I-II (trad. Drioux 1852) Qu.54 a.1


ARTICLE II. — LES HABITUDES SE DISTINGUENT-ELLES D'APRÈS LEURS OBJETS (3)?


Objections: 1. Il semble que les habitudes ne se distinguent pas d'après leurs objets. Caries contraires sont d'une espèce différente. Or, la même habitude scien­tifique a pour objet les contraires ; ainsi la médecine s'occupe de la maladie et-de la santé. Donc les habitudes ne se distinguent pas d'après la différence spécifique de leurs objets.

2. Les sciences diverses sont des habitudes différentes. Or, le même objet scientifique appartient à des sciences différentes ; ainsi la rotondité de la terre se démontre en physique et en astronomie, comme le dit Aris­tote (Phys. lib. ii, text. 17). Donc les habitudes ne se distinguent pas d'après leurs objets.

3. Le même acte a le même objet; mais il peut appartenir à différen­tes habitudes de vertu, s'il se rapporte à des fins diverses. Ainsi donner de l'argent à quelqu'un, si on le fait pour Dieu, cet acte appartient à la charité; si c'est pour acquitter une dette, il appartient à la justice. Donc le même objet peut appartenir à différentes habitudes, et par conséquent la diversité des habitudes ne peut résulter de la diversité des objets.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les actes diffèrent d'espèce selon la diversité de leurs objets, comme nous l'avons dit (I 3 ; 18,2). Car les habitudes sont des dispositions qui se rapportent aux actes. Donc on les distingue d'après la diversité des objets.

CONCLUSION. — Les habitudes se distinguent spécifiquement de trois manières : d'après leurs principes actifs, d'après leur nature, et d'après la différence spécifique de leurs objets.

Réponse Il faut répondre qu'une habitude est une forme et une habitude. La dis­tinction spécifique des habitudes peut donc se considérer ou d'une manière générale, comme on distingue les différentes espèces de forme, ou d'une ma­nière qui leur est propre. Or, les formes se distinguent les unes des autres d'après leurs divers principes actifs, parce que tout agent produit son sem­blable sous le rapport de l'espèce (1). Mais l'habitude implique un rapport avec une chose-, et toutes les choses qui se rapportent ainsi à une autre se distinguent d'après la distinction des objets auxquels elles se rapportent. L'habitude étant une disposition qui se rapporte à deux termes, à la na­ture et à l'action qui en est la conséquence, il s'ensuit que les habitudes se distinguent de trois manières : d'abord selon les principes actifs des dispo­sitions qui les déterminent; ensuite d'après leur nature (2), et enfin en troi­sième lieu d'après leurs objets qui diffèrent spécifiquement (3), comme on le verra par ce qui va suivre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans la distinction des puis­sances ou des habitudes il ne faut pas considérer l'objet matériellement, mais la raison formelle de l'objet qui établit une différence d'espèce ou de genre. Or, quoique les contraires différent spécifiquement d'après la diver­sité de la matière, cependant la raison qui les l'ait connaître est la même, puisqu'on connaît l'un par l'autre; c'est pourquoi par là même qu'ils se réunissent sous la même raison intelligible, ils appartiennent à la même habitude cognitive.

2. Il faut répondre au second, que la physique démontre la rotondité de la terre d'une manière et l'astronomie d'une autre. Car l'astronomie la dé­montre par les mathématiques, par les figures des éclipses ou par d'autres moyens semblables, tandis que la physique la prouve d'une manière naturelle, par la gravitation ou par d'autres faits analogues. Or, toute la vertu de la dé­monstration qui est le syllogisme scientifique, comme le dit Aristote (Post. lib. i, text. 5), dépend du moyen terme. C'est pourquoi les divers moyens sont comme les divers principes actifs d'après lesquels les habitudes des sciences se diversifient.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. ii, text. 89; Eth. lib. vii, cap. 8), la fin est dans la pratique ce que les principes sont en matière de démonstration. C'est pourquoi la diversité des fins pro­duit la diversité des vertus, comme la diversité des principes actifs. D'ail­leurs les fins sont les objets des actes intérieurs qui se rapportent tout par­ticulièrement aux vertus, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 19,1-2).

(3) Cet article est très-important. Il jette une grande lumière sur la distinction spécifique et numérique des péchés, qui a tant occupé les théo­logiens.

