I-II (trad. Drioux 1852) Qu.50 a.6


QUESTION LI.

DE LA CAUSE DES HABITUDES CONSIDÉRÉE PAR RAPPORT A LEUR FORMATION.


Après avoir parlé du sujet des habitudes, nous avons maintenant à nous occuper de leur cause. Nous la considérerons d'abord par rapport à leur formation, ensuite par rapport à leur accroissement et enfin par rapportai leur affaiblissement et à leur perte. — A l'égard de leur formation quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il quelque habitude qui provienne de la nature? — 2" Y a-t-il quelque habitude qui soit l'effet des actes? —3° Un seul acte peut-il produire une habitude? — 4° Y a-t-il dans les hommes des habitudes qui viennent de Dieu ?


ARTICLE I. — y a-t-il quelque habitude qui provienne de la nature ?


Objections: 1. Il semble qu'aucune habitude ne provienne de la nature. Car l'usage des choses qui viennent de la nature n'est pas soumis à la volonté. Or, l'habitude est une chose dont on fait usage quand on veut, comme le dit le commentateur (De anima, lib. iii, text. 18). Donc l'habitude ne provient pas de la nature.

2. La nature ne fait pas par deux ce qu'elle peut faire par un seul. Or, les puissances de l'âme procèdent de la nature. Si donc les habitudes des puissances en provenaient aussi, les habitudes et les puissances ne feraient qu'un.

3. La nature ne fait pas défaut dans les choses nécessaires. Or, les habi­tudes sont nécessaires pour bien agir, comme nous l'avons dit (quest. xlix, art. 4). Si donc il y avait des habitudes qui vinssent de la nature, il semble que la nature ne manquerait pas de produire toutes les habitudes nécessaires. Puisqu'il est évident que cela n'est pas, il s'ensuit que l'habitude ne pro­vient pas de la nature.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote place (Eth. lib. vi, cap. 6) parmi les autres habitudes l'intelligence des principes qui provient de la nature. Car nous disons que les premiers principes nous sont naturellement connus.

CONCLUSION. — Puisque parmi les autres habitudes l'intelligence des principes est innée à tout le monde, il y a une habitude qui nous vient de la nature.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être naturelle à une autre de deux manières : 1° selon la nature de l'espèce, comme il est naturel à l'homme de rire et au feu de s'élever en l'air -, 2° selon la nature de l'individu, comme il est naturel à Socrate ou à Platon d'être malade ou en santé d'a­près leur propre complexion. On peut encore, sous ces deux rapports, dire qu'une chose est naturelle en deux sens : quand elle vient tout entière de la nature, ou qu'elle vient en partie de la nature et en partie d'un principe extérieur. Ainsi quand on guérit quelqu'un par lui-même, sa santé est en­tièrement l'effet de la nature ; mais quand on lc guérit avec l'aide de la mé­decine, sa guérison est en partie l'effet de la nature et en partie l'effet d'un principe extérieur. Si donc nous parlons de l'habitude selon qu'elle est une dis­position du sujet par rapport à la forme ou à la nature, prise peu importe dans lequel des sens que nous venons de déterminer, elle est naturelle. Car il y a une disposition naturelle qui est essentielle à l'espèce humaine en dehors de laquelle aucun homme ne se trouve, et c'est cette disposition naturelle qui se rapporte ala nature de l'espèce (1). Mais cette disposition ayant une certaine largeur, il arrive qu'elle convient dans des degrés divers à des hommes différents selon la nature des individus. Elle peut venir totalement de la nature, ou elle peut venir partie de la nature et partie d'un principe extérieur, comme nous l'avons dit en parlant de ceux que l'art guérit. — L'habitude, qui est une disposition à l'action et qui a pour sujet une des puissances de l'âme, comme nous l'avons dit (quest. l, art. 2), peut être naturelle selon la nature de l'espèce et selon la nature de l'individu ; selon la nature de l'espèce, d'après le rapport qu'elle a avec l'âme qui est notre principe spécifique (2), puisqu'elle est la forme du corps ; selon la nature de l'individu, par rapport au corps qui est notre principe matériel (3). Cependant sous ces deux rapports il n'y a pas dans l'homme d'habitudes naturelles qui proviennent entièrement de la nature. Mais il y en a dans les anges, parce qu'ils ont naturellement en eux des espèces intelligibles, ce que n'a pas la nature humaine, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lv, art. 2). Il y a donc dans les hommes quelques habitudes naturelles qui procèdent partie de leur nature et partie d'un principe extérieur. Mais ces habitudes ne sont pas les mêmes dans les puissances cognitives que dans les puis­sances appétitives. Dans les puissances cognitives il peut y avoir des habi­tudes dont le commencement est naturel, et cela sous le rapport de la nature de l'espèce et de la nature de l'individu. Par rapport à la nature de l'espèce cette habitude vient de l'âme; c'est ainsi qu'on dit que l'intelligence des principes est une habitude naturelle. Car, d'après la nature de l'âme intel­lectuelle, il est constant qu'une fois que l'homme sait ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, il connaît que le tout est plus grand que la partie, et il en est de même du reste. Mais il ne peut connaître ce qu'est le tout et ce qu'est la partie que par les espèces intelligibles qu'il reçoit des images sensibles. C'est ce qui fait dire à Aristote (Post. lib. ii, text. ult.) que la connaissance des principes nous arrive par les sens. Par rapport à la nature de l'individu il y a aussi une habitude cognitive dont le commencement est naturel. Ainsi par la disposition de ses organes un homme est plus apte à bien concevoir qu'un autre, selon que nous avons besoin pour comprendre des puissances sensitives. — Pour les puissances appétitives il n'y a pas d'habitude qui soit naturelle dans sa formation (4) du côté de l'âme. Il n'y en a pas quant à la substance de l'habitude, il y en a seulement quant à ses principes. C'est ainsi qu'on dit que les principes du droit commun sont des semences de vertus. Et il en est ainsi, parce que l'inclination de la puissance vers les objets qui lui sont propres et qui semble être le commencement de l'habi­tude, n'appartient pas à l'habitude elle-même, mais plutôt à la nature de la puissance. Mais du côté du corps, par rapport à la nature de l'individu, il y

