I-II (trad. Drioux 1852) Qu.52 a.2

ARTICLE II. — les habitudes s'augmentent-elles par addition?


Objections: 1. Il semble que les habitudes s'augmentent par addition. Car le mot d'aug­mentation, comme nous l'avons dit (art. 4), a été transporté des quantités corporelles aux formes. Or, dans les quantités corporelles il n'y a pas d'augmentation sans addition. C'est ce qui fait dire à Aristote (De Gen. lib. i, text. 34) que l'augmentation est une addition faite à une grandeur préexis­tante. Donc dans les habitudes il n'y a pas d'augmentation qui ne se fasse par addition.

2. L'habitude n'est augmentée que par un agent. Or, tout agent produit quelque chose dans le sujet qui subit son action; ainsi l'agent qui échauffe produit la chaleur dans le sujet qui est échauffé. Donc il ne peut pas y avoir augmentation sans qu'il n'y ait addition.

3. Comme ce qui n'est pas blanc est en puissance à l'égard de ce qui l'est, de même ce qui est moins blanc est en puissance par rapport à ce qui l'est davantage. Or, ce qui n'est pas blanc ne devient tel qu'en acquérant de la blancheur. Donc ce qui est moins blanc ne devient plus blanc que par suite d'une nouvelle blancheur qui s'y surajoute.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Phys. lib. iv, text. 8-4) : Ce qui est chaud le devient davantage sans qu'on produise dans la matière une chaleur qui n'existait pas quand elle était moins échauffée. Donc pour la même raison il y a augmentation dans les autres formes sans qu'il y ait addition.

CONCLUSION. — Les habitudes s'augmentent selon la participation du sujet, c'est-à- dire suivant que le sujet participe plus parfaitement à une forme préexistante, mais elle ne s'augmente pas par l'addition d'une forme à une autre. Cependant on dit quel- queíois que la science s'augmente en s'ajoutant à elle-même selon qu'elle s'étend à un plus grand nombre d'objets.

Réponse Il faut répondre que la solution de cette question dépend de ce que nous avons dit précédemment. En effet nous avons vu (I-II 52,1) que l'augmentation et l'affaiblissement des formes susceptibles de plus et de moins provient non pas de la forme considérée en elle-même, mais de la participation même du sujet. C'est pourquoi cette augmentation des habi­tudes et des autres formes ne résulte pas de ce qu'une forme s'ajoute à une autre, mais de ce que le sujet participe plus ou moins parfaitement à une seule et même forme. Comme un agent qui est en acte rend un objet actuel­lement chaud en le faisant participer à cette forme sans produire la forme elle-même, ainsi que le démontre Aristote (Met. lib. vu, text. 32), de même l'intensité d'action de l'agent rend l'objet plus chaud en le faisant participer plus parfaitement à cette forme, sans rien ajouter à la forme elle-même (1). Car si on admettait dans les formes une augmentation par addition, elle ne pourrait provenir que de la forme elle-même ou du sujet. Si cette addition se rapportait à la forme, nous avons déjà dit (art. préc.) que toute addition ou toute soustraction semblable en changerait l'espèce. Ainsi l'espèce de la couleur change quand on passe du pâle au blanc. Si on la rapportait au sujet elle ne pourrait avoir lieu qu'autant qu'une partie du sujet recevrait une forme qu'auparavant elle n'avait pas, comme si l'on disait que le froid aug­mente dans un homme qui ne le ressentait d'abord que dans une partie du corps, et qui réprouve ensuite en plusieurs endroits. Ou bien il faudrait dire qu'il en est ainsi parce qu'un sujet participant à la même forme s'est adjoint à un autre; comme si on ajoutait un objet chaud à un autre qui est chaud également, ou un objet blanc à un autre qui l'est aussi. Dans ce cas-là on ne dit pas qu'une chose est plus blanche ou plus chaude, mais plus grande (2). Mais comme il y a des accidents qui sont susceptibles d'accrois­sement en eux-mêmes (3), ainsi que nous l'avons dit (art. préc.), quelques- uns d'entre eux peuvent s'augmenter par addition. En effet le mouvement s'augmente parce qu'un autre mouvement vient s'adjoindre à lui, soit selon le temps où il existe, soit d'après le chemin qu'il parcourt : néanmoins la même espèce subsiste à cause de l'unité du terme. Le mouvement s'accroît pourtant aussi d'après la participation du sujet, en ce sens que le même mouve­ment peut s'exécuter avec plus ou moins de rapidité ou de promptitude. La science peut s'augmenter de cette manière en s'ajoutant à elle-même. Ainsi quand quelqu'un apprend plusieurs conséquences en géométrie, l'habitude de cette science s'accroît en lui selon l'espèce (4). La science augmente aussi dans un individu selon la participation du sujet, c'est-à-dire selon qu'un homme montre plus de facilité et de clarté dans l'étude et l'exposition de ces mêmes conséquences. — A l'égard des habitudes corporelles, il ne semble pas que l'augmentation se fasse par addition. Car on ne dit pas d'une manière absolue qu'un animal est sain ou qu'il est beau, s'il n'est pas réelle­ment tel dans toutes ses parties. Mais pour parvenir au degré le plus parfait, c'est l'effet de la transformation des qualités simples qui ne s'augmentent qu'en raison de la participation plus ou moins complète du sujet. Nous di­rons plus loin (I-II 66,2) ce qu'il en est par rapport aux vertus.

