I-II (trad. Drioux 1852) Qu.59 a.4

ARTICLE IV. — toute vertu morale se rapporte-t-elle aux passions ?


Objections: 1. Il semble que toute vertu morale se rapporte aux passions. Car Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 3) que la vertu morale a pour objet le plaisir et la tris­tesse. Or, la délectation et la tristesse sont des passions, comme nous l'a­vons dit (I-II 31,1 ; 35,1). Donc toute vertu morale se rapporte aux passions.

2. Ce qui est raisonnable par participation est le sujet des vertus morales, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). Or, c'est dans cette partie de l'âme que les passions résident, comme nous l'avons dit (I-II 22,3). Donc toute vertu morale se rapporte aux passions.

3. Dans toute vertu morale on trouve une passion quelconque. Donc tou­tes se rapportent aux passions, ou aucune d'elles ne s'y rapporte. Or, il y a des vertus, comme la force et la tempérance, qui se rapportent aux passions, d'après ce que dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6 et 10). Donc toutes les ver­tus morales s'y rapportent.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La justice qui est une vertu morale ne se rapporte pas aux passions, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 1 et seq.).

CONCLUSION. — Parmi les vertus morales il y en a qui dirigent et modèrent les passions ou les mouvements de l'appétit sensitif, et il y en a d'autres qui règlent les opérations de la volonté qui n'est pas le sujet des passions ; il est donc certain que toute vertu morale ne se rapporte pas aux passions.

Réponse Il faut répondre que la vertu morale perfectionne la partie appétitive de l'âme en la dirigeant vers le bien raisonnable. Or, le bien raisonnable est celui qui est dirigé ou réglé selon la raison; par conséquent il arrive que la vertu morale se rapporte à tout ce qui est ordonné et réglé par la raison. Et puisque la raison ordonne non-seulement les passions de l'appétit sensitif, mais encore les opérations de l'appétit intelligentiel - C'est-á-dire de la volonté qui n'est pas le sujet de la passion, comme nous l'avons dit (I-II 22,3), il s'ensuit que toute vertu morale ne se rapporte pas aux passions. Il y en a qui s'y rapportent, mais il y en a d'autres qui se rapportent aux opérations de la volonté (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute vertu morale ne se rap­porte pas au plaisir et à la tristesse comme à sa propre matière, mais comme à un effet qui résulte de son acte propre. Car tout homme vertueux se réjouit d'un acte de vertu et s'attriste d'un acte contraire. C'est ce qui fait qu'Aristote ajoute (Eth. lib. ii, cap. 3) que si les vertus sont uniquement relatives à nos actions et à nos passions, et si toute action ou passion est toujours suivie de plaisir ou de peine, il s'ensuit que la vertu se rapporte aux plaisirs et aux peines considérés comme une conséquence de ses actes.

2. Il faut répondre au second, que ce qui est raisonnable par participation ne comprend pas seulement l'appétit sensitif qui est le sujet des passions, mais encore la volonté dans laquelle aucune passion ne réside, comme nous l'avons dit (in corp. art,.).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des vertus qui ont pour objet de régler les passions, mais qu'il y en a d'autres qui ont un autre objet (2). On ne peut donc pas raisonner de la même manière sur toutes les vertus, comme nous le verrons (I-II 60,2).

(1) Telle est, par exemple, la justice qui a pour objet de régler les opérations de la volonté, comme le dit saint Thomas dans l'article sui­vant.
(2) Ces dernières ont pour fonction de régler les opérations de la volonté, comme le fait la justice.


ARTICLE V. — y a-t-1l quelque vertu morale qui puisse exister sans passion?


Objections: 1. Il semble que la vertu morale puisse exister sans passion. Car plus la vertu morale est parfaite et plus elle surpasse les passions. Donc, pour qu'elle atteigne sa plus haute perfection, il faut qu'elle soit absolument sans passion.

2. Tout être est parfait quand il est éloigné de son contraire et de tout ce qui le porte vers lui. Or, les passions portent au péché qui est le contraire de la vertu, et c'est pour ce motif que l'Apôtre les appelle (Rom. 8) des passions de péché. Donc la vertu parfaite est absolument sans passion.

3. La vertu nous rend semblables à Dieu, comme le dit saint Augustin (De mor. Eccles. lib. i, cap. 6 et 11). Or, Dieu fait tout sans passion. Donc la vertu la plus parfaite existe absolument sans passion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il n'y a pas de juste qui ne se réjouisse d'une ac­tion droite, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 8). Or, la joie est une passion. Donc la justice ne peut pas exister sans passion, et encore moins les autres vertus.

