I-II (trad. Drioux 1852) Qu.48 a.4

ARTICLE IV. — la colère produit-elle plus qu'aucune autre passion la taciturnité ?


Objections: 1. Il semble que la colère ne produise pas la taciturnité. Car la taciturnité est opposée à la parole. Or, quand la colère augmente elle arrive jusqu'à la parole, comme on le voit d'après les degrés qu'indique Notre-Seigneur par ce passage de l'Evangile (Mt 5) : Celui qui se fâche contre son frère … celui qui aura dit à son frère : Racha … et celui qui aura dit à son frère : Fat… Donc la colère ne produit pas la taciturnité.

2. Quand la raison fait défaut, il arrive que l'homme s'échappe en dis­cours désordonnés. Ainsi il est dit (Pr 25,28, Celui qui en parlant ne peut retenir son esprit est comme une ville tout ouverte qui n'est point en­vironnée murailles. Or , la colère est la passion qui empêche le plus l'exercice de la raison, comme nous l'avons dit (art. prée.). Donc elle porte plutôt LE 1 homme à se livrer à des discours désordonnés qu'à rester silencieux et taciturne.

3. Il est écrit (Mt 12,34) : La bouche parle de l'abondance du coeur. Or, la colère est de toutes les passions celle qui trouble le plus le coeur, comme nous l'avons dit (art. 2). Donc elle rend l'homme causeur plutôt qu'elle ne le rend taciturne.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Moral, lib. v, cap. 30) que la colère, quand elle est comprimée par le silence, bouillonne plus violemment au fond du coeur.

CONCLUSION. — La colère peut rester quelquefois en silence quand la raison, malgré le trouble où elle est, a la force de le lui commander; dans d'autres circonstances le trouble causé par la colère est si profond qu'elle erapèche absolument la langue de parler.

Réponse II faut répondre que la colère, comme nous l'avons dit (art. préc.), existe avec la raison et qu'elle l'empêche, et que sous ce double rapport elle peut produire la taciturnité. Quand la raison l'accompagne elle peut produire le silence, lorsque la raison a tellement d'empire sur l'âme que, quoiqu'elle n'empêche pas l'esprit de se livrer à des désirs déréglés de vengeance, ce­pendant elle comprime la langue et l'empêche de parler à contre-temps. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Moral, lib. v , cap. 31) que quand l'âme est troublée la colère porte au silence si la raison en fait un devoir. La taciturnité peut aussi provenir de ce que la raison se trouve entravée, parce que, comme nous l'avons dit (art. 2),le trouble de la colère retentit jusqu'aux membres extérieurs et principalement dans les organes qui sont plus ex­pressément le miroir du coeur, comme les yeux, le visage et la langue. C'est ainsi que nous avons dit (art. 2) que la langue s'embarrasse, le visage s'enflamme et les yeux deviennent hagards. La colère peut donc produire dans l'âme un trouble si profond que la langue soit absolument dans l'im­possibilité de parler, et il en résulte la taciturnité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la colère, quand elle est ex­trême, va quelquefois jusqu'à empêcher la raison de comprimer la langue, et d'autres fois elle va plus loin encore; alors elle empêche le mouvement de la langue et des autres membres extérieurs.

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que la perturbation du coeur peut dans cer­tains cas être telle que ce mouvement désordonné empêche les mouvements des membres extérieurs-, alors il en résulte la taciturnité, l'immobilité des membres extérieurs et quelquefois la mort. Mais si cette perturbation n'est pas aussi profonde, c'est alors que la bouche parle de la surabon­dance du coeur (1).

(1)Ainsi, selon ces différents degrés, la colère lent tantôt rendre silencieux, et tantôt produire iri tlux abondant et impétueux de paroles.




QUESTION XLIX.

DES HABITUDES EN GÉNÉRAL, CONSIDÉRÉES PAR RAPPORT A LEUR SUBSTANCE.