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection repose sur la nature selon qu'on la considère comme opposée à la raison et à la volonté (1), quoique la raison et la volonté appartiennent d'ailleurs à la nature humaine.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut naturellement surajouter àla puissance quelque chose qui ne peut appartenir à la puissance elle-même. Ainsi dans les anges il ne peut appartenir à leur puissance intellectuelle de connaître par elle-même toutes choses, parce qu'il faudrait qu'elle fût l'acte de tout ce qui existe, ce qui n'appartient qu'à Dieu. Car ce qui fait con­naître une chose doit être la ressemblance actuelle de l'objet qu'on connaît; d'où il suit que si la puissance de l'ange connaissait par elle-même toutes choses, elle serait la ressemblance et l'acte de tout ce qui existe. Il est donc nécessaire qu'on surajoute à leur puissance intellectuelle des espèces in­telligibles qui sont les ressemblances des choses qu'ils comprennent. C'est ainsi que par la participation de la sagesse divine et non par leur essence propre ils peuvent avoir en acte l'intelligence des choses qu'ils com­prennent. Il est par là même évident que tout ce qui appartient à l'habitude naturelle ne peut pas appartenir à la puissance.

3. Il faut répondre au troisième, que la nature ne se rapporte pas de la même manière à toutes les différentes habitudes, parce qu'il y en a qui peuvent provenir d'elle et d'autres qui n'en proviennent pas, comme nous l'avons dit (in solut. praec.). C'est pourquoi il ne s'ensuit pas, s'il y a des habitudes naturelles, qu'elles le soient toutes.

(1) Ainsi la santé est une habitude naturelle par rapport à notre espèce, parce que l'espèce hu­maine ne peut exister sans une santé quelconque.
(2) Ainsi il y a des habitudes qui résultent de notre forme spécifique, comme la connaissance des vérités premières.
(3) Telles sont les habitudes qui résultent de la nature particulière du tempérament.
(4) C'est-à-dire, il n'y a pas d'habitude naturelle qui ait dans l'âme une première disposition qui soit un commencement de développement par rapport à la substance de l'habitude elle-même.
(5) C'est ainsi qu'on distingue dans l'homme ce qui est naturel, ce qui est raisonnable et ce qui est volontaire.