CONCLUSION. — Les vertus morales qui ne se rapportent pas aux passions, mais aux opérations, peuvent exister sans les passions, mais il n'en est pas de même des autres.

Réponse Il faut répondre que si par passion nous entendons les affections déré­glées, à la façon des stoïciens, il est évident que la vertu est parfaite sans elles (1). Mais si nous entendons par là tous les mouvements de l'appétit sensitif (2), alors il est clair que les vertus morales qui se rapportent aux passions, comme à leur matière propre, ne peuvent exister sans elles. La raison en est qu'il s'ensuivrait de là que la vertu morale paralyserait complètement l'appétit sensitif. Or, ce n'est pas le fait de la vertu de priver des actes qui leur sont propres les facultés qui sont soumises à la raison, mais elle veut qu'elles exécutent ses ordres en remplissant leurs propres fonctions. Ainsi, comme la vertu se sert des membres du corps pour pro­duire les actes extérieurs qui sont de leur ressort, de même elle règle l'ap­pétit sensitif relativement aux mouvements qui lui sont propres. — Mais les vertus morales qui se rapportent aux opérations et non aux passions, peu­vent exister sans ces dernières. Telle est la vertu de justice qui a pour ob­jet de régler la volonté dans son acte propre qui n'est pas une passion. Ce­pendant tout acte de justice a pour conséquence une impression de joie qui existe au moins dans la volonté et qui n'est pas une passion. Et si cette joie vient à être augmentée par l'accroissement même de la justice, il en résulte une sorte d'épanchement qui atteint jusqu'à l'appétit sensitif lui-même, selon que les puissances inférieures suivent le mouvement des puissances supérieures, comme nous l'avons dit (I-II 17,7 ; 24,3 ; 58,2). Ainsi, par suite de cette surexcitation, plus la justice est parfaite et plus est vive la passion qu'elle produit.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu dompte les passions déréglées, mais elle produit celles qui ne le sont pas (3).

2. Il faut répondre au second, que les passions déréglées portent au péché, mais il n'en est pas de même des passions modérées (4).

3. Il faut répondre au troisième, que le bien se considère dans chaque être selon la condition de sa nature. Or, en Dieu et dans les anges il n'y a pas d'appétit sensitif, comme dans l'homme. C'est pourquoi Dieu et les anges font le bien absolument sans passion, comme ils le font sans avoir de corps ; tandis que l'homme fait le bien avec passion comme il le fait avec le mi­nistère de son corps.

(3) Comme la joie qu'éprouve le juste à la suite d'une bonne action qu'il a faite.
(4) Qui sont conformes à la raison.



QUESTION LX.

DE LA DISTINCTION DES VERTUS MORALES ENTRE ELLES.


Après avoir parlé de la distinction des vertus morales relativement aux passions, nous avons maintenant à nous occuper de la distinction des vertus morales entre elles. — A ce sujet il y a cinq questions à faire : 1° N'y a-t-il qu'une seule vertu morale? — 2° Les vertus morales qui sont relatives aux opérations se distinguent- elles de celles qui sont relatives aux passions? — 3° N'y a-t-il qu'une seule vertu morale qui se rapporte aux opérations? — 4° Y a-t-il différentes vertus morales qui se rapportent aux différentes passions ? — 5° Les vertus morales se distinguent-elles d'a­près les divers objets des passions ?

ARTICLE I. — n'y a-t-il qu'une seule vertu morale?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule vertu morale. Car, comme dans les actes moraux la direction appartient à la raison qui est le sujet des vertus intellectuelles, de même l'inclination appartient à la puissance appétitive qui est le sujet des vertus morales. Or, il n'y a qu'une seule vertu intel­lectuelle qui dirige l'homme dans tous ses actes moraux, c'est la prudence. Donc il n'y a qu'une vertu morale qui règle et détermine toutes ses inclina­tions.

2. Les habitudes ne se distinguent pas d'après les objets matériels, mais d'après leurs raisons formelles. Or, la raison formelle du bien auquel se rapporte la vertu morale est une, puisqu'elle n'est autre chose que le mode de la raison. Il semble donc qu'il n'y ait qu'une seule vertu morale.

3. Les choses morales tirent leur espèce de leur fin, comme nous l'avons dit (I-II 1,5 ). Or, la fin commune de toutes les vertus morales est une, car c'est le bonheur. Les fins particulières et prochaines sont au con­traire infinies, mais les vertus morale ne le sont pas. Il semble donc qu'il n'y ait qu'une seule vertu morale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Une seule et même habitude ne peut pas exister dans diverses puissances, comme nous l'avons dit (I-II 56,2). Or, le sujet des vertus morales est la partie appétitive de l'âme où l'on distingue des puissances diverses, comme nous l'avons vu (I 80,2). Donc il ne peut se faire qu'il n'y ait qu'une seule vertu morale.

