I-II (trad. Drioux 1852) Qu.36 a.4

ARTICLE IV. — la puissance a laquelle on ne peut résister est-elle cause de la douleur?


Objections: 1.. Il semble qu'une puissance supérieure ne puisse nous causer de la douleur. Car ce qui est au pouvoir d'un agent n'existe pas encore, c'est une chose à venir. Or, la douleur a pour cause le mal présent. Donc une puissance supérieure ne peut en être cause.

2.. Le dommage porté est cause de la douleur. Or, il n'y a qu'une puissance inférieure qui puisse nous causer du dommage. Donc une puissance supérieure ne peut pas être cause de la douleur.

3.. Les causes des mouvements appétitifs sont les inclinations intérieures de l'âme. Or, une puissance supérieure est quelque chose d'extérieur. Donc elle ne doit pas être considérée comme une cause de douleur.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De nat. bon. cap. 20) : Ce qui produit la douleur dans l'âme c'est la volonté, en résistant à une puissance supérieure; ce qui produit la douleur dans le corps, ce sont les sens en résistant à un corps plus puissant.

CONCLUSION. — La puissance supérieure à laquelle on ne peut résister est cause de la douleur puisqu'elle nous fait éprouver le mal qui corrompt.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. i ), le mal qu'on éprouve est objectivement la cause de la douleur ou de la tristesse. Ce qui est la cause de cette union avec le mal doit donc être considéré comme la cause de la tristesse ou de la douleur. Or, il est évident qu'il est contraire à l'inclination de l'appétit qu'on reste en présence du mal et qu'on s'attache à lui. Et comme ce qui est contraire à l'inclination d'un être n'arrive jamais que par l'intervention d'un autre être plus puissant, il s'ensuit qu'il faut admettre avec saint Augustin une puissance supérieure comme étant la cause de la douleur (4). Mais il est à remarquer que quand la puissance supérieure a assez de vertu pour transformer l'inclination de l'être qui subit son action dans son inclination propre, il n'y a plus alors ni répugnance, ni violence. Ainsi quand un agent plus puissant attire un corps pesant et lui enlève la propriété qu'il a de tendre vers le bas, alors il s'élève en l'air sans violence, et ce mouvement lui devient naturel. Ainsi donc si une puissance supérieure a assez de force pour détruire l'inclination de la volonté ou de l'appétit sensitif, il ne peut résulter de cette inclination ni douleur, ni tristesse (2j. On n'éprouve ces sentiments de peine que quand l'inclination de l'appétit subsiste et qu'elle se porte dans un sens contraire. C'est pour ce motif que saint Augustin dit que la volonté, en résistant à une puissance supérieure, produit la douleur-, car si elle ne résistait pas, mais qu'elle cédât en donnant son consentement, ce ne serait pas la douleur, mais la délectation qui s'ensuivrait.

(1) C'est ainsi que le juge oblige le criminel à subir la peine de mort.

(2) Les martyrs marchaient ainsi sur des charbons ardents avec autant de plaisir que sur des roses.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'une force supérieure produit la douleur quand elle agit non en puissance, mais en acte, c'est-à-dire quand elle nous fait réellement éprouver le mal qui nous nuit.

2. Il faut répondre au second, que rien n'empêche qu'une puissance qui n'est pas la plus grande absolument, ne le soit relativement, et qu'à ce titre elle ne puisse causer quelque dommage. Si elle n'était supérieure à aucun titre, elle ne pourrait nuire d'aucune manière, et elle ne pourrait par conséquent être la cause d'aucune douleur.

3. Il faut répondre au troisième, que les agents extérieurs peuvent être cause des mouvements appétitifs, parce qu'ils peuvent rendre présent l'objet qui les produit. C'est ainsi que la puissance supérieure peut être cause de la douleur.


QUESTION XXXVII. : DES EFFETS DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE.