ARTICLE II. — y a-t-il quelque habitude qui résulte des actes?


Il semble qu'aucune habitude ne puisse être produite par un acte. Car l'habitude est une qualité, comme nous l'avons dit (I-II 49,1). Or, toute qualité est produite dans un sujet selon qu'il est capable de la rece­voir. Donc, puisque l'agent par là même qu'il agit ne reçoit pas quelque chose, mais émet plutôt quelque chose hors de lui, il semble qu'une habitude ne puisse être produite dans un agent par ses propres actes.

Le sujet dans lequel est produite une qualité est mû par rapport à cette qualité, comme on le voit à l'égard des choses qui sont échauffées ou refroidies. D'un autre côté ce qui produit l'acte d'où résulte la qualité communique un mouvement, comme on le voit par ce qui échauffe ou ce qui refroidit. Si donc une habitude était produite dans un sujet par son acte il s'ensuivrait que le moteur et celui qui est mû, l'agent et le patient se­raient une même chose ; ce qui est impossible, comme le dit Aristote (Phys. lib. iii, text. 8).

L'effet ne peut pas être plus noble que sa cause. Or, l'habitude est plus noble que l'acte qui la précède; ce qui est évident, puisqu'elle rend les actes plus nobles. Donc l'habitude ne peut pas être produite par l'acte qui la précède.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote enseigne (Eth. lib. 11, cap. 1 et 2) que les habitudes des vertus et des vices proviennent des actes.

CONCLUSION. — Les actes multipliés produisent dans la puissance passive qui est mue une qualité qu'on nomme une habitude.

Réponse Il faut répondre qu'un agent n'a quelquefois qu'un seul principe actif qui produit son acte. Ainsi il n'y a dans le feu qu'un seul principe actif qui est celui de la chaleur. Dans un agent de cette nature les actes ne peuvent pro­duire une habitude. De là il arrive que les choses naturelles ne peuvent être soumises à la coutume, ni modifiées par elle OEM. lib. 11 in princ.). Mais il y a des agents qui renferment en eux le principe actif et le principe passif de leurs actes, comme on le voit au sujet des actes humains. Car les actes de la vertu appétitive procèdent de la puissance appétitive selon qu'elle est mue par la puissance cognitive qui représente son objet. De plus la puis­sance intellectuelle, quand elle raisonne sur les conclusions, a sa propo­sition qui est connue par elle-même comme son principe actif. Ainsi ces actes peuvent produire dans les agents des habitudes non par rapport au premier principe actif, mais par rapport au principe de l'acte qui meut et qui est mû (1). Car tout ce qui est passif et tout ce qui est mû par un autre, emprunte à l'action de l'agent sa disposition. C'est pourquoi la réitération des actes produit dans la puissance passive qui est mue une qualité qu'on nomme habitude. C'est ainsi que les habitudes des vertus morales sont produites dans les puissances appétitives selon que celles-ci sont mues par la raison, et que les habitudes des sciences sont produites dans l'intellect selon qu'il est mu par les propositions ou les vérités premières.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'agent, comme tel, ne reçoit rien, mais selon qu'il est mù par un autre il reçoit de son moteur quelque chose, et c'est ainsi que l'habitude se produit.

2. II faut répondre au second, que le même être ne peut être sous le même rapport moteur et mobile. Mais rien n'empêche que le même être soit mû par lui-même sous des rapports divers, comme le prouve Aristote (Phys. lib. viii, text. 28).

3. Il faut répondre au troisième, que l'acte qui précède l'habitude, selon qu'il procède d'un principe actif, procède d'un principe plus noble que l'habitude qu'il engendre : comme la raison est un principe plus noble que l'habitude de la vertu morale produite par la réitération des actions dans la puissance appétitive, et comme l'intelligence des principes est plus noble que la science des conclusions.

(I) C'est-à-dire que les habitudes se forment dans les puissances selon que celles-ci sont passi­ves et mues par une autre, mais non selon qu'elles sont actives.

ARTICLE III. — un seul acte peut-il produire une habitude?