Après avoir parlé des actes et des passions, il faut examiner les principes des actes humains. — Nous traiterons : 1° des principes intrinsèques; 2° des principes extrin­sèques. — Le principe intrinsèque des actes humains est la puissance et l'habitude. Comme nous avons déjà parlé des puissances (part. I, quest. lxxvii), il nous reste maintenant à étudier les habitudes. — Nous considérerons d'abord les habitudes en général ; ensuite nous nous occuperons des vertus, des vices et des autres habitudes semblables, qui sont les principes des actes humains. — A l'égard des habitudes en général, il y a quatre choses à considérer : 1" la substance même des habitudes; 2° leur sujet; 3° la cause de leur formation, de leur accroissement et de leur déclin ; 4° leur distinction. —Touchant leur substance quatre questions sont à faire : 1° L'habitude est-elle une qualité? —2° Est-elle une espèce de qualité déterminée? — 3" L'habitude est-elle nécessairement ordonnée pour l'action? — 4° De la nécessité de l'habitude.



ARTICLE I. — l'habitude est-elle une qualité?


Objections: 1. Il semble que l'habitude ne soit pas une qualité. Car saint Augustin dit (Quxst. lib. Lxxxni, quaest. 73) que le mot habitus (habitude), vient du verbe habere (avoir). Or, le verbe avoir ne se rapporte pas seulement à la qualité, mais encore aux autres genres. Car on dit avoir une quantité, avoir de l'argent, etc. Donc l'habitude n'est pas une qualité.

3. L'habitude est prise pour un prédicat, comme on le voit au livre des Catégories d'Aristote (cap. Habit.). Or, un prédicat n'est pas contenu dans un autre. Donc l'habitude n'est pas une qualité.

4. Toute habitude est une disposition, comme on le voit (in Praed. qualit.). Or, la disposition est l'ordre de ce qui a des parties, comme le dit encore Aristote (Met. lib. v, text. 24), ce qui appartient à la catégorie de la situa­tion (2). Donc l'habitude n'est pas une qualité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (in Praed. qualit.) que l'habitude est une qualité qui change difficilement.

CONCLUSION. — L'habitude qui signifie ce qu'est une chose en elle-même ou par rapport à une autre est une espece de qualité qui change difficilement.

Réponse Il faut répondre que le mot habitus venant du verbe habere en dérive de deux manières. Ainsi il peut signifier que l'homme ou tout autre être possède (habet) une chose, ou bien qu'une chose est en elle-même (se habet) d'une certaine ma­nière, ou par rapport à une autre. A l'égard de la première acception il est à remarquer que le mot avoir, quand il signifie ce qu'on possède, est commun à divers genres. Aussi Aristote le met-il dans son hypothéorie des prédicats, c'est-à-dire parmi les prédicats qui résultent de divers genres de choses : comme l'opposé, la priorité, la postériorité, etc. Or, parmi les choses que l'on possède il semble qu'on puisse établir les distinctions suivantes : c'est qu'il y a des choses dans lesquelles il n'y a pas de milieu entre elles et celui qui les possède; ainsi il n'y a pas de milieu entre le sujet et la qualité ou la quantité ; il y en a d'autres dans lesquelles il n'y a pas de milieu entre l'une et l'autre, mais seulement une relation ; c'est en ce sens qu'on dit qu'on a un compagnon ou un ami ; il y en a dans les­quelles il y a un milieu qui n'est ni une action, ni une passion, mais quel­que chose qui tient de l'activité ou de la passivité ; comme par exemple entre celui qui orne ou qui commande et celui qui est orné ou commandé. D'où Aristote dit [Met. lib. v, text. 25) qu'on appelle habitude une action qui se trouve entre celui qui agit et celui qui subit l'action, comme on le voit à l'égard de ce que nous possédons. C'est ce qui constitue dans les choses un genre spécial qu'on appelle l'habitude. Et c'est de ce genre que parle Aristote dans sa Métaphysique (loc. cit.), quand il dit : qu'entre celui qui porte un habit et l'habit qui est porté, il y a une habitude intermédiaire qui est le port de l'habit. — Mais si on prend le mot avoir dans sa seconde ac­ception, c'est-à-dire si on lui fait signifier ce qu'est une chose en elle-même ou par rapport à une autre (1) [quomodo se habet), cette interprétation se rapportant à la qualité, l'habitude est alors une qualité, et c'est ce qui a fait dire à Aristote (loc. cit.) que l'habitude se prend pour la disposition, la situation bonne ou mauvaise d'un être considéré en soi, ou par rapport à un autre (2). En ce sens la santé est une habitude, et comme nous prenons ici le mot ha­bitude dans cette acception il est vrai de dire que l'habitude est une qualité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection repose sur le mot avoir pris dans son acception générale ; car dans ce cas il est commun à une foule de genres, comme nous l'avons dit (incorp. art.).

