coeur. Car la douleur extérieure est produite par une cause contraire au bien-être du corps dans lequel la vie réside, tandis que la douleur intérieure résulte des imaginations mauvaises qu'on se forme. Donc puisqu'on aime la vie plus que le bien qu'on imagine, il semble, d'après ce que nous avons dit plus haut, que la douleur extérieure soit plus grande que la douleur intérieure.

2.. La chose frappe plus que son image. Or, la douleur extérieure provient de l'union réelle du sujet avec un objet qui lui est contraire, tandis que la douleur intérieure ne provient que de l'image de l'objet contraire qu'on a perçu. Donc la douleur extérieure est plus grande que la douleur intérieure.

3.. On connaît la cause par l'effet. Or, la douleur extérieure produit de plus grands effets; car on meurt plutôt pour des douleurs extérieures que pour une douleur intérieure. Donc la douleur extérieure est plus grande, et on l'évite plutôt que la douleur intérieure.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Eccl. xxv, 17) : La tristesse du coeur est une plaie universelle et la malignité de la femme une malice consommée. Donc comme la malice de la femme surpasse toutes les autres, de même la tristesse du coeur l'emporte sur toutes les afflictions extérieures.

CONCLUSION. — Puisqu'il y en a qui acceptent volontairement des douleurs extérieures pour éviter les douleurs intérieures, c'est une preuve que celles-ci sont plus grandes que les autres.

Réponse II faut répondre que la douleur extérieure et la douleur intérieure se confondent en un point, mais qu'elles diffèrent en deux autres. Elles se confondent en ce que l'une et l'autre est le mouvement de la puissanceappétitive, comme nous l'avons dit (art. 1), mais elles diffèrent relativement aux deux choses qui sont requises pour la tristesse et la délectation, c'est-à-dire relativement à leur cause qui est le bien ou le mal auquel on est uni et relativement à la perception ou à la connaissance. En effet la cause de la douleur extérieure est l'union avec le mal qui répugne au corps, et la cause de la douleur intérieure est l'union avec le mal qui répugne à l'appétit. La douleur extérieure résulte delà perception des sens, spécialement du tact, et la douleur intérieure résulte de la perception intérieure, soit de l'imagination, soit de la raison. Si donc on compare la cause de la douleur intérieure à celle de la douleur extérieure, l'une appartient par elle-même à l'appétit dont ces deux sortes de douleurs relèvent, et l'autre s'y rattache par un intermédiaire. Car la douleur intérieure provient de ce qu'une chose répugne à l'appétit, et la douleur extérieure ne répugne à l'appétit que parce qu'elle répugne au corps. Et comme ce qui existe par soi est toujours avant ce qui existe par autrui, il s'ensuit que sous ce rapport la douleur intérieure l'emporte sur la douleur extérieure. lien est de même pour la perception. En effet la perception de la raison et de l'imagination est plus élevée que la perception des sens et du tact. Par conséquent, absolument parlant, la douleur intérieure l'emporte sur la douleur extérieure. D'ailleurs la preuve de l'exactitude de cette assertion c'esrqu'on s'impose volontairementdes peines extérieures pour éviter une peine intérieure. Et quand la douleur extérieure ne répugne pas à l'appétit intérieur, il arrive quelquefois que la joie du coeur la rend douce et agréable (1). Cependant quelquefois la douleur extérieure accompagne la douleur intérieure, et alors elle l'augmente. Car non-seulement la douleur intérieure est plus grande que l'extérieure, mais elle est aussi plus universelle, puisque tout ce qui répugne au corps peut répugner à l'appétit intérieur, et tout ce que les sens perçoivent peut être perçu par l'imagination et la raison, mais non réciproquement. C'est pourquoi il est dit positivement dans l'Ecriture que la tristesse du coeur est une plaie universelle, parce qu'elle comprend les douleurs que causent les plaies extérieures.

(1) Ainsi les souffrances que les martyrs enduraient pour la foi leur étaient agréables.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la douleur intérieure peutavoir pour objet ce qui est contraire à la vie. Ainsi le rapport de la douleur intérieure à la douleur extérieure ne doit pas se juger d'après la diversité des maux qui sont la cause de la douleur, mais d'après la diversité de rapport qu'il y a entre la cause de la douleur et l'appétit.