Il faut répondre au premier argument, qu'on augmente la grandeur des corps de deux manières : 1° en ajoutant un sujet à un autre (5), comme on le voit à l'égard de l'accroissement des choses vivantes; 2° par la seule in­tensité sans aucune addition, comme il en est des choses qui se raréfient, d'après Aristote (Phys. lib. iv, text. 93).

Il faut répondre au second, que la cause qui augmente l'habitude produit toujours quelque chose dans le sujet, mais ce n'est pas une forme nouvelle. Elle fait que le sujet participe plus parfaitement à la forme qui préexiste, ou qu'il prend plus d'extension.

Il faut répondre au troisième, que ce qui n'est pas encore blanc est en puissance par rapport à la forme elle-même, puisqu'il ne l'a pas encore ; c'est pourquoi l'agent produit clans le sujet une forme nouvelle. Mais ce qui est moins chaud ou moins blanc n'est pas en puissance à l'égard de la forme, puisqu'il la possède déjà en acte : mais il est en puissance relative­ment à la perfection du mode de participation, et c'est ce qui résulte de l'ac­tion de l'agent.

Ainsi le soleil qui nous échauffe à son lever ne fait pas la chaleur, mais il nous fait participer à la chaleur que nous n'avions pas, et quand il arrive à son midi il ne produit pas en nous une chaleur nouvelle, mais il augmente la première.

Il y a augmentation sous le rapport de la quantité, mais la forme reste la même.

Il s'agit ici des formes relatives qui, comme on l'a vu dans l'article précédent, peuvent être accrues en elles-mêmes sans que leur espèce varie.

(4) Ainsi après avoir appris les premiers livres d'Euclide on devient plus savant si on apprend les autres.

(b) C'est-à-dire une matière à une autre matière semblable.



ARTICLE III. — tout acte augmente-t-il l'habitude?


Objections: 1. Il semble que tout acte fortifie l'habitude. Car en multipliant la cause on multiplie l'effet. Or, les actes sont les causes des habitudes, comme nous l'avons dit (I-II 51,2). Donc la multiplication des actes fortifie les habitudes.

2. On porte le même jugement sur toutes les choses qui se ressemblent. Or, tous les actes qui procèdent de la même habitude sont semblables, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2). Donc s'il y a des actes qui fortifient les habitudes, tout acte doit les fortifier.

3. Le semblable est fortifié par son semblable. Or, tout acte ressemble à l'habitude dont il procède. Donc tout acte fortifie l'habitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La même chose n'est pas cause des contraires, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 2). Or, il y a des actes qui procèdent d'une habitude et qui l'affaiblissent, par exemple, quand ils sont faits négli­gemment. Donc tout acte ne fortifie pas l'habitude.

CONCLUSION. — Tout acte, quand il égale en intensité l'habitude et qu'il lui est proportionné, peut augmenter l'habitude et la rendre plus parfaite; mais il en est autrement s'il manque d'énergie et s'il est fait avec négligence.