Apres avoir parlé des causes de la douleur ou de la tristesse nous avons à nous occuper de ses effets. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° La douleur enlève-t-elle la faculté d'apprendre? — 2° L'appesantissement de l'esprit est-il l'effet de la tristesse ou de la douleur ? — 3° La tristesse ou la douleur affaiblit-elle toute espèce d'action ? — 4° La tristesse nuit-elle au corps plus que les autres passions de l'àme?


ARTICLE I. — la douleur enlève-t-elle la faculté d'apprendre ?


Objections: 1.. Il semble que la douleur n'enlève pas la faculté d'apprendre. Car il est dit dans Isaïe (Is 26,9) : Lorsque vous aurez exercé vos jugements sur la terre, alors les habitants du monde apprendront à être justes. Et plus loin [ibid. 28) : Vous les instruirez par l'affliction qui les obligera à vous adresser leur prière. Or, les jugements de Dieu et l'affliction produisent dans les coeurs des hommes la douleur ou la tristesse. Donc la douleur ou la tristesse ne détruit pas, mais augmente plutôt la faculté d'apprendre.

2.. Isaïe dit encore (Is 28,9) : à qui le Seigneur enseignera-t-il sa loi? à qui donnera-t-il l'intelligence de sa parole? à ceux qu'on a sevrés et qu'on vient d'arracher de la mamelle, c'est-à-dire qu'on vient de priver des plaisirs. Or, la douleur et la tristesse détruisent surtout les plaisirs, puisque la tristesse est directement contraire à la délectation, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 14), et que d'après l'Ecriture (Si 11,29) une peine d'une heure fait oublier toutes les plus grandes jouissances. Donc la douleur n'enlève pas, mais plutôt elle fournit le moyen d'apprendre.

3.. La tristesse intérieure l'emporte sur la douleur extérieure, comme nous l'avons dit (quest. xxxv, art. 7). Or, l'homme peut apprendre tout en éprouvant une tristesse intérieure. Donc à plus forte raison le peut-il quand il éprouve une douleur corporelle.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Solil. lib. i, cap. 12) : Quoique je fusse alors tourmenté par un violent mal de dents, je ne laissais pas de repasser dans mon esprit tout ce que j'avais appris, mais j'étais dans l'impossibilité d'apprendre ce qui eût exigé toute l'attention dont mon esprit est capable.

CONCLUSION. — Comme une douleur intense attire sur elle toute l'attention de l'esprit, non-seulement elle affaiblit, mais souvent elle détruitcomplètement la volonté et la faculté d'apprendre.

Réponse Il faut répondre que toutes les puissances de l'àme ayant leur racine dans une seule et même essence, il est nécessaire que quand l'attention de l'àme se porte sur l'opération d'une puissance elle soit par là même éloignée de l'opération d'une autre. Car l'attention de l'âme ne peut pas ne pas être une. C'est pourquoi, s'il y a une chose qui l'absorbe complètement ou en partie, il n'est plus possible qu'elle s'occupe d'une autre qui exigerait aussi une grande attention de sa part. Or, il est évident que la douleur sensible attire à elle toutes les facultés de l'àme, parce que tout être est naturellement porté à repousser de toute son énergie ce qui lui est contraire, comme on le voit dans l'ordre naturel. De même il est évident que pour apprendre quelque chose de nouveau il faut de l'étude et des efforts accompagnés d'une grande application, comme on le voit par ces paroles de l'Ecriture (Prov. n, 4) : Si vous recherchez la sagesse comme l'argent et que vous creusiez pour la découvrir comme si c'était un trésor, alors vous comprendrez la crainte du Seigneur et vous trouverez la science de Dieu. C'est pourquoi si la douleur est intense, elle empêche l'homme de pouvoir apprendre quelque chose -, etelle peu t même être si vive qu'il ne lui soit pas possible dans ses plus grands accès de réfléchir à ce qu'il a su auparavant. Cependant il est à remarquer que ces effets varient selon les divers degrés d'amour que l'homme a pour la science ou la contemplation , parce que plus cet amour est aident et plus il captive puissamment l'attention de l'esprit et l'empêche de se laisser distraire par la douleur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument,quela tristesse modérée qui empêche l'esprit de divaguer peut servir à acquérir la science, surtout celle des choses par lesquelles l'homme espère pouvoir se délivrer de sa tristesse, et c'est en ce sens que les hommes reçoivent mieux dans l'affliction la science de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que la délectation aussi bien que la douleur par là même qu'elles captivent l'attention de l'esprit sont un obstacle à l'exercice de la raison. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vu, cap. 4 4) que dans les jouissances vénériennes il est impossible de comprendre quelque chose. Or, la douleur agit encore plus puissamment sur l'àme que la délectation, comme nous voyons dans l'ordre naturel l'action des corps tendre plus fortement vers un contraire. Ainsi l'eau chaude subit plus vivement l'action du froid et gèle plus fort. Si donc la douleur ou la tristesse était modérée, elle pourrait accidentellement contribuer à la science, parce qu'elle détruirait alors l'excès des plaisirs, mais par elle-même elle est un obstacle, et quand elle est intense, elle détruit complètement la faculté d'apprendre.