Objections: 1. Il semble qu'un seul acte puisse produire une habitude. Car la démons­tration est l'acte de la raison. Or, une démonstration produit la science qui est l'habitude d'une conclusion. Donc une habitude peut provenir d'un acte unique.

2. Comme un acte augmente quand on le multiplie, il en est de même quand on lui donne de l'intensité. Or, la multiplication des actes produit l'habitude. Donc si un acte a beaucoup d'intensité il pourra également pro­duire une habitude.

3. La santé et la maladie sont des habitudes. Or, un seul acte peut guérir l'homme ou le rendre malade. Donc un seul acte peut produire une habitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. i, cap. 6) que comme le printemps n'cst pas produit par une seule hirondelle, ni par une seule journée-, de mêmeun jour ou un temps court ne rend pas l'homme heureux. Mais le bonheur est une action habituellement conforme à la vertu parfaite, comme le dit le même philosophe (Eth. lib. i, cap. 9 et 12). Donc l'habitude de la vertu et pour la même raison toutes les autres habitudes ne sont pas l'effet d'un seul acte.

CONCLUSION. — Il est nécessaire que l'habitude de la vertu résulte de plusieurs actes, mais les habitudes des puissances cognitives, comme celles du corps, s'acquiè­rent quelquefois par un acte unique.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'habitude est engendrée par l'acte en ce sens que la puissance passive est mue par un principe actif. Mais pour qu'une qualité soit produite dans un être passif, il faut que le principe actif l'emporte totalement sur le principe passif. Ainsi nous voyons que le feu ne pouvant pas totalement vaincre le combustible qu'on lui offre ne s'enflamme pas aussitôt, mais il écarte peu à peu les dis­positions qui lui sont contraires, afin qu'en s'en rendant complètement maître il lui imprime sa ressemblance. Or, il est évident que le principe actif , qui est la raison, ne peut pas complètement triompher de la puissance appétitive par un seul acte, parce que cette puissance se rapporte de différentes ma­nières à divers objets. La raison à la vérité juge par un acte unique qu'on doit désirer telle ou telle chose selon des circonstances particulières et sous un rapport déterminé. Mais par là même la puissance appétitive n'est pas totalement vaincue au point de se porter vers le même objet (1), comme il arrive lorsque la répétition des mêmes actes lui ont rendu cette inclination naturelle et ont formé en elle cette habitude. C'est pourquoi l'habitude de la vertu ne peut être l'effet d'un acte unique, mais elle est l'effet de plusieurs. — A l'égard des puissances cognitives il est à remarquer qu'il y a deux sortes de passivité : l'une qui est l'intellect possible lui-même, et l'autre qu'Aristote appelle l'intellect passif (De anima, lib. m, text. 20), qui est la raison particulière, c'est-à-dire la pensée accompagnée de la mé­moire et de l'imagination. Par rapport à la première passivité, il peut y avoir un principe actif qui par un seul acte triomphe complètement de la puissance du principe passif. Ainsi une seule proposition évidente porte la conviction dans l'intelligence et la fait adhérer fortement à une conclu­sion ; ce que ne produit pas une proposition probable. C'est pourquoi quand il s'agit d'opinion il faut une foule d'actes rationnels pour produire une ha­bitude, même du côté de l'intellect possible. Mais un seul acte rationnel peut produire une habitude scientifique par rapport à l'intellect possible (2). Au contraire par rapport aux puissances cognitives inférieures il est nécessaire qu'on répète plusieurs fois la même chose afin de l'imprimer dans la mé­moire. C'est ce qui fait dire à Aristote (De mem. et reminisc. cap. 2) que la réflexion affermit la mémoire. Quant aux habitudes corporelles il est pos­sible qu'elles résultent d'un seul acte, si le principe actif est doué d'une grande puissance. Ainsi quelquefois une médecine forte rétablit immé­diatement la santé.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Il reste toujours dans la puissance appéti­tive de l'inclination pour les autres choses dont la raison lui commande de s'abstenir. Et ce pen­chant ne peut être affaibli que par la réitération des mêmes actes de vertu.
(2) II en est ainsi parce que la vérité ne trouve pas d'obstacle dans l'intellect possible.