Réponse Il faut répondre que les actes semblables produisent des habitudes sem­blables, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2). Mais la ressemblance et la dissemblance ne se considèrent pas seulement d'après l'identité ou la diversité de la qualité, mais encore selon la différente manière dont on y participe. Car ce n'est pas seulement le noir qui ne ressemble pas au blanc., mais c'est encore ce qui est moins blanc à ce qui l'est davantage, puisqu'en effet il y a un mouvement de l'un à l'autre, comme de l'opposé à l'opposé, selon l'expression d'Aristote (Phys. lib. v, text. 52). L'usage des habitudes consistant dans la volonté de l'homme, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 49,3 ; 50,5), comme il arrive que celui qui a une habitude ne s'en sert pas ou produit un acte contraire, de même il peut arriver qu'on fasse usage d'une habitude sans produire un acte dont l'énergie soit proportionnée à l'énergie de l'habitude elle-même. Si donc l'intensité de l'acte est égale proportionnellement à l'intensité de l'habitude ou qu'elle la surpasse, tout acte augmente l'habitude ou prépare son accrois­sement. Car il en est du développement des habitudes comme du développement des animaux. Tout aliment pris par l'animal ne contribue pas immédiate­ment à son développement, comme toute goutte d'eau ne creuse pas la pierre ; mais l'accroissement de l'animal résulte de ce qu'on multiplie les aliments, et les habitudes se développent selon qu'on réitère les mêmes actes. Si donc l'in­tensité de l'acte est proportionnellement inférieure à l'intensité de l'habitude, dans ce cas l'acte affaiblit plutôt qu'il ne fortifie l'habitude.

Par là la réponse aux objections est évidente.


QUESTION LIII.

DE LA PERTE ET DE L'AFFAIBLISSEMENT DES HABITUDES.


Après avoir parlé du développement des habitudes, nous avons maintenant à trai­ter de leur affaiblissement et de leur perte. — A cet égard trois questions se présen­tent : 1° Une habitude peut-elle se perdre? — 2° Peut-elle s'affaiblir? — 3° De la manière dont elle se perd et s'affaiblit.



ARTICLE I. — UNE HABITUDE PEUT-ELLE SE PERDRE ?


Objections: 1. Il semble qu'une habitude ne puisse se perdre. Car l'habitude est inhérente au sujet comme sa nature. C'est ce qui fait que les opérations qui proviennent d'une habitude sont agréables. Or, la nature ne peut être dé­truite tant que subsiste le sujet auquel elle appartient. Donc l'habitude ne peut l'être non plus.

2. Toute corruption d'une forme est produite ou par la corruption du sujet ou par l'avènement d'une forme contraire. Ainsi la maladie s'en va par la mort de l'animal ou par le recouvrement de la santé. Or, la science qui est une habitude ne peut se perdre par la mort du sujet, parce que l'intelligence qui en est le sujet est une substance qui ne périt pas, comme le dit Aris­tote (De anima, lib. i, text. 65). Elle n'est pas non plus détruite par un con­traire, parce que les espèces intelligibles ne sont pas contraires les unes aux autres, comme on le voit (Met. lib. vii, text. 52). Donc l'habitude de la science ne peut se perdre d'aucune manière.

3. Toute corruption résulte d'un mouvement quelconque. Or, l'habitude de la science, qui est dans l'âme, ne peut pas être détruite directement par le mouvement de l'âme elle-même, parce que l'âme ne se meut pas par elle-même, mais elle est mue accidentellement par le mouvement du corps. Or, aucune transformation corporelle ne semble capable de détruire les espèces intelligibles qui existent dans l'intellect, puisque l'intellect est par lui-même le lieu des espèces incorporelles. D'où il suit que les habitudes ne sont dé­truites ni par les sens, ni par la mort, et que la science ne peut se perdre. Il en est de même de l'habitude de la vertu qui existe aussi dans l'âme raisonnable. Comme le dit encore Aristote (Eth. lib. i, cap. 10), les vertus sont même plus constantes que les sciences.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (De long, et brev. vitae, cap. 11) que ce qui perd la science c'est l'oubli, puis l'erreur. Le péché détruit aussi l'habi­tude de la vertu, et il arrive que les vertus sont engendrées et détruites par des actes contraires, selon la remarque du meme philosophe (Eth. lib. ii, cap. 2).

