I-II (trad. Drioux 1852) Qu.38 a.4


Objections: 1.. Il semble que la contemplation de la vérité n'adoucisse pas la douleur. Car il est dit (Eccl. i, 18) : Celui qui ajoute à sa science ajoute à sespeines. Or, la science se rapporte à la contemplation de la vérité. Donc la contemplation de la vérité n'adoucit pas la douleur.

2.. La contemplation de la vérité appartient à l'intellect spéculatif. Or, l'intellect spéculatif ne meut pas, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 58). Donc puisque la joie et la douleur sont des mouvements de l'âme, il semble que la contemplation de la vérité ne soit d'aucune utilité pour l'adoucissement de la douleur.

3.. 11 faut appliquer le remède là où est la maladie. Or, la contemplation de la vérité existe dans l'intellect. Donc elle n'adoucit pas la douleur corporelle qui réside dans les sens.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit [Solil. lib. i, cap. 12) : Il me semblait que si l'éclat de la vérité se découvrait à mon esprit, je n'éprouverais plus cette douleur ou que du moins je la compterais pour rien.

CONCLUSION. — Puisque la délectation la plus grande consiste dans la contemplation de la vérité, il est nécessaire que cette contemplation adoucisse la tristesse et la douleur.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 5), la plus grande délectation consiste dans la contemplation delà vérité. Comme toute délectation adoucit la douleur, ainsi que nous l'avons vu (art. préc. et art. 1), il en résulte que la contemplation de la vérité adoucit la tristesse. Cet effet est d'autant plus sensible qu'on est plus attaché à la sagesse. C'est pourquoi la contemplation des perfections divines et de leur bonheur futur porte les hommes à se réjouir dans leurs tribulations, selon ces paroles d'un Apôtre (Jacob., i, 2) : Considérez comme le sujet d'une extrême joie les diverses afflictions qui vous arrivent. Il y a plus, on goûte même cette joie au milieu des supplices corporels. Ainsi le martyr Tiburce marchant les pieds nus sur des charbons ardents disait : II me semble que je marche au nom de Jésus-Christ sur des fleurs de rose.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est vrai qu'en ajoutant à sa science, on ajoute à ses peines, soit à cause de la difficulté qu'on a de trouver la vérité, soit parce que la science fait connaître à l'homme une foule de choses qui sont contraires à sa volonté. Ainsi de la part des objets connus la science produit la douleur, mais de la part de la contemplation de la vérité elle est une source de plaisirs.

2. Il faut répondre au second, que l'intellect spéculatif ne meut pas l'esprit par rapport à l'objet qu'il observe, mais il le meut relativement à la contemplation même qui est un des biens de l'homme et qui est naturellement agréable.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les puissances de l'âme la surabondance de la puissance supérieure reflue sur la puissance inférieure ; d'après cela la délectation de la contemplation qui est dans la partie supérieure de l'âme reflue sur la partie inférieure et y adoucit la douleur dont elle est le siège.


ARTICLE V. — LA DOULEUR ET LA TRISTESSE  SONT-ELLES ADOUCIES PAR LE SOMMEIL ET LES BAINS?


Objections: 1.. Il semble que le sommeil et le bain n'adoucissent pas la tristesse. Car la tristesse réside dans l'âme, tandis que le sommeil et le bain ne regardent que le corps. Donc ils ne sont d'aucune utilité pour l'adoucissement de la tristesse.

2.. Le même effet ne semble pas résulter de causes contraires. Or, puisque le sommeil et le bain sont des choses corporelles, ils sont contraires à la contemplation de l'esprit qui est une cause d'adoucissement, comme nous l'avons dit (art. préc). Donc la tristesse n'est pas adoucie par ces moyens.