3. Il faut répondre au troisième, que la douleur extérieure provient de la lésion du corps , et elle est plutôt accompagnée d'une modification dans l'organisme que la douleur intérieure qui est cependant plus grande quand on la considère d'après ce qu'il y a en elle de formel, c'est-à-dire d'après ce qui vient de l'âme. C'est pourquoi la douleur corporelle empêche plutôt que la douleur intérieure la contemplation qui demande un repos absolu. Toutefois la douleur intérieure quand elle est très-vive absorbe tellement l'esprit que l'homme ne peut plus rien apprendre de nouveau. C'est pour cela que la tristesse a fait interrompre à saint Grégoire son commentaire sur Ezechiel, comme il le dit lui-même (hom. xxii in EzecJi.).


ARTICLE II. — LA PESANTEUR DE L'ESPRIT EST-ELLE IN EFFET DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR?


Objections: 1.. 11 semble que l'appesantissement de l'esprit ne soit pas l'effet de la tristesse. Car saint Paul dit (II. Cor. vu, 44) : Considérez donc combien cette tristesse selon Dieu a produit en vous de sollicitude, de satisfaction, d'indignation, etc., etc. Or, la sollicitude et l'indignation appartiennent à l'élévation de l'esprit qui est contraire à l'appesantissement. Donc l'appesantissement n'est pas un effet de la tristesse.

2.. La tristesse est contraire à la délectation. Or, l'effet de la délectation est la dilatation, qui a pour contraire non l'appesantissement, mais le resserrement du coeur. Doncon ne doit pas considérer l'appesantissement comme un effet de la tristesse.

3.. La tristesse absorbe, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre (IL Cor. n, 7) : Fous devez traiter le coupable avec indulgence dans la crainte qu'il ne soit absorbé par son excessive tristesse. Or, la pesanteur n'est pas 1 absorption. Car celui qui s'appesantit est déprimé par un poids quelconque, tandis que celui qui est absorbé est renfermé dans ce qui l'absorbe. Donc on ne doit pas compter la pesanteur parmi les effets de la tristesse.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Némésius (De nat. hom. cap. 49) et saint Jean Da-mascène (De fid. orth. lib. n, cap. 43) disent que la tristesse appesantit l'àme.

CONCLUSION. — Puisque la tristesse résulte du mal présent, elle appesantit surtout l'esprit et quelquefois elle empêche le mouvement de l'esprit et du corps.