CONCLUSION. — Toutes les habitudes qui ont leur contraire ou qui existent dans des sujets qui peuvent être détruits sont susceptibles de se perdre, soit par elles-mêmes, soit par accident.

Réponse Il faut répondre qu'on dit qu'une forme est détruite par elle-même quand elle l'est par son contraire, et on dit qu'elle l'est par accident quand elle se perd par suite de la corruption de son sujet. Si donc il y a une habitude dont le sujet soit corruptible et dont la cause ait un contraire, elle pourra se perdre de ces deux manières, comme on le voit à l'égard des habitudes corporelles, telles que la santé et la maladie. Les habitudes dont le sujet est incorruptible ne peuvent se perdre par accident. Cependant il y a des habi­tudes qui, quoiqu'elles existent principalement dans un sujet incorruptible, subsistent néanmoins d'une façon secondaire dans un sujet corruptible. Telle est l'habitude de la science qui existe principalement dans l'intellect possi­ble, et secondairement dans les puissances cognitives sensitives, comme nous l'avons dit (I-II 50,3) (ad 3). C'est pourquoi du côté de l'intellect possible l'habitude de la science ne peut pas se perdre par accident, mais il en est autrement du côté des puissances inférieures sensitives. On doit donc considérer si ces habitudes peuvent être détruites par elles-mêmes. S'il s'agit d'une habitude qui ait son contraire en elle-même ou dans sa cause, elle pourra se perdre par elle-même ; si elle n'a pas de contraire, il est impossible qu'elle se perde ainsi. Or, il est évident que l'espèce intelli­gible qui existe dans l'intellect possible n'a pas de contraire; l'intellect agent qui est sa cause ne peut pas en avoir non plus. Par conséquent si une habitude est immédiatement produite dans l'intellect possible par l'in­tellect agent, cette habitude est incorruptible par elle-même et par acci­dent. Telles sont les habitudes des premiers principes spéculatifs et pra­tiques que ni l'oubli, ni l'erreur ne peuvent détruire, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5) en parlant de la prudence que l'oubli ne peut nous en­lever. — Mais il y a dans l'intellect possible une habitude qui est l'effet de la raison; c'est l'habitude des conclusions qu'on appelle science et dont la cause peut avoir deux espèces de contraire. L'un provient des propositions elles- mêmes sur lesquelles la raison s'appuie. Car cette proposition: le bien est bon a pour contraire cette autre proposition : le bien n'est pas bon, d'après Aristote (nepí ápp.wsía;, lib. ii, cap. ult.). L'autre provient de la déduction de la raison elle-même; ainsi un syllogisme sophistique est opposé à un syllogisme dialectique ou démonstratif. Il est donc évident qu'un faux rai­sonnement peut détruire l'habitude de l'opinion vraie ou de la science. C'est ce qui fait dire à Aristote, comme nous l'avons rapporté (in arg. Sed contra), que l'erreur est la perte de la science. — Il y a des vertus qui sont intellectuelles et qui subsistent dans la raison, comme le dit ce philosophe (Eth. lib. vi, cap. 1); on peut faire à leur égard le même raisonnement que sur la science et l'opinion. Il y en a d'autres qui subsistent dans la partie appé­titive de l'âme, ce sont les vertus morales, et on peut raisonner sur elles comme sur les vices qui leur sont opposés. Or, ce qui produit les habitudes de la partie appétitive de l'âme, c'est que la raison est naturellement appelée à la mouvoir, et par conséquent quand le jugement de la raison change et qu'il imprime à ces puissances une direction opposée soit par ignorance, soit par passion, soit librement, l'habitude de la vertu ou du vice se perd.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 10), l'habitude ressemble à la nature, mais elle lui est cepen­dant inférieure. C'est pourquoi comme on ne peut d'aucune manière séparer une chose de sa nature, il est difficile de rompre une habitude quand on l'a contractée.

