I-II (trad. Drioux 1852) Qu.43 a.2

ARTICLE II. — le défaut de puissance ou de vertu est-il cause de la crainte?


Objections: 1. Il semble que la faiblesse (1) ne soit pas cause de la crainte. Car ceux qui sont puissants sont ceux qu'on redoute le plus. Or, la faiblesse est contraire à la puissance. Donc elle n'est pas cause de la crainte.

2. Ceux qui doivent avoir la tête tranchée sont dans l'impuissance la plus extrême. Or, ils n'ont pas de crainte, comme le dit Aristote (lihet. lib. ii, cap. 5). Donc le défaut de ressources n'est pas une cause de crainte.

3. Combattre est un effet de la force et non de la faiblesse. Or, ceux qui combattent craignent ceux qui entrent en lice avec eux. Donc ce n'est pas la faiblesse qui est la cause de la crainte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les causes des contraires sont opposées entre elles. Or, les richesses, la force, la multitude des amis, la puissance excluent la crainte, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 5). Donc la crainte résulte de la privation de toutes ces choses.

CONCLUSION. — Le défaut de puissance ou la faiblesse de la résistance dispose à la crainte ; mais la vertu et la force de celui qu'on redoute la produit.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la crainte a deux sortes de cause, l'une qui agit à titre de disposition matérielle et qui a son principe dans le sujet qui craint; l'autre qui agit à titre de cause efficiente et qui provient de l'objet qu'on craint. Sous le premier rapport ce qui nous manque, est, absolument parlant, la cause de la crainte. Car par là même qu'on manque de puissance, on ne peut facilement repousser le mal qui est imminent. Toutefois pour produire la crainte il faut que le défaut de vertu ou de puissance existe dans une certaine mesure. En effet le défaut qui produit la crainte d'un mal futur est moindre que le défaut qui résulte d'un mal présent dont on s'attriste (2). Le défaut serait encore plus grand s'il détruisait complètement le sentiment du mal ou l'amour du bien dont on redoute le contraire (3). — Sous le second rapport la puissance et la force sont, absolument parlant, la cause de la crainte. Car par là même que ce qu'on regarde comme nuisible, a de la puissance, il arrive qu'on ne peut repousser son effet. Néanmoins il arrive par accident que le défaut, de la part de l'objet, produit la crainte. Ainsi, par suite d'un défaut quelcon­que il peut arriver qu'une personne veuille nuire, par exemple, par injus­tice, ou parce qu'elle a été lésée auparavant, ou parce qu'elle craint de l'être.

Solutions: 1. II faut répondre au premier argument, que ce raisonnement n'a rapport qu'à la cause de la crainte considérée comme cause efficiente.

2. II faut répondre au second, que ceux qui doivent être décapités souffrent un mal qui est déjà présent; c'est pourquoi leur impuissance est si extrême qu'elle dépasse la mesure de la crainte (4).

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui combattent craignent non leur propre puissance qui les fait entrer en lice, mais le défaut de cette puis­sance, ce qui les empêche d'avoir pleine confiance dans la victoire.

(1) Nous traduisons ainsi le mot defectus pour criteria périphrase que nous avons précédemment employée.
(2) Daus ce cas, il v a angoisse, douleur du coeur.
(3) Quand ce sentiment est éteint il y a stupi­dité.
(5 Iissent alors abîmés par la douleur et tom­bent dans l'abattement.


QUESTION XLIV.

DES EFFETS DE LA CRAINTE.


Après avoir parlé de la cause de la crainte, nous avons maintenant à nous occuper de ses effets. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° La crainte produit-elle une contraction? —2° La crainte est-elle une cause de bon conseil? — 3° Fait-elle trembler? — Empêche-t-elle l'action?


ARTICLE I. — la crainte produit-elle une contraction?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne produise pas de contraction. Car quand il v a contraction, la chaleur et les esprits se portent à l'intérieur. Or, l'abon­dance de la chaleur et des esprits au dedans agrandit le coeur et le rend audacieux dans ses entreprises, comme on le voit par ceux qui se mettent en colère. Le contraire ayant lieu à l'égard de la crainte, il s'ensuit qu'elle ne produit pas de contraction.