(1) Par conséquent quand les agents sont de différente espèce, les formes qu'ils produisent sont aussi d'espèce différente.

(2) Ainsi quand les habitudes se rapportent à des natures d'espèce différente elles ne peuvent être de la même espèce (Voy. l'art. suiv.).*

(3) L'argument qui précède la conclusion dans ce même article le prouve.


ARTICLE III. — les habitudes se distinguent-elles d'après le bien et le mal?


Objections: 1. Il semble que les habitudes ne se distinguent pas d'après le bien et le mal. Car le bien et le mal sont contraires. Or, la même habitude a pour objet les contraires, comme nous l'avons dit (art. 2 ad 2). Donc les habitudes ne se distinguent pas d'après le bien et le mal.

2. Le bien est identique avec l'être ; par conséquent puisqu'il est com­mun à tout ce qui existe, il ne peut pas être considéré comme la différence d'une espèce, ainsi qu'on le voit parce que dit Aristote (Top. lib. i\inprinc.). De même le mal étant la privation et le non-être ne peut pas être la différence d'un être. Donc les habitudes ne peuvent se distinguer spécifiquement d'a­près le bien et le mal.

3. Par rapport au même objet il y a différentes habitudes mauvaises ; ainsi par rapport à la concupiscence il y a l'intempérance et l'insensibilité ; on distingue également plusieurs bonnes habitudes, telles que la vertu humaine, et la vertu héroïque ou divine, comme le prouve Aristote (Eth. lib. vii, cap. 1). Donc on ne distingue pas les habitudes d'après le bien et le mal.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Une bonne habitude est contraire à une mauvaise, comme la vertu au vice. Or, les contraires diffèrent d'espèce. Donc les ha­bitudes diffèrent spécifiquement d'après la différence du bien et du mal.

CONCLUSION. — Les habitudes se distinguent par le bien et le mal selon qu'elles disposent l'homme à agir conformément ou contrairement à la nature, ou encore con­formément à une nature supérieure ou inférieure.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), les habitudes se distinguent spécifiquement non-seulement d'après leurs objets et leurs principes actifs, mais encore par rapport à la nature, et cela de deux ma­nières : 1° selon qu'elles sont conformes ou non à la nature, on dit qu'elles sont bonnes ou mauvaises dans leur espèce. Car on appelle bonne l'habi­tude qui dispose l'agent à un acte conforme à sa nature, et on appelle mau­vaise celle qui le dispose à un acte qui lui est contraire. Ainsi les actions vertueuses sont en harmonie avec la nature humaine, parce qu'elles sont con­formes à la raison, et les actions vicieuses sont en désaccord avec elle, parce que la raison les condamne. Il est donc évident qu'on distingue spécifi­quement les habitudes d'après la différence du bien et du mal. 2° On dis­tingue encore les habitudes d'après la nature, parce que l'une dispose l'a­gent à un acte qui convient à la nature inférieure et l'autre le dispose à un acte qui convient à la nature supérieure (1). C'est ainsi que la vertu humaine qui dispose à un acte conforme à la nature humaine se distingue de la vertu divine ou héroïque qui dispose à un acte qui convient à une nature supé­rieure.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les contraires peuvent être l'objet d'une seule habitude quand ils se réunissent sous un seul et même rapport (2). Cependant il n'arrive jamais que des habitudes contraires soient de la même espèce (3). Car la contrariété des habitudes résulte de raisons contraires. Ainsi on distingue les habitudes d'après le bien et le mal, c'est-à-dire selon qu'une habitude est bonne et une autre mauvaise, mais non pas parce que l'une appartient à un sujet qui est bon et l'autre à un sujet qui est mauvais.

2. Il faut répondre au second, que le bien commun à tout être n'est pas la différence qui constitue l'espèce d'une habitude quelconque, mais c'est un bien déterminé qui est conforme à une nature déterminée, c'est-à-dire à la nature humaine. Il en est de même du mal qui est la différence constitutive de l’habitude -, ce n'est pas une privation pure, mais c'est quelque chose de déterminé qui répugne à une nature particulière.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on distingue spécifiquement plusieurs bonnes habitudes à l'égard du même objet selon qu'il convient à différentes natures, comme nous l'avons dit (in corp. art.), et on en distingue plusieurs mauvaises par rapporta la même action, selon les diverses répugnances qu'elle a pour ce qui est conforme à la nature. C'est ainsi que par rapport au même objet il y a différents vices qui sont contraires à une même vertu (1).