3.. La tristesse et la douleur, selon qu'elles appartiennent au corps, consistent dans une certaine transformation du coeur. Or, ces remèdes semblent appartenir plutôt aux sens extérieurs et aux membres qu'à la disposition intérieure du coeur. Donc la tristesse n'est pas adoucie par ces moyens.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Conf. lib. ix, cap. 12) : J'avais appris qM le bain est ainsi appelé (balneum) parce qu'il chasse les inquiétudes de l'esprit. Et plus loin : Je m'endormis, et à mon réveil je trouvai que ma, douleur avait beaucoup perdu de sa première violence. Et il cite à ce propos cette strophe d'une hymne de saint Ambroise où il est dit : Dans un, doux repos nos membres fatigués retrouvent leur vigueur première; ainsi se relève notre âme abattue et devient plus léger le poids de nos douleurs.

CONCLUSION. — Comme le sommeil et les bains réparent les forces du corps et le rétablissent dans son état normal, il faut nécessairement qu'ils adoucissent et affaiblissent la tristesse.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxxvii, art. 4), la tristesse est contraire dans son espèce au mouvement vital du corps. C'est pourquoi ce qui répare les forces du corps et ce qui rétablit le mouvement vital dans son état légitime est contraire à la tristesse et l'adoucit. Ainsi par là même que la nature est rétablie par ces remèdes dans son état normal, il en résulte une délectation. Car c'est là ce qui produit la délectation, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 1). Par conséquent puisque toute délectation adoucit la tristesse, il s'ensuit que ces remèdes corporels l'adoucissent.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand le corps est dans un bon état et qu'on en a le sentiment, il en résulte une délectation et par conséquent un adoucissement de tristesse.

2. Il faut répondre au second, qu'à la vérité une des délectations empêche l'autre, comme nous l'avons dit (quest. xxxi, art. 8); néanmoins toute délectation adoucit la tristesse et il ne répugne pas que la douleur soit calmée par des causes qui se gênent réciproquement.

3. Il faut répondre au troisième, que toute bonne disposition du corps reflue en quelque sorte vers le coeur, comme vers le principe et la fin des mouvements corporels, tel qu'on le voit dans le livre d'Aristote sur la cause du mouvement des animaux (cap. 11).

QUESTION XXXIX. : DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR.


Nous avons à nous occuper en dernier lieu de la bonté et de la malice de la tristesse ou de la douleur. — A cet égard il y a quatre questions à faire : 1" Toute tristesse est-elle un mal? — 2° Peut-elle être un bien honnête? — 3" Peut-elle être un bien utile? — 4" La douleur du corps est-elle le souverain mal?

ARTICLE I.  — TOUTE TRISTESSE EST-ELLE MAUVAISE?


Objections: 1.. Il semble que toute tristesse soit mauvaise. Car Némésius (Denat. hom. cap. 19) dit que toute tristesse est un mal de sa nature. Or, ce qui est naturellement mauvais est toujours et partout mauvais. Donc toute tristesse est mauvaise.

2.. Ce que fuient tous les hommes et même les plus vertueux est un mal. Or, tous les hommes et même les hommes vertueux fuient la tristesse, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 11), quoique le sage ne cherche pas le plaisir il ne cherche pas non plus la tristesse. Donc la tristesse est un mal.

3.. Comme le mal corporel est l'objet et la cause de la douleur du corps, de même le mal spirituel est l'objet et la cause de la tristesse de l'esprit. Or, toute douleur corporelle est mauvaise pour le corps. Donc toute tristesse spirituelle est mauvaise pour lame.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. S'attrister du mal et s'en réjouir sont deux choses contraires. Or, se réjouir du mal est une mauvaise chose, puisque pour rendre odieux les méchants il est dit (Prov. ii, ii) qu'ils se réjouissent du mal qu'ils ont fait. Donc c'est une bonne chose que de s'attrister du mal.