2. Il faut répondre au second, que la tristesse intérieure ne provient pas de la perception de l'image de l'objet, comme de sa cause. Car l'homme ne s'attriste pas intérieurement de l'image qu'il perçoit, mais de la chose que cette image représente. Et comme on perçoit d'autant mieux une chose par son image, que cette image est plus immatérielle et plus abstraite, il s'ensuit que la douleur intérieure, absolument parlant, est plus grande et qu'elle a pour objet un mal plus profond, parce que le mal se connaît mieux par la perception intérieure.

3. Il faut répondre au troisième, que les changements corporels sont plutôt déterminés par la douleur extérieure; soit parce que la douleur extérieure s'attaque directement au corps, puisqu'elle résulte du tact; soit parce que les sens extérieurs sont plus corporels que les sens intérieurs. Ainsi comme l'appétit sensitif est plus matériel que l'appétit intelligentiel, il arrive, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. è), que le corps est plutôt altéré par le mouvement de l'appétit sensitif. Pour la même raison la douleur extérieure agit plus sur le corps que la douleur intérieure (2).

(2) La douleur extérieure est plus capable de causer la mort, parce qu'elle agit directement sur le corps; mais de ce quelle est plus grande dans ses effets il ne s'ensuit pas qu'elle le soit dans sa nature.


ARTICLE VIII. — n'v a-t-il que quatre espèces de tristesse ?


Objections: 1.. Il semble que saint Jean Damascène ait eu tort de distinguer (De fid. orth. lib. n. cap. 13) quatre espèces de tristesse qui sont : l'abattement, le chagrin (a//.;) ou l'anxiété, d'après Némésius (De nat. hom, cap. 19), la compassion et l'envie. Car la tristesse est opposée à la délectation. Or, on ne distingue pas différentes espèces de délectation. Donc on ne doit pas non plus distinguer différentes espèces de tristesse.

2.. La pénitence est une espèce de tristesse, et il en est de même du zèle et delà vengeance, comme le dit Aristote (Met. lib. ii, cap. 9 et 11). On ne les comprend cependant pas dans ces différentes espèces. Donc la division préétablie est insuffisante ou incomplète.

3.. Toute division doit se faire par les contraires. Or, les différentes par-tics de la division précédente ne sont pas opposées entre elles. Car, d'après Némésius, l'abattement est une tristesse qui fait perdre la parole; l'anxiété une tristesse qui appesantit; l'envie une tristesse qui a pour objet le bien d'autrui, et la compassion une tristesse qui se rapporte au mal des autres. Or, il arrive qu'un homme peut tout àla fois s'attrister du mal des uns, du bien des autres, °n concevoir intérieurement u n certain abattemen t et perdre extérieurement la parole. Donc la division précédente n'est pas convenable.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Nous avons cité à ce sujet le témoignage de saint Jean Damascène et de Némésius.

CONCLUSION. — Il y a quatre espèces de tristesse : l'abattement, l'anxiété, la compassion et l'envie.