ARTICLE IV. — Y A-T-IL DANS LES HOMMES DES HABITUDES INFUSES QUI VIENNENT DE DIEU ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas dans les hommes d'habitudes infuses qui viennent de Dieu. Car Dieu est le même pour tous. Si donc il infusait des habitudes dans les uns, il les infuserait dans tous les autres; ce qui est évidemment faux.

2. Dieu opère en tous selon le mode qui convient à leur nature ; parce que c'est à sa divine providence à conserver l'ordre naturel, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, dans l'homme les habitudes sont naturel­lement produites par les actes, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc Dieu ne produit pas d'habitudes dans les hommes sans qu'ils agissent.

3. Si Dieu infuse en nous une habitude, et que par cette habitude nous produisions plusieurs actes, ces actes produisent à leur tour une habitude semblable, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2) : il arrivera qu'il y aura dans le même sujet deux habitudes de la même espèce, dont l'une sera acquise et l'autre infuse, ce qui paraît impossible, parce que deux formes de la même espèce ne peuvent exister dans le même sujet. Donc il n'y a pas d'habitude infuse dans l'homme qui vienne de Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Eccles. 15, 5) : Le Seigneur l’a rempli de l'esprit de sagesse et d'intelligence. Or, la sagesse et l'intelligence sont des habitudes. Donc il y a dans l'homme des habitudes infuses qui vien­nent de Dieu.

CONCLUSION. — L'homme étant disposé à sa fin, qui surpasse les forces de la nature humaine, par certaines habitudes, il est nécessaire que ces habitudes lui aient été infuses par Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des habitudes infuses de Dieu dans l'homme pour deux raisons. La première, c'est qu'il y a des habitudes par les­quelles l'homme est bien disposé à l'égard de sa fin qui surpasse les forces de la nature humaine, et qui est sa béatitude dernière et parfaite, comme nous l'avons dit (I-II 5,5). Comme les habitudes doivent être proportionnées à l'objet auquel elles disposent l'homme, il s'ensuit nécessairement que celles qui le disposent à cette fin surpassent les forces de sa nature, et par conséquent qu'elles ne peuvent exister en lui qu'au­tant qu'elles y sont mises par Dieu, comme il en est de toutes les vertus gratuites (1). — La seconde raison c'est que Dieu peut produire les effets des causes secondes, sans le concours de ces causes, comme nous l'avons dit (I 105,6). Ainsi, comme il produit quelquefois la santé sans cause naturelle, pour montrer sa puissance, et qu'il fait par lui-même ce qu'il pourrait faire par la nature, de même pour montrer sa vertu il infuse quelquefois dans les hommes des habitudes qui auraient pu être l'effet d'une cause naturelle. C'est ainsi qu'il adonné aux apôtres la science des Ecritures et des langues, que les hommes peuvent obtenir par l'étude ou l'usage, quoique plus imparfaitement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu est par sa nature le même pour tous ; mais dans l'ordre de sa sagesse, pour une raison déter­minée, il accorde à quelques-uns ce qu'il n'accorde pas à d'autres.

2. Il faut répondre au second, que de ce que Dieu agit dans tous les êtres selon leur mode d'existence il ne s'ensuit pas qu'il n'opère pas ce que la nature ne peut opérer, mais il s'ensuit seulement qu'il ne fait rien d'abso­lument contraire à leur nature.

3. Il faut répondre au troisième, que les actes produits par une habitude infuse ne produisent pas une autre habitude, mais ils confirment celle qui préexiste, comme une médecine prise par un homme en bonne santé ne lui procure pas une autre santé, mais fortifie celle qu'il avait déjà auparavant.

(I) Comme la foi, l'espérance, la charité et la grâce.



QUESTION LII.

DU DÉVELOPPEMENT DES HABITUDES.


Après avoir parlé de la formation des habitudes, nous avons à nous occuper de leur développement. — A ce sujet trois questions se présentent : 1° Les habitudes se forti­fient-elles? — 2° Augmentent-elles par addition? — 3° Tout acte ajoute-t-il à l'ha­bitude?


ARTICLE I. — les habitudes augmentent-elles ou se fortifient-elles ?