CONCLUSION. — Quoique toute tristesse soit mauvaise en elle-même parce qu'elle empêche l'appétit de se reposer dans le bien, cependant la tristesse que l'on conçoit au sujet d'une mauvaise action est bonne.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être bonne ou mauvaise de deux manières : 1° Absolument parlant et en elle-même. En ce sens toute tristesse est un mal. Car l'inquiétude que l'homme conçoit à la vue du mal présent est en elle-même une chose mauvaise puisqu'elle empêche l'appétit de se reposer dans le bien. 2° On dit aussi qu'une chose est bonne ou mauvaise hypothétiquement. Ainsi il est bien de rougir du mêment où l'on suppose que l'on a fait quelque chose de honteux, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. ult.). Par conséquent s'il arrive une chose fâcheuse ou pénible, la bonté veut qu'on s'en attriste ou qu'on en gémisse. Car si l'on ne s'en attristait pas et si l'on n'en gémissait pas, ce serait ou parce qu'on ne sentirait pas ce malheur, ou parce qu'on n'en seraitpas mécontent, etdans ces deux circonstances on serait évidemment coupable. C'est pourquoi supposez la présence du mal, la bonté nous fait un devoir d'en éprouver de la douleur ou de la tristesse. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit (Sup. Gen. ad litt. lib. vin, cap. ii) : C'est encore un bien de gémir sur le bien qu'on a perdu ; car s'il n'était rien resté de bon dans la nature, on n'éprouverait dans le châtiment aucune peine de la pertequ'on a faite. Mais comme la bonté morale doit se considérer dans les choses singulières, puisque c'est à elle que se rapportent les actions, ce qui est bon hypothétiquement doit être considéré comme lion, comme ce qui est volontaire hypothétiquement doit être regardé comme volontaire (I), selon ce que dit Aristote (Eth. lib. m, cap. i) et d'après ce que nous avons dit nous-mêmes (quest. vi, art. G).

(1) Ainsi la tristesse inspirée par le repentir qu'on a de ses péchés est bonne d'une bonté pure et simple, quoiqu'elle ne soit bonne qu'hypothéti-quement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Némésius parle de la tristesse relativement à l'objet qui la produit, mais non relativement au sujet qui éprouve le mal et qui le combat. Sous ce rapport tous les hommes fuient la tristesse comme ils fuient le mal ; mais ils ne fuient pas tous le sentiment et la répudiation du mal. Il en faut dire autant de la douleur corporelle. Car le sentiment de cette douleur et sa répudiation sont au contraire une preuve de la bonté de la nature.

2. et 3. La réponse au second et au troisième argument est par là même évidente.


ARTICLE II — la tristesse peut-elle être un bien honnête ?


Objections: 1.. Il semble que la tristesse ne soit pas un bien honnête. Car ce qui mène aux enfers n'est pas un bien honnête. Or, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 33), Jacob parait avoir craint que l'excès de la tristesse ne le trouble de telle sorte qu'il ne soit arrivé non dans le repos des justes, mais dans l'enfer des pécheurs. Donc la tristesse n'est pas un bien honnête.

2.. Le bien honnête est louable et méritoire. Or, la tristesse affaiblit le prix de la louange et du mérite. Car saint Paul dit (II. Cor. ix, il): Que chacun donne ce qu'il a résolu en lui-même de donner, non avec tristesse, ni par force. Donc la tristesse n'est pas un bien honnête.

3.. Comme ledit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 15) : Nous nous attristons des choses qui arrivent contrairement à notre volonté. Or, ne pas vouloir ce qui arrive présentement c'est avoir une volonté contraire à la volonté divine dont la Providence embrasse tout ce qui se passe. Donc, puisque la conformité de la volonté humaine avec la volonté divine constitue sa droiture, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 10), il semble quo la tristesse empêche la volonté d'être droite et que par conséquent elle ne soit pas un bien honnête.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Tout ce qui mérite les récompenses de la vie éternelle est un bien honnête. Or, il en est ainsi de la tristesse, comme on le voit par ces paroles de saint Matthieu (Matth, v, 5) : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. Donc la tristesse est un bien honnête.

CONCLUSION. — Puisque la tristesse est bonne quelquefois, elle peut être honnête.