CONCLUSION. — L'objet de la puissance appétitive à laquelle la vertu morale appartient étant le bien qui n'est pas d'une seule espèce, il faut que les vertus morales elles-mêmes se multiplient selon la diversité des objets.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 58,2), les vertus morales sont des habitudes de la partie appétitive de l'âme. Les habitudes diffèrent d'espèce selon la différence spécifique de leurs objets comme nous l'avons vu (I-II 54,2). Or, l'espèce de l'objet qu'on appète, comme l'espèce d'une chose quelconque, se considère d'après la forme spécifique qui provient de l'agent. Mais il est à remarquer que la ma­tière de l'être produit se rapporte de deux façons à l'agent qui est son principe. Car quelquefois il reçoit la forme de l'agent telle qu'elle est et de la même manière qu'elle existe dans l'agent lui-même; c'est ce qui arrive dans tous les agents univoques (1). Il est alors nécessaire, si l'agent est un dans son espèce, que la matière reçoive une forme d'une espèce unique. Ainsi le feu n'engendre univoquement que ce qui est compris dans son es­pèce (1). D'autres fois la matière reçoit de l'agent une forme qui n'est pas de même nature que la sienne, comme on le voit à l'égard des principes générateurs qui ne sont pas univoques. C'est ainsi que le soleil engendre un animal. Dans ce cas les formes que la matière reçoit du même agent ne sont pas d'une seule espèce, mais elles varient selon les proportions diverses d'après lesquelles la matière a reçu l'influence de l'agent. Ainsi nous voyons que l'action du soleil produit au moyen de la putréfaction des animaux de différentes espèces selon la diversité des proportions de la ma­tière (2). Or, il est évident qu'à l'égard des actes moraux la raison est la faculté qui meut et qui ordonne, tandis que la puissance appétitive est la faculté qui est mue et commandée. L'appétit ne conçoit pas les impressions de la raison d'une manière univoque, parce qu'il n'est pas raisonnable par essence, mais par participation, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). Par conséquent les objets de l'appétit forment d'après le mouvement de la raison différentes espèces selon qu'ils se rapportent de différentes manières à la raison elle-même. D'où il suit que les vertus morales diffèrent spécifi­quement et qu'il n'y en a pas qu'une seule.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet de la raison est le vrai, qui doit sous le même rapport se rencontrer dans toutes les choses morales qui sont des actes contingents. C'est pour ce motif qu'il ne faut qu'une vertu, la prudence, pour nous diriger de cette manière. Mais l'objet de la puissance appétitive est le bien désirable dont la raison formelle se diver­sifie suivant les divers rapports qu'il a avec la raison qui nous dirige.

2. Il faut répondre au second, que la raison formelle du bien est une dans son genre à cause de l'unité de l'agent. Mais elle est différente d'espèce selon les habitudes diverses de ceux sur lesquels son influence s'exerce, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que les choses morales ne tirent pas leur espèce de leur fin dernière, mais de leurs lins prochaines qui, quoique in­finies numériquement, ne le sont pourtant pas spécifiquement.

éléments sur lesquels l'agent exerce son influence. La putréfaction produit des insectes de différente espèce.


ARTICLE II. — les vertus morales qui dirigent les opérations se distinguent-elles de celles qui règlent les passions?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales ne se distinguent pas entre elles, parce que les unes dirigent les opérations et que les autres règlent les passions. Car Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 3) que la vertu morale est la pratique de ce qu'il y a de mieux relativement au plaisir et à la peine. Or, la volupté et la tristesse sont des passions, comme nous l'avons vu (I-II 31,1 35,1). Donc la même vertu qui se rapporte aux passions se rapporte aussi aux opérations, puisqu'elle est une chose pratique.

2. Les passions sont les principes des opérations extérieures. Si donc il y a des vertus qui règlent les passions, il faut aussi que ces mêmes vertus règlent par conséquent les opérations. Donc ce sont les mêmes vertus morales qui se rapportent aux passions et aux opérations.

3. L'appétit sensitif est mû bien ou mal à l'égard de toute opération exté­rieure. Or, les mouvements de l'appétit sensitif sont des passions. Donc les vertus qui se rapportent aux opérations se rapportent aussi aux passions.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote fait rapporter la justice aux opérations (Eth. lib. v, cap. 1 et seq.); la tempérance, la forcée, la douceur à certaines passions (Eth. lib. ii, cap. 3 et 7).