Réponse Il faut répondre qu'on désigne quelquefois métaphoriquement les effets des passions de l'àme par des images qu'on emprunte aux choses sensibles ; parce que les mouvements de l'appétit animal ressemblent aux inclinations de l'appétit naturel. C'est ainsi qu'on attribue la ferveur à l'amour, la dilatation à la joie et l'appesantissement à la tristesse. En effet, on dit que l'homme s'appesantit quand il est empêché par un poids quelconque de jouir de son mouvement propre. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit (quest. xxxvi, art. 1), que la tristesse résulte d'un mal présent qui appesantit l'esprit, puisqu'il répugne au mouvement de la volonté, puisqu'il l'empêche de jouir de ce qu'il veut. Si la violence du mal qui contriste n'est pas telle qu'on perde l'espérance d'en sortir, quoique l'esprit soit appesanti parce que pour le présent il n'est pas maître de ce qu'il veut, néanmoins il conserve encore la force de se mouvoir pour repousser le mal qui l'attriste. Mais si la violence du mal est telle qu'on perde tout espoir d'en être délivré, alors le mouvement intérieur de l'esprit qui se trouve dans cette détresse est complètement arrêté, de sorte qu'il ne peut aller ni d'un côté, ni d'un autre. Quelquefois même [le mouvement extérieur du corps est aussi entravé au point que l'homme parait hébété et stupide.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette élévation de l'esprit est l'effet de la tristesse qui est selon Dieu, parce qu'elle est accompagnée de l'espérance d'obtenir le pardon de sa faute.

2. Il faut répondre au second, que relativement au mouvement appétitif, le resserrement et l'appesantissement reviennent au même. Car par là même que l'esprit est appesanti au point de ne pouvoir librement se porter vers les choses extérieures, il se retire vers lui-même et se resserre pour ainsi dire en lui.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que la tristesse absorbe l'homme quand la force du mal qui l'attriste frappe totalement son esprit, au point de lui enlever tout espoir de délivrance. Elle appesantit donc l'esprit de la même manière qu'elle l'absorbe. Car il y ades expressions qui s'accordent métaphoriquement et qui paraîtraient répugner si on les prenait dans leur sens propre.


ARTICLE III. — LA TRISTESSE   OU  LA   DOULEUR  AFFAIBLIT-ELLE  TOUTE OPÉRATION ?


Objections: 1.. Il semble que la tristesse n'empêche pas toute opération. Car la sollicitude est un effet de la tristesse, comme nous l'avons vu par les paroles de l'Apôtre (quest. préc). Or, la sollicitude aide à bien agir. Car saint Paul dit (I. Tim. n, 15) : Atfez soin de paraître devant Dieu comme un ouvrier qui ne fait rien dont il ait à rougir. Donc la tristesse n'empêche pas l'action, mais elle nous aide plutôt à bien agir.

2.. La tristesse produit dans un grand nombre la concupiscence, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. ult.). Or, la concupiscence ou le désir donne à l'action plus de force. Donc la tristesse aussi.

3.. Comme il y a des actions propres à ceux qui sont dans la joie, il y a aussi des actions propres à ceux qui sont dans la tristesse -, telle est l'action . de pleurer. Or, tous les êtres sont fortifiés par l'action qui leur est propre. Donc il y a des actions qui ne sont pas entravées, mais perfectionnées par la tristesse.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 4) que la délectation perfectionne l'action, mais qu'au contraire la tristesse la gêne. CONCLUSION. — Si l'action se rapporte à la tristesse comme son objet, elle est trèsgênée par elle, mais si elle se rapporte à elle comme son effet, elle est plutôt augmentée et perfectionnée.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), la tristesse n'appesantit pas ou n'absorbe pas toujours l'esprit, au point de détruire tout mouvement intérieur et extérieur, mais il y a des mouvements qui sont quelquefois l'effet de la tristesse elle-même. Ainsi donc l'action peut se rapporter à la tristesse de deux manières : 1° Elle peut se rapporter à elle comme son objet (1), et alors la tristesse est un obstacle à l'action. Car ce que nous faisons avec tristesse nous ne le faisons jamais aussi bien que ce que nous faisons avec joie ou sans tristesse. La raison en est que la volonté est la cause de l'action de l'homme; par conséquent quand il s'agit de faire une chose qui déplaît, on a nécessairement moins de force. 2° L'action peut se rapporter à la tristesse, comme à son principe et à sa cause (2). Alors il est nécessaire qu'elle soit perfectionnée par elle. Ainsi plus on est attristé d'une chose et plus on fait d'efforts pour repousser le chagrin qu'on en a. pourvu qu'on conserve l'espérance de s'en délivrer. Autrement la tristesse ne produirait ni mouvement, ni action.