Réponse Il faut répondre que par là même que la tristesse est un bien, elle peut être un bien honnête. Car nous avons dit (art. préc.) que la tristesse est un bien quand on connaît le mal et qu'on le repousse. Ces deux choses sont dans la douleur corporelle une preuve de la bonté de la nature ; car c'est cette bonté qui fait que les sens éprouvent la douleur, et que la nature écarte la cause qui la produit. A l'égard de la tristesse intérieure la connaissance du mal résulte quelquefois du jugement droit de la raison, et la répudiation du mal est l'effet d'une volonté bien disposée qui a le mal en horreur. Or, comme tout bien honnête provient de ces deux sources, de la droiture delà raison et de celle de la volonté, il en résulte évidemment que la tristesse peut être un bien honnête.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toutes les passions de l'àme doivent avoir pour règle la raison qui est la source de l'honnête. La tristesse immodérée dont parle saint Augustin dépasse cette règle, et c'est pour ce motif qu'elle cesse d'être honnête.

2. Il faut répondre au second, que comme la tristesse qu'on conçoit procède d'une volonté et d'une raison droite qui a le mal en horreur, de même la tristesse qu'on ressent du bien procède d'une raison et d'une volonté pervertie qui est ennemie du bien. C'est pourquoi cette tristesse empêche une action honnête d'être louable ou méritoire, comme quand on fait l'aumône avec tristesse.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des événements qui arrivent non parce que Dieu le veut, mais parce qu'il le permet; tels sont les péchés; par conséquent la volonté en s'élevant contre un péché qui existe en soi ou dans un autre n'est pas en désaccord avec la volonté de Dieu. Quant aux maux qui sont des punitions ils sont un effet de la volonté divine. Pour que la volonté de l'homme soit droite, il n'est cependant pas nécessaire que l'homme les veuille absolument.il suffit que sa volonté ne soit pas en opposition avec l'ordre de la justice divine (1), comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 10).

(1) Dans ce cas, la volonté se trouve directement en opposition avec le mal, sans être pour cela en opposition avec la volonté de Dieu.


ARTICLE III. — LA TRISTESSE PEUT ELLE ÊTRE UN BIEN UTILE?


Objections: 1.. Il semble que la tristesse ne puisse pas être un bien utile. Car il est écrit (Eccles. xxx, 25) : La tristesse en a tué plusieurs, et elle n'est utile à rien.

2.. L'élection a pour objet ce qui est utile à une fin quelconque. Or, la tristesse n'est pas une chose qu'on puisse choisir, parce qu'une chose vaut toujours mieux sans elle qu'avec elle, comme le dit Aristote (Top. lib. m, cap. 2). Donc la tristesse n'est pas un bien utile.

3.. Toute chose existe à cause de son action, comme le dit Aristote (De coelo, lib. ii, text. 47). Or, la tristesse est un obstacle à l'action, d'après le même philosophe (Eth. lib. x, cap. 5). Donc la tristesse n'est pas utile.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. Le sage ne recherche que ce qui est utile. Or, il est écrit (Eccl. vu, 5) : Le coeur des sages est là où se trouve la tristesse, et le coeur des insensés là où se trouve la joie. Donc la tristesse est inutile.

CONCLUSION. — La tristesse qui pousse l'homme à fuir ou à éviter le mal est pour lui de la plus grande utilité.

Réponse Il faut répondre que la présence du mal produit sur l'appétit un double mouvement: l'un par lequel l'appétit se montre contraire au mal présent, etàce point de vue la tristesse n'est pas utile parce que le mal qui est présent ne peut pas ne pas l'être. L'autre consiste à fuir et à repousser le mal qui attriste; sous ce rapport la tristesse est utile si elle a pour objet une chose que l'on doive éviter. Car on doit fuir une chose pour deux motifs : 4° pour elle-même, parcequ'elle est contraire au bien. C'est ainsi qu'on doitfuir le péché. C'est pourquoi la tristesse qui a le péché pour objet est utile pour que l'homme fuie le péché, comme dit l'Apôtre (II. Cor. vu, 9) : Je me réjouis non de ce que vous avez eu de la tristesse, mais de ce que votre tristesse vous a jwrtés à la pénitence. 2° On doit éviter une chose non parce qu'elle est mauvaise en soi, mais parce qu'elle est l'occasion du mal, soit parce que l'homme s'attache par ses affections trop fortement à elle; soit parce qu'il est entraîné par là dans un mal quelconque, comme on le voit à l'égard des biens temporels. D'après cela la tristesse qui se rapporte à ces biens peut être utile suivant ces paroles de l'Ecclésiaste (Eccl. vu, 3) : 77 vaut mieux aller à une maison de deuil qu'aune maison de festin, cardans la première on est averti de la fin de tous les hommes. C'est pourquoi la tristesse qui a pour objet de fuir tout ce qui est mauvais est utile, parce qu'il y a là une double cause de fuite. En effet le mal doit être fui pour lui, et la tristesse est aussi une chose que tout le monde évite, comme tout le monde recherche le bien et le plaisir qu'il procure. Ainsi donc comme le plaisir qu'on trouve dans le bien fait qu'on le recherche avec ardeur ; de même la tristesse que l'on éprouve à la vue du mal, fait qu'on s'en éloigne davantage.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que l'Ecclésiaste parle en cet endroit de la tristesse excessive qui absorbe l'âme : en effet cette tristesse immobilise l'esprit et l'empêche de fuir le mal, comme nous l'avons dit (quest. xxxvii, art. 2).