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur l'habitude considérée comme quelque chose d'intermédiaire entre le sujet qui pos­sède et l'objet qui est possédé-, car alors elle est un prédicat, comme nous l'avons vu (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la disposition implique toujours l'ordre d'une chose qui a des parties. Ce qui a lieu de trois manières, comme l'ajoute Aristote lui-même : par rapport au lieu, par rapport à la puissance et par rapport à l'espèce. Simplicius dans son commentaire sur les Caté­gories dit qu'Aristote comprend par là toutes les dispositions. Ainsi il com­prend toutes les dispositions corporelles quand il dit par rapport au lieu, et ceci appartient à la catégorie de la situation qui est l'ordre des parties dans un lieu; en disant par rapport à la puissance, il renferme les dispositions qui sont à l'état de préparation ou d'aptitude, mais qui ne sont pas encore parfaites, comme la science et la vertu à leur début -, en ajoutant par rapport à l'espèce, il embrasse les dispositions parfaites qui reçoivent le nom d'habi­tude, comme la science et la vertu arrivées à leur complet développement.

(1) Nous avons déjà fait observer que Aristote distingue dix catégories, la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situa­tion, l'état et la passion ; et il s'agit ici de savoir à laquelle de ces catégories appartient l'habitude.
(2) Ainsi la tempérance est une bonne disposi­tion du sujet par rapport à lui-même ; la justice est une bonne disposition à l'égard des autres ; ces dispositions forment ce qu'on appelle une habitude.
(3) Dans ce cas le mot halitus, qu'Aristote ex­prime par le mot s-1; serait peut-être mieux rendu par le mot étal.

ARTICLE II. — l'habitude est-elle une espèce de qualité particulière?


Objections: 1. Il semble que l'habitude ne soit pas une espèce de qualité particulière. Car, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'habitude considérée comme une qualité est la disposition bonne ou mauvaise d'un être. Or, cette disposition peut résulter de toute espèce de qualité. Car il arrive qu'une chose est bien ou mal disposée selon la figure, comme selon le chaud et le froid et selon toutes les autres qualités. Donc l'habitude n'est pas une espèce de qualité déterminée.

2. Aristote dit (m Praed. qualit.) que la chaleur et le froid sont des dispo­sitions ou des habitudes, comme la maladie et la santé. Or, la chaleur et le froid forment la troisième espèce de qualité. Donc l'habitude ou la disposi­tion ne se distingue pas des autres espèces de qualité.

3. Changer difficilement n'est pas une différence qui appartienne au genre de la qualité; elle appartient plutôt au mouvement ou à la passion. Or, aucun genre n'est déterminé dans son espèce par la différence d'un autre genre; il faut que les différences se rapportent par elles-mêmes au genre, comme le dit Aristote [Met. lib. vii, text. 42 et 43). Donc, puisqu'on dit que l'habitude est une qualité qui change difficilement, il semble que ce ne soit pas une espèce de qualité particulière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (in Praed. qualit.) que l'habitude ou la disposition est une espèce de qualité.

CONCLUSION. — L'habitude et la disposition sont regardées comme la première espèce de qualité distincte des autres par lesquelles les hommes agissent conformément à la nature.