Quand ils n'ont, comme disent les théolo­giens, qu'une même raison formelle.

Parce que les contraires diffèrent entre eux de genre et d'espèce.



ARTICLE IV. — une habitude peut-elle être formée de plusieurs autres ?


Objections: 1. Il semble qu'une habitude se compose de plusieurs autres. Caries choses dont la formation n'est pas tout d'un coup parfaite, mais successive, semblent être composées de plusieurs parties. Or, l'habitude est le pro­duit non simultané, mais successif de plusieurs actes, comme nous l'avons dit (I-II 51,3). Donc une habitude se forme de plusieurs autres.

2. Un tout se compose de parties. Or, il y a dans une habitude plusieurs parties. Ainsi Cicéron en distingue plusieurs dans la force, la tempérance et les autres vertus (De invent. lib. ii, ant. fin.). Donc une habitude est formée de plusieurs autres.

3. On peut avoir la science actuelle et habituelle à l'égard d'une seule conclusion. Or, il y a beaucoup de conclusions dans une seule et même science, comme la géométrie ou l'arithmétique. Donc une habitude se com­pose de plusieurs autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'habitude étant une qualité est une forme simple. Or, aucun être simple n'est composé de plusieurs autres. Donc une habi­tude ne se forme pas de plusieurs autres.

CONCLUSION. — L'habitude est une qualité simple qui n'est pas composée de plu­sieurs autres ; car quoiqu'elle s'étende à une foule d'objets, elle ne s'y rapporte qu'en vue d'un seul d'où elle tire son unité.

Réponse Il faut répondre que l'habitude qui se rapporte à l'action (et qui est celle dont nous nous occupons ici principalement) est une perfection de la puissance. Or, toute perfection est proportionnée au sujet qu'elle doit perfectionner. Ainsi comme la puissance par là même qu'elle est une s'étend à beaucoup d'objets, selon qu'ils sont réunis sous une raison générale qui les rassemble pour n'en faire formellement qu'un seul : de même l'habitude s'étend à plusieurs choses selon qu'elles se rapportent à une seule, par exemple à la même raison spéciale de l'objet, ou à la même nature, ou au même principe, comme nous l'avons vu (I-II 52,1-2). Si donc nous considérons l'habi­tude par rapport aux objets auxquels elle s'étend, nous trouverons ainsi en elle une certaine multiplicité. Mais par là même que cette multiplicité se rap­porte à un objet unique qui est la fin principale de l'habitude, il s'ensuit que I habitude est une qualité simple qui n'est pas composée de plusieurs autres quoiqu'elle s'étende à beaucoup d'objets. Car une habitude ne s'étend à plusieurs choses qu'autant que celles-ci elles se rapportent à une seule d’ou dépend son unité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que si la formation de l'habitude est successive, ce n'est pas parce qu'une partie est produite après une autre, mais c'est parce que le sujet n'acquiert pas immédiatement une dis­position ferme et constante. Ainsi l'habitude commence à exister dans le sujet d'une manière imparfaite et se perfectionne insensiblement ; et il en est ainsi des autres qualités.

2. Il faut répondre au second, que les parties qu'on distingue dans chacune des vertus cardinales ne sont pas des parties intégrantes qui constituent le tout, mais des parties subjectives ou potentielles, comme nous le verrons (I-II 57,8) (ad 1), et (II-II 48).

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui dans une science acquiert par une démonstration la science d'une conclusion, a déjà l'habitude de cette science, mais d'une manière imparfaite. Ainsi quand il acquiert par une autre démonstration la science d'une autre conclusion, il ne se forme pas en lui une autre habitude, mais l'habitude qui existait auparavant de­vient plus parfaite, c'est-à-dire qu'elle s'étend à un plus grand nombre d'objets, parce que les conséquences et les démonstrations d'une même science sont liées entre elles et que l'une découle de l'autre.

2. Les habitudes naturelles ne sont pas de même espèce que les habitudes surnaturelles parce qu'elles ne sont pas ordonnées de la même manière.



