I-II (trad. Drioux 1852) Qu.50 a.1

ARTICLE I. — le corps peut-il avoir des habitudes?


Objections: 1. Il semble que le corps n'ait pas d'habitude. Car, comme le dit le com­mentateur (3) (De anima, lib. iii, text. 18), l'habitude est un principe par le­quel on agit quand on veut. Or, les actions corporelles ne sont pas soumises à la volonté puisqu'elles sont naturelles. Donc le corps ne peut pas avoir d'habitude.

2. Toutes les dispositions corporelles sont facilement changeantes. Or, l'habitude est une qualité qui change difficilement. Donc aucune disposition corporelle ne peut être une habitude.

3. Toutes les dispositions corporelles sont soumises à l'altération (4). Or. l'altération n'appartient qu'à la troisième espèce de qualité qui se distingue par opposition de l'habitude. Donc le corps ne peut avoir aucune habitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (in Praed. qualit.) que la santé du corps ou une infirmité incurable reçoit le nom d'habitude.

CONCLUSION. — Les habitudes, selon qu'elles existent dans le sujet par rapport à l'action, ne sont pas principalement dans le corps d'une manière subjective, mais selon qu'elles disposent le sujet par rapport à la forme elles se trouvent dans le corps comme ses dispositions habituelles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2, 3 et 'i), l'habitude est la disposition d'un sujet qui existe en puissance par rapport à la forme ou par rapport à l'opération. Selon que l'habitude implique une disposition par rapport à l'opération, elle n'existe pas principalement dans le corps comme dans son sujet. Car toute opération du corps provient d'une qualité qui lui est naturelle ou de l'âme qui le met en mouvement. Par rap­port aux opérations naturelles le corps n'est pas disposé par une habitude quelconque, parce que les puissances naturelles ne sont déterminées qu'à un seul objet. Or, nous avons dit (quest. préc. art. 4) qu'il ne faut une disposition habituelle que quand le sujet est en puissance à l'égard de plusieurs choses. Mais les opérations que l'âme exécute au moyen du corps appartiennent principalement à l'âme et secondairement au corps. Et comme les habi­tudes sont proportionnées aux opérations, selon cet axiome que les actes semblables produisent des habitudes semblables, ainsi que le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. i et 2), il s'ensuit que les dispositions qui se rapportent à ces opérations existent dans l'âme principalement, mais qu'elles peuvent exister secondairement dans le corps, en ce sens que le corps devient apte et dispos à se mettre promptement au service de l'âme pour ces opérations. — Mais si l'on parle de la disposition du sujet à l'égard de la forme, il peut y avoir une disposition habituelle dans le corps, parce qu'il est à l'âme ce que le sujet est à la forme. C'est ainsi qu'on dit que la santé, la beauté, etc., sont des dispositions habituelles. Cependant elles ne possèdent pas parfai­tement tout ce qui constitue la nature de l'habitude, parce que leurs causes sont naturellement très-mobiles. Alexandre (1) a prétendu que l'habi­tude ou la disposition de la première espèce n'existait d'aucune manière dans le corps, comme le rapporte Simplicius dans ses Commentaires (in Praedic, qualit.). Il disait que la première espèce de qualité n'appartient qu'à l'âme, et qu'Aristote, en parlant dans ses Catégories de la santé et de la maladie, n'en parle pas comme si elles appartenaient à la première espèce de qua­lité, mais par manière d'exemple, comme s'il eût voulu dire que comme la santé et la maladie peuvent être facilement ou difficilement changeantes, ainsi il en est des qualités de la première espèce qu'on appelle disposition et habitude. Mais cette interprétation est évidemment contraire au sentiment d'Aristote, soit parce qu'il se sert des mêmes expressions quand il donne pour exemple la santé et la maladie, la science et la vertu ; soit parce qu'ail­leurs (Phys. lib. vii, text. 17) il compte expressément la beauté et la santé parmi les habitudes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection se rapporte à l’habitude considérée comme une disposition à l'opération ainsi qu'aux actes du corps qui proviennent de la nature, mais non aux actes qui proviennent de l’âme dont le principe est la volonté.