Réponse Il faut répondre qu'il est dans la nature de l'espèce de s'ajouter au genre. Or, une chose peut être ajoutée à un genre de deux manières : 1° parce qu'elle lui appartient par elle-même et qu'elle est contenue en lui virtuellement. C'est ainsi que le caractère d'être raisonnable s'ajoute à (l'animal. Cette addition produit de véritables espèces d'un genre, comme le prouve Aristote (Met. lib. viii, text. 10 et 11). 2° On ajoute encore au genre des choses qui sont en quelque sorte étrangères à sa nature, comme si l'on ajoutait à l'idée de l'animal l'idée de blanc ou quelque autre chose semblable. Cette addition ne produit pas de véritables espèces d'un genre, selon le sens que nous donnons généralement aux mots genre et espèce. Cependant quelquefois on dit qu'une Jchose est l'espèce d'un genre parce qu'elle a une propriété extrinsèque à laquelle la nature du genre s'applique. Ainsi on dit que le charbon et la flamme sont des espèces de feu, parce que la nature du feu s'applique à une matière étrangère. Selon la même façon de parler on dit que l'astronomie et la perspective sont des espèces de mathématique, parce que les principes mathématiques s'appliquent aux choses naturelles. — C'est dans ce sens qu'on distingue différentes espèces de tristesse selon que le motif de la tristesse s'applique à quelque objet extrinsèque. Or, cet objet extrinsèque peut être considéré soit par rapport à la cause ou l'objet de la tristesse, soit par rapport à l'effet. Car l'objet propre de la tristesse est le mal propre à celui qui est triste. Par conséquent son objet extérieur peut se considérer : 1° par rapport au mal d'un autre, parce que c'est un mal, mais un mal qui ne nous est pas propre, et alors la tristesse que nous concevons à l'occasion du mal d'autrui que nous considérons comme notre mal propre, c'est ce que nous appelons la compassion. 2° Il peut lui être étranger sous un double rapport, parce qu'il peuts'agir ni d'une chose qui nous est propre, ni d'une chose mauvaise, mais du bien d'autrui. Quand on considère le bien d'autrui comme son propre mal il en résulte une tristesse qui prend le nom $ envie. — Quant à l'effet propre de la tristesse, il consiste dans la fuite ou l'aversion de l'appétit. Ce qu'il y a d'étranger par rapport à l'effet de la tristesse peut se considérer relativement à l'une de ces deux choses, c'est-à-dire par rapport à la fuite qui peut être impossible. Alors quand on ne voit pas moyen d'échapper au mal, la tristesse qui pèse sur l'âme devient &q\ anxiété. Mais si l'âme est tellement accablée que les membres extérieurs en soient devenus immobiles, alors on arrive à ['abattement, dans ce cas il n'y a plus aucun des effets propres de la tristesse ; il n'y a plus ni fuite, ni appétit ou volonté. On dit que l'abattement enlève l'usage de la parole, parce que de tous les mouvements intérieurs la voix est ee qui exprime le mieux les conceptions et les affections non-seulement dans les hommes, mais encore dans les autres animaux, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 2).


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la délectation est produite par le bien qui ne s'entend que d'une manière. C'est pourquoi on ne distingue pas plusieurs espèces de délectation, comme plusieurs espèces de tristesse ; car la tristesse a pour cause le mal qui se produit de différentes façons, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4).

2. Il faut répondre au second, que la pénitence se rapporte au mal propre qui est par lui-même l'objet de la tristesse; c'est pourquoi on n'en fait pas une espèce particulière : quant au zèle et à la vengeance ils sont compris dans l'envie, comme on le verra (part. II, quest. xxxvi, art. 2).

3. Il faut répondre au troisième, que cette division n'est pas faite d'après l'opposition des espèces, mais d'après la diversité des objets étrangers auxquels la tristesse est entraînée par sa nature, comme nous l'avons dit (in corp. art.).ù

QUESTION XXXVI. : DES CAUSES DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR.


Après avoir parlé delà nature de la tristesse, nous avons à nous occuper de ses causes. — A ce sujet quatre questions sont à faire : 1° La cause de la douleur est-elle le bien qu'on a perdu ou plutôt le mal qu'on éprouve? — 2" La concupiscence est-elle une cause de la douleur ? — 3° Le désir de l'unité est-il une cause de la douleur? — 4° La puissance à laquelle nous ne pouvons résister est-elle une cause de douleur ?

ARTICLE I. — la cause de la douleur est-elle le bien qu'on a perdu ou le mal q'on éprouve?


Objections: 1.. Il semble que le bien qu'on a perdu soit plutôt cause de la douleur que le mal qu'on éprouve. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. viii, quaest. 4) que la douleur est produite par la perte des biens temporels. Donc pour la même raison toute douleur provient de la perte d'un bien quelconque.

2.. Nous avons dit (quest. préc. art. 4) que la douleur qui est contraire à la délectation se rapporte au même objet que la délectation elle-même. Or, la délectation a pour objet le bien, comme nous l'avons dit (quest. xxxv, art. 4). Donc la douleur a principalement pour objet la perte d'un bien.