Réponse Il faut répondre que dans ses Catégories (in Praed. qualit.) Aristote dis­tingue quatre espèces de qualité (1), et met au premier rang la disposition et l'habitude. Simplicius (2) dans son commentaire sur les Catégories dé­termine ainsi la différence qu'il y a entre ces espèces. Il dit que parmi les qualités il y en a de naturelles qui sont dans les choses conformément à la nature et qui s'y trouvent toujours. Il y en a d'autres qui sont adventices, qui proviennent d'une cause extrinsèque et qui sont amissibles; ces qua­lités adventices sont les habitudes et les dispositions qui diffèrent entre elles selon qu'elles sont faciles et difficiles à perdre. Parmi les qualités naturelles il y en a qui se rapportent à l'être selon qu'il est en puissance, c'est la seconde espèce; d'autres se rapportent à lui selon qu'il est en acte, et parmi celles-ci il y en a qui tiennent au plus profond de l'être et d'autres à la surface. Celle qui tient au fond de l'être forme la troisième espèce, et celle qui tient à la surface la quatrième, comme la figure et la forme qui est la figure de l'être animé. Mais les différentes espèces de qualité ne paraissent pas avoir été ainsi convenablement distinguées. Car il y a une foule de ligures et de qua­lités passives qui ne sont pas naturelles , mais adventices, et une foule de dispositions qui ne sont pas adventices, mais naturelles, comme la santé, la beauté, etc. C'est pourquoi cette disposition n'est pas conforme à l'ordre des espèces, car ce qu'il y a de plus naturel est toujours ce qu'il y a de premier. Par conséquent il faut admettre une autre distinction des disposi­tions et des habitudes par rapport aux autres qualités. Car la qualité, à proprement parler, implique un mode de la substance. Comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. iv, cap. 3) : Le mode étant ce que la mesure constitue, il implique donc une détermination d'après une mesure quel­conque. C'est pourquoi, comme on appelle qualité ou différence substantielle ce qui détermine la puissance de la matière selon son être substantiel, de même on appelle qualité accidentelle ce qui détermine la puissance du sujet selon son être accidentel, et cette qualité est aussi une différence, comme on le voit par ce que dit Aristote (Met. lib. v, text. 19) (3;. Or, le mode ou la détermination du sujet relativement à son être accidentel peut être considéré soit par rapport à la nature du sujet, soit par rapport à l'activité et à la passivité résultant des principes de la nature qui sont la matière et la forme, soit par rapport à la quantité. Si on considère le mode ou la détermination du sujet par rapport à la quantité, c'est la quatrième espèce de qualité (1). Et comme la quantité est par elle-même sans mouvement, et qu'elle n'est ni bonne ni mauvaise, il s'ensuit qu'il n'importe en rien à la quatrième espèce de qualité qu'une chose soit bien ou mal disposée, qu'elle passe vite ou lentement. Le mode ou la détermination du sujet par rapport à l'activité et à la passivité se rapporte à la seconde ou à la troisième espèce de qua­lité (2). C'est pourquoi dans l'une et 1 autre on examine si une chose se fait facilement ou difficilement, si elle passe vite ou si elle a de la durée; mais on ne regarde pas en elles ce qu'il y a de bon ou ce qu'il y a de mauvais, parce que les mouvements ou les passions n'ont pas la nature de la fin et qu'on n'appelle bien et mal que ce qui se rapporte à la fin. Mais le mode et la détermination du sujet relativement à la nature de l'être appartient à la première espèce de qualité qui est l'habitude et la disposition (3). Car Aris­tote dit en parlant des habitudes de l'âme et du corps (Phys. lib. vu, text. 17 et 18) : Ce sont les dispositions d'un être parfait tendant à s'amé­liorer, et par être parfait j'entends ici un être disposé conformément à la nature. Et comme la forme et la nature d'une chose est la fin pt la cause pour laquelle elle est faite, selon la remarque du même philosophe (Phys. lib. ii, text. 23), il s'ensuit qu'on considère dans la première espèce de qua­lité le bien et le mal, et même l a facilité et la difficulté du changement selon que la nature est la fin de la génération et du mouvement. D'où Aristote définit (Met. lib. v, text. 25) l'habitude une disposition d'après laquelle un être est bien ou mal. Et ailleurs (Eth. lib. ii, cap. 5) : les tendances bonnes ou mauvaises que nous avons par rapport à nos passions. Car quand la manière d'être est conforme à la nature de la chose, alors elle est bonne ; mais quand elle ne lui est pas conforme elle est mauvaise. Et comme la nature est ce qu'on considère avant tout dans une chose, il s'ensuit que l'habitude est la première espèce de qualité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la disposition implique un ordre quelconque , comme nous l'avons dit (art. 1 ad 3 arg.); par consé­quent on ne dit d'une chose qu'elle est disposée par la qualité qu'autant qu'elle se rapporte à une autre : etsi l'on ajoute qu'elle est disposée bien ou mal, ce qui appartient à l'essence de l'habitude, il faut que l'ordre se rapporte à la nature qui est la fin. Ainsi on ne dit pas qu'une chose est bien ou mal disposée par rapport à la figure, ou par rapport à la chaleur ou au froid, si on ne considère sa nature selon que ces qualités lui conviennent ou ne lui conviennent pas. Par conséquent les figures et les qualités passives, suivant qu'on les considère comme convenant ou ne convenant pas à la nature d'une chose, appartiennent aux habitudes ou aux dispositions. Car la figure et la couleur, selon qu'elles conviennent à la nature de la chose, appartiennent à la beauté ; la chaleur et le froid, selon qu'elles ont le même mérite, appartiennent à la santé. C'est en ce sens qu'Aristote les place dans la première espèce de qualité.