2. Il faut répondre au second, que quoique les espèces intelligibles ne puis­sent avoir un contraire, les propositions et les déductions logiques peuvent en avoir, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la science n'est pas détruite radicale­ment par un mouvement corporel relativement à l'habitude, elle est seule­ment entravée dans ses actes, parce que l'intellect a besoin pour agir des puissances sensitives que les transformations du corps peuvent gêner. Mais l'habitude de la science peut être radicalement détruite par le mouve­ment intellectuel de la raison j(I), et il en est de même de l'habitude de la vertu. Quand on dit que les vertus sont plus permanentes que les sciences, il faut entendre cela non du sujet ou de la cause, mais de l'acte, parce que l'usage de la vertu est continu pendant toute la vie, tandis qu'il n'en est pas ainsi de l'usage des sciences.

ARTICLE II. — une habitude peut-elle s'affaiblir?


Objections: 1. Il semble que l'habitude ne puisse pas s'affaiblir. Car l'habitude est une qualité et une forme simple. Or, ce qui est simple se conserve ou se perd tout entier. Donc quoique l'habitude puisse se perdre, elle ne peut pas pour cela s'affaiblir.

2. Tout ce qui convient à un accident, lui convient pour lui-même ou par rapport à son sujet. Or, l'habitude ne s'augmente pas ou ne s'affaiblit pas par elle-même, autrement il s'ensuivrait que l'espèce s'affirmerait des individus selon le plus et le moins. Si d'un autre côté on dit qu elle peut s'affaiblir selon la participation du sujet, il en résultera que l'habitude a un accident propre qui ne lui est pas commun avec son sujet. Et comme toute forme qui a quel­que chose de propre en dehors de son sujet est une forme séparable, selon ce que dit Aristote (De animâ, lib. i, text. 13), l'habitude devrait être une forme séparable, ce qui répugne.

3. L'essence et la nature de l'habitude comme de tout accident consiste dans son union concrète avec le sujet : c'est pourquoi tout accident se défi­nit par son sujet. Si donc l'habitude n'est susceptible ni d'augmentation ni de diminution par elle-même, elle n'en sera pas susceptible davantage par suite de son union concrète avec le sujet : par conséquent en aucune cir­constance elle ne pourra s'affaiblir.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les contraires se rapportent de leur nature au même sujet. Or, augmenter et diminuer sont des choses contraires. Donc puisque l'habitude peut être fortifiée, il semble qu'elle puisse être aussi affai­blie ou diminuée.

CONCLUSION. — Comme les habitudes peuvent être fortiíiées, de même elles peu­vent être affaiblies par les causes qui les détruisent.

En sens contraire Il faut répondre que les habitudes s'affaiblissent comme elles s'augmen­tent de deux manières (2), ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 52,1). Et comme la cause qui les produit est aussi celle qui les fortifie ; de même la cause qui les détruit est celle qui les affaiblit. Car l'affai­blissement de l'habitude mène à sa perte, tandis qu'au contraire sa forma­tion est la base de son accroissement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'habitude considérée en elle- même est une forme simple, et ce n'est pas sous ce rapport qu'elle peut s'af­faiblir, mais c'est par rapport aux divers modes de participation qui provien­nent de ce qu'il y a d'indéterminé dans la puissance du sujet, parce qu'il peut participer de différentes manières à une même forme, ou s'étendre à un nombre plus ou moins grand d'objets.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement serait concluant, si l'es­sence de l'habitude ne s'affaiblissait d'aucune manière. Mais ce n'est pas ce que nous supposons. Nous disons seulement que l'affaiblissement de l'habi­tude n'a pas son principe dans l'habitude même, mais dans le sujet qui y participe.