QUESTION LV.

DES VERTUS CONSIDÉRÉES PAR RAPPORT A LEURS ESSENCES.


Après avoir parlé des habitudes en général, nous avons maintenant à nous occuper des habitudes en particulier. Et comme les habitudes, d'après ce que nous avons dit (quest. préc. art. 3), se distinguent par le bien et le mal, il faut traiter d'abord des bonnes habitudes qui sont les vertus, et de ce qui les accompagne, c'est-à-dire des dons, des béatitudes et des fruits; ensuite des habitudes mauvaises, c'est-à-dire des vices et des péchés. — A l'égard de la vertu il y a cinq choses à examiner : 1° son essence; 2° son sujet ; 3° ses divisions ; 4° sa cause; 5° ses propriétés. — Touchant l'essence de la vertu il y a quatre questions à faire : 1° La vertu humaine est-elle une habitude? — 2° Est-elle une habitude pratique? — 3° Est-elle une bonne habitude? — 4° De la définition de la vertu.

ARTICLE I. — la vertu humaine est-elle une habitude?

Objections: 1. Il semble que la vertu humaine ne soit pas une habitude. Car la vertu est le dernier effort de la puissance, comme on le voit (De caelo, lib. i, text. 416). Or, le dernier effort d'une chose appartient au genre de l'objet qu'elle perfectionne. Ainsi le point est du genre de la ligne. Donc la vertu n'appartient pas au genre de l'habitude, mais au genre de la puissance.

2. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. ii, cap. 49) que la vertu est le bon usage du libre arbitre. Or, l'usage du libre arbitre est un acte. Donc la vertu n'est pas une habitude, mais un acte.

3. Nous ne méritons pas par les habitudes, mais par les actes; autre­ment l'homme mériterait continuellement, même en dormant. Or, nous mé­ritons par les vertus. Donc les vertus ne sont pas des habitudes, mais des actes.

4. Saint Augustin dit (De mor.Eccl. lib. i, cap. 45) que la vertu est l'ordre de l'amour : et ailleurs (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 30) que l'ordre qu'on appelle vertu consiste à jouir de ce qu'on doit jouir et à user de ce qu'on doit user. Or, l'ordre désigne ou un acte ou une relation. Donc la vertu n'est pas une habitude, mais un acte ou une relation.

5. Comme il y a des vertus humaines, de même il y a aussi des vertus naturelles. Or, les vertus naturelles ne sont pas des habitudes, mais des puissances. Donc les vertus humaines n'en sont pas non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (in Prxdic. qualit.) que la science et la vertu sont des habitudes.

CONCLUSION. — La vertu étant une perfection de la puissance par rapport à l'acte, elle est nécessairement une habitude.

Réponse Il faut répondre que la vertu exprime la perfection de la puissance. Car la perfection d'un être se considère surtout par rapport à sa tin, et la fin de la puissance est l'acte. Par conséquent on dit que la puissance est parfaite selon qu'elle est déterminée à l'acte qui lui est propre. Or, il y a des puis­sances qui sont par elles-mêmes déterminées à leurs actes, comme les puis­sances naturelles actives (1 ) : c'est pour ce motif qu'on dit que ces puis­sances sont par elles-mêmes des vertus. Mais les puissances rationnelles qui sont propres à l'homme ne sont pas ainsi déterminées par rapport à leur objet; elles sont au contraire indifférentes à l'égard de plusieurs. Ce qui les détermine à l'acte ce sont les habitudes, comme nous l'avons vu (I-II 49,3), et c'est ce qui fait dire que les vertus humaines sont des habitudes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quelquefois on appelle vertu la chose à laquelle la vertu se rapporte, que ce soit son objet ou son acte. Ainsi on appelle foi tantôt la chose qu'on croit, tantôt l'acte de la croyance lui-même, et tantôt l'habitude par laquelle on croit. Par conséquent quand on dit que la vertu est le dernier effort de la puissance, on entend par là l'objet de la vertu. Car le degré le plus élevé que puisse atteindre la puissance est ce qu'on appelle la vertu d'une chose. Par exemple si quel­qu'un peut porter cent livres, mais pas davantage, sa force se considère d'a­près ces cent livres et non d'après soixante. Au contraire l'objection suppo­sait que la vertu était essentiellement le dernier degré de la puissance (2).