2. La réponse au second argument est par là même évidente, quoique quel­ques-uns lui donnent une autre solution, comme le dit Simplicius (Corn, in praedic. qualit.).

3. Il faut répondre au troisième, que la différence exprimée par ces mots qui change difficilement ne distingue pas l'habitude des autres espèces de qua­lités, mais de la disposition. En effet la disposition se prend en deux sens : 1° comme le genre de l'habitude ; car Aristote (Met. lib. v, text. 25) fait en­trer le mot disposition dans la définition de l'habitude ; 2° selon qu'on la divise par opposition à l'habitude, et l'on peut concevoir que la disposition proprement dite soit ainsi divisée par opposition à l'habitude de deux ma­nières : 1° comme le parfait et l'imparfait de la même espèce. Ainsi on con­serverait le nom général de disposition quand il s'agit d'une qualité qui est imparfaitement inhérente au sujet et qu'on peut facilement perdre, et le mot d'habitude pour exprimer ce qui est parfaitement inhérent, et qui est par conséquent difficilement amissible. Dans ce cas la disposition devient habi­tude, comme l'enfant devient un homme mûr. 2°On peut les distinguer comme des espèces différentes d'un genre subalterne. Ainsi on appellerait dispositions les qualités de la première espèce qui par leur nature sont facilement amissibles, parce qu'elles ont des causes changeantes comme la maladie et la santé; tandis qu'on donnerait le nom d habitude aux qualités qui ne chan­gent pas facilement d'après leur nature, parce qu'elles ont des causes im­muables, comme [les sciences et les vertus. En ce sens la disposition ne peut devenir une habitude,et cette interprétation paraît plus conforme au sentiment d'Aristote. Aussi à l'appui de cette distinction il rapporte qu'on a généralement coutume, quand les qualités qui sont changeantes de leur nature deviennent stables par suite d'un accident quelconque, de leur donner le nom d'habitude et qu'on fait le contraire pour les qualités qui na­turellement changent difficilement. Car si quelqu'un possède la science im­parfaitement et qu'il puisse la perdre facilement, on dit qu'il a des disposi­tions pour apprendre plutôt qu'on ne dit qu'il est savant. D'où il est évident que le mot habitude implique une certaine durée, mais qu'il n'en est pas de même du mot disposition. Il ne répugne pas que d'après cela la facilité et la difficulté du changement ne forment des différences spécifiques, parce que ces caractères appartiennent à la passivité et au mouvement, et non| au genre de la qualité. Car ces différences, quoique par accident elles parais­sent se rapporter à la qualité, désignent cependant les différences pro­pres et absolues des qualités ; comme dans le genre de la substance on emploie souvent les différences accidentelles au lieu des différences subs­tantielles, parce qu'on désigne par elles les principes essentiels.