3. Il faut répondre au troisième, que de quelque manière qu'on prenne l’acci­dent, il dépend du sujet selon sa nature d'une manière ou d'une autre. En effet l'accident pris abstractivement implique un rapport au sujet qui part de l'accident lui-même et qui a le sujet pour terme: ainsi on appelle blan­cheur ce qui rend un objet blanc. C'est pour cela que dans la définition de l'accident abstrait on ne place pas le sujet comme la première partie de la dé­finition qui est le genre; mais on en fait la seconde qui est la différence. Ainsi nous disons que la camarderie est la courbure du nez. Mais dans les choses concrètes la relation part du sujet et se termine à l'accident. Ainsi on dit qu'un objet blanc est celui qui a la blancheur, parce que dans la défi­nition de cette espèce d'accident on prend le sujet pour le genre qui est la première partie de la définition ; par exemple on dit que le camard est celui qui a le nez courbe. Par conséquent ce qui convient à l'accident par rapport au sujet, mais non d'après la nature de l'accident lui-même, ne lui est pas attribué d'une manière abstraite, mais concrète (1), et en ce sens il peut y avoir dans l'accident augmentation et diminution. Ainsi on ne parle pas de plus et de moins à l'égard de la blancheur, mais on en parle pour un objet qui peut être plus ou moins blanc. Le même raisonnement est applicable aux autres habitudes et aux autres qualités ; il n'y a donc d'exception que pour les habitudes qui s'augmentent ou s'affaiblissent par addition, comme nous l'avons dit (I-II 52,2).

(1) Elle peut être détruite, par exemple, par un mauvais raisonnement qui nous jette dans ter­reur.
(2) Ainsi l'habitude peut s'affaiblir en elle-même et de la part du sujet.
(I) La diminution ou l'affaiblissement n'est pas attribué à l'habitude considérée en elle-même, abstraction faije du sujet, mais il lui est attri­bué selon qu'elle est dans le sujet qui la rend corruptible.


ARTICLE III. — les habitudes sont-elles détruites ou affaiblies par la seule cessation de leurs actes ?


Objections: 1. Il semble que l'habitude ne soit pas détruite ou affaiblie par la seule cessation des actes. Car les habitudes sont plus permanentes que les qua­lités passibles, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 49,2) (ad 3). Or, les qualités passibles ne sont ni détruites, ni affaiblies par la cessation de l'acte. Car la blancheur n'est pas moindre si elle ne frappe pas la vue, ni la chaleur quand elle n'échauffe pas. Donc les habitudes ne sont ni affaiblies, ni détruites par la cessation de leurs actes.

2. La délectation et l'affaiblissement sont des changements. Or, rien ne change sans une cause motrice. Donc puisque la cessation de l'acte n'im­plique pas une cause motrice, il ne semble pas qu'elle puisse déterminer l'affaiblissement ou la perte de l'habitude.

3. L'habitude de la science et la vertu résident dans l'âme intellectuelle qui est supérieure au temps. Les choses qui sont au-dessus du temps ne se détruisent, ni s'affaiblissent en vertu de la durée. Donc ces habitudes ne s'affaiblissent, ni se perdent, parce qu'on a passé un long temps sans agir.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dedans son livre sur la longueur et la brièveté de la vie (ch. 2) que ce qui détruit la science ce n'est pas seulement l'erreur, mais l'oubli. Et dans sa Morale (Eth. lib. viii, cap. 5) il dit encore que le défaut de relations a détruit beaucoup d'amitiés, et pour la même rai­son les autres habitudes vertueuses s'affaiblissent ou se perdent quand on cesse d'en produire les actes.

CONCLUSION. — Comme les actes produisent et fortifient l'habitude, de même leur cessation l'affaiblit et la détruit quelquefois.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 27), on peut distinguer deux sortes de moteur : un moteur direct qui meut par la naturede sa propre forme, comme le feu échauffe, et un moteur accidentel, qui écarte ce qui empêche l'action. C'est ainsi que la cessation de l'action produit la perte ou l'affaiblissement des habitudes ; en ce sens qu'elle écarte l'acte par lequel nous pouvons repousser les causes qui les affaiblissent ou les détrui­sent. Car nous avons dit (art. préc.) que les habitudes se détruisent ou s'affaiblissent par elles-mêmes par l'effet d'un agent contraire. Comme le temps fait naître ces sortes d'agents, il faut que les actes qui procèdent des habi­tudes les combattent, autrement les habitudes elles-mêmes peuvent être affai­blies ou complètement détruites quand on a cessé d'agir pendant un temps très-long. C'est ce qui est évident à l'égard de la science et de la vertu. Car il est manifeste que l'habitude de la vertu morale rend l'homme apte à gar­der une juste mesure dans toutes ses opérations et ses passions; tandis que quand on ne fait pas usage de l'habitude de la vertu pour régler ses passions et ses actions, il est nécessaire qu'on éprouve une foule de pas­sions et qu'on fasse une foule d'actions contraires à la vertu par suite du penchant de l'appétit sensitif et de tous les objets extérieurs qui agissent sur l'homme. C'est ainsi que la vertu se perd ou s'affaiblit du mêment où l'on cesse de la pratiquer. Il en est de même des habitudes intellectuelles qui rendent l'homme apte à juger sainement de tout ce qui se présente à son imagination. Par conséquent, quand l'homme n'exerce pas son intelligence, des imaginations étranges et quelquefois contradictoires s'élèvent dans son esprit, de telle sorte que s'il ne s'applique fréquemment à les rejeter ou à les comprimer, il devient moins capable de bien juger des choses, et son juge­ment peut être porté à se prononcer dans un sens tout contraire. C'est ainsi que le défaut de travail affaiblit et détruit l'habitude intellectuelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la chaleur serait entièrement détruite par la cessation de son action, si par cette cessation même le froid qui est son contraire s'élevait et faisait des progrès.