2. La contraction faisant abonder les esprits et la chaleur au dedans, il s'ensuit que l'homme pousse des eris, comme on le voit chez ceux qui pleu­rent. Or, ceux qui craignent n'élèvent pas la voix, mais ils deviennent plu­tôt taciturnes. Donc la crainte ne produit pas de contraction.

3. La honte est une espèce de crainte, comme nous l'avons dit (quest. xli, art. A). Or, ceux qui l'éprouvent rougissent, comme le disent Cicéron (Tusc. cap. 4) et Aristote (Eth. lib. iv, cap. ult.). La rougeur du visage loin de prou­ver la contraction prouve plutôt le contraire. Donc la contraction n'est pas un effet de la crainte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. iii, cap. 23) que la crainte est une vertu qui agit v.o.xk ouhtoX-àv, c'est-à-dire par contraction.

CONCLUSION. — Comme dans les moribonds la nature se retire au dedans par suite de l'affaiblissement des forces, de même dans ceux qui craignent la chaleur se con­centre à l'intérieur avec les esprits, ce qui produit une contraction.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxviii, art. 5), ce qu'il y a de formel dans les passions de l'âme, c'est le mouvement de la puissance appétitive, et ce qu'il y a de matériel c'est la modification que le corps éprouve, et l'une est en proportion de l'autre. Par conséquent la modification du corps est toujours analogue et conforme à la nature du mouvement appétitif. Mais par rapport au mouvement animal de l'appétit la crainte im­plique une certaine contraction. La raison en est que la crainte provient de l'idée qu'on se forme d'un mal imminent qu'on peut difficilement repousser, comme nous l'avons dit (quest. xli, art. 2). Or, quand on peut difficilement re­pousser une chose, cela provient de la faiblesse de la puissance, comme nous l'avons vu (quest. xliii, art. 2), et la puissance reste d'autant p us faible qu'elle peut s'étendre à moins d'objets. C'est pourquoi de l'imagination, qui produit la crainte, résulte dans l'appétit une certaine contraction. C'est ainsi que nous voyons dans les moribonds que la nature se retire au dedans parce que ses forces s'affaiblissent. Nous voyons de même que quand la crainte s'empare des habitants d'une cité, ils s'éloignent des parties exté­rieures pour se réfugier autant qu'ils peuvent dans le coeur même de la place. En jugeant par analogie de ce qui appartient à l'appétit animal, la crainte fait porter la chaleur et les esprits vitaux vers la région du coeur, et il en résulte pour le corps une contraction.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Probi, ni et ix, sect. 27), quoique dans ceux qui craignent, les esprits se retirent des parties extérieures vers la région intérieure, ce mouvement n'est pourtant

pas le même que dans ceux qui sont en colère. Car dans ceux qui sont en colère par suite de la chaleur et de la subtilité des esprits qui proviennent du désir qu'ils ont de se venger, le mouvement se fait des parties inférieu­res aux parties supérieures, et c'est pour ce motif que les esprits et la cha­leur se réunissent au coeur ; ce qui rend ceux qui sont irrités très-prompts et très-audacieux pour l'attaque. Mais dans ceux qui craignent par suite du refroidissement qui épaissit en quelque sorte les esprits, ils vont au con­traire des parties supérieures aux inférieures, et ce qui glace ainsi l'homme c'est l'idée qu'il se forme de son impuissance. C'est pour cette raison que la chaleur et les esprits n'abondent pas dans le coeur, mais qu'ils s'en éloi­gnent plutôt. Ce qui fait que ceux qui craignent, au lieu d'être prêts à attaquer, sont plutôt prêts à fuir.