CONCLUSION. — Quoique parmi les vertus morales il y en ait qui se rapportent aux opérations et aux passions comme étant la cause qui les produit, cependant celles qui se rapportent aux opérations se distinguent de celles qui se rapportent aux pas­sions en raison de la diversité de leurs objets.

Réponse Il faut répondre que l'opération et la passion peuvent se rapporter à la vertu de deux manières : 1° On peut les considérer comme ses effets. En ce sens toute vertu morale produit de bonnes opérations, et cause quelque plaisir ou quelque peine qui sont, comme nous l'avons dit (I-II 59,4) (ad 1), des passions. 2° On peut considérer l'opération comme la ma­tière à laquelle la vertu morale se rapporte. En.ce sens les vertus morales qui se rapportent aux opérations doivent nécessairement différer de celles qui se rapportent aux passions. La raison en est que dans certaines opéra­tions le bien et le mal se considèrent d'après les opérations elles-mêmes, de quelque manière que l'bomme soit affecté à leur égard. Ainsi ces opérations sont bonnes ou mauvaises selon le rapport qu'elles ont avec un autre objet extérieur. C'est pourquoi il faut qu'il y ait une vertu qui les dirige et qui les règle en elles-mêmes -, comme l'achat et la vente et toutes les opérations de cette nature qui impliquent le rapport d'une chose qui est due ou qui n'est pas due à un autre-. Ainsi la justice et ses parties (1) se rapportent directe­ment aux opérations comme à leur matière propre. Dans d'autres opéra­tions le bien et le mal se considèrent uniquement selon leur rapport avec le sujet qui les produit. C'est pour ce motif que le bien et le mal se doivent considérer dans ces opérations suivant que l'homme est bien ou mal affecté par rapport à elles. C'est pour cela que les vertus qui ont pour objet ces sortes d'opération doivent principalement se rapporter aux affections inté­rieures qu'on appelle liassions, comme on le voit évidemment par la tem­pérance, la force et les autres vertus semblables (2). Or, il arrive que dans les opérations qui se rapportent à un tiers, la vertu peut être blessée par le dérèglement d'une passion quelconque* et alors il en résulte un double mal. D'un côté la justice est violée parce qu'on n'a pas renfermé l'opération ex­térieure dans les limites qui lui étaient propres-, d'un autre côté en ne réglant pas ses passions intérieures on a péché contre une autre vertu. Ainsi quand on frappe quelqu'un par colère, on pèche contre la justice, parce qu'on n'avait pas le droit de le frapper, et on pèche contre la douceur par excès d'emportement. Il en est de même d'une foule d'autres opéra­tions.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car le premier ar­gument repose sur l'opération considérée comme un effet de la vertu; et les deux autres s'appuient sur ce que l'opération et la passion concourent au même but. Mais il y a des circonstances où la vertu se rapporte princi­palement à l'opération et d'autres à la passion, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(2) Ces deux sortes de vertus morales sont né­cessairement différentes parce que leurs objets sont différents.


ARTICLE III. — n'y a-t-il qu'une seule vertu morale qui se rapporte aux opérations?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule vertu morale qui se rapporte aux opérations. Car la droiture de toutes les opérations extérieures paraît appartenir à la justice. Or, la justice est une vertu unique. Donc il n'y a qu'une vertu qui se rapporte aux opérations.

2. Les opérations qui se rapportent au bien d'un seul paraissent très différentes de celles qui se rapportent au bien de la multitude. Cependant cette différence n'établit pas de diversité entre les vertus morales. Car Aris­tote dit (Eth. lib. v, cap. 1) que la justice légale qui ordonne les actes des hommes par rapport au bien général n'est pas autre chose que la vertu qui ordonne les actes de l'homme par rapport à un seul individu, et qu'elle n'en diffère que rationnellement. Donc la diversité des opérations ne pro­duit pas la diversité des vertus morales.

3. Si les vertus morales se diversifient d'après la diversité des opérations auxquelles elles se rapportent, il faut que chaque opération diverse néces­site des vertus morales différentes. Mais il est évident que cela est faux. Car il appartient à la justice d'établir l'équité des échanges en divers genres, ainsi que dans toutes les distributions et tous les partages qui se font, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 2). Donc il n'y a pas différentes vertus pour régler chaque opération diverse.

Mais c'est le contraire. La religion est une vertu différente de la piété. Ce­pendant l'une et l'autre règlent certaines opérations.