2. Il faut répondre au second, que la cessation d'action est un moteur qui détruit ou affaiblit les habitudes, parce qu'elle écarte ce qui empêchait l'habitude contraire de s'emparer de son sujet, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la partie intellectuelle de l'âme est par elle-même au-dessus du temps, mais la partie sensitive lui est soumise. C'est pourquoi avec le temps elle subit des modifications par rapport aux passions de la partie appétitive et même par rapport aux facultés cognitives (1). C'est ce qui fait dire à Aristote (Phys. lib. iv, text. 417 et 118) que le temps est la cause de l'oubli.

(I) Les facultés cognitives qui sont sensitives, comme l'imagination et la mémoire.



QUESTION LIV.

DE LA DISTINCTION DES HABITUDES.


Après avoir parlé de l'affaiblissement et de la perte des habitudes, il ne nous reste plus qu'à parler de leur distinction. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Peut-il y avoir plusieurs habitudes dans une même puissance P — 2° Les habitudes se distinguent-elles d'après leurs objets? — 3° Les habitudes se distinguent-elles selon le bien et le mal? — 4° Une habitude se compose-t-elle de plusieurs autres?



ARTICLE I. — PEUT-IL Y Avoir PLUSIEURS HABITUDES DANS UNE MÊME PUISSANCE ?


Objections: 1. Il semble qu'il soit impossible qu'il y ait plusieurs habitudes dans une même puissance. Car quand on distingue deux choses de la même manière, en multipliant l'une on multiplie l'autre. Or, on distingue les puissances et les habitudes de la même manière, c'est-à-dire d'après leurs actes et leurs objets. On les multiplie donc pareillement; par conséquent il ne peut pas y avoir plusieurs habitudes dans une même puissance.

2. Une puissance est une vertu simple. Or, dans un sujet simple il ne peut pas y avoir des accidents divers. Car le sujet est cause de l'accident -, et ce qui est un et simple doit produire quelque chose qui est un aussi. Donc il ne peut pas y avoir dans une puissance plusieurs habitudes.

3. Comme le corps reçoit sa forme de la figure, de même la puissance reçoit la sienne de l'habitude. Or, un corps ne peut pas simultanément rece­voir l'empreinte de figures différentes. Donc une puissance ne peut pas non plus être simultanément formée de différentes habitudes. Donc plusieurs habitudes ne peuvent pas simultanément exister dans une seule puissance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'intellect est une puissance unique, et cependant il y a en elle les habitudes de différentes sciences.