2. Il faut répondre au second, qu'il est naturel à celui qui souffre, que ce soit un homme ou un animal, d'employer tous les moyens possibles pour repousser ce qui lui nuit et ce qui est la cause de sa douleur. C'est pourquoi nous voyons que les animaux qui souffrent font usage de leur voix ou de leurs cornes. Or, ce qu'il y a de plus utile aux animaux pour toutes choses, ce sont la chaleur et les esprits. C'est pourquoi dans la douleur la nature conserve intérieurement la chaleur et l'esprit pour s'en servir contre le mal qu'elle veut combattre. C'est ce qui fait dire à Aristote (loc. cit.) que quand les esprits et la chaleur abondent au dedans on est contraint de pousser des cris. C'est pour ce motif que ceux qui souffrent ont de la peine à contenir leur voix. Mais pour ceux qui craignent, le mouvement de la cha­leur intérieure et des esprits va du coeur aux parties inférieures, comme nous venons de le dire; c'est ce qui fait que la crainte est contraire à la for­mation de la voix, qui se produit par la bouche au moyen de l'émission des esprits vers les parties supérieures. Elle oblige donc à garder le silence et produit dans les membres un tremblement, comme le dit le même philo­sophe [loc. cit.).

3. Il faut répondre au troisième, que le danger de la mort est contraire, non seulement à l'appétit animal, mais encore à la nature ; c'est pourquoi quand on craint ce péril non-seulement il y a contraction de la part de l'appétit, mais encore de la part de la nature corporelle. Car l'idée de la mort en por­tant la chaleur vers les parties intérieures du corps produit sur l'animal l'effet qu'il éprouve quand sa mort est naturellement imminente. De là il arrive que ceux qui craignent la mort pâlissent, comme le dit Aristote [Eth. lib. iv, cap. ult.).Mais le mal que craint la honte n'est pas contraire à la na­ture, il est seulement opposé à l'appétit animal. C'est pourquoi il y a con­traction de la part de l'appétit animal, mais non de la part de la nature corporelle. Dans ce cas l'âme, retirée pour ainsi dire en elle-même, n'en a que plus de liberté pour mettre en mouvement les esprits et la chaleur. C'est ce qui fait qu'ils se répandent au dehors et que ceux qui ont de la honte rou­gissent (1).

(1) Ces observations physiologiques sont d'une finesse que la science moderne n'a pas surpassées



ARTICLE II. — la crainte est-elle une cause de bon conseil ?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas une cause de bon conseil. Car ce qui empêche de prendre conseil ne peut pas faire de bons conseillers. Or, la crainte empêche le conseil, car toute passion trouble le repos nécessaire au bon usage de la raison. Donc la crainte ne produit pas de bons conseillers.

2. Le conseil est un acte de la raison qui réfléchit et qui délibère sur les choses futures. Or, la crainte arrête la réflexion et jette l'esprit hors de sa sphère, comme le dit Cicéron (De Tuscul. iv). Donc la crainte, au lieu d'être une cause de bon conseil, est plutôt un obstacle.

3. Comme on a recours au conseil pour éviter le mal, de même pour arriver au bien. Or, comme la crainte a pour objet le mal qu'il faut éviter, de même l'espérance se rapporte aux biens qu'on doit rechercher. Donc la crainte n'est pas plus que l'espérance une cause de bon conseil.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Met. lib. ii, cap. 5) que la crainte en­gage à prendre conseil.

CONCLUSION. — Quoique la crainte, comme toutes les autres passions de l'âme, ne fournisse pas à l'homme le moyen de prendre conseil, mais qu'elle soit plutôt un obsta­cle, néanmoins on dit qu'elle est une cause de bon conseil, en ce sens qu'elle éveille la sollicitude et qu'elle porte à la prudence dans les grands périls.