Objections: 1. Il semble que les habitudes ne puissent être augmentées. Car l'aug­mentation se rapporte à la quantité, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 18). Or, les habitudes n'appartiennent pas au genre de la quantité (I). Donc elles ne sont pas susceptibles d'accroissement.

2. L'habitude est une perfection, comme le dit Aristote (Phys. lib. vu, text. 17 et 18). Or, la perfection impliquant la fin et le terme ne paraît pas capable de plus et de moins. Donc l'habitude ne peut pas être augmentée.

3. Dans les choses qui sont capables de plus et de moins il arrive qu'il y a altération : car on dit qu'une chose s'altère quand de moins chaude elle le devient davantage. Or, dans les habitudes il n'y a pas d'altération, comme le prouve Aristote (Phys. lib. vu, text. IS et 17). Donc les habitudes ne peuvent être augmentées.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La foi est une habitude et elle s'accroît. Car les disciples disaient à leur divin maître (Lc 17,5) : Seigneur, augmentez notre foi. Donc les habitudes s'accroissent.

CONCLUSION. — Les habitudes et les dispositions considérées en elles-mêmes ou relativement, et selon que les sujets y participent, peuvent être plus ou moins fortes et sont par conséquent susceptibles d'accroissement.

Réponse Il faut répondre que le mot accroissement ou augmentation, comme tout ce qui appartient à la quantité, se transporte métaphoriquement des quan­tités corporelles aux choses spirituelles et intellectuelles par suite de la com­munauté de nature qu'il y a entre notre entendement et les choses maté­rielles qui tombent sous l'imagination. Or, dans les quantités corporelles on dit qu'une chose est grande selon qu'elle parvient au degré de quantité qu'elle doit avoir. Ainsi une quantité qu'on trouve grande pour un homme, n'est pas considérée comme telle dans un éléphant. Par rapport à la forme nous disons donc qu'une chose est grande quand elle est arrivée à sa per­fection. Et comme le bien est de même nature que la perfection, il s'ensuit que pour les êtres qui ne sont pas grands par leur masse, être plus grand ou être meilleur c'est la même chose, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. vi, cap. 8). Mais la perfection de la forme peut se considérer de deux manières: 1° en elle-même; 2° selon que le sujet y participe. Quand on considère la perfection de la forme en elle-même, on dit qu'elle est grande ou petite; ainsi on dit qu'on a beaucoup ou peu de beauté, une grande ou une petite science. Quand on considère la perfection de la forme selon que le sujet y participe, on emploie te plus et le moins : ainsi on dit du sujet qu'il est plus ou moins blanc, plus ou moins sain. Toutefois cette distinction ne suppose pas que la forme existe en dehors de la matière et du sujet ; mais elle s'appuie sur ce que la forme est autre considérée dans son espèce que dans le sujet qui y participe. — D'après cela, touchant l'augmentation et la diminution des habitudes et des formes, il y a parmi les philosophes quatre opinions, comme le rapporte Simplicius dans son commentaire des Catégories (in Prxdic. qualit.). En effet Plotin et les autres platoniciens sup­posaient que les qualités et les habitudes étaient susceptibles de plus et de moins, parce qu'elles étaient matérielles et qu'elles avaient quelque chose d'indéterminé par suite de l'infinité de la matière. D'autres pensaient au contraire que les qualités et les habitudes n'étaient pas par elles-mêmes sus­ceptibles de plus et de moins ; mais qu'on leur appliquait le plus et le moins selon leur diverse participation -, ainsi le plus et le moins ne sc rapportent pas à la justice, mais au juste. Aristote est de cette opinion dans ses Catégo­ries (in Prxdic. qualit.). La troisième opinion, qui tient le milieu entre les deux précédentes, est celle des stoïciens. Ils supposaient qu'il y a des habi­tudes qui sont susceptibles déplus et de moins, comme les arts, mais qu'il y en a d'autres qui ne le sont pas comme les vertus (1). Enfin la quatrième opinion a été celle des philosophes qui enseignaient que les qualités et les formes immatérielles ne sont pas susceptibles de plus et de moins, mais qu'il en est autrement des qualités et des formes matérielles (2). — Pour dé­couvrir la vérité à cet égard, il faut observer que ce qui assigne à un objet son espèce, doit être fixe, stable et en quelque sorte indivisible. En effet tout ce qui a ce caractère est renfermé sous cette espèce, et tout ce qui s'en éloigne en plus ou en moins appartient à une autre espèce plus parfaite ou plus im­parfaite. C'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. viii, text. 10) que les espèces des choses sont comme les nombres qui changent d'espèces si l'on y ajoute ou si l'on en retranche quelque chose. Si donc une forme ou une substance quel­conque appartient par elle-même, ou par une partie d'elle-même à une espèce, il faut qu'elle ait, considérée en elle-même, une raison déterminée qui ne soit pas susceptible de plus et de moins. Telles sont la chaleur, la blancheur et les autres qualités absolues qui ne dépendent point d'un rapport quelconque, et telle est à plus forte raison la substance qui est l'être par elle-même (3). Quant aux formes relatives qui tirent leur espèce d'un objet auquel elles se rapportent, elles peuvent en elles-mêmes varier en plus ou en moins; elles