2. Il faut répondre au second, que comme tout ce que l'on choisit mérite moins de fixer notre choix à cause de la tristesse : de même tout ce qu'on doit fuir doit l'être davantage pour le même motif, et sous ce rapport la tristesse est utile.

3. Il faut répondre au troisième, que la tristesse qui a pour objet l'action la gêne, mais celle qui se rapporte à la cessation de l'action (4) fait qu'on agit ensuite avec plus d'empressement.

(1) Après qu'on s'est attristé et ennuyé de l'oisiveté, on reprend le travail avec plus d'ardeur.


ARTICLE IV. — la douleur du corps est-elle un souverain mal (2)?


(2) Le désespoir est bien pire que la tristesse. Car l'Apótrc dit de ceux qui sont tombés dans le désespoir : Tradiderunt semetipsos impudieitioe, in operationem immunditia! omnis, in avaritiam Eph. iv;. El nulle part on attribue des effets aussi déplorables à la tristesse.

Objections: 1.. 11 semble que la tristesse soit le souverain mal. Car ce qu'il y a de pire est contraire à ce qu'il y a de meilleur, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 40). Or, il y a une délectation, celle qui appartient à la béatitude, qui est le bien suprême. Donc il y a une tristesse qui est le mal souverain.

2.. La béatitude est le bien souverain de l'homme parce qu'elle est sa fin dernière. Or, la béatitude consiste en ce que l'homme ait tout ce qu'il veut et qu'il ne veuille rien de mauvais, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 4. Arg. 5 et quest. v, art. 8, cap. 3). Donc le bien souverain de l'homme est l'accomplissement de sa volonté. Et puisque la tristesse consiste en ce qui arrive contrairement à la volonté, comme on le voit par saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 15), il s'ensuit que la tristesse est le mal souverain de l'homme.

3.. Saint Augustin dit (Solil. lib. i, cap. 12). Nous sommes composés de deux parties-, de l'âme et du corps, la partie la plus infime est le corps. Le souverain bien de la partie la plus noble est donc le bien suprême, tandis que le souverain mal, est ce qui peut arriver de pire à la partie inférieure. Or, ce qu'il y a de mieux dans l'âme c'est la sagesse, comme ce qu'il y a de pire dans le corps c'est la douleur ; par conséquent le souverain bien pour l'homme, c'est d'être sage, et le souverain mal c'est de souffrir.


En sens contraire, Mais c'est le contraire. La faute est plutôt un mal que la peine ou le châtiment, comme nous l'avons viii (part I, quest. xlviii, art. 6). Or, la tristesse ou la douleur se rapporte au châtiment, comme la jouissance des choses qui passent est l'effet du péché. Car saint Augustin dit (De ver. relig. cap. 12) : Quelle est la douleur qu'on appelle la douleur de l'esprit, sinon la privation des choses fugitives dont il jouissait, ou dont il avait espéré pouvoir jouir? c'est précisément en cela que consiste le mal, c'est-à-dire le péché et la punition du péché. Donc la tristesse ou la douleur n'est pas le mal souverain de l'homme.