CONCLUSION. — Quoique les vertus morales qui se rapportent aux opérations aient une raison générale de justice qui leur est commune, néanmoins on doit en distinguer plusieurs espèces d'après la diversité de leurs raisons spéciales.

Réponse Il faut répondre que toutes les vertus morales qui se rapportent aux opérations sont fondées sur une raison générale de justice qui se considère d'après ce qu'on doit à autrui; mais elles se distinguent d'après leurs di­verses raisons spéciales. La raison en est que la légitimité des opérations extérieures se considère, comme nous l'avons dit (art. préc.), non d'après le rapport qu'elles ont avec les affections de l'homme, mais suivant la con­venance de la chose considérée en elle-même. Et c'est sur cette convenance que repose la nature de la dette qui constitue l'essence de la justice. Car il appartient à la justice de rendre ce qui est dû. Par conséquent toutes les ver­tus de cette nature qui se rapportent aux opérations ont une certaine raison de justice. Mais ce qui est dû n'existe pas en tout sous le même rapport. Car ce que l'on doit à un égal diffère de ce que l'on doit à un supérieur ou à un inférieur ; ce que l'on doit d'après un pacte positif diffère de ce que l'on doit d'après une promesse ou d'après un bienfait reçu ; et les vertus se diversi­fient selon les divers rapports sous lesquels on peut considérer ce qui est dû. Ainsi la religion est la vertu par laquelle on rend à Dieu ce qui lui est dû ; la piété est celle par laquelle on rend à ses parents ou à sa patrie ce qu'on leur doit, et la reconnaissance est celle par laquelle on s'acquitte envers ses bienfaiteurs (1), et il en est ainsi des autres vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice proprement dite est une vertu spéciale qui a pour objet toute dette stricte qu'on peut solder par une chose équivalente (2), mais on emploie souvent ce mot dans un sens plus large et on désigne par là l'acquittement d'une dette quelconque ; alors ce n'est plus une vertu spéciale.

2. Il faut répondre au second, que la justice qui a pour but le bien général est une autre vertu que la justice qui se rapporte au bien particulier d'un individu. Ainsi le droit commun se distingue du droit privé. Cicéron (De iuvent. lib. ii) n'admet qu'une vertu spéciale, la piété qui se rapporte au bien de la patrie, tandis que la justice qui fait que l'homme a pour but le bien commun est une vertu générale, parce qu'elle rapporte à sa fin, qui est le bien commun, les actes de toutes les vertus. Or, la vertu, selon qu'elle est ainsi commandée par cette espèce de justice, reçoit son nom, et c'est ce qui fait que la vertu ne diffère de la justice légale que rationnellement, comme la vertu qui opère par elle-même ne diffère que rationnelle­ment de la vertu qui opère sous les ordres d'un autre.

3. Il faut répondre au troisième, que dans toutes les opérations qui appar­tiennent à la justice spéciale c'est toujours la même nature de dette ; c'est pourquoi la vertu de justice reste la même, surtout par rapport aux échanges. Toutefois la justice distributive peut être d'une autre espèce que la justice commutative (1), comme nous le verrons (II-II 61,1).

tre la religion et la piété. Et il en est de même des autres vertus.

(2) Par exemple une somme d'argent qu'on peut payer au moyen d'une somme égale.
(1) La justice commutative règle les rapports des particuliers entre eux, et la justice distribu­tive ceux de l'Etat avec les individus. C'est par elle qu'on distribue les charges proportionnelle­ment aux mérites de chacun.

ARTICLE IV. — faut-il des vertus morales différentes pour régler des passions diverses?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales qui règlent des passions diverses ne soient pas différentes. Car il n'y a qu'une habitude pour les choses qui ont même principe et même fin, comme on le voit sur tout à l'égard des sciences. Or, toutes les passions ont un même principe qui est l'amour, et elles ont toutes une même fin qui est le plaisir ou la peine, comme nous l'avons vu (I-II 25,1-2). Donc il n'y a qu'une vertu morale qui règle toutes les passions.

2. S'il y avait différentes vertus morales qui se rapportassent à des pas­sions diverses, il s'ensuivrait qu'il y aurait autant de vertus morales qu'il y a de passions. Mais cela est évidemment faux, parce qu'il n'y a qu'une seule et même vertu morale pour régler des passions opposées; ainsi la force règle également la crainte et l'audace, la tempérance, le plaisir et la peine. Il ne faut donc pas qu'il y ait différentes vertus morales pour régler des passions différentes.