2. Il faut répondre au second, qu'on dit dans le même sens que la vertu est le bon usage du libre arbitre, parce que c'est à cela que la vertu se rapporte comme à son acte propre. Car l'acte de la vertu n'est rien autre chose que le bon usage du libre arbitre.

3. Il faut répondre au troisième, que nous prenons le mot mériter en deux sens : 1° nous l'entendons du mérite de la même manière que le mot courir s'entend de la course ; 2° nous désignons aussi par là le principe du mé­rite, comme le mot courir peut se rapporter à la puissance motrice. C'est dans ce dernier sens que nous disons qu'on mérite par les vertus et les ha­bitudes (3).

4.Il faut répondre au quatrième, qu'on dit que la vertu est l'ordre de l'a­mour, en ce sens que c'est la vertu qui dispose et qui ordonne ce senti­ment ; car c'est par la vertu que l'amour se règle en nous.

5.Il faut répondre au cinquième, que les puissances naturelles sont par elles-mêmes déterminées à un objet unique, mais qu'il n'en est pas de même des puissances rationnelles, et c'est pour cela, comme nous l'avons dit (in corp. art.), qu'il n'y a pas de parité.

(3) Ainsi l'habitude est le principe et la racine du mérite.




ARTICLE II. — LA VERTU HUMAINE EST-ELLE UNE HABITUDE PRATIQUE?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas de l'essence de la vertu humaine d'être une habitude pratique. Car Cicéron dit (De Tusc. lib. iv in fin.) qu'il en est de la vertu de l'âme comme de la santé et de la beauté du corps. Or, la santé et la beauté ne sont pas des habitudes pratiques. Donc la vertu n'en est pas une non plus.

2. Dans les choses naturelles la vertu ne se rapporte pas seulement à 1 action, mais encore à l'être, comme on le voit par Aristote qui dit (De caelo, lib. i, text. 20) qu'il y a des êtres qui ont la vertu d'exister toujours ; qu'il y en a d'autres qui n'ont pas la vertu d'exister toujours, mais dans un temps déterminé. Or, ce que la vertu naturelle est par rapport aux choses natu­relles, la vertu humaine l'est par rapport aux êtres raisonnables. Donc la vertu humaine ne se rapporte pas seulement à l'action, mais encore à l'être.

3. Aristote dit (Phys. lib. vii, text. 17) que la vertu est la disposition de l'être parlait par rapport à ce qu'il y a de mieux. Or, la meilleure chose à laquelle l'homme puisse être disposé par la vertu, c'est Dieu lui-même au­quel l'âme est préparée par la ressemblance qu'elle a avec lui, comme le prouve saint Augustin (De mor. Eccl. lib. i, cap. 11). Il semble donc que la vertu soit une qualité de l'âme qui se rapporte à Dieu pour nous rendre semblables à lui, mais qui ne se rapporte pas à l'action. Donc ce n'est pas une habitude pratique.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 0) que la vertu d'une chose est ce qui rend bonne son action.

CONCLUSION. — La vertu humaine étant la perfection de la puissance par rapport à l'action, il faut qu'elle soit une habitude pratique.

Réponse Il faut répondre que la vertu, par la nature même du mot, implique une perfection de la puissance, comme nous l'avons dit (art. prée.). Par con­séquent par là même qu'il y a deux sortes de puissances, l'une qui se rap­porte à l'être et l'autre à l'action, on appelle vertu la perfection de l'une et de l'autre. Or, la puissance qui se rapporte à l'être provient de la matière qui est l'être en puissance, et la puissance qui se rapporte à l'acte provient de la forme qui est le principe de l'action ; parce que tout être agit selon qu'il est en acte. Dans la constitution de l'homme le corps est comme la matière et l'âme est comme la forme. Par rapport au corps l'homme se confond avec les autres animaux, et il en est de même par rapport aux forces qui sont com­munes à l'âme et au corps. Il n'y a que les forces qui sont propres à l'âme, c'est-à-dire les facultés rationnelles, qui n'appartiennent qu'à l'homme. C'est pourquoi la vertu humaine, dont nous parlons ici, ne peut pas apparte­nir au corps, mais seulement à ce qui est propre à l'âme. Ainsi donc la vertu humaine ne se rapporte pas à l'être, mais plutôt à l'action (1) ; c'est pourquoi il est dans sa nature d'être une habitude pratique.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mode de l'action suit la dis­position de l'agent. Car tout ce qui est d'une certaine nature produit certains actes. C'est pourquoi quand la vertu est le principe d'une opération quel­conque, il faut qu'il y ait préalablement dans le sujet qui opère une dispo­sition conforme à cette vertu. Mais la vertu règle l'action ; c'est pourquoi elle est dans l'âme une disposition qui a pour effet d'ordonner les puissances d'une certaine manière les unes par rapport aux autres et relativement à ce qui est en dehors d'elles. C'est pour ce motif que la vertu, considérée comme une disposition qui convient à l'âme, ressemble à la santé et à la beauté qui sont les dispositions normales du corps ; mais cela n'empêche pas que la vertu ne soit aussi le principe de l'action.