CONCLUSION. — Puisqu'il est pire de croire qu'un mal véritable n'est pas un mal, et qu'il est pire encore de s'éloigner d'un bien réel qui paraît un mal que de s'attrister et de gémir de l'un et de l'autre, il s'ensuit qu'il ne peut arriver qu'une tristesse ou une douleur soit le mal souverain de l'homme.

Réponse Il faut répondre qu'il est impossible qu'une tristesse ou une douleur quelconque soit le mal souverain de l'homme. En effet toute tristesse ou toute douleur a pour objet ce qui est véritablement un mal, ou ce qui paraît un mal quoique ce soit véritablement un bien. Or, la douleur ou la tristesse qui a pour objet un mal véritable ne peut pas être un souverain mal, car il y a quelque chose de pire que cela, c'est de ne pas regarder comme un mal ce qui en est un véritablement ou de ne pas le repousser. Quant à la tristesse ou la douleur qui a pour objet un mal apparent, mais qui est un bien véritable, elle ne peut pas être un mal souverain, parce qu'il serait encore plus déplorable de s'écarter complètement du bien véritable. D'où il est impossible qu'une tristesse ou une douleur quelconque soit le mal souverain de l'homme.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a deux bonnes choses qui sont communes à la délectation et à la tristesse, ce sont un jugement vrai sur le bien et le mal, et la droiture de la volonté qui approuve le bien et rejette le mal. Ainsi il est évident que dans la douleur ou la tristesse il y a quelque chose de bon, dont la privation rendrait l'objet pire. Mais dans toute délectation il n'y a pas quelque chose de mauvais dont le retranchement puisse rendre l'objet meilleur. C'est ce qui fait que la délectation peut être le bien suprême de l'homme, comme nous l'avons dit plus haut (quest. xxxiv, art. 3), tandis que le mal de l'homme ne peut être souverain.

2. Il faut répondre au second, que la répugnance que la volonté a pour le mal est un bien, et c'est pour ce motif que la tristesse ou la douleur ne peut être un mal souverain, parce qu'elle est toujours mélangée de quelque chose de bon.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui nuit à ce qu'il y a de meilleur est pire que ce qui nuit à ce qu'il y a de moins bon. Or, comme on appelle mal ce qui nuit, ainsi que le dit saint Augustin Enchir. cap. 12), il en résulte que le mal de l'âme est plus grand que le mal du corps. Par conséquent, le raisonnement que fait saint Augustin, non d'après son sentiment, mais d'après celui d'un autre, n'est pas concluant.


QUESTION XL.

DES PASSIONS DE L'IRASCIBLE ET D1 ABORD DE L'ESPÉRANCE ET DU DÉSESPOIR.


Après avoir parlé des passions de l'appétit concupiscible, nous avons à examiner les passions de l'irascible. Nous nous occuperons en premier lieu de l'espérance et du désespoir, en second lieu de la crainte et de l'audace, et en troisième lieu de la colère, -r- Touchant l'espérance et le désespoir il y a huit questions à traiter : 1° L'espérance est-elle la même chose que le désir ou la cupidité? — 2° L'espérance réside-t-elle dans la puissance perceptive ou dans la puissance appétitive P — 3° L'espérance se trouve-t- elle dans les animaux ? — 4° Le désespoir est-il contraire à l'espérance? — 5° L'expé­rience est-elle cause de l'espérance? — 6° Est-ce dans les jeunes gens et dans les hom­mes ivres que l'espérance abonde?— 7° Du rapport de l'espérance à l'amour. — 8° L'es­pérance est-elle utile à l'action ?

ARTICLE I. — l'espérance est-elle la même chose que le désir et la cupidité ?

Objections: 1. Il semble que l'espérance soit la même chose que le désir ou la cupi­dité. En effet on fait de l'espérance une des quatre passions principales, et saint Augustin, en énumérant ces quatre passions, met la cupidité à sa place, comme on le voit (De civ. Dei, lib. xiv', cap. 7, 8 et 9). Donc l'espérance est la même chose que la cupidité ou le désir.