Réponse Il faut répondre qu'on peut être bien conseillé de deux manières : 1° Du côté de la volonté ou du soin que l'on met à prendre conseil. La crainte est utile à l'homme sous ce premier rapport, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 3), nous consultons dans les grands périls lorsque nous manquons de confiance en nous-mêmes. Or, les choses qui nous inspirent de la crainte ne sont pas absolument mauvaises, mais elles ont une certaine gravité, tant parce que nous les considérons comme difficiles à repousser que parce que nous les regardons comme étant près de nous , ainsi que nous l'avons dit (quest. xlii, art. 2). C'est ce qui fait que les hommes sont portés à demander conseil quand ils sont dans la crainte. 2° On dit d'un homme qu'il est de bon conseil quand il a en lui-même la faculté de bien juger. Sous ce rapport, la crainte comme toute autre passion n'est pas avan­tageuse. Car, quand l'homme est affecté d'une passion quelconque , il voit toujours les objets plus grands ou moindres qu'ils ne sont en réalité. Ainsi celui qui aime une chose la croit toujours meilleure, et celui qui la craint la croit plus redoutable qu'elle n'est. Toute passion nuit donc , autant qu'il est en elle, à la rectitude du jugement et empêche de donner un bon conseil.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que plus une passion est forte, et plus elle entrave le jugement de celui qu'elle affecte. C'est pourquoi quand la crainte est vive, l'homme veut aviser au conseil qu'il doit prendre, mais il est telle­ment troublé dans ses pensées qu'il n'en peut trouver aucun. Au contraire si la crainte est modérée et qu'elle éveille seulement la sollicitude de l'homme sans troubler beaucoup sa raison , elle peut contribuer au bon conseil par suite de la sollicitude qu'elle a provoquée.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance excite au conseil, parce que, comme le dit Aristote (Met. lib. ii, cap. 5), personne ne prend con­seil dans les choses dont il désespère, pas plus que sur celles qui sont impossibles, comme le dit le même philosophe (Eth. lib. m, cap. 3). Cepen­dant la crainte est plutôt que l'espérance une cause de conseil, parce que l'espérance a pour objet le bien que nous pouvons acquérir (1), tandis que la crainte se rapporte au mal que nous avons de la peine à repousser. Ainsi la crainte implique plutôt l'idée de difficulté que l'espérance, et c'est à l'é­gard des choses difficiles pour lesquelles nous n'avons pas confiance en nous-mêmes que nous prenons conseil, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(I) L'espérance voit tout particulièrement le coté avantageux de l'objet qui la sollicite, tandis que la crainte s'occupe des difficultés qu'il présente.

ARTICLE III. — la crainte fait-elle trembler?


Objections: 1. Il semble que le tremblement ne soit pas un effet de la crainte. Car le tremblement provient du froid, puisque nous voyons ceux qui ont froid trembler. Or, la crainte ne paraît pas produire le froid, mais plutôt une cha­leur qui dessèche. La raison en est que ceux qui craignent ont froid, surtout quand il s'agit de grandes craintes, comme on le voit par ceux qu'on conduit à la mort. Donc la crainte ne produit pas le tremblement.

2. L'émission des superfluités du corps est un effet de la chaleur ; ainsi il arrive ordinairement que les médecines laxatives sont chaudes. Or, la crainte produit souvent l'émission de ces superfluités. Donc elle est cause de la chaleur et par conséquent elle ne produit pas le tremblement.

3. Dans la crainte on rappelle la chaleur des parties extérieures aux par­ties intérieures. Si donc, par suite de ce mouvement, l'homme éprouve un tremblement dans ses membres extérieurs, il semble que la crainte de­vrait toujours produire cet effet dans toutes les parties extérieures du corps. Or, il ne paraît pas qu'il en soit ainsi. Donc le tremblement du corps n'est pas l'effet de la crainte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (Tusc. iv) que le tremblement, la pâ­leur et le grincement de dents sont un effet de la crainte.

CONCLUSION. — Comme ceux qui craignent perdent leur chaleur, il en résulte un affaissement de forces dans les membres, et par conséquent il faut reconnaître que le tremblement est un effet de la crainte.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), dans la crainte il y a une contraction du dehors au dedans, et que pour ce motif les membres extérieurs deviennent froids. C'est ce qui produit le tremblement, qui résulte de l'affaiblissement des membres. Ce qui contribue le plus à cet af­faiblissement, c'est le défaut de chaleur qui est l'instrument par lequel l'âme agit, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 50).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand la chaleur est ramenée du dehors au dedans, elle abonde intérieurement et surtout vers les parties inférieures, c'est-à-dire vers la puissance nutritive. C'est pourquoi quand l'humidité est consommée il en résulte une soif, et quelquefois un cours de ventre et une émission d'urine et même de sperme, ou bien cette perte de toutes les superfluités du corps arrive par suite de la contraction du ventre et des organes naturels, comme le dit Aristote (Problem. ii, sect. 27).