2. Il faut répondre au second, que la vertu qui se rapporte à l'être n'est pas propre à l'homme (2), il n'y a que la vertu qui se rapporte aux actions rai­sonnables qui lui soit propre.

3. Il faut répondre au troisième, que la substance de Dieu étant son action, la meilleure manière dont l'homme puisse lui ressembler c'est en agissant. Par conséquent, comme nous l'avons déjà dit (quest. m, art. 2), la félicité ou la béatitude par laquelle l'homme se rend surtout semblable à Dieu et qui est la fin de la vie humaine consiste dans l'action.

(2) C'est une vertu naturelle, mais ce n'est pas une vertu morale.

ARTICLE III. — la vertu humaine est-elle une bonne habitude (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas de l'essence de la vertu d'être une bonne ha­bitude. Car le péché est toujours pris pour le mal. Or, il y a la vertu du péché, selon ces paroles de l'Apôtre (1Co 15,58) : La loi est la vertu du péché. Donc la vertu n'est pas toujours une bonne habitude.

2. La vertu répond à la puissance. Or, la puissance se rapporte non-seu- ment au bien, mais encore au mal, d'après ces paroles du prophète (Is 5,22) : Malheur à vous qui êtes puissants à boire et à vous enivrer. Donc la vertu se rapporte au bien et au mal.

3. Suivant l'Apôtre (2Co 12,49) : La vertu trouve sa perfection dans la faiblesse. Or, la faiblesse est un mal. Donc la vertu ne se rapporte pas seu­lement au bien, mais encore au mal.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De mor. Eccl. lib. ii, cap. 6) : Personne ne mettra en doute que la vertu ne rende l'âme meilleure. Et d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6) la vertu rend bon celui qui la possède et rend ses actions méritoires.

CONCLUSION. — La vertu humaine étant une habitude pratique, puisqu'elle dis­pose l'homme à parvenir à son plus haut degré de perfection, elle est nécessairement une bonne habitude qui opère le bien.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 55,4), la vertu implique la perfection de la puissance. Par conséquent la vertu d'une chose est déterminée par le degré le plus élevé auquel elle puisse atteindre, comme le dit Aristote (De caelo, lib. i, text. 116). Or, le terme le plus élevé auquel une puissance puisse atteindre, c'est le bien. Car tout mal implique un défaut. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 4) que tout mal est une infirmité. Il faut donc par là même que la vertu d'une chose se rapporte au bien, et que conséquemment la vertu humaine, qui est une ha­bitude pratique, soit une. bonne habitude et qu'elle opère le bien.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien comme le parfait s'em­ploie métaphoriquement à propos de choses mauvaises. Ainsi on dit un par­fait brigand ou un bon voleur, comme on le voit d'après ce qu'on lit dans Aristote (Met. lib. v, text. 21). On emploie de la même manière le mot vertu à l'occasion de choses mauvaises. C'est ainsi qu'on dit que la loi est la vertu du péché, ce qui signifie qu'elle a été l'occasion de son accroissement et que par elle il s'est élevé pour ainsi dire à son plus haut point.

2. Il faut répondre au second, que l'ivresse et l'excès de la boisson sont des péchés qui consistent dans un défaut d'ordre du côté de la raison. Mais il arrive que quand la raison fait défaut il reste une puissance inférieure qui peut accomplir parfaitement ce qui est de sa sphère, tout en transgressant ou en négligeant les lois de la raison. Toutefois on ne peut donner le nom de vertu humaine à la perfection d'une pareille puissance, puisque la raison ne la dirige pas (2).