(1) Qui est la forme ou la figure.
(2) L'action et la passion.
(3) Ainsi le sujet n'a bonne figure ou belle couleur qu'autant qu'il est bien disposé.
(4) D'après Aristote ces quatre espèces de qua­lité sont l'habitude et la disposition ; la puissance et l'impuissance naturelle, les qualités et les affec­tions, la forme et la figure des choses.
(5) Simplicius, dont saint Thomas rapporte ici le sentiment, n'avait pas suivi l'ordre établi par Aristote: car il met l'habitude et la disposition au dernier rang, tandis qu'Aristote l'avait placée au premier.
(6) II y a autant d'espèces différentes de quali­tés qu'il y a de manières d'après lesquelles le sujet substantiel peut être diversement déterminé selon son être accidente!.

ARTICLE III. — l'habitude implique-t-elle un ordre qui se rapporte a l'acte ?


Objections: 1. Il semble que l'habitude n'implique pas d'ordre par rapport à l'acte. Car tout être agit selon qu'il est en acte. Or, Aristote dit (De anima, lib. m, ext. 8) : que quand quelqu'un entre en possession de la science habituelle, il est encore alors en puissance, mais il est autrement qu'avant d'apprendre. Donc l'habitude n'implique pas le rapport du principe à l'acte.

2. Ce quo l'on fait entrer dans la définition d'une chose lui convient d'une manière absolue. Or, on met dans la définition de la puissance qu'elle est le principe de l'action, comme on le voit (Met. lib. v, text. 17). Donc il convient absolument à la puissance d'être le principe de l'acte. Et comme ce qui est absolu est principe en tout genre, il s'ensuit que si l'habitude est aussi le principe de l'acte, elle est postérieure à la puissance, et que par consé­quent elle n'est pas la première espèce de qualité ou la disposition.

3. La santé est quelquefois une habitude, et il en est de même de la mai­greur et de la beauté. Or, on ne dit pas que ces choses se l'apportent à l'acte. Donc il n'est pas de l'essence de l'habitude d'être le principe de l'action.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit [Lib. de bono conjug. cap. 21) que l'habitude est ce par quoi l'on agit quand le besoin l'exige. Et le com­mentateur d'Aristote (De anima, lib. iii) définit l'habitude, le principe par lequel on agit, quand on veut.

CONCLUSION. — Toute habitude se rapportant essentiellement à la nature doit né­cessairement être ordonnée à l'égard de l'acte et de l'opération comme son principe.

Réponse Il faut répondre que l'habitude peut se rapporter à l'acte, ou par elle-même, ou par la nature du sujet dans lequel elle réside. Par elle-même toute habitude doit se rapporter de quelque manière à l'acte. Car il est de l'essence de l'habitude qu'elle implique un rapport quelconque à l'égard de la nature de la chose selon qu'elle lui convient ou ne lui convient pas. D'un autre côté, la nature de la chose qui est la fin de la génération se rapporte ultérieurement à une autre fin qui est l'opération ou l'objet opéré auquel on parvient par l'opération. D'où il suit que l'habitude n'implique pas seule­ment un rapport avec la nature même de la chose, mais que conséquemment elle en implique encore un avec l'opération selon qu'elle est la fin de la nature ou qu'elle y mène. C'est pourquoi Aristote dans sa définition de l'habitude dit (Met. lib. v, text. 2r>) que c'est une disposition d'après laquelle un être est bien ou mal en soi, c'est-à-dire selon sa nature, ou par rapport à une autre chose, c'est-à-dire par rapport à sa fin. — Il y a des habitudes qui, par rapport au sujet dans lequel elles résident primitivement et prin­cipalement, impliquent un rapport avec l'acte; parce que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'habitude implique directement et par elle-même un rapport avec la nature de la chose. Si donc la nature d'une chose dans la­quelle réside l'habitude consiste dans un rapport avec l'action, il s'ensuit que l'habitude implique principalement l'ordre qui se rapporte à l'acte. Or, il est évident que la nature et l'essence de la puissance, c'est d'être le principe de l'acte; par conséquent toute habitude qui appartient à une puissance comme à son sujet implique principalement un rapport à l'acte.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'habitude est un acte quand on la considère comme une qualité, et à ce point de vue elle peut être le principe de l'opération ; mais elle est en puissance par rapport à l'opération. D'où l'on dit que l'habitude est l'acte premier et l'opération l'acte second, comme on le voit (De animâ, lib. ii, text. 5).