3.. D'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 7 et 9) l'amour est la cause de la tristesse et de toutes les autres affections de l'âme. Or, l'objet de l'amour est le bien. Donc la douleur ou la tristesse se rapporte plus au bien qu'on a perdu qu'au mal qu'on éprouve.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit(Z>e fid. orth.Mb.u, cap. 42) que le mal qu'on attend produit la crainte et le mal présent la tristesse.

CONCLUSION. — Comme la délectation regarde avant tout le bien qu'on possède comme son objet propre, de même la cause de la tristesse est plutôt le mal qu'on éprouve que le bien qu'on a perdu.

Réponse Il faut répondre que si la privation était dans la connaissance ce qu'elle est dans la réalité, cette question ne paraîtrait d'aucune importance. Car le mal, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xlviii, art. 4), est la privation du bien ; or, la privation dans l'ordre naturel n'est rien autre chose que l'absence de la vertu contraire. D'après cela, s'attrister du bien qu'on a perdu et du mal qu'on éprouve ce serait la même chose. Mais la tristesse est un mouvement de l'appétit qui suit la perception ou la connaissance. Or, dans la connaissance la privation a la nature d'un être, et c'est pour cela qu'on l'ap pelle un être de raison. Ainsi le mal étant une privation agita la manière d'un contraire. C'est pourquoi le mouvement appétitif diffère selon qu'il se porte plus principalement vers le mal qu'on éprouve ou vers le bien qu'on a perdu. Et comme le mouvement de l'appétit animal est par rapport aux opérations de l'âme ce que le mouvement naturel est dans l'ordre de la nature, on peut juger du premier par l'étude de ce qui se passe dans le second. Or, nous distinguons dans les mouvements naturels l'attraction et la répulsion, l'attraction se rapporte par elle-même à ce qui convient à la nature et la répulsion à ce qui lui est contraire. Ainsi un corps pesant s'éloigne par lui-même d'un lieu élevé et se trouve naturellement attiré vers les lieux bas. Si on considère la cause de ce double mouvement, c'est-à-dire la gravité, on remarquera qu'elle porte les corps vers le bas avant de les éloigner des lieux hauts d'où elle les fait descendre. Ainsi donc puisque la tristesse produit dans l'appétit un mouvement de fuite ou d'éloignement, et la délectation un mouvement de sympathie ou d'affection, comme la délectation se rapporte principalement au bien que l'on possède et qui est son objet propre, de même la tristesse se rapporte au mal qu'on éprouve, tandis que la cause de la délectation et de la tristesse, c'est-à-dire l'amour, se rapporte plus directement au bien qu'au mal. Par conséquent par là même que l'objet est la cause de la passion, le mal qu'on éprouve est plutôt la cause propre de la douleur ou de la tristesse que le bien qu'on a perdu.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on considère la perte du bien comme une mauvaise chose, et la perte du mal comme une bonne. C'est ce qui fait dire à saint Augustin que la douleur provient de la perte des biens temporels.

2. Il faut répondre au second, que la délectation et la douleur qui lui est contraire se rapportent au même objet, mais sous un rapport opposé. Car si la délectation a pour objet la présence d'une chose, la tristesse est produite par son absence. Et comme dans l'un des contraires est renfermée la privation de l'autre, suivant ce que dit Aristote (Met. lib. x,text. 15), il arrive que la tristesse qui est le contraire de la délectation se rapporte en un sens au même objet, mais d'une manière opposée.

3. Il faut répondre au troisième, que quand une même cause produit une multitude de mouvements, il n'est pas nécessaire que tous se rapportent principalement au but principal de la cause elle-même. Il n'y a que le premier qui doit s'y rapporter; tous les autres se rapportent plus principalement à ce qui est en harmonie avec leur propre nature (1).

(1) Ainsi, quoique l'amour soit cause de la tristesse et qu'il ait le bien pour objet, il n'est vas nécessaire qu il en soit ainsi de la tristesse douleur, parce que nous notis attrislons du retard du bien que nous désirons ou de sa destruction complète, mais elle ne peut en être la cause universelle.