(1) Comme quand on cime malgré soi.
(2) Comme les gémissements et les larmes.


La réponse aux objections est par là même évidente.


ARTICLE IV. — la tristesse nuit-elle plus au corps que les autres passions de l'ame?


Objections: 1.. Il semble que la tristesse ne nuise pas beaucoup au corps. Car la tristesse existe spirituellement dans l'âme. Or, les choses qui n'existent que spirituellement ne produisent pas de modification corporelle, comme on le voit par les intentions des couleurs qui sont dans l'air et qui ne colorent aucun corps. Donc la tristesse ne produit aucun mal au corps.

2.. Si la tristesse produit du mal au corps, cela n'a lieu qu'autant qu'elle est accompagnée d'un changement corporel quelconque. Or, il y a un changement corporel dans toutes les passions de l'âme, comme nous l'avons dit (quest. xxii, art. 2 ad 3). Donc la tristesse ne nuit pas plus au corps que les autres passions de l'âme.

3.. Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. 3) qu'il y en a que la colère et la concupiscence rendent fous, ce qui semble être le plus grand mal qu'on puisse ("prouver, puisque la raison qu'il y a de plus excellent dans l'homme. Le désespoir paraît être aussi plus nuisible que la tristesse, puisqu'il en est la cause. Donc la tristesse ne nuit pas plus au corps que les autres passions.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Il est écrit (Prov. xvii, 22) : La joie de l'esprit rend le corps plein de vigueur; la tristesse du coeur dessèche les os. Et plus loin (xxv, 20) : Comme le ver mange le vêtement et la poussière le bois; ainsi la tristesse de Vhomme lui ronge le coeur. Et ailleurs (Ecoles, xxxviii, 19) : La tristesse accélère la mort.

CONCLUSION. — La tristesse nuit plus au corps que les autres passions de l'àme puisqu'elle empêche le mouvement vital du coeur.

Réponse Il faut répondre que la tristesse nuit plus au corpsque toutes les autres passions de l'àme. La raison en est que la tristesse est contraire à la vie de l'homme relativement à l'espèce ou à la nature de son mouvement, mais non pas seulement sous le rapport de la mesure ou de la quantité, comme les autres passions de l'âme. Car la vie de l'homme consiste dans un mouvement qui se répand ducoeurdans les autres membres : ce mouvement convient à la nature humaine dans une mesure déterminée. Si donc ildépasse la mesure quiluiaété assignée, il devient contraire à la vie de l'homme sous le rapport de la quantité , mais non selon son espèce. Au contraire si on arrête la marche de ce mouvement, il sera opposé à la vie dans son espèce. Or, il est à remarquer que dans toutes les passions de l'âme, le changement corporel qui est ce qu'il y a de matériel en elles, est en harmonie et en proportion avec le mouvement de l'appétit qui est ce qu'il y a de formel-, comme en toutes choses la matière est proportionnée à la forme. Donc les passions de l'âme qui impliquent le mouvement de l'appétit pour rechercher quelque chose, ne sont pas contraires dans l'espèce au mouvement vital, mais elles peuvent lui être contraires sous le rapport de la quantité, comme l'amour, la joie, le désir, etc. Toutes ces passions sont donc dans leur espèce un secours utile à la nature du corps , mais elles peuvent lui nuire par ce qu'elles ont d'extrême. Quant aux passions qui impliquent un mouvement de l'appétit tout opposé, c'est-à-dire qui portent le coeur à se resserrer, elles sont contraires au mouvement vital non-seulement sous le rapport de la quantité . mais encore dans son espèce. C'est pourquoi elles sont toutes absolument nuisibles, comme la crainte et le désespoir. La tristesse l'emporte encore sur les autres parce qu'elle appesantit l'esprit par suite du mal présent dont l'impression est plus forte que celle du mal futur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme l'âme meut naturellement le corps, le mouvement spirituel de l'âme est la cause naturelle de la modification du corps. Il n'en est pas de même des intentions spirituelles qui n'ont pas naturellement mission de mouvoir les autres corps qui ne sont pas faits pour être mus par une âme.