2. Les passions diffèrent par leurs objets. Or, l'objet de l'espérance et de la cupidité ou du désir est le même, puisque c'est le bien futur. Donc l'espérance est la même chose que la cupidité ou le désir.

3. Si l'on répond que l'espérance ajoute au désir la possibilité d'obtenir le bien futur, on peut ainsi insister. Ce qui par accident se rapporte à l'objet de la passion n'en change pas l'espèce. Or, le possible se rapporte accidentellement au bien futur qui est l'objet de la cupidité ou du désir [et de l'espérance. Donc l'espérance n'est pas une passion d'une autre espèce que le désir ou la cupidité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les passions qui se rapportent à des puissances diverses sont de différente espèce. Or, l'espérance existe dans l'irascible, tandis que le désir ou la cupidité réside dans le concupiscible. Donc l'es­pérance est d'une autre espèce que le désir ou la cupidité.

CONCLUSION. — Puisque l'objet de l'espérance qui appartient à l'appétit irascible est le bien futur possible mais difficile à obtenir, cette passion diffère nécessairement du désir et de la cupidité qui appartiennent à l'appétit concupiscible.

Réponse Il faut répondre que l'espèce de la passion se considère d'après son objet, m.      1

Or, à l'égard de l'objet de l'espérance il y a quatre conditions à observer. La première, c'est que l'objet soit bon. Car l'espérance à proprement parler n'a pour objet que le bien, et par là elle diffère de la crainte qui a pour objet le mal. La seconde c'est que l'objet soit futur ; car l'espérance n'a pas pour objet ce qu'on possède actuellement, et c'est en cela qu'elle diffère de la joie qui a pour objet le bien présent. La troisième c'est que l'objet soit difficile à obtenir ; car on ne dit pas que quelqu'un espère une chose de moindre importance qu'il est en son pouvoir de posséder immédiatement, et par là l'espérance diffère du désir ou de la cupidité qui a pour objet le bien futur pris absolument; c'est ce qui fait que l'un appartient à l'appétit concupiscible et l'autre à l'appétit irascible. La quatrième c'est qu'il faut que cet objet difficile soit possible; car on n'espère pas ce qu'on ne peut aucune­ment obtenir, et c'est en cela que l'espérance diffère du désespoir. Ainsi il est donc évident que l'espérance diffère du désir, comme les passions de l'irascible diffèrent de celles du concupiscible. C'est pourquoi l'espérance présuppose le désir, comme toutes les passions de l’irascible présupposent celles du concupiscible, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxv, art. 4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin met la cupidité à la place de l'espérance parce que l'une et l'autre ont rapport au bien futur. Et parce que le bien qui n'est pas difficile est considéré comme rien, il arrive que la cupidité paraît spécialement tendre au bien ardu qui est l'objet de l'espérance.

2. Il faut répondre au second, que l'objet de l'espérance n'est pas le bien futur, absolument parlant, mais le bien qu'on ne peut obtenir qu'avec des efforts et difficilement, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'objet de l'espérance n'ajoute pas seu­lement la possibilité à l'objet du désir, mais elle ajoute encore la difficulté qui fait que l'espérance appartient à une autre puissance, c'est-à-dire à la puissance irascible qui se rapporte à tout ce qui est ardu, comme nous l’avons dit (part. I, quest. lxxxi, art. 2). D ailleurs le possible et l'impossible ne se rap­portent pas absolument par accident à l objet de la puissance appétitive, puisque l'appétit est le principe du mouvement, et qu'un être ne recherche une chose qu'autant qu'elle est possible. Car personne ne se porte vers ce qu'il regarde comme impossible à obtenir. C'est pourquoi l'espérance diffère du désespoir selon la différence qu'il y a entre le possible et l'impossible.

ARTICLE II. — l'espérance existe-t-elle dans la puissance cognitive ou dans la puissance appétitive?


Objections: 1. Il semble que l'espérance appartienne à la puissance cognitive. En effet, l'espérance paraît être une attente. Car l'Apôtre dit (Rom. viii, 25): Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience. Or, l'attente paraît appartenir à la puissance cognitive. Donc l'espérance aussi.