2. Il faut répondre au second, que les dispositions corporelles ne changent pas difficilement d'une manière absolue, parce que leurs causes sont elles- mêmes très-mobiles, mais elles peuvent être difficilement changeantes relativement à tel ou tel sujet, parce qu'elles restent inamovibles tant que ce sujet dure, ou bien parce qu'elles sont difficilement changeantes relative­ment à d'autres dispositions ; tandis que les qualités de l'âme sont difficile­ment changeantes d'une manière absolue par suite de l'immutabilité même du sujet. C'est pour ce motif qu'Aristote ne dit pas simplement que la santé est une habitude, mais qu'elle est comme une habitude, selon le texte grec. Ainsi il n'y a donc que les qualités de l'âme qu'on appelle habitudes d'une manière absolue.

3. Il faut répondre au troisième, que les dispositions corporelles qui appar­tiennent à la première espèce de qualité, comme quelques-uns l'ont supposé, diffèrent des qualités de la troisième espèce en ce que celles-ci sont comme en voie d'être produites et en mouvement; d'où leur vient le nom de passions ou de qualités passibles (1) ; mais quand elles sont parvenues à leur perfection et en quelque sorte à leur forme, elles appartiennent alors à la première espèce de qualité. Mais Simplicius est opposé à ce sentiment (<Com. praedic. op. de qualit.), parce que d'après cela réchauffement appar­tiendrait à la troisième espèce de qualité et la chaleur à la première ; bien qu'Aristote mette la chaleur dans la troisième. D'où Porphyre dit, comme Simplicius le rapporte au même endroit, que la passion ou la qualité passible, la disposition et l'habitude diffèrent dans les corps scion l'intensité et le relâ­chement. Car quand un être reçoit la chaleur et qu'il est seulement échauffé sans pouvoir échauffer lui-même alors il y a passion, si cet état est transi­toire et qualité passible s'il est permanent. Quand un corps est parvenu à pou­voir en échauffer un autre, dans ce cas il y a disposition. Mais s'il va plus loin et qu'il soit tellement constitué dans cet état qu'il soit difficile de l'en faire sortir, il y a habitude. Ainsi la disposition est l'intensité ou le per­fectionnement de la passion ou de la qualité passible, et l’habitude un per­fectionnement de la disposition. Mais Simplicius est encore contre ce senti­ment, parce que cette intensité et ce relâchement n'impliquent pas diversité du côté de la forme, mais résultent de la participation diverse du sujet lui-même, et cela ne suffit pas pour établir une distinction entre les différentes espèces de qualité. C'est pourquoi il faut donc répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlix, art. 2 ad 4), la mesure des qualités passibles selon qu'elles conviennent à la nature est de l'essence de la disposition. C'est pour­quoi du mêment où il y a altération relativement à ces qualités passibles qui sont le chaud, le froid, l’humide et le sec, il s'ensuit conséquemment une altération à l'égard de la maladie et de la santé. Mais l'altération ne se rapporte pas primitivement et par elle-même aux habitudes et aux dis­positions.

(1) Averroës, qu'on désignait ainsi par antonomase.
(2) On appelait ainsi le mouvement qui existe dsns le monde matériel et qui dispose les corps à être engendrés ou corrompus. Les qualités par lesquelles ce mouvement s'exerce sont principale­ment le chaud et le froid , l'humide et le sec.
(3) Alexandre d'Aplirodise, un des interprètes les plus célèbres d'Aristote.
(4) Quand les qualités qui produisent l'altéra­tion des corps passent rapidement, ou leur donne le nom de passions ; si elles sont persévérantes elles reçoivent le nom de qualités passibles.

ARTICLE II. — l'ame est-elle le sujet de l'habitude selon son essence ou selon sa puissance?


Objections: 1. Il semble que les habitudes soient dans l'âme plutôt selon l'essence que selon la puissance. Car les dispositions et les habitudes se rapportent à la nature, comme nous l'avons dit (quest. xlix, art. 3). Or, on considère la nature plutôt selon l'essence que selon les puissances de l'âme; parce que l'âme est selon son essence la nature de tel ou tel corps et sa forme. Donc les habitudes sont dans l'âme selon son essence et non selon sa puissance.

2. Un accident n'appartient pas à un autre accident. Or, l'habitude est un accident, et les puissances de l'âme sont aussi du genre des accidents, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxyii, art. 1). Donc l'habitude n'existe pas dans l'âme selon sa puissance.