2. Il faut répondre au second, que les autres passions produisent des modi-fications corporelles qui sont dans leur espèce conformes au mouvement vital, tandis (pie la tristesse en produit une qui lui est contraire, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que pour empêcher l'usage de la raison il faut une cause plus légère que pour faire mourir, puisque nous voyons une foule de maladies priver de l'usage de la raison sans pour cela donner la mort. Cependant la crainte et la colère font au corps le plus grand mal par suite de la tristesse qui s'y joint à cause de l'absence de l'objet qu'on désire. D'ailleurs la tristesse fait quelquefois perdre la raison, comme on le voit par ceux que la douleur jette dans la mélancolie ou la folie.

QUESTION XXXVIII.: DES REMÈDES DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR.


Après avoir parlé des effets de la tristesse ou de la douleur nous avons à nous occuper de ses remèdes. — A ce sujet cinq questions se présentent : 1" La douleur ou la tristesse peul-elle être adoucie par une délectation quelconque? —2" Peut-elle l'être par les larmes? — 3" Peut-elle l'être par la commisération de nos amis? — 4° Peut-elle l'être par la contemplation de la vérité? — â° Peut-elle l'être par le sommeil et par les Pains?

ARTICLE I. — LA DOULEUR OU LA' TRISTESSE   PEUT-ELLE ÊTRE ADOUCIE PAR UNE DÉLECTATION QUELCONQUE ?


Objections: 1.. Il semble que toute délectation n'adoucisse pas toute douleur ou toute tristesse. En effet la délectation n'adoucit la tristesse qu'autant qu'elle lui est contraire. Car la médecine se fait par les contraires, comme le dit Aristote (Eth. lib. n, cap. 3). Or, toute délectation n'est pas contraire à toute tristesse, comme nous l'avons vu (quest. xxxv, art. 4). Donc toute délectation n'adoucit pas toute tristesse.

2.. Ce qui produit la tristesse ne l'adoucit pas. Or, il y a des délectations qui produisent la tristesse, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 4), le méchant s'attriste de ce qui lui a causé delà joie. Donc toute délectation n'adoucit pas la tristesse.

3.. Saint Augustin dit (Conf. lib. iv, cap. 7) qu'il quitta le pays où il avait coutume de s'entretenir avec l'ami qu'il avait perdu, parce que ses yeux le cherchaient moins là où ils n'avaient pas l'habitude de le voir. Par là il nous donne à entendre que ce que nous avons eu de commun avec nos amis morts ou absents, nous rend dans notre chagrin le sentiment de leur mort ou de leur absence plus sensible, et parce que nous avons surtout éprouvé les mêmes plaisirs, il arrive que ces plaisirs ne l'ont qu'accroître notre douleur. Donc toute délectation n'adoucit pas notre tristesse.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. ult. et rx, cap. 5). Le plaisir dissipe la tristesse, s'il lui est contraire et même quel qu'il soit, pourvu qu'il soit très-vif.

CONCLUSION. —Comme toute délectation est contraire à toute tristesse de quelque manière, c'est-à-dire, sous le rapport du genre, il s'ensuit que toute tristesse peut être adoucie et soulagée par une délectation quelconque.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxxiii art. l),ladélecta-tion estlereposdel'appétitdanslebienquilui convient, tandisquela tristesse résulte de ce qui répugne à cette puissance. Ainsi ce que la délectation esta la tristesse à l'égard des mouvements appétitifs, le repos l'est pour les corps à l'égard de la fatigue qui résulte d'une modification qui n'est pas naturelle. Car la tristesse implique une certaine fatigue ou une souffrance de la puissance appétitive. Par conséquent comme le repos du corps est un remède contre toute fatigue qui provient d'une cause qui n'est pas naturelle ; de même toute délectation est un remède propre à adoucir toute tristesse de quelque part qu'elle vienne.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique toute délectation ne soit pas contraire dans son espèce à toute tristesse, elle lui est cependant contraire dans son genre, comme nous l'avons dit (quest. xxxv, art. 4 ad 2). C'est pourquoi de la part de la disposition du sujet toute tristesse peut être adoucie par une délectation quelconque.