ARTICLE II — LA CONCUPISCENCE EST-ELLE UNE CAUSE DE LA DOULEUR ?


Objections: 1.. Il semble que la concupiscence ne soit pas la cause de la douleur ou de la tristesse. Car la tristesse se rapporte par elle-même au mal, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, la concupiscence est un mouvement de l'appétit vers le bien. Et le mouvement qui se rapporte à un contraire n'est pas cause du mouvement qui se rapporte à un autre contraire. Donc la concupiscence n'est pas cause de la douleur.

2.. La douleur, d'après saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 12), se rapporte au présent et la concupiscence à l'avenir. Donc la concupiscence n'est pas cause de la douleur.

3.. Ce qui est délectable par soi-même n'est pas cause delà douleur. Or, la concupiscence est délectable par elle-même, comme le dit Aristote (Rhet.X\b.i, cap. 11). Doncla concupiscence n'estpas causedeladouleuroudela tristesse.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Ench. cap. 24) : L'ignorance de ce que l'on doit faire et la concupiscence des choses mauvaises ont pour compagnes l'erreur et la douleur. Or, l'ignorance est cause de l'erreur. Donc la concupiscence est cause de la douleur.

CONCLUSION. — La concupiscence est quelquefois par sa propre nature cause de la

Réponse Il faut répondre que la tristesse est un mouvement de l'appétit animal. Le mouvement appétitif a de l'analogie, comme nous l'avons dit (art. préc), avec l'appétit naturel, eton peut lui assigner deux causes : une cause finale et une cause efficientequiestle principe même du mouvement. Ainsi, la gravité est la cause efficiente qui fait descendre les corps, comme la cause finale de ce mouvement est le lieu bas où ils reposent, mais le principe du mouvement est l'inclination naturelle qui résulte delà gravité. Or, la cause finale du mouvement appétitif est son objet, et c'est dans ce sens que nous avons dit (art. préc.) que la cause de la douleur ou de la tristesse est le mal qu'on éprouve. Quant à sa cause efficiente, elle est l'inclination intérieure de l'appétit qui le porte directement vers le bien et qui repousse conséquemment le mal qui lui est contraire. C'est pourquoi le premier principe de ce mouvement appétitif, c'est l'amour qui est l'inclination première de l'appétit vers le bien qu'on veutse procurer; et le second principe est la haine qui est l'inclination première de l'appétit vers le mal qu'on doit éviter. Mais parce que la concupiscence ou la cupidité est le premier effètde l'amour, celui dans lequel nous nous délectons le plus, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 6), saint Augustin prend souvent la cupidité ou laconeupiscenee pour l'amour, comme nous l'avons fait remarquer (quest. xxx, art. 2 ad 2), et c'est en ce sens qu'il dit que la concupiscence est la cause universelle de la douleur. — La concupiscence considérée dans sa propre nature est à la vérité quelquefois cause de la douleur. Car tout ce qui empêche un mouvement de parvenir à son terme lui est contraire, et ce qui est contraire au mouvement de l'appétit nous attriste. Par conséquent la concupiscence est donc cause de la tristesse en ce sens que nous nous attristons du retard du bien que nous désirons ou de sa disparition complète. Mais elle ne peut pas être la cause universelle de la douleur, parce que nous déplorons plus la perte des biens présents dans lesquels nous nous délectons que la privation des biens futurs que nous désirons.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'inclination qui porte l'appétit à rechercher le bien est la cause de l'inclination qui le porte à éviter le mal, comme nous l'avons dit (incorp. art.). De là il arrive que les mouvements de l'appétit qui se rapportent au bien sont cause des mouvements de l'appétit qui se rapportent au mal.

2. Il faut répondre au second, que ce qu'on désire, bien que ce soit en réalité une chose à venir, est cependant présent d'une manière (1) par là même qu'on l'espère. — Ou bien on peut dire que quoique le bien désiré soit un bien futur, cependant l'obstacle qui nous empêche d'en jouir est présent et produit par là même de la douleur.