2. La solution du second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la crainte la chaleur abandonnant le coeur et allant des parties supérieures aux inférieures, il s'ensuit que ceux qui craignent éprouvent un tremblement surtout dans le coeur et dans les membres qui ont quelque rapport avec la poitrine où le coeur réside. C'est ce qui fait que quand on a peur la voix est tremblante, parce que l'artère vocale est placée près du coeur. La lèvre tremble aussi ainsi que toute la mâchoire inférieure, parce que toutes ces parties correspondent au coeur, et c est ce qui produit un claquement de dents. Pour la même raison les bras et les mains tremblent également. Ou bien on peut dire que cet effet se produit parce que ces membres sont les plus mobiles. C'est pour ce motif que les genoux tremblent, d'après ces paroles du prophète (Is 35,3) : fortifiez les mains languissantes et soutenez les genoux tremblants.

ARTICLE IV. — la crainte empêche-t-elle l'action ?


Objections: 1. Il semble que la crainte empêche l'action. Car l'action est surtout empêchée par le trouble de la raison qui la dirige. Or, la crainte trouble la rai­son, comme nous l’avons dit (art. 2 et 3). Donc elle empêche l'action.

2. Ceux qui font une chose avec crainte sont plutôt exposés à défaillir en l'exécutant. Ainsi quand on marche sur une poutre élevée la crainte fait facilement tomber, et l'on ne tomberait pas si l'on marchait sur la même poutre mise à terre, précisément parce qu'on n'éprouverait pas de crainte. Donc la crainte empêche l'action.

3. La paresse ou la lenteur est une espèce de crainte. Or, la paresse em- pôche l'action. Donc la crainte aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Ph 2,2) : Faites votre salut avec crainte et tremblement. Il ne parlerait pas ainsi si la crainte empêchait de faire de bonnes actions. Donc elle n'empêche pas.

CONCLUSION. — La crainte empêche l'action relativement aux instruments par les­quels l'action s'exerce ; mais relativement à l'âme, quand elle est modérée elle est utile parce qu'elle porte l'homme à réfléchir et à agir avec plus de prudence, mais il en est autrement quand elle est excessive.

Réponse Il faut répondre que l'action intérieure de l'homme est produite par l'âme, comme par son premier moteur, et par les membres du corps, comme par ses instruments. Ainsi il arrive que l'action est empêchée ou parce que l'instrument, ou parce que le moteur principal fait défaut (1). Relativement aux instruments corporels la crainte est par elle-même de nature à entraver leur action parce qu'elle retire aux membres extérieurs leur chaleur. Quant à l'âme, si la crainte est modérée et qu'elle ne trouble pas beaucoup la rai­son, elle est utile à l'action, parce qu'elle éveille la sollicitude et qu'elle porte l'homme à prendre conseil et à agir avec plus de prudence. Mais si elle se développe au point de troubler la raison, elle gêne l'action du côté de l'âme elle-même; mais ce n'est pas de cette crainte que parle l'Apôtre.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que ceux qui tombent du haut d'une poutre très-élevée éprouvent un vertige d'imagination par suite de la crainte qu'ils ont de tomber.

3. II faut répondre au troisième, que celui qui craint fuit l'objet de sa crainte. C'est pourquoi la paresse étant une crainte qui se rapporte à l'action selon qu'elle est pénible, elle l'empêche parce qu'elle éloigne d'elle la volonté. Mais la crainte qui se rapporte à d'autres choses est utile à l'action, parce qu'elle porte la volonté à faire ce qui doit mettre l'homme à l'abri de ce qu'il redoute.


QUESTION XLV.

DE L'AUDACE.


Après avoir parlé de la crainte nous avons maintenant à traiter de l'audace qui lui est contraire. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L'audace est-elle con­traire à la crainte? — 2° Quel est le rapport qu'il y a entre l'audace et la crainte ? — 3° De la cause de l'audace. — 4° De son effet.

ARTICLE I. — l'audace est-elle contraire a la crainte?


Objections: 1. Il semble que l'audace ne soit pas contraire à la crainte. Car saint Au­gustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 31) que l'audace estun vice. Or, le vice est contraire à la vertu. Donc puisque la crainte n'est pas une vertu, mais une passion, il semble que l'audace ne lui soit pas contraire.

2. Il n'y a qu'une chose qui soit contraire à une autre. Or, l'espérance est contraire à la crainte. Donc l'audace ne l'est pas.