3. Il faut répondre au troisième, que la raison se montre d'autant plus par­faite qu'elle peut mieux vaincre ou supporter les infirmités du corps et des parties inférieures de l'âme. C'est pour ce motif qu'on dit que la vertu humaine qu'on attribue à la raison trouve son perfectionnement dans la fai­blesse, ce qui ne s'entend pas de la faiblesse de la raison, mais de la faiblesse du corps et des parties inférieures (1).

(2) C'est une vertu purement naturelle qui résulte du tempérament.

ARTICLE IV. — la vertu est-elle convenablement définie?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de définir la vertu comme on le fait ordinairement en disant : La vertu est une bonne qualité de l’esprit d'a­près laquelle on vit avec droiture, dont personne ne fait un mauvais usage et que Dieu produit dans notre âme sans nous. Car la vertu est la bonté de l'homme, puisqu'elle rend bon celui qui la possède. Or, on ne peut pas plus dire que la bonté est bonne, qu'on ne peut dire que la blancheur est blanche. Donc c'est à tort qu'on dit que la vertu est une bonne qualité.

2. La différence ne doit pas être plus générale que le genre puisqu'elle le divise. Or, le bien est plus général que la qualité ; car il est identique avec l'être. Donc le bien ne doit pas entrer dans la définition de la vertu, comme la différence de la qualité.

3. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 3) : Dès que nous rencon­trons une chose qui ne nous est pas commune avec les animaux, elle appartient à l'esprit. Or, il y. a des vertus qui appartiennent aux parties de l'âme qui sont dépourvues de raison, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 10). Donc toute vertu n'est pas une bonne qualité de l'esprit.

4. La droiture semble appartenir à la justice ; c'est ce qui fait qu'on dit des mêmes individus qu'ils sont droits et justes. Or, la justice est une espèce de vertu. C'est donc à tort qu'on fait entrer l'idée de droiture dans la défi­nition de la vertu.

5. Celui qui s'enorgueillit d'une chose en fait mauvais usage. Or, un grand nombre s'enorgueillissent de leur vertu. Car saint Augustin dit (m Ile g. 3) que l'orgueil est un piège tendu aux bonnes actions pour les l'aire périr. Il est donc faux que personne ne fasse mauvais usage de la vertu.

6. L'homme est justifié par la vertu. Saint Augustin dit (Serm. xv, de T 'erb. apost, cap. 11) : Celui qui t'a créé sans toi no te justifiera pas sans toi. C'est donc à tort qu'on dit que Dieu produit la vertu dans nos âmes sans nous.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La définition précédente est tirée de saint Augus­tin qui la rapporte en plusieurs endroits, mais surtout dans son livre sur le libre arbitre. (De Lib. arb. lib. ii, cap. 19; Cont. Jxd. lib. iv, cap. 3, et Sup. illud Psal. 418, Feci judicium, etc., conc. 26, ant. med.)

CONCLUSION. — La vertu est une bonne qualité ou une bonne habitude de l'esprit par laquelle on vit droitement, dont personne ne fait un mauvais usage et que Dieu produit dans nos âmes sans nous.