3. L'amour, la concupiscence et le plaisir sont des passions d'espèce différente, comme nous l'avons vu (I-II 23,4). Or, il n'y a qu'une vertu, qui est la tempérance, pour les régler toutes. Donc il n'y a pas diffé­rentes vertus morales pour régler les différentes passions.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La force règle la crainte et l'audace, la tempérance la concupiscence, la douceur la colère, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6 et 10 ; lib. iv, cap. 4 et 5).

CONCLUSION. — Il est impossible qu'une seule et même vertu morale règle toutes les passions, quoiqu'il arrive que la même vertu règle des passions qui sont contraires.

Réponse Il faut répondre qu'on ne peut pas dire qu'il n'y ait qu'une seule et même vertu morale pour régler toutes les passions: Car il y a des passions qui appartiennent à différentes puissances, puisque les unes se rapportent à l'irascible, les autres au concupiscible (2), comme nous l'avons dit (I-II 23,1). Cependant la diversité des passions n'implique pas nécessaire­ment la diversité des vertus morales qui s'y rapportent : 1° parce qu'il y a des passions qui sont contraires l'une à l'autre, comme la joie et la tristesse, la crainte et l'audace, etc. A l'égard de ces passions qui sont ainsi opposées entre elles il ne faut qu'une seule et même vertu. Car la vertu morale con­sistant dans une sorte de moyen terme, le milieu entre deux passions con­traires (1) n'offre qu'un seul et même rapport, comme dans l'ordre naturel il n'y a qu'un milieu entre deux contraires ; par exemple, entre le noir et le blanc. 2° Parce que des passions différentes peuvent répugner de la même manière à la raison ; par exemple, soit en poussant à ce qui lui est contraire, soit en éloignant de ce qui lui est conforme. C'est pourquoi les différentes passions de l'appétit concupiscible n'appartiennent pas à des vertus morales différentes, parce que leurs mouvements résultent d'après un certain ordre les uns des autres, selon qu'ils se rapportent tous au même point, c'est-à- dire qu'ils ont pour but la recherche du bien et la fuite du mal. Ainsi la concupiscence procède de l'amour et conduit à la délectation. Il faut faire le même raisonnement à l'égard des passions contraires ; car la fuite ou la détestation résulte de la haine et mène à la tristesse. Mais les passions de l'irascible ne sont pas du même ordre, elles se rapportent au contraire à des objets différents. Ainsi l'audace et la crainte se rapportent à quelque grand danger -, l'espérance et le désespoir à quelque bien difficile, et la colère veut vaincre l'ennemi qui lui a fait du tort. C'est pour cette raison qu'il y a diffé­rentes vertus dont l'objet est de régler les passions. Ainsi la tempérance règle les passions du concupiscible ; la force la crainte et l'audace -, la ma­gnanimité l'espérance et le désespoir ; la douceur la colère.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toutes les passions ont le même principe et la même fin générale, mais elles n'ont pas le même prin­cipe ou la même fin propre ; par conséquent cela ne suffît pas pour établir l'unité de la vertu morale.

2. Il faut répondre au second, que comme, dans l'ordre naturel, le principe par lequel on s'éloigne d'une chose et on se rapproche d'une autre est le même (2), ainsi dans l'ordre rationnel les contraires sont compris sous la même raison ; c'est ce qui fait que la vertu morale, qui tient de ces deux ordres (3), embrasse dans son unité les passions contraires.

3. Il faut répondre au troisième, que ces trois passions se rapportent selon un certain ordre au même objet (4), comme nous l'avons dit (incorp. art.). C'est pourquoi elles appartiennent à la même vertu morale.

(2) Tandis que la vertu ne peut exister que dans une seule puissance.

La force indique, par exemple, un moyen terme dont la crainte ne peut s'écarter et qu l'audace ne peut dépasser,

Littéralement : qui acquiesce à la raison comme une autre nature.

L'amour, le désir et la joie sont trois pas­sions qui ont toutes le bien pour objet.


ARTICLE V. — les vertus morales se distinguent-elles selon les divers objets des passions?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales ne se distinguent pas selon les objets dos passions. Car, comme il y a les objets des fassions, de même il y a les objets des opérations. Or, les vertus morales qui se rapportent aux opéra­tions ne se distinguent pas d'après les objets des opérations ; car il appar­tient à la même vertu de justice d'acheter ou de vendre une maison et un cheval. Donc les vertus morales qui règlent les passions ne se diversifient pas non plus d'après les objets de ces passions.