2. L'espérance paraît être la même chose que la confiance. Ainsi nous disons que ceux qui ont confiance espèrent, et nous employons ces mots l'un pour l'autre. Or, la confiance parait comme la foi appartenir à la puis­sance cognitive. Donc l'espérance aussi.

3. La certitude est une chose propre à la puissance cognitive. Or, on attribue la certitude a l'espérance. Donc l'espérance appartient à la puissance cognitive.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'espérance a le bien pour objet, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or , le bien considéré comme tel n'est pas l'objet de la puissance cognitive, mais de la puissance appétitive. Donc l'espé­rance n’appartient pas a la faculté cognitive, mais à la faculté appétitive.

CONCLUSION. — L'espérance impliquant une certaine tendance de l'appétit vers le bien, appartient nécessairement à la partie appélitive de l'âme, mais non à la partie cognitive.

Réponse Il faut répondre que puisque l'espérance implique une certaine tendance de l'appétit vers le bien , elle appartient évidemment à la puissance appétitive. Car c'est à l'appétit proprement dit qu'il appartient de porter l'âme vers les objets. Quant à l'action de la puissance cognitive, elle se perfec­tionne non par suite du mouvement du sujet qui connaît vers les choses qu'il perçoit, mais plutôt par suite de la présence des choses connues dans le sujet qui les connaît. Mais parce que la puissance cognitive meut la puis­sance appétitive en lui représentant son objet, les divers rapports sous lesquels on perçoit cet objet produisent dans la puissance appétitive des mouvements différents. Car la perception du bien produit dans l'appétit un autre mouvement que la perception du mal ; de même la perception du mal pré­sent agit autrement que celle du mal futur, la perception du bien absolu autrement que celle du bien difficile, et la perception du possible autre­ment que celle de l'impossible. D'après cela l'espérance est le mouve­ment de la puissance appétitive qui résulte de la perception du bien futur, ardu et possible à obtenir. Elle est par conséquent la tendance de l'appétit vers un objet de cette nature.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme l'espérance se rap­porte au bien possible, il s'ensuit que le mouvement propre à cette passion se produit dans l'homme de deux manières, selon les deux espèces de pos­sible qu'on distingue ; car il y a des choses possibles qu'on peut faire par sa vertu propre, et d'autres par la vertu d'un autre. Ce qu'un homme espère obtenir par sa vertu propre, on ne dit pas qu'il l'attend, mais seulement qu'il l'espère, mais on dit qu'il attend ce qu'il espère du secours d'une puissance étrangère. Car le mot latin expectare vient des mots ex alio spectare et signilie attendre d'un autre, en ce sens que la puissance cogni­tive antérieure se rapporte non-seulement au bien qu'elle a l'intention d'obtenir, mais encore à l'objet par la vertu duquel elle espère y parvenir, selon ce mot de l'Ecclésiaste (Eccl. li, 10) : Je portais vies regards vers l'aide des hommes. Le mouvement de l'espérance reçoit donc quelquefois le nom d'attente à cause de l'action antérieure de la puissance cognitive.

2. Il faut répondre au second, que ce que l'homme désire et pense pouvoir obtenir, il croit qu'il l'obtiendra, et cette assurance, qui réside préalable­ment dans la faculté cognitive, produit dans l'appétit le mouvement qui reçoit le nom de confiance. En effet, le mouvement appétitif reçoit son nom de la connaissance qui précède, comme l'effet reçoit le sien de sa cause qui est mieux connue. Car la puissance cognitive connaît mieux son acte que celui de la puissance appétitive.

3. Il faut répondre au troisième, que la certitude est attribuée au mouve­ment non-seulement de l'appétit sensitif, mais encore de l'appétit naturel. Ainsi on dit que la pierre tend certainement vers le centre de la terre, et cela par suite de l'infaillibilité de la certitude de la connaissance qui précède en nous le mouvement de l'appétit sensitif ou de l'appétit naturel.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.38 a.4