Réponse Il faut répondre que cette définition embrasse parfaitement toute la nature ou toute l'essence de la vertu. Car la nature parfaite d'une chose résulte de toutes ses causes, et la définition que nous venons de donner renferme tou­tes les causes de la vertu. En effet la cause formelle de la vertu comme de toutes choses se prend du genre et de la différence, et c'est ce qu'expriment ces mots : bonne qualité. Le mot qualité exprime le genre de la vertu et le mot bonne la différence. La définition serait cependant meilleure si on mettait à la place du mot qualité le mot habitude qui est le genre prochain. La vertu pas plus que les autres accidents n'a de matière (ex qua) dont elle est composée ; mais elle a une matière (circa quam) à laquelle elle se rapporte et une matière (in qua) dans laquelle elle existe, c'est-à-dire un sujet. La matière à laquelle elle se rapporte est son objet; il n'a pas pu entrer dans sa définition parce que l'objet est ce qui détermine l'espèce même de la vertu, et la défini­tion qu'on donne ici est celle de la vertu en général. C'est pourquoi au lieu de la cause matérielle on désigne le sujet en disant que c'est une bonne qualité de l'esprit (1). La vertu étant une bonne habitude pratique, sa fin est l'action même. Mais il est à remarquer que parmi les habitudes pratiques il y en a qui sont toujours portées au mal ; ce sont les habitudes vicieuses : d'autres sont portées tantôt au bien et tantôt au mal, comme l'opinion qui est tantôt vraie et tantôt fausse. Mais la vertu est une habitude qui se rapporte toujours au bien; c'est pourquoi pour la distinguer de celles qui se portent au mal on dit : par laquelle on vit avec droiture. Et pour qu'on ne la confonde pas avec celles qui se portent tantôt au bien et tantôt au mal (2), on ajoute : dont personne ne fait mauvais usage. La cause efficiente de la vertu infuse dont on donne la définition étant Dieu, on dit : que Dieu la produit dans nos âmes sans nous. Si on retranche ce dernier membre de phrase le reste de la définition devient commun à toutes les vertus acquises et infuses.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce que l'intellect perçoit tout d'abord c'est l'être; de là toutes les fois que nous percevons un objet nous disons que c'est un être, que par conséquent (il est un, et qu'il est bon, ce qui revient toujours à l'être. Ainsi nous disons que l'essence est l'être, qu'elle est une et bonne, que l'unité est l'être, qu'elle est une et bonne, et nous parlons de même de la bonté. Mais il n'en est pas ainsi des formes spé­ciales, comme la blancheur et la santé; car tout ce que nous percevons nous ne le percevons pas avec ce double caractère. Cependant il est à remarquer que comme les accidents et les formes non subsistantes reçoivent le nom d'êtres, non parce qu'elles ont l'être, mais parce qu'il y a quelque chose qui existe par elles, ainsi on dit que ces mêmes accidents sont bons ou qu'ils sont un, non par suite d'une bonté ou d'une unité étrangère, mais parce qu'il y a quelque chose qui est bon et qui est un par eux. On dit donc que la vertu est bonne parce que par elle on opère quelque chose de bon.

2. Il faut répondre au second, que le bien qui entre dans la définition de la vertu n'est pas le bien général qui se confond avec l'être et qui a plus d'ex­tension que la qualité; mais c'est le bien rationnel, selon cette expression de saint Denis (De div. nom. cap. 4) qui dit que le bien de l'âme est conforme à la raison.

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu ne peut exister dans la partie irrationnelle de l'âme qu'autant que celle-ci participe à la raison, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). C'est pourquoi la raison ou l'esprit est le sujet propre de la vertu humaine.

4. Il faut répondre au quatrième, que la justice est la rectitude propre qui a pour objet les choses extérieures dont les hommes font usage et qui sont la matière propre de cette vertu morale, comme on le verra (I-II 60,3 ; II 17,1-2). Mais la rectitude qui se rapporte à la fin lé­gitime de l'homme et à la loi divine qui est la règle de sa volonté, comme nous l'avons dit (I-II 19,4), est commune à toutes les vertus.

5. Il faut répondre au cinquième, qu'on peut faire mauvais usage de la vertu prise objectivement; par exemple quand on pense mal de la vertu, qu'on la hait ou qu'on s'en enorgueillit : mais l'usage de la vertu ne peut être vicieux dans son principe, c'est-à-dire qu'un acte de vertu ne peut pas être un mauvais acte.

6. Il faut répondre au sixième, que la vertu infuse est produite en nous par Dieu sans que nous agissions, mais non sans que nousy consentions, et c'est le sens qu'il faut donner à ces paroles : que Dieu opère en nous sans nous. Mais les choses que nous faisons, Dieu ne les produit pas en nous sans que nous agissions : car il opère lui-même dans toutes les volontés et toutes les natures.

(1) Sous le nom d'esprit on comprend ici en général toutes les puissances raisonnables, l'in­tellect et la volonté et l'appétit sensitif lui-même, selon qu'il est mû par la raison, comme on le verra d'ailleurs dans la question suivante.
(2) Comme l'opinion, par exemple, qui est tan­tôt dans le vrai et tantôt dans l'erreur.


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.54 a.1