3. Chaque passion exclut la passion qui lui est opposée. Or, ce que la crainte exclut, c'est la sécurité. Car saint Augustin dit [Conf. lib. ii, cap. 5) que la crainte est une précaution contre la sécurité. Donc c'est la sécurité et non l'audace qui est contraire à la crainte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 5) que l'audace est contraire à la crainte.

CONCLUSION. — Puisque la crainte fuit le mal futur, tandis que l'audace affronte le danger, ces deux passions sont évidemment contraires l'une à l'autre.

Réponse Il faut répondre qu'il est dans l'essence des contraires d'être le plus pos­sible éloignés l'un de l'autre, comme le dit Aristote (Met. lib. x, texi. 13). Or, ce qu'il y a de plus éloigné de la crainte c'est l'audace. Car la crainte fuit le mal futur parce qu'il est supérieur à celui qui le redoute, tandis que l'audace affronte le péril qui est imminent, parce qu'elle espère en triompher. D'où il suit qu'elle est manifestement contraire à la crainte.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la colère, l'audace et les noms de toutes les passions peuvent se prendre en deux sens. 1° Ils peuvent si­gnifier d'une manière absolue le mouvement de l'appétit sensitif vers un objet quelconque bon ou mauvais, et alors ils désignent simplement les passions. 2° Ils peuvent être employés en même temps pour exprimer ce que ce mouvement a de contraire à la raison, et ils désignent alors des vices. Saint Augustin parle de l'audace dans ce dernier sens, mais nous n'en parlons ici que clans le premier.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'y a pas plusieurs choses qui soient con­traires au même objet sous le même rapport; mais rien n'empêche que plusieurs ne lui soient contraires sous des rapports différents. Ainsi nous avons dit (quest. xxiii, art. 2, et quest. xl, art. 4) que les passions de l'iras­cible ont deux sortes de contrariété : l'une qui résulte de l'opposition du bien et du mal ; c'est ainsi que la crainte est contraire à l'espérance ; l'autre qui provient de l'opposition qu'il y a entre le mouvement par lequel on s'approche et celui par lequel on s'éloigne ; et c'est ainsi que l'audace est contraire à la crainte, le désespoir à l'espérance.

3. Il faut répondre au troisième, que la sécurité ne signifie pas quelque chose de contraire à la crainte, mais seulement l'exclusion de cette passion. En effet on dit de celui qui ne craint rien qu'il est dans la sécurité; par consé­quent la sécurité est opposée à' la crainte comme sa privation, tandis que l'audace l'est comme son contraire; et comme le contraire renferme en lui la privation il s'ensuit que l'audace implique la sécurité.

(1) Les membres du corps et les organes sont ici les instruments, et le moteur principal est l'âme elle-même.

ARTICLE II. — l'audace est-elle une conséquence de l'espérance?


Objections: 1. Il semble que l'audace ne soit pas une conséquence de l'espérance. Car l'audace se rapporte à ce qui est mauvais et redoutable, comme le dit Aris­tote (Eth. lib. m, cap. 6 et 7), tandis que l'espérance se rapporte au bien, comme nous l'avons vu (quest. xl, art. 1). Donc ces deux passions ont des objets divers et ne sont pas du même ordre, par conséquent l'une ne résulte pas de l'autre.

2. Comme l'audace est contraire à la crainte, de même le désespoir à l'es­pérance. Or, la crainte n'est pas une conséquence du désespoir, puisque le désespoir même l'exclut, d'après Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 5). Donc l'audace ne résulte pas de l'espérance.

3. L'audace a pour but un bien, c'est-à-dire la victoire. Or, il appartient a l'espérance de tendre vers un bien difficile. Donc l'audace est la même chose que l'espérance et par conséquent elle n'en est pas la suite.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 8) que ceux qui sont remplis d'espérance sont audacieux. Il semble donc que l'audace soit une conséquence de l'espérance.