3. Le sujet est antérieur à ce qui existe en lui. Or, l'habitude par là même qu'elle appartient à la première espèce de qualité est antérieure à la puis­sance qui appartient à la seconde espèce. Donc l'habitude n'est pas dans la puissance de l'âme comme dans son sujet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.) fait correspondre les diverses habitudes aux différentes parties de l'âme.

CONCLUSION.— L'âme étant par ses puissances le principe des opérations, il s'ensuit d'après cela que les habitudes résident en elle selon ses puissances.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlix, art. 2 et 3), l'habitude implique une disposition qui se rapporte à la nature ou à l'opéra­tion. — Si l'on considère l'habitude selon qu'elle se rapporte à la nature, alors elle ne peut exister dans l'âme, ou du moins dans l'âme humaine, parce que l'âme est la forme qui complète la nature de l'homme. Par conséquent sous ce rapport l'habitude ou la disposition peut exister plutôt dans le corps par rapport à l'âme que dans l'âme par rapport au corps (1). Mais s'ils'agitd'une nature supérieure dont l'homme peut être participant, selon ces paroles de saint Pierre (II. Pet. i, 4) qui nous dit que nous participons à la nature divine, alors rien n'empêche qu'il n'y ait dans l'âme une habitude qui soit selon son essence, et il en est ainsi de la grâce, comme nous le verrons (quest. ex, art. 4). — Mais si l'on considère les habitudes par rapport à l'opération, alors elles existent tout spécialement dans l'âme; parce que l'âme n'est pas déterminée à une seule opération, mais elle se rapporte à plusieurs, ce que requiert l'essence même de l'habitude, comme nous l'avons dit (quest. xlix, art. 4). Et comme l'âme est par ses puissances le principe des opérations, il s'ensuit que les habitudes sont dans l'âme selon ses puissances (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'essence de l'âme appartient à la nature humaine, non comme un sujet qu'on doit disposer à autre chose que ce qu'il est, mais comme la forme et la nature à laquelle le corps est disposé.

2. Il faut répondre au second, qu'un accident ne peut pas être par lui-même le sujet d'un accident; mais comme dans les accidents il y a un ordre, le sujet selon qu'il est sous un accident est considéré comme le sujet d'un autre; ainsi l'on dit qu'un accident est le sujet d'un autre comme la surface est le sujet de la couleur. De cette manière la puissance peut être le sujet de l'habitude.

3. Il faut répondre au troisième, que l'habitude est placée avant la puissance parce qu'elle implique une disposition qui se rapporte à la nature, tandis que la puissance implique toujours une relation avec l'opération qui est posté­rieure, puisque la nature est le principe même de l'opération. Mais l’habi­tude dont la puissance est le sujet n'implique pas de rapport avec la nature, mais avec l'opération, et elle est par conséquent postérieure à la puissance. — Ou bien on peut dire que l'habitude est mise avant la faculté, comme le complet avant l'incomplet, l'acte avant la puissance. Car (3) l'acte est natu­rellement antérieur, quoique la puissance soit la première dans l'ordre de la génération et du temps, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 13-19, et lib. vu, text. 17).

(1) Parce que le corps a besoin de certaines dis­positions pour recevoir en lui l'âme qui est sa forme complète, tandis que l'âme n'a besoin d'au­cune disposition pour être introduite dans' le corps.
(2) Les habitudes déterminent les puissances à l'acte, c'est-à-dire qu'elles les portent à faire le bien ou le mal.
(3) Ce mot ici pris dans un sens absolu, selon la théorie péripatéticienne.

ARTICLE III. — peut-il y avoir quelque habitude dans les puissances de l'âme sensitive ?


Objections: 1. Il semble que dans les puissances de l'âme sensitive il ne puisse pas y avoir d'habitude. Car comme la puissance nutritive fait partie de l'âme irraisonnable, de même la puissance sensitive. Or, parmi les puissances de l'âme nutritive on ne reconnaît pas d'habitude. Donc on ne doit pas non plus en supposer dans les puissances de l'âme sensitive.

2. Les puissances sensitives nous sont communes avec les animaux. Or, dans les brutes il n'y a pas d'habitudes, parce qu'on ne trouve pas en elles la volonté qui entre dans la définition de l'habitude, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3). Donc dans les puissances sensitives il n'y a pas d'ha­bitude.