2. Les passions sont des actes ou des mouvements de l'appétit sensitif. Or, pour la diversité des habitudes il faut une différence plus profonde que pour la diversité des actes. Donc les objets divers qui ne changent pas l'es­pèce de la passion ne pourront changer l'espèce de la vertu morale, de telle sorte qu'il n'y a qu'une seule vertu morale pour tous les plaisirs, et il en est de même des autres affections de l'âme.

3. Le plus et le moins ne changent pas l'espèce. Or, les divers objets qui nous délectent ne diffèrent que selon le plus et le moins. Donc tout ce qui délecte appartient à une seule espèce de vertu, et pour la même raison tout ce qui est terrible, et ainsi du reste. Donc la vertu morale ne se distingue pas d'après les objets des passions.

4. Comme la vertu opère le bien, de même elle empêche le mal. Or, il y a différentes vertus qui se rapportent au désir du bien ; ainsi la tempérance règle la concupiscence qui a pour objet les plaisirs des sens, et la bonne humeur règle le plaisir qu'on prend au jeu. Donc il doit aussi y avoir diffé­rentes vertus qui règlent les craintes que l'on conçoit à l'occasion du mal.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La chasteté règle les plaisirs des sens, l'abstinence les plaisirs de la table, et la saine gaieté les plaisirs du jeu.

CONCLUSION. — Puisque la perfection de la vertu dépend de la raison, on doit distinguer différentes espèces de vertus morales selon que les objets des passions impliquent divers rapports rationnels.

Réponse Il faut répondre que la perfection de la vertu dépend de la raison, tandis que la perfection de la passion dépend de l'appétit sensitif; par conséquent il faut que les vertus soient diversifiées selon qu'elles se rapportent à la raison et qu'on diversifie les passions selon qu'elles se rapportent à l'appétit. Ainsi les objets des passions, selon leurs divers rapports avec l'appétit sensitif, pro­duisent différentes espèces de passions, et selon leurs divers rapports avec la raison ils produisent différentes espèces de vertu. Comme le mouvement de la raison n'est pas le même que celui de l'appétit sensitif, rien n'em­pêche que la différence des objets ne produise des passions diverses sans produire des vertus différentes. C'est ce qui arrive quand une vertu a pour objet de régler plusieurs passions, comme nous l'avons dit (art. préc. I-II 60,4). La différence des objets peut aussi produire des vertus diverses sans produire des passions différentes. Ainsi différentes vertus peuvent se rapportera une seule passion ; par exemple, à la délectation. Et parce que les différentes passions qui appartiennent à des puissances diverses appartiennent tou­jours à des vertus qui sont diverses aussi, comme nous l'avons dit (I-II 60,2 ; 60,4) (huj. quaest.), il s'ensuit que la diversité des objets qui regarde la diver­sité des puissances diversifie toujours l'espèce des vertus. Telle est, par exemple, une chose qui est bonne absolument et une chose qui est bonne et difficile. — La raison régissant d'une certaine manière les parties infé­rieures de l'homme et s'étendant aussi aux choses extérieures, il arrive que suivant que l'objet d'une passion est perçu par les sens, l'imagination ou la raison, et selon qu'il appartient à l'âme, au corps ou aux choses exté­rieures, il se rapporte de différentes manières à la raison, et par conséquent il est de nature à diversifier les vertus. Le bien de l'homme, qui est l'objet de l'amour, de la concupiscence et du plaisir, peut être considéré comme appartenant aux sens corporels ou à la perception intérieure de l'âme, et cela, soit qu'il se rapporte à l'homme considéré en lui-même quant à son corps ou quant à son âme, soit qu'il se rapporte à l'homme considéré dans ses relations avec les autres. Tous ces divers aspects diversifient la vertu, parce qu'ils impliquent divers rapports avec la raison. Ainsi donc si l'on considère le bien que le tact perçoit et qui a pour objet la conservation de la vie humaine dans l'individu ou dans l'espèce, comme les jouissances de la table et les plaisirs charnels, il appartient à la vertu de tempérance. Les plaisirs des autres sens n'étant pas violents, n'offrent à la raison au­cune difficulté (1). C'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'il y ait une vertu pour les régler, parce que la vertu comme l'art a pour objet ce qui est dif­ficile, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3). Le bien que les sens ne perçoivent pas, mais qui tombe sous la puissance intérieure de l'âme et qui appartient à l'homme considéré en lui-même, est l'argent et l'hon­neur : l'argent se rapporte de lui-même au bien du corps, et l'honneur se rapporte à l'âme. On peut considérer ces biens d'une manière absolue, selon qu'ils appartiennent à l'appétit concupiscible, ou bien comme accom­pagnés d'une certaine difficulté, selon qu'ils appartiennent â l'irascible. Cette distinction n'a pas lieu pour les biens qui délectent le tact, parce que ces biens sont infimes et qu'ils ne conviennent à l'homme que suivant ce qu'il a de commun avec les animaux. La vertu qui se rapporte à l'argent pris absolument, selon qu'il est l'objet de la concupiscence, de la délectation ou de l'amour, c'est la libéralité. Celle qui se rapporte à ce même bien accompagné d'une certaine difficulté et considéré ainsi selon qu'il est l'objet de l'espérance, c'est la magnificence. A l'égard de l'honneur pris d'une ma­nière absolue et considéré comme l'objet de l'amour, il y a une vertu qu'on appelle en grec philotimia, c'est-à-dire amour de l'honneur. Mais si on le considère comme accompagné d'une certaine difficulté selon