2. Il faut répondre au second, que les délectations des méchants ne produisent pas la tristesse dans le présent, mais dans l'avenir, parce que les méchants se repentent des maux dont ils se sont réjouis, et cette tristesse se soulage par des délectations contraires.

3. Il faut répondre au troisième, que quand deux causes impriment des mouvements contraires, l'une empêche l'autre; et la plus forte et la plus persévérante finit par triompher. Dans celui qui s'attriste des choses dont il avait coutume de se réjouir avec un ami mort ou absent, on trouve ces deux causse agissant dans un sens opposé. Car la pensée de la mort ou de l'absence d'un ami porte à la douleur, tandis que le bien présent porte à la joie ; c'est ce qui fait que l'un est affaibli par l'autre. Mais comme le sentiment du présent agit plus fortement que le souvenir du passé, et que l'amour de soi dure plus longtemps que l'amour d'autrui, il arrive que la délectation finit par dissiper la tristesse. Aussi saint Augustin ajoute (ibid. cap. 8)que ramené peu à peu à ses anciennes habitudes de plaisir il sentait sa douleur s'affaiblir.


ARTICLE II. —  LA  DOULEUR OU LA TRISTESSE EST-ELLE ADOUCIE PAR LES LARMES?


Objections: 1.. Il semble que les larmes n'adoucissent pas la tristesse. Car aucun effet n'affaiblit sa cause. Or, les larmes ou les gémissements sont un effet de la tristesse. Donc ils ne l'affaiblissent pas.

2.. Comme les larmes ou les gémissements sont un effet de la tristesse, de même le rire est un effet de la joie. Or, le rire ne diminue pas lajoie. Donc les larmes n'adoucissent pas la tristesse.

3.. Le mal qui nous attriste se représente à nous dans les larmes. Or, l'image de l'objet qui nous attriste augmente la tristesse, comme limage de l'objet qui nous délecte augmente notre joie. Il semble donc que les larmes n'adoucissent pas la tristesse.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augutin dit (Conf. lib. iv, cap. í, in fin. et cap. 7j que quand il pleurait la mort de son ami il ne trouvait un peu de repos que dans les gémissements et les larmes.

CONCLUSION. — Comme les gémissements et les larmes portent au dehors l'attention de l'esprit qui est tout préoccupé du mal, ils affaiblissent naturellement par là même la douleur et la tristesse.

Réponse Il faut répondre que les larmes et les gémissements affaiblissent naturellement la tristesse, et cela pour deux raisons : 1° parce que toute espèce de mal, quand on le renferme au dedans de soi-même, afflige davantage; car l'attention de l'esprit se porte plus souvent vers lui. Au lieu que quand le mal se répand à l'extérieur, alors l'attention de l'âme se disperse en quelque sorte sur tous les objets qui sont en dehors d'elle, et la douleur intérieure se trouve par là même affaiblie. C'est pourquoi quand ceux qui sont tristes manifestent intérieurement leur tristesse soit par des larmes, soit par des gémissements, soit par des paroles, ils sont soulagés. 2° Parce que l'action qui convient à l'homme, selon les dispositions où il est, lui est toujours agréable. Ainsi les larmes et les gémissements conviennent à celui qui est dans la tristesse ou la douleur, et c'est là ce qui les lui rend agréables. Par conséquent, puisque toute délectation adoucit de quelque manière la tristesse ou la douleur, comme nous l'avons dit (art. préc). il s'ensuit que les plaintes et les gémissements servent à adoucir la tristesse.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le rapport de la cause à l'effet est contraire au rapport de l'objet qui attriste au sujet attristé. Car tout effet est en harmonie avec sa cause, et lui est par conséquent agréable; tandis que l'objet qui attriste est contraire au sujet attristé- C'est pourquoi l'effet de la tristesse a avec le sujet attristé un rapport contraire à celui de ce même sujet avec l'objet qui l'attriste. C'est ce qui fait que la tristesse est adoucie par son effet en raison de cette contrariété.