3. Les habitudes de l'âme sont les sciences et les vertus ; comme la science se rapporte à la faculté cognitive, de même la vertu à la puissance appéti­tive. Or, dans les puissances sensitives il n'y a pas de sciences, puisque la science a pour objet les choses universelles que les facultés sensitives ne peuvent percevoir. Donc les habitudes des vertus ne peuvent pas y exister non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 10) qu'il y a des vertus, comme la tempérance et la force, qui appartiennent à la partie de l'âme qui n'est pas raisonnable.

CONCLUSION. — Il n'y a pas d'habitudes clans les puissances sensitives selon qu'elles opèrent d'après l'instinct de la nature, mais il y en a selon qu'elles opèrent d'après le jugement de la raison.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer les puissances sensitives de deux manières : selon qu'elles opèrent d'après l'instinct de la nature et selon qu'elles opèrent d'après l'ordre de la raison. Selon qu'elles opèrent d'après l'instinct de la nature, elles ne se rapportent qu'à un seul objet comme la nature elle-même. C'est pourquoi comme il n'y a pas d'habitudes dans les puissances naturelles, de même il n'y en a pas dans les puissances sensitives selon qu'elles agissent d'après l'instinct de la nature. Mais selon qu'elles agissent d'après l'ordre de la raison, elles peuvent se rapporter à divers objets, par conséquent il peut y avoir en elles des habitudes d'après les­quelles elles sont bien ou mal disposés à l'égard de leur fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les puissances de la partie nutritive de l'âme ne sont pas faites pour obéir à la raison; c'est pourquoi il n'y a pas en elles d'habitude; mais les puissances sensitives sont faites pour lui obéir, et c'est ce qui les rend capables d'habitude; car on dit qu'elles sont raisonnables selon qu'elles obéissent à la raison, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. ult.).

2. Il faut répondre au second, que les puissances sensitives dans les animaux n'agissent pas d'après l'empire de la raison, mais quand les animaux sont abandonnés à eux-mêmes elles agissent d'après l'instinct de la nature; par conséquent il n'y a pas en eux d'habitudes qui se rapportent aux opérations. Néanmoins il v a des dispositions qui se rapportent à la nature, comme la santé et la beauté. Mais comme la raison de i homme habitue les animaux à se disposer à agir de telle ou telle manière, on peut en ce sens admettre en eux une sorte d'habitude. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 36) que nous voyons les bêtes les plus farouches s'abs­tenir des plus grands plaisirs dans la crainte du châtiment, et lorsque ces dispositions sont passées en coutume on dit qu'elles sont domptées et dou­ces. Cependant on ne trouve pas dans les animaux ce qui constitue l'habi­tude par rapport à l'usage de la volonté, parce qu'ils n'ont pas le pouvoir d'user ou de ne pas user, ce qui paraît appartenir à l'essence même de l'ha­bitude. C'est pourquoi, à proprement parler, il ne peut pas y avoir d'habi­tude en eux.

3. Il faut répondre au troisième, que l'appétit sensitif est fait pour être mû par l'appétit rationnel, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. Vii). Mais les puissances rationnelles cognitives sont faites pour recevoir des puissances sensitives les objets qu'elles perçoivent. C'est pourquoi il est plus convenable que les habitudes résident dans les puissances sensitives appétitives que dans les puissances sensitives cognitives; puisque dans les puissances sensitives appétitives il n'y a d'habitudes qu'autant qu'elles opèrent d'après l'ordre de la raison. On pourrait aussi à l'égard des puissan­ces intérieures sensitives cognitives admettre en elles des habitudes qui con­tribueraient à faciliter à l'homme l'usage de la mémoire, de la pensée ou de l'imagination ; c'est ce qui fait dire à Aristote (De mern. cap. Il) que la cou­tume est pour beaucoup dans l'activité de la mémoire, parce que toutes ces puissances sont portées à l'action par l'empire de la raison. Mais les puis­sances cognitives extérieures, telles que la vue, l'ouïe, etc., ne sont pas sus­ceptibles d'habitudes, parce que d'après la disposition de leur nature elles se rapportent à des actes déterminés, comme les membres du corps; et il n'y a pas d'habitudes dans ces derniers; elles existent plutôt dans les forces qui commandent leur mouvement.

ARTICLE IV. — y a-t-il des habitudes dans l'entendement?