CONCLUSION. — L'audace consistant à poursuivre ou à affronter un mal imminent et redoutable, elle est une conséquence de l'espérance et d'une espérance très-vive.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit plusieurs fois (quest. xxii), tou­tes ces passions de l'âme appartiennent à la puissance appétitive. Or, tout mouvement de la puissance appétitive revient à la poursuite ou à la fuite; la poursuite et la fuite peuvent être absolues ou accidentelles; il y a d'ab­solu la poursuite du bien et la fuite du mal. On peut accidentellement poursuivre le mal en raison du bien qui lui est adjoint et fuir le bien à cause du mal qui lui est uni. Et comme ce qui est accidentel, suit ce qui est absolu, il arrive que la poursuite du mal est une suite de la poursuite du bien (1), et la fuite du bien une suite de la fuite du mal. Or, ces quatre effets appar­tiennent aux quatre passions. Car la poursuite du bien appartient à l'espé­rance, la fuite du mal à la crainte, la poursuite du mal qu'on redoute à l'audace et la fuite du bien (2) au désespoir. D'où il résulte que l'audace est une suite de l'espérance. En effet, par là même qu'on espère vaincre le mal qu'on redoute et qui est imminent, on l'attaque avec audace. Le déses­poir suit au contraire la crainte, car si l'on désespère c'est qu'on craint les difficultés qu'offre le bien qui est l'objet de nos espérances.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement serait con­cluant si le bien et le mal étaient des objets qui ne fussent pas ordonnés l'un par rapport à l'autre. Mais comme le mal est ordonné par rapport au bien, puisqu'il est postérieur au bien comme la privation est postérieure à l'habitude, il s'ensuit que l'audace qui affronte le mal est postérieure à l'espérance qui recherche le bien.

2. Il faut répondre au second, que quoique le bien soit absolument parlant antérieur au mal, cependant la fuite se rapporte au mal plus directement qu'au bien (3), comme la poursuite a plutôt le bien pour objet que le mal : c'est pourquoi comme l'espérance est avant l'audace, de même la crainte (4) est avant le désespoir (5) : et comme la crainte ne produit pas toujours le désespoir, mais seulement quand elle est très-forte ; de même l'espérance ne produit pas toujours l'audace ; elle ne la produit que lorsqu'elle est très- vive.

3. Il faut répondre au troisième, que l'audace, bien qu'elle ait pour objet le mal auquel se trouve uni le bien ou l'avantage de la victoire que se pro­met l'audacieux, se rapporte néanmoins au mal ; tandis que l'espérance se rapporte au bien avec lequel ce mal est uni. De même le désespoir a pour objet direct le bien qu'il fait et la crainte se rapporte au mal qui lui est adjoint. Ainsi donc, à proprement parler, l'audace n'est pas une partie de l'espérance, mais son effet, comme le désespoir n'est pas une partie de la crainte, mais un de ses effets. C'est pour cette raison que l'audace ne peut pas être une passion principale.

(1) Le bien qui consiste dans la victoire qu'on s'attend à remporter.
(2) Ce bien est le bien difficile qui décourage, parce qu’on le croit impossible.
(3) Parce qu'on fuit le mal pour lui-même, tan­dis qu'on ne fuit le bien que pour le mal qui s'y trouve mêlé.
(4) Qui est une fuite du mal.
(5) Qui est une fuite du bien trop difficile.

ARTICLE III. — y a-t-il des défauts qui soient cause de l'audace ?


Objections: 1. Il semble que certains défauts soient cause de l'audace. Car Aristote dit (De Probi, prob. iv, sect. 27) que ceux qui aiment le vin sont forts et audacieux. Or, le vin produit le défaut de l'ivresse. Donc l'audace est pro­duite par un défaut. Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 5) que ceux qui n'ont pas expérimenté le péril sont audacieux. Or, l'inexpérience est un défaut. Donc l'audace pro­vient d'un défaut.

2. Ceux qui ont souffert des injustices ont l'habitude d'être plus auda­cieux; telles sont les bêtes quand onles frappe, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. iii, cap. 8). Or, c'est un défaut que de souffrir ce qui est injuste. Donc l'audace est l'effet d'un défaut.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit [Rhet. lib. ii, cap. 5) que ce qui pro­duit l'audace, c'est quand on a dans l'esprit une espérance de salut très prochaine et qu'on regarde le péril comme n'existant pas ou comme étant très-éloigné. Or, ce qui contribue à un défaut ne sert qu'à éloigner l'espé­rance du salut ou à rapprocher l'idée du danger. Donc aucun défaut ne produit l'audace.