sont cependant de la même espèce, par suite de l'unité de l'objet auquel elles se rapportent et qui les spécifie. C'est ainsi que le mouvement est en lui-même plus ou moins rapide ; son espèce reste néanmoins la même, à cause de l'unité du terme qui la détermine. On peut en dire autant de la santé. Car le corps est en santé quand il est dans la disposition qui con­vient à la nature animale, et comme il y a différentes dispositions qui peu­vent lui convenir, il s'ensuit que la disposition du corps peut varier du plus au moins, sans que la condition essentielle de la santé cesse d'exister. D'où Aristote conclut (Eth. lib. x, cap. 3) que la santé elle-même est capable de plus et de moins. En effet la mesure n'est pas la même pour tous, ni pour le même individu dans tous les temps : tout en s'affaiblissant la santé sub­siste cependant jusqu'à un certain point. Ces différentes dispositions ou ces diverses mesures d'après lesquelles on apprécie la santé, sont susceptibles d'excès et de défaut; par conséquent si on ne donnait le nom de santé qu'à la mesure la plus parfaite, alors on ne dirait pas qu'elle est plus ou moins bonne (4). Ainsi donc on voit de quelle manière une qualité ou une forme peut être augmentée ou diminuée par elle-même, et de quelle manière elle ne peut pas l'être. — Si on considère la qualité ou la forme selon la participation du sujet, on trouvera encore qu'il y a des qualités et des formes susceptibles de plus et de moins, et d'autres qui ne le sont pas. Simplicius (loc. cit.) attribue la cause de cette différence à ce que la substance ne peut par elle- même recevoir le plus et le moins, parce qu'elle est l'être absolu, et que pour ce motif toute forme à laquelle le sujet participe substantiellement n'est pas susceptible d'accroissement et de diminution. C'est ce qui fait que dans le genre de la substance il n'y a rien qu'on désigne par le plus et le moins. Et parce que la quantité se rapproche de la substance, et que la forme et la figure suivent la quantité, il en résulte que sous ce rapport elles ne sont pas susceptibles de plus ou de moins. C'est ce qui fait dire à Aristote (.Phys. lib. vu, text. 15), que quand un être reçoit une forme et une figure, on ne dit pas qu'il est altéré, mais plutôt qu'il est fait ou produit. Quant aux autres qualités qui s'éloignent davantage de la substance, et qui sont unies à la passivité et à l'activité (1), elles reçoivent le plus et le moins selon la par­ticipation du sujet. — Mais il est possible de donner une explication plus complète de cette différence. Car, comme nous l'avons dit, ce qui détermine l'espèce d'un être, doit être fixe, stable et indivisible. Il peut donc se faire de deux manières que le sujet ne participe pas à la forme selon le plus et le moins : 1° parce que le sujet participe à l'espèce en elle-même; de là il arrive qu'on ne participe à aucune forme substantielle selon le plus et le moins. C'est pourquoi Aristote dit (Met. lib. viii, text. 10), que comme le nombre n'admet pas le plus et le moins, de même la substance considérée dans son espèce, c'est-à-dire par rapport à la participation de sa forme spécifique. Mais si on la considère avec la matière, c'est-à-dire selon ses dispositions matérielles, on trouve en elle le plus et le moins. 2° La même chose peut arriver parce que l'indivisibilité étant de l'essence de la forme, il est nécessaire que si une chose participe à la forme, elle y participe selon la nature de son indi­visibilité. D'où il suit que les espèces des nombres ne sont pas susceptibles de plus et de moins, parce que chacune d'elles est formée par l'unité qui est indivisible. La même raison existe à l'égard des différentes espèces de quan­tité continue qui se prennent des nombres, comme deux coudées, trois coudées; pour les relations, comme le double et le triple ; pour les figures, comme le triangle et le tétragone. Aristote donne cette raison (in Praedic. qua­nt.), lorsqu'il se demande pourquoi les figures ne sont pas susceptibles déplus et de moins, et qu'il répond : que tout ce qui admet la définition ou l'essence du triangle ou du cercle est triangle ou cercle de la même façon, parce que l'indivisibilité est de l'essence de ces formes; par conséquent tous les êtres qui y participent y participent indivisiblement. — Il est donc évident que quand les habitudes et les dispositions sont relatives (2), comme le dit Aris­tote (Phys. lib. vu, text. 17), il peut y avoir en elles augmentation et dimi­nution. Dans un cas elles peuvent aussi en elles-mêmes être suscepti­bles de plus et de moins, selon qu'on dit que la santé est plus ou moins bonne, la science plus ou moins grande quand elle embrasse plus ou moins d'objets (3). Enfin il peut en être ainsi selon la participation du sujet. Ainsi la science ou la santé est reçue dans l'un mieux que dans l'autre, selon la diversité d'aptitude qui résulte soit de la nature, soit du travail. Car l'habitude et la disposition ne spécifient pas le sujet qui les possède, et ne sont pas essentiellement indivisibles (1). Nous dirons (I-II 66) d'ail­leurs ce qu'il en est d'elles par rapport à la vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme le mot de grandeur est emprunté aux quantités corporelles pour être appliqué aux perfections intel­ligibles des formes, il en est de même du mot augmentation qui a la gran­deur pour terme.