Objections: 1. Il semble que dans l'intellect il n'y ait pas d'habitude. Car les habitu­des sont conformes aux opérations, comme nous l'avons dit (art. 2). Or, les opérations de l'homme sont communes à l'âme et au corps, comme le dit Aristote (De anima, lib. i, text. 12 et 66) et par conséquent les habitudes aussi. L'intellect n'étant pas l'acte du corps, comme il est dit (De animet, lib. iii, text. 6), il s'ensuit qu'il n'est pas le sujet d'une habitude.

2. Tout ce qui est dans un être y est selon le mode de cet être lui-même. Or, ce qui est une forme sans matière n'est qu'un acte; ce qui est com­posé de forme et de matière a la puissance et l'acte tout à la fois. Par consé­quent ce qui n'est que forme ne peut pas renfermer ce qui est tout à la fois en puissance et en acte; on ne peut le trouver que dans ce qui est composé de matière et de forme. L'intellect étant forme sans être matière, il s'ensuit que l'habitude qui renferme la puissance simultanément avec l'acte et qui tient pour ainsi dire le milieu entre l'un et l'autre ne peut exister dans l'in­tellect, mais seulement dans l'être mixte qui est composé d'âme et de corps.

3. L'habitude est une disposition d'après laquelle un individu est bien ou mal par rapport à quelque chose, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 23). Or, les dispositions bonnes ou mauvaises dans lesquelles on se trouve par rapport à l'acte de l'intellect proviennent d'une disposition quelcon­que du corps. C'est ce qui fait dire à Aristote (De anima, lib. n text. 94) que ceux qui ont la chair tendre paraissent avoir l'intelligence plus facile. Donc les habitudes cognitives ne sont pas dans l’entendement qui est purement spirituel, mais dans une puissance qui est l’acte d’une partie du

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote place (Eth. lib. vi, cap. 2, 3 et IO) la science, la sagesse et l'intelligence ou l'habitude des principes dans la partie intel­lectuelle de l'âme.

CONCLUSION. — Il y a dans l'intellect certaines habitudes, comme la science, la sagesse et l'intelligence ou le discernement, puisque leurs opérations se rapportent à cette partie de l'àme.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard des habitudes cognitives il y a eu divers sen­timents. En effet ceux qui supposaient qu'il n'y avait qu'un intellect possi­ble (1) pour tous les hommes ont été contraints d'avancer que les habitudes cognitives n'existent pas dans l'intellect lui-même, mais dans les puissances intérieures sensitives. Car il est évident que les hommes ont des habitudes différentes; par conséquent on ne pouvait pas directement placer les habi­tudes cognitives dans ce qui est un numériquement et qui est commun à tous. Ainsi du mêment où l'on supposait qu'il n'y avait numériquement qu'un intellect possible pour tous les hommes, on ne pouvait placer dans cet intellect comme dans leur sujet toutes les habitudes scientifiques qui distinguent les hommes entre eux, mais il a fallu les placer dans les puis­sances intérieures sensitives qui varient avec les individus. Mais cette hypothèse est en premier lieu contraire au sentiment d'Aristote. Car il est évident que les puissances sensitives ne sont pas raisonnables par essence, mais seulement par participation, comme le dit ce philosophe (Eth. lib. i, cap. ult.). Pour lui il place les vertus intellectuelles, qui sont la sagesse, la science et l'intelligence, dans ce qui est raisonnable par essence ; conséquemment il ne les place pas dans les puissances sensitives, mais dans l'intellect lui-même. Il dit encore expressément (De animé, lib. iii, text. 18) que l'intellect possible quand il devient chacune des choses qu'il pense, c'est-à-dire lorsque les espèces intelligibles lui font percevoir chaque objet, alors il est en acte, comme on dit qu'un savant est en acte, du mêment qu'il peut agir par lui-même, c'est-à-dire d'après ses propres lumières. Il est néanmoins encore en puissance de certaine façon, mais il n'y est pas absolument comme avant d'apprendre ou de découvrir la chose. L'in­tellect possible renferme donc l'habitude de la science par laquelle il peut raisonner quoiqu'il ne raisonne pas toujours. En second lieu cette hypothèse est contraire à la vérité. Car comme la puissance appartient à celui de qui émane l'action, il en est de même de l'habitude. Or, l'intelligence et laconsidération sont l'acte propre de l'intellect. Donc l'habitude par laquelle on com­prend et l'on considère existe à proprement parler dans l'intellect lui-même.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des philosophes, comme le rapporte Simplicius (in comment, de Praedic. cap. de Qualitate), qui ont dit que toute opération de l'homme appartenait en quelque sorte à l'être mixte, selon l'expression d'Aristote (De anima, lib. i, text. 12 et 06), et qu'en conséquence aucune habitude n'appartenait à l'âme seule, mais qu'elles appartenaient toutes à l'être mixte (2). D'où ils concluaient qu'aucune habitude n'existe dans l'intellect, puisque l'intellect est séparé. Mais ce raisonnement n'est pas con­vaincant. Car l'habitude n'est pas la disposition de l'objet par rapport à la puis­sance, mais plutôt la disposition de la puissance par rapport à l'objet. Par conséquent il faut que l'habitude soit dans la puissance qui est le principe de l'acte, mais non dans ce qui se rapporte à la puissance comme son objet (3). Or, l'acte de l'intelligence n'est commun à l'âme et au corps qu'en raison de l'imagination, comme on lc voit (De anima, lib. i text. 00). Il est évident que l'image se rapporte à l'intellect possible comme son objet, suivant ce que dit encore le philosophe (De anima, lib. m, text. 3, 11, 39). D'où il résulte que l'habitude intellectuelle provient principalement de l'intellect, mais non de l'imagination qui est commune à l'âme et au corps. — Il faut donc répondre que l'intellect possible est le sujet de l'habitude. Car il est convenable que le sujet de l'habitude soit en puissance à l'égard d'une foule d'objets, et c'est précisément là le caractère de l'intellect possible. D'où il suit que l'intellect possible est le sujet des habitudes intellectuelles.