(1) Il est présent en nous par la pensée.

3. Il faut répondre au troisième, que la concupiscence est agréable tant qu'on a l'espérance d'obtenir ce qu'on désire; mais une fois qu'un obstacle vient à nous ravir cette espérance, alors elle produit la douleur.


ARTICLE III. — LE DÉSIR DE L'UNITÉ (2) EST-IL UNE CAUSE DE DOULEUR ?


(2)Par l'unité, saint Thomas entend ici la réunion de toutes les perfections qu'eïigela nature d'un êlre. Tout etre souffre quand il ne réunit pas ces perfections, et il souffre quand il a en lui des choses contraires à sa nature. Alors i! tend à s'en séparer.

Objections: 1.. Il semble que le désir de l'unité ne soit pas une cause de douleur. Car Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 3) que l'on a prétendu que la satisfaction était une cause de délectation, et le besoin une cause de tristesse, parce que l'on n'a considéré la délectation et la tristesse que par rapport à la nourriture. Or, toute délectation ou toute tristesse n'a pas la nourriture pour objet. Donc le désir de l'unité n'est pas la cause universelle de la douleur, puisque la satisfaction a rapport a l'unité et le besoin implique la multiplicité.

2.. Toute séparation est contraire à l'unité. Si donc la douleur était produite par le désii'de l'unité, aucune séparation ne serait agréable, ce qui est évidemment faux relativement à la séparation de tout ce qui est superflu.

3.. La raison qui nous porte à nous unir au bien est cause que nous nous éloignons du mal. Or. comme l'union appartient à l'unité, de même la séparation lui est contraire. Donc le désir de l'unité ne doit pas être considéré comme une cause de douleur plutôt que le désir de la séparation.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit que la douleur que les bêtes éprouvent montre assez par le soin et l'amour qu'elles ont pour leur corps combien elles recherchen 11'u ni té. Car q u'est-ce que la douleur, sinon le sentiment qui ne souffre ni la division, ni la corruption.

CONCLUSION. — Comme la concupiscence ou le désir du bien est la cause de la douleur, de même l'amour ou le désir de l'unité.

Réponse Il faut répondre que comme la concupiscence ou le désir du bien est la cause de la douleur, de même le désir de l'unité ou l'amour en est la cause. Car le bien de chaque être consiste dans une certaine unité, c'est-à-dire en ce que chaque chose possède en elle et réunisse les éléments dont se compose sa perfection. De là les platoniciens ont conclu qu'il n'y a qu'un seul principe comme il n'y a qu'un seul bien. C'est pour cela que chaque être désire naturellement l'unité comme il désire la bonté, et que comme l'amour ou la recherche du bien est la cause de la douleur, il en est de même de l'amour ou de la recherche de l'unité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute union n'est pas une perfection, il n'y a que celle dont la perfection de l'être dépend. C'est pourquoi le désir de funité quelle qu'elle soit n'est pas cause de la douleur ou de la tristesse, comme le pensaient certains philosophes dont Aristote (loc. cit.) rejette l'opinion en faisant remarquer qu'il y a des satisfactions qui ne sont pas agréables. Ainsi ceux qui sont chargés de nourriture ne trouvent plus de plaisir à prendre des aliments. Car cette espèce de satisfaction ou d'union répugne à la perfection de l'être plutôt qu'elle n'y contribue. C'est pourquoi la douleur n'est pas produite par la recherche d'une unité quelconque, mais de l'unité dans laquelle consiste la perfection de la nature.

2. Il faut répondre au second, que la séparation peut être agréable, soit parce qu'elle écarte ce qui est contraire à la perfection de la chose, soit parce qu'elle est accompagnée d'une certaine union, comme celle de l'objet sensible avec les sens.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on désire être séparé de ce qui nuit et de ce qui corrompt, parce que toutes ces choses détruisent l'unité de l'être. Le désir de cette séparation n'est donc pas la cause première de la douleur, mais c'est plutôt le désir de l'unité.

ARTICLE IV. — la puissance a laquelle on ne peut résister est-elle cause de la douleur?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.35 a.6