2. Il faut répondre au second, que l'habitude est une perfection, mais cette perfection n'est pas telle qu'elle soit le terme de son sujet ; elle lui donne son être spécifique, mais il n'est pas dans sa nature de renfermer son terme comme les espèces des nombres ; par conséquent rien n'empêche qu'elle ne soit susceptible de plus et de moins.

3. Il faut répondre au troisième, que l'altération se rapporte directement aux qualités de la troisième espèce ; mais elle peut secondairement appartenir aux qualités de la première. En effet qu'il y ait altération sous le rapport du chaud et du froid, il s'ensuit que l'animal change sous le rapport de la santé et de la maladie. De même qu'il y ait altération dans les passions de l'appétit sensitif ou dans les puissances sensitives-cognitives, il en résulte un chan­gement par rapport à la science et à la vertu, comme le dit Aristote (Phys. lib. vir, text. 20).

(I) Elles appartiennent à la qualité.
(I) Ils faisaient consister la vertu dans un point indivisible.
(2) Saint Thomas n'admet aucun de ces senti­ments et prouve qu'ils sont erronés totalement ou partiellement.
(3) Ainsi les formes qui sont établies en leur espèce par une chose absolue et constitutive de leur essence ne sont susceptibles ni de plus ni de moins.
(4) Ce qui fait que les formes relatives sont susceptibles de plus et de moins, c'est qu'elles peu­vent approcher plus ou moins du terme auquel elles se rapportent.
(I) C'est-à-dire dont la participation a lieu par l'entremise de l'action ou de la passion, comme la chaleur et le froid, la science et la santé; le sujet peut y participer plus ou moins.
(2) Saint Thomas résume ici tout ce qui précède.
(3) Ainsi la science de toutes les vérités de l'ordre naturel est plus grande que celle qui n'en renferme qu'une partie,
(I) Par là même qu'elles ne constituent pas leur sujet dans son espèce, ces formes ne sont pas absolues, et comme elles ne consistent pas dans un point indivisible, elles offrent une certaine latitude. Ainsi on peut avoir plus ou moins de santé, plus ou moins de science.




I-II (trad. Drioux 1852) Qu.50 a.6