2. Il faut répondre au second, que comme la puissance par rapport à l'être sensible convient à la matière corporelle, de même la puissance par rapport à l'être intelligible convient à l'intellect possible. Donc rien n'empêche que dans l'intellect possible il n'y ait une habitude qui tienne le milieu entre la puissance pure et l'acte parfait.

3. Il faut répondre au troisième, que les puissances cognitives préparent intérieurement l'objet propre à l'intellect possible. C'est ce qui fait que la bonne disposition de ces puissances à laquelle contribue la bonne disposi­tion du corps rend l'homme plus apte à comprendre. Ainsi l'habitude intel­lectuelle peut exister secondairement dans ces puissances, mais elle existe principalement dans l'intellect possible.

(2) Ce sentiment était celui d'Averroes que saint Thomas a tout particulièrement réfuté. (2) C'est-à-dire à l'essence et au corps.
(3) L'objet de l'intellect est l'espèce sensible qui est commune à l'âme et au corps et qui appar­tient à l'imagination.


ARTICLE V. — Y A-T-IL DANS LA VOLONTÉ QUELQUE HABITUDE?


Objections: 1. Il semble que dans la volonté il n'y ait pas d'habitude. Car les habi­tudes qui sont dans l'intellect sont les espèces intelligibles par lesquelles il comprend en acte. Or, la volonté n'opère pas au moyen d'espèces. Donc la volonté n'est le sujet d'aucune habitude.

2. On ne met pas d'habitude dans l'intellect agent comme dans l'intellect possible, parce qu'il est une puissance active. Or, la volonté est la puis­sance la plus active, puisqu'elle meut toutes les puissances relativement à leurs actes, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. Donc il n'y a pas d habitude dans cette faculté.

3. Les puissances naturelles n'ont pas d'habitudes, parce qu'elles sont déterminées par leur nature à un objet. Or, la volonté est par sa nature portée à tendre au bien que la raison lui prescrit. Donc elle n'a pas d'habi­tude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. En effet, la justice est une habitude. Or, la justice réside dans la volonté. Car, suivant Aristote (Eth. lib. v, cap. 1), la justice est une habitude d'après laquelle on veut et l'on fait ce qui est juste. Donc la volonté est le sujet d'une habitude.

CONCLUSION. — Puisque la volonté est une puissance de l'âme raisonnable et que par conséquent elle peut agir de différentes manières, il est nécessaire qu'il y ait en elle une habitude qui est la justice.