2. Il faut répondre au second, qu'il n'est pas de l'essence de l'habitude de se rapporter à la puissance, mais à la nature. Et comme la nature précède l'ac­tion à laquelle se rapporte la puissance, il s'ensuit que l'habitude est une espèce de qualité qui a la priorité sur la puissance (1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que la santé est une habitude ou disposition habituelle par rapport à la nature, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Cependant, selon que la nature est le principe de l'acte, l'habitude implique conséquemment un rapport avec l'acte lui-même. C'est ce qui fait observer à Aristote (De hist. anim. lib. x, cap. 4) qu'on dit que l'homme ou un membre est sain quand il peut remplir les fonctions de celui qui est en santé. Et il en est de même des autres.

(1) La puissance regarde l'opération, tandis que 1 habitude regarde la nature opérante.



ARTICLE IV. - est-il nécessaire qu'il y ait des habitudes?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire qu'il y ait des habitudes. Car ce sont les habitudes qui disposent bien ou mal par rapport à une chose, comme nous l'avons dit (art. 2). Or, ce qui dispose bien ou mal un être c'est sa forme ; car une chose est un bien comme elle est un être par sa forme. Donc il n'est pas nécessaire qu'il y ait des habitudes.

2. L'habitude implique un rapport à l'acte. Or, la puissance implique suffisamment le principe de l'acte; car les puissances naturelles sans les habitudes sont les principes des actes. Donc il n'était pas nécessaire qu'il y eût des habitudes.

3. Comme la puissance se rapporte au bien et au mal, de même l'habi­tude, et comme la puissance n'agit pas toujours, de même encore l'habitude. Donc du mêment que les puissances existent il est superflu d'admettre des habitudes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les habitudes sont des perfections, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 17). Or, la perfection est ce qu'il y a de plus nécessaire à une chose puisqu'elle est sa fin. Donc il est nécessaire qu'il y ait des habitudes.