CONCLUSION. — Comme une puissance peut produire plusieurs actes, de même dans une seule et même puissance il peut y avoir plusieurs habitudes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 49,4), les habi­tudes sont les dispositions de celui qui est en puissance à l'égard d'une chose, soit par rapport à la nature elle-même, soit par rapport à son action ou à sa fin. Quant aux habitudes qui sont des dispositions relatives à la nature, il est évident qu'il peut y en avoir plusieurs dans un seul sujet : parce qu'on peut considérer de différentes manières les parties d'un même sujet et que les habitudes se distinguent d'après leur disposition. Par exem­ple, si on considère dans le corps humain les humeurs selon qu'elles sont disposées conformément à la nature, c'est l'habitude ou la disposition de la santé. Si on considère les parties du corps, comme les nerfs, les os et les chairs, leur disposition relativement à la nature produit la force ou la mai­greur. Si on regarde les membres, comme les mains et les pieds, leur disposition quand elle est en harmonie avec la nature produit la beauté. Ainsi il y a plusieurs habitudes ou plusieurs dispositions dans le même sujet. — Si nous parlons des habitudes qui sont des dispositions relatives à l'action et qui appartiennent, à proprement parler, aux puissances, une même puissance peut encore en avoir plusieurs. La raison en est que le sujet de l'habitude est la puissance passive, comme nous l'avons dit (I-II 51,2). Car la puissance active seule n'est pas le sujet de l'habitude, comme nous l'avons prouvé (ibid.). Or, la puissance passive se rapporte à un acte déterminé d'une seule espèce, comme la matière à la forme; parce que comme la matière est déterminée à une forme unique par un seul agent, de même la puissance passive est déterminée par la nature d'un seul objet actif à un acte qui est un dans son espèce. Par conséquent, comme plusieurs objets (1) peuvent mouvoir une puissance passive ; de même une puissance passive peut être le sujet d'actes ou de perfections de différente espèce. Et puisque les habitudes sont des qualités ou des formes inhérentes à la puissance qui la portent à déterminer ses actes selon leur espèce, il s'ensuit que la même puissance peut avoir plusieurs habitudes comme elle produit plusieurs actes d'espèce différente.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme dans les choses natu­relles la diversité des espèces résulte de la forme, et la diversité des genres résulte de la matière, ainsi que le dit Aristote (Met. lib. v. text. IO et 33); car les choses qui sont de différents genres sont formées d'une matière différente ; de même la diversité générique des objets produit la distinction des puissances, et c'est ce qui fait dire au philosophe (Eth. lib. vi,cap. 3) que les choses qui sont d'un autre genre se rapportent à différentes parties de l'âme. Mais la diver­sité spécifique des objets produit la diversité spécifique des actes, et par conséquent la diversité des habitudes (1). Et toutes les choses qui sont d'un autre genre sont aussi d'une autre espèce, mais non réciproque­ment. C'est pourquoi les actes des puissances diverses sont d'espèce diffé­rente et leurs habitudes sont aussi distinctes ; mais il n'est pas néces­saire que des habitudes différentes appartiennent à diverses puissances, elles peuvent se rapporter plusieurs à la même. Et comme il y a les genres des genres et les espèces des espèces, de même il arrive qu'il y a différentes espèces d'habitudes et de puissances.

2. Il faut répondre au second, que la puissance quoiqu'elle soit simple dans son essence est cependant multiple virtuellement, parce qu'elle s'étend à beaucoup d'actes d'espèce différente. C'est pourquoi rien n'empêche que dans la même puissance il n'y ait plusieurs habitudes de différente espèce.

3. Il faut répondre au troisième, que le corps reçoit sa forme de la figure comme de sa délimitation propre, tandis que l'habitude n'est pas ainsi la terminaison ou la délimitation de la puissance, mais elle est une disposi­tion de la puissance à l'acte comme à son dernier terme (2). C'est pour­quoi une puissance ne peut pas simultanément produire plusieurs actes, à moins que l'un ne comprenne l'autre : comme un corps ne peut avoir plusieurs ligures qu'autant que l'une est renfermée dans une autre, comme un triangle dans un quadrilatère. L'intellect ne peut pas non plus com­prendre simultanément plusieurs choses en acte, mais il peut en savoir si­multanément une foule et en posséder la connaissance habituelle.

(1) Plusieurs objets de différente espèce.
(1) Ainsi quand les objets sont do différent genre ils répondent à des puissances différentes; quand ils sont de différente espèce seulement ils se rapportent à la nième puissance, mais non à la même habitude. Par conséquent la même puis­sance renferme plusieurs habitudes, comme il y a dans le même genre plusieurs espèces. (2) La figure est ainsi le dernier ternie du corps.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.52 a.2