Réponse Il faut répondre que toute puissance qui peut agir de différentes ma­nières a besoin d'une habitude qui règle convenablement son action. Or, la volonté, puisqu'elle est une puissance raisonnable, peut agir de différentes manières. C'est pourquoi il faut qu'il y ait en elle une habitude qui la dirige parfaitement dans ses actes. D'ailleurs d'après la nature même de l'habitude on voit qu'elle se rapporte principalement à la volonté, puisque nous avons dit que l'habitude est ce dont on fait usage quand on veut (quest. préc. art. 3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme dans l'intellect il y a une espèce qui est la ressemblance de la chose comprise, de même il faut que dans la volonté et dans toute puissance appétitive il y ait quelque chose qui l'incline vers son objet, puisque l'acte de la puissance appétitive n'est rien autre chose que cette inclination, comme nous l'avons dit (quest. xxii, art. 2, et quest. vi, art. 4). A l'égard des choses auxquelles elle est suffisamment portée par la nature de sa puissance, elle n'a pas besoin d'une qualité qui lui imprime cette impulsion. Mais comme la fin de l'homme, exige que sa partie appétitive embrasse un objet déterminé auquel elle n'est pas portée par la nature de sa puissance (1) qui se rapporte à des choses multiples et diverses, il faut nécessairement que dans la volonté et dans les autres puissances appétitives il y ait des qualités qui leur don­nent cette inclination, et ce sont ces qualités qu'on appelle des habi­tudes.

2. Il faut répondre au second, que l'intellect agent n'est qu'actif, mais qu'il n'est point du tout passif. Au contraire la volonté ainsi que toute puissance appétitive meut et est mue, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. 54). Il n'y a donc pas de parité entre l'un et l'autre. Car un être qui est de quel­que façon en puissance peut recevoir une habitude.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté est par sa nature portée à faire le bien que la raison prescrit ; mais comme ce bien est multiple et divers il est nécessaire qu'elle soit portée par une habitude vers ilè bien particulier que la raison détermine afin que son action soit plus prompte.


ARTICLE VI. — LES ANGES ONT-ILS AUSSI DES HABITUDES?


Objections: 1. IL semble que les anges n'aient pas d'habitudes. Car saint Maxime, dans sou commentaire du livre de la hiérarchie céleste de saint Denis (cap. 7), enseigne qu'il n'est pas convenable de supposer que les vertus intellectuelles ou spirituelles soient dans les esprits célestes ou dans les anges comme elles sont en nous, sous forme d'accidents, de manière qu'une chose soit dans l'autre comme dans son sujet ; car tout accident se trouve exclu du céleste séjour. Or, l'habitude est un accident. Donc il n'y en a pas dans les anges.

2. Saint Denis dit (De coel. hier. cap. 4) que les ordres bienheureux des essences célestes participent à la bonté de Dieu plus que tous les autres êtres. Or, ce qui est par soi est toujours antérieur et préférable à ce qui existe par un autre. Donc les essences des anges se perfectionnent par elles-mêmes en se rendant conformes à Dieu. Elles n'y sont donc pas par­venues par des habitudes. Et c'est la raison qui paraît avoir frappé saint Maxime ; car il ajoute (toc. cit.) : S'il en était ainsi, leur essence ne subsis­terait plus en elle-même, et elle n'aurait pas pu autant que possible se diviniser par elle-même.

3. L'habitude est une disposition, dit Aristote (Met. lib. v, text. 25); puis il ajoute : la disposition est l'ordre de ce qui a des parties. Puisque les anges sont des substances simples il semble donc qu'il n'y ait en eux ni dispositions, ni habitudes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De coel. hier. cap. 7) que les anges de la première hiérarchie sont appelés Flammes brûlantes, Trônes, Fleuves de sagesse, pour exprimer par ces dénominations leurs divines habitudes.

CONCLUSION. —Il n'y a pas dans les anges d'habitudes qui soient des dispositions relatives à leur être naturel, mais il y a dans leur intellect et leur volonté des habi­tudes qui les disposent à s'élever jusqu'à Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont supposé qu'il n'y avait pas d'habitudes dans les anges, mais qui ont rapporté à leur essence tout ce

(1) Tels sont les moyens considérés par rapport à la fin. Nous ne les voulons pas nécessairement parce qu'ils sont multiples et qu'il dépend de nous de préférer l'un à l'autre.