2. Il faut répondre au second, que la relation de l'effet à la cause est semblable à la relation de l'objet qui délecte au sujet délecté , parce que de part et d'autre il y a convenance. Comme tout être semblable augmente son semblable, il arrive que lajoie est augmentée par le rire et par ses autres effets, à moins que par accident il n'y ait dans ces effets quelque excès.

3. Il faut répondre au troisième, que l'image de l'objet qui attriste est par elle-même de nature à augmenter la tristesse; mais quand l'homme se représente qu'il fait ce qui convient le mieux à son état, il en résulte un certain plaisir. Pour la même raison, si quelqu'un vient à rire dans une circonstance où il lui semble qu'il aurait dù pleurer, il gémit de ce qu'il n'a pas fait ce qu'il devait, comme le dit Cicéron (De Tusc. quaest. lib. m).


ARTICLE III. — LA DOULEUR ET LA TRISTESSE SONT-ELLES ADOUCIES PAIÎ LA COMMISÉRATION DES AMIS?


Objections: 1.. Il semble que la douleur d'un ami compatissant n'adoucisse pas la tristesse. Car les contraires ont pour effets les contraires. Or, comme le dit saint Augustin (Conf. lib. viii, cap. 4) : Quand on se réjouit avec plusieurs, la joie de chacun en devient plus grande, parce qu'on s'échauffe et on s'enflamme mutuellement. Donc pour le même motif, quand plusieurs s'attristent, il semble que la tristesse soit augmentée.

2.. L'amitié exige qu'on la paye de retour, comme le dit saint Augustin (Conf. lib. iv, cap. 9). Or, un ami compatissant souffre de la douleur de son ami souffrant. Doncla douleur de l'ami qui compatit est pour l'ami qui souffrait auparavant de son propre mal la cause d'une autre douleur. Par conséquent, la douleur étant doublée, la tristesse parait augmenter.

3.. Le mal d'un ami nous attriste comme le mal qui nous est propre, puisqu'un ami est un autre nous-même. Or, la douleur est un mal. Donc la douleur de l'ami qui compatit augmente la tristesse de l'ami dont il partage les peines.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 11) que dans la tristesse un ami compatissant console.

CONCLUSION. — Par là même que nous éprouvons du plaisir de ce que nos amis compatissent à nos peines, il s'ensuit que leur commisération adoucit naturellement noire douleur et notre tristesse.

Réponse Il faut répondre qu'un ami qui compatit à nos peines est naturellement une consolation. Aristote en donne deux raisons (Eth. lib. ix, cap. 11). La première c'est que la tristesse appesantissant l'âme elle est comme un fardeau qu'on s'efforce d'alléger. Ainsi donc quand quelqu'un voit que les autres partagent sa tristesse, il se représente en quelque sorte qu'ils portent avec lui ce fardeau et qu'ils s'efforcent d'en alléger le poids. C'est ce qui lui rend sa charge moins pesante, comme il arrive quand il s'agit de porter des fardeaux matériels. La seconde raison et la meilleure, c'est qu'en s'attristant avec nous de nos peines, nos amis prouvent qu'ils nous aiment, ce qui est agréable, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 5). Et puisque toute délectation adoucit la tristesse, comme nous l'avons vu (art. 1), il s'ensuit que l'ami qui compatit à nos peines les adoucit.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'un et l'autre cas il y a preuve d'amitié, soit qu'on se réjouisse avec celui qui est dans la joie, soit qu'on pleure avec celui qui est dans les larmes. Ces deux choses nous sont donc agréables en raison de la cause qui les produit.

2. Il faut répondre au second, que la douleur d'un ami contristeraitpar elle-même, mais quand on considère sa cause qui est l'amour, elle réjouit plutôt.

3. Par là la réponse au troisième argument est évidente.


ARTICLE IV. — LA DOULEUR ET LA TRISTESSE SONT-ELLES ADOUCIES PAR LA CONTEMPLATION DE LA VÉRITÉ?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.36 a.4