qu'il est l'objet de l'espérance, c'est alors la magnanimité. Ainsi la libéralité et Y amour des honneurs paraissent résider dans le concupiscible -, la magnificence et la ma­gnanimité dans l'irascible. Le bien de l'homme considéré par rapport aux autres n'est pas considéré comme difficile (1), mais on le prend dans un sens absolu comme l'objet des passions du concupiscible. Ce bien peut être agréable à quelqu'un, selon qu'il se livre à un autre en matière sérieuse, comme quand il s'agit d'actions que la raison dirige vers la fin qui leur convient-, ou bien par plaisanterie, quand il s'agit d'actions qui n'ont d'autre but que d'amuser, et qui ne se rapportent pas à la raison de la même manière que les premières. En matière sérieuse un individu se donne à un autre de deux manières : 1° Pour lui être agréable par la convenance de ses paroles et de ses actes. C'est ce qui appartient à la vertu qu'Aristote (Eth. lib. ii, cap. 7) nomme l'amitié, et qu'on peut appeler l'affabilité. 2° Un individu se livre à un autre pour se découvrir à lui au moyen de ses paro­les et de ses actions ; ceci appartient à une autre vertu qu'on appelle la vérité. Car la manifestation de soi-même se rapproche de la raison plus que la délectation, et les choses sérieuses s'y rapportent plus directement que les choses plaisantes. C'est pour cela qu'à l'égard du plaisir qu'on goûte dans le jeu, il y a une autre vertu qu'Aristote appelle une honnête gaieté (Eth. lib. iv, cap. 8) (2). D'où il résulte évidemment que d'après ce philosophe il y a dix vertus morales qui règlent les passions, savoir : la force, la tempérance, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, l’amour de l'honneur, la dou­ceur, l’amitié, la vérité et la gaieté franche et honnête. Ces vertus se distin­guent selon la diversité des matières, des passions ou des objets. En y ajou­tant justice, qui se rapporte aux opérations, on trouvera en tout onze vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tous les objets de la même opération selon l'espèce se rapportent de la même manière à la raison, mais il n'en est pas ainsi de tous les objets de la même passion, parce que les opérations ne répugnent pas à la raison comme les passions (3).

2. Il faut répondre au second, que les passions se diversifient d'une manière et les vertus d'une autre, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce, sinon quand il en résulte des rapports divers à l'égard de la raison.

4. Il faut répondre au quatrième, que le bien meut plus fortement que le mal ; parce que le mal n'agit qu'en vertu du bien, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). De là il arrive que le mal n'offre pas à la raison cette difficulté qui requiert une vertu à moins qu'il ne soit excessif, ce qui semble être unique pour chaque genre de passion. C'est pour cette raison qu'on n'admet qu'une vertu qui est la douceur pour régler la colère; de même il n'y en a qu'une qui règle l'audace, et c'est la force. Mais le bien implique une difficulté qui requiert de la vertu, même quand il n'est pas extrême dans le genre de telle ou telle passion ; c'est pour ce motif qu'il y a différentes vertus morales qui règlent les concupiscences (1), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(I) It n'y a pas de vertus qui répondent aux odeurs, aux sens et aux couleurs, ou plutôt toutes ces perceptions externes revenant au même phénomène interne, la tempérance suffit.
(I) Parce que selon qu'il est relevé ou médiocre il n'est pas différent de lui-même.
(3) Ainsi la libéralité et la magnanimité sont des vertus différentes qui se rapportent à l'amour des richesses, parce que cette passion se rapporte elle-même de différentes manières à la raison.
(1) Parce que la concupiscence se rapporte à plusieurs objets divers, comme les plaisirs de la table, de la chair, du jeu, etc.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.59 a.4