qu'ils ont dit d'eux. C'est pourquoi saint Maxime, après les paroles que nous avons rapportées, ajoute : Les habitudes et les vertus qui sont en eux sont essentielles par suite de leur immatérialité. Simplicius dit aussi dans son commentaire sur les Catégories (in Qualit.) que te sagesse qui est dans l'âme est une habitude, mais que celle qui est dans l'intellect est une subs­tance, parce que tous les êtres qui sont divins se suffisent par eux-mêmes et existent en eux-mêmes. Ce sentiment est vrai dans un sens et faux dans un autre. Car il est évident, d'après ce qui a été dit précédemment (quest. xlix, art. 4), que le sujet de l'habitude n'est que l'être en puissance. Les commentateurs que nous venons de citer, considérant que les anges sont immatériels et que la puissance de la matière n'existe pas en eux, sont partis de là pour établir qu'il ne devait y avoir en eux ni habitudes, ni accidents. Mais quoique dans les anges il n'y ait pas la puissance de la ma­tière (1), cependant il y a en eux une puissance quelconque (car c'est le propre de Dieu d'être un acte pur). C'est pourquoi, selon ce qu'il y a en eux de potentiel, on peut reconnaître qu'ils ont besoin d'habitudes (2). Mais la puissance de la matière et la puissance de la substance intellectuelle n'étant pas de même nature, il en résulte que les habitudes qui proviennent de l'une et de l'autre ne sont pas les mêmes. C'est ce qui fait dire à Simplicius (loc. cit.) que les habitudes de la substance intellectuelle ne sont pas sem­blables aux autres, mais qu'elles ressemblent davantage aux espèces simples et immatérielles que cette substance renferme en elle-même. — Par rapport à l'habitude il y a aussi une différence entre l'entendement angélique et l'entendement humain. L'entendement humain, par là même qu'il est le dernier dans l'ordre des intelligences, est en puissance relativement à toutes les choses intelligibles, comme la matière première relativement à toutes les formes sensibles. C'est pourquoi il a besoin d'une habitude pour compren­dre toutes choses. L'entendement angélique n'est pas dans le genre des choses intelligibles une pure puissance, mais il est comme un acte, non comme un acte pur (car cela n'appartient qu'à Dieu), mais comme un acte mêlé de quelque puissance, et ce qu'il y a de potentiel est d'autant moindre que l'ange est plus élevé. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lv, art. 3), selon qu'il est en puissance l'ange a besoin d'être perfec­tionné habituellement par quelques espèces intelligibles relativement à son opération propre, mais selon qu'il est en acte il peut par son essence com­prendre certaines choses ; ainsi il se comprend au moins lui-même et les autres choses selon le mode de sa substance, comme on le voit (De causis, prop. 8 et 13), et il les comprend d'autant plus parfaitement qu'il est plus parfait lui-même. Mais comme aucun ange ne s'élève jusqu'à la per­fection de Dieu et qu'il en est infiniment éloigné, et que d'ailleurs ils sont tous en puissance par rapport à cet acte pur, ils ont besoin d'habitudes (3) pour s'élever jusqu'à lui par l'intellect et la volonté, et c'est pour ce motif que saint Denis (loc. cit.) appelle déiformes les habitudes par lesquelles ils deviennent semblables à Dieu. Mais il n'y a pas en eux d'habitudes qui se rapportent à leur être naturel (4), puisqu'ils sont immatériels.

(H) Ils ne sont pas en puissance à la façon de la matière qui est susceptible de revêtir différentes formes.
(2) Il faut qu'il y ait en eux quelque puissance opcjalivc qui réponde à ce qu'ils ont de potentiel.
(3) Ces habitudes doivent être surnaturelles, ce qui explique la qualification que saint Denis leur donne.
(4) Ces sortes d'habitudes ne se trouvent que dans un sujet matériel susceptible d'une forme. Elles sont d'ailleurs des dispositions à l'être natu­rel ; dispositions dont les anges n'ont nullement besoin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage de saint Maxime doit s'entendre des habitudes et des accidents matériels.

2. Il faut répondre au second, que pour ce qui est de leur essence les anges n'ont pas besoin d'habitude. Mais comme ils n'existent pas par eux-mêmes sans participer à la sagesse et à la bonté divine, il s'ensuit qu'il est néces­saire de mettre en eux des habitudes, selon qu'ils ont besoin de cette parti­cipation extérieure.

3. Il faut répondre au troisième, que l'essence des anges n'a pas de parties, mais ils en ont sous le rapport de la puissance en ce sens que leur intellect est perfectionné par plusieurs espèces, et leur volonté se rapporte à plu­sieurs objets.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.50 a.1