CONCLUSION. — Puisqu'on trouve beaucoup d'êtres dont la nature et les opérations exigent plusieurs choses qui peuvent être mesurées de différentes manières, il est nécessaire qu'il y ait des habitudes qui leur servent de mesure.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 et 3), l'habitude im­plique une disposition qui se rapporte à la nature de la chose et à l'opé­ration ou à sa fin selon qu'un être est bien ou mal disposé par rapport à un autre. Or, pour qu'une chose ait besoin d'être disposée à l'égard d'une autre trois conditions sont requises. 1° Il faut que la chose qu'on dispose soit dif­férente de celle par rapport à laquelle elle doit être disposée -, il faut qu'elle soit par rapport à elle ce que la puissance est par rapport à l'acte. Par consé­quent s'il y a un être dont la nature ne soit pas composée de puissance et d'acte, dont la substance soit son opération, et qui existe pour lui-même, il n'est pas possible qu'il y ait en lui une habitude ou une disposition, comme on le voit par ce qui se passe en Dieu. 2° Il est nécessaire que ce qui est en puissance à l'égard d'un autre puisse être déterminé de plusieurs manières et sous divers rapports. Par conséquent si un être est en puissance à l'é­gard d'un autre, mais de telle façon qu'il ne soit en puissance que par rapport à lui, il ne peut y avoir ni disposition, ni habitude en lui, parce que ce sujet a par sa nature une relation obligée avec tel ou tel acte dé­terminé. Ainsi le corps céleste étant composé de matière et de forme, comme cette matière n'est pas en puissance à l'égard d'une autre forme, ainsi que nous l avons dit (part. I, quest. lxvï, art. 2), il ne peut y avoir en lui ni dis­position, ni habitude par rapport à la forme ou à son opération, parce que la nature du corps céleste n'est en puissance qu'à l'égard d'un seul mou­vement déterminé. 3° Il faut que plusieurs choses concourent à disposer le sujet à l'une des choses à l'égard desquelles il est en puissance, et qu'on puisse les mesurer de différentes manières, de telle sorte qu'il soit bien ou mal disposé à l'égard de sa forme et de son opération. Par conséquent les qualités simples des éléments qui conviennent à leur nature d'une manière unique et déterminée, ne reçoivent pas le nom de dispositions ou d'habi­tudes, mais simplement celui de qualités. Au contraire nous appelons dis­position ou habitude, la santé, la beauté et toutes les autres choses de cette nature qui impliquent la mesure de plusieurs parties qu'on peut apprécier de différentes manières. C'est pour cela qu'Aristote dit (Met. lib. v, text. 24 et 25) que I habitude est une disposition, et la disposition est l'ordre de ce qui a des parties, soit par rapport au lieu, soit par rapport à la puissance, soit par rapport à l'espèce, comme nous l'avons déjà vu (art. 1 huj. quaest. ad 3). Et comme il y a beaucoup d'êtres dont la nature et les opérations exigent le concours de plusieurs choses qu'on peut mesurer de différentes ma­nières, il s'ensuit qu'il est nécessaire qu'il y ait des habitudes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la nature d'une chose est per­fectionnée par la forme; mais il faut que le sujet soit disposé de quelque manière à l'égard de la forme. D'ailleurs la forme se rapporte elle-même ultérieurement à l'opération qui est la fin ou le moyen qui y mène. Si la forme n'est, capable que d'une seule opération déterminée (1), cette opé­ration ne demande pas d'autre disposition que la forme elle-même. Mais si la forme est telle qu'elle puisse opérer de différentes ma­nières, comme le fait l'âme, il faut que des habitudes la disposent à ses opé­rations.

2. Il faut répondre au second, que la puissance se rapporte quelquefois à une foule d'objets ; c'est pourquoi il faut qu'elle soit déterminée par quelque autre chose. Mais s'il y a une puissance qui ne se rapporte pas à plusieurs objets, elle n'a pas besoin d'une habitude qui la détermine, comme nous l'avons dit (in corp. art.). C'est pour cela que les puissances naturelles ne remplissent pas leurs opérations par l'intermédiaire des habitudes, parce qu'elles sont déterminées par elles-mêmes à un objet unique.

3. Il faut répondre au troisième, que la même habitude ne se rapporte pas au bien et au mal (2), comme on le verra (quest. liv, art. 3), tandis que la même puissance s'y rapporte également ; c'est pourquoi les habitudes sont nécessaires pour déterminer les puissances au bien.

(1) Par exemple, comme la forme du feu qui produit d'elle-même son opération.
(2) Une habitude n'est pas indifférente, il faut nécessairement qu'elle soit bonne ou mauvaise.




QUESTION L.

DU SUJET DES HABITUDES.


Après avoir parlé des habitudes en général, nous avons à examiner leur sujet. —A cet égard six questions se présentent : 1° Y a-t-il des habitudes qui résident dans le corps? — 2° L'âme est-elle le sujet de l'habitude selon son essence ou selon sa puissance? — 3° Peut-il y avoir quelque habitude dans les puissances de la partie sensitive de l'âme? — 4° Y a-t-il quelque habitude dans l'intellect? — 5° Y en a-t-il dans la volonté ? — 6° Y en a-t-il dans les substances séparées?

ARTICLE I. — le corps peut-il avoir des habitudes?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.48 a.4