CONCLUSION. — Puisque aucun défaut ne peut produire l'espérance ni repousser par lui-même la crainte, il ne peut être en aucune circonstance la cause directe de l'au­dace ; il ne peut l'être que par accident.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'audace résulte de l'espérance.et est contraire à la crainte. Par conséquent toutes les choses qui sont de nature à produire l'espérance ou à exclure la crainte sont cause de l'audace. Mais, comme la crainte, l'espérance et l'audace, par là même qu'elles sont des passions, consistent dans le mouvement de l'appétit et dans une certaine modification du corps, on peut considérer la cause de l'au­dace de deux manières, par rapport à l'espérance qu'elle provoque, ainsi que par rapport à la crainte qu'elle exclut. On peut la considérer 1° d'après le mouvement de l'appétit, 2° d'après le changement que le corps subit. Or, de la part du mouvement appétitif qui suit la perception, ce qui excite l'espérance à être audacieuse, ce sont toutes les choses qui font croire à l'homme qu'il peut remporter la victoire, soit par sa propre puissance, comme celui qui a la force du corps, l'expérience dans les périls, l'abon­dance des richesses, etc., soit par la puissance des autres, comme celui qui a beaucoup d'amis ou d'auxiliaires de toute nature, et surtout comme celui qui met sa confiance dans le secours de Dieu. C'est pour ce motif que ceux qui sont en bons rapports avec la divinité sont plus audacieux, selon la remarque d'Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 5). Ce qui exclut la crainte en ce sens, c'est l'éloignement de tout mal prochain; par exemple, quand un homme n'a pas d'ennemis, quand il n'a nui à personne et qu'il ne se voit menacé d'aucun péril. Car ceux qui ont nui aux autres se voient toujours exposés aux plus grands dangers. — A l'égard des modifications du corps l'audace qui résulte de la provocation de l'espérance et de l'exclusion de la crainte a pour cause ce qui porte la chaleur au coeur. Ainsi Aristote dit (Lib. de part, animal, lib. iii, cap. 6) que ceux qui ont le coeur d'un petit volume sont très-audacieux, et que ceux au contraire qui l'ont développé sont timides, parce que la chaleur naturelle ne peut échauffer autant un coeur volumineux qu'un coeur très-petit, comme le feu ne peut échauffer aussi bien une grande maison qu'une petite. Il dit encore (Probi, iv, sect. 27) que ceux qui ont les poumons sanguins et très-forts sont plus audacieux parce qu'il en résulte pour le coeur une grande chaleur. Il ajoute au même endroit que ceux qui aiment le vin sont plus audacieux, précisé­ment parce que le vin les échauffe; c'est ce qui nous a fait dire (quest. xl, art. 6) que l'ivresse contribue à accroître l'espérance; car la chaleur du coeur repousse la crainte et produit l'espérance selon l'extension et le dévelop­pement que reçoit cet organe.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ivresse produit l'audace, non parce qu'elle est un défaut, mais parce qu'elle fait dilater le coeur et qu'elle exagère l'idée qu'on se fait de sa grandeur.

2. Il faut répondre au second, que ceux qui n'ont pas tenté les périls sont plus audacieux ; mais ce n'est pas là l'effet d'un défaut, ou plutôt ce n'est son effet que par accident, en ce sens que par suite de son inexpérience l'homme ne connaît ni sa faiblesse, ni la nature des périls qu'il doit affron­ter; et par conséquent du mêment où l'on n'a aucun motif de crainte il en résulte de l'audace.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote [Rhet. lib. ii, cap. 5), ceux qui souffrent une injustice deviennent plus audacieux, parce qu'ils pensent que Dieu vient au secours de ceux qui sont ainsi victimes. Il est donc évident qu'aucun défaut ne produit l'audace sinon par accident, c'est-à-dire qu'il ne la produit qu'autant qu'il a une supériorité vraie ou supposée, qui lui vient d'un autre ou de lui-même.

ARTICLE IV. — les audacieux sont-ils plus ardents au début qu'a la fin et au coeur du danger?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.43 a.2