I-II (trad. Drioux 1852) Qu.60 a.5


QUESTION LXI.

DES VERTUS CARDINALES.


Après avoir parlé de la distinction des vertus, nous avons maintenant à nous occu­per des vertus cardinales. — A ce sujet il y a cinq questions qui se présentent : 1° Les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales? — 2° Du nom­bre de ces vertus. — 3° Quelles sont-elles? — 4° Diffèrent-elles les unes des autres? — 5° Est-il convenable de les diviser en vertus politiques, en vertus êpuratoires, en vertus épurées et en vertus exemplaires ?

ARTICLE I. — les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales ne doivent pas recevoir le nom de vertus cardinales ou principales. Car les choses qui se divisent par opposi­tion sont simultanées par nature, comme le dit Aristote (Catég. cap. De simult.). Ainsi l'une n'est pas plus principale que les autres. Or, toutes les vertus divisent par opposition le genre de la vertu. Donc il n'y en a aucune qu'on doive appeler principale.

2. La fin est plus principale que les moyens. Or, les vertus théologales se rapportent à la fin, tandis que les vertus morales se rapportent aux moyens. Donc les vertus morales ne doivent pas recevoir le nom de vertus principales ou cardinales, mais cette expression convient plutôt aux ver­tus théologales.

3. Ce qui existe par essence est plus principal que ce qui existe par par­ticipation. Or, les vertus intellectuelles appartiennent à ce qui est raison­nable par essence, et les vertus morales appartiennent à ce qui est raison­nable par participation, comme nous l'avons dit (I-II 58, 1-2). Donc les vertus morales ne sont pas les vertus principales, mais ce sont plutôt les vertus intellectuelles qui méritent ce titre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise expliquant ces paroles de saint Luc (Lc 6) : Bienheureux les pauvres d'esprit, dit (In Luc. lib. v) : Nous sa­vons qu'il y a quatre vertus cardinales : la tempérance, la justice, la pru­dence et la force. Or, ces vertus sont des vertus morales. Donc les vertus morales sont cardinales.

CONCLUSION. — Comme il n'y a que les vertus morales qui maintiennent la droiture de l'appétit, on leur donne exclusivement le nom de cardinales ou de principales.

Réponse Il faut répondre que quand nous parlons de la vertu d'une manière ab­solue, nous entendons parler de la vertu humaine. Or, la vertu humaine, comme nous l'avons dit (I-II 56,3), considérée dans la perfection de sa nature, exige la droiture de l'appétit. Car la vertu ainsi comprise rend non-seulement capable de bien agir, mais elle produit encore l'usage qu'on doit faire de ses bonnes actions. C'est dans un sens imparfait qu'on donne le nom de vertu à une qualité qui n'exige pas la droiture de l'appétit, parce qu'elle se contente de donner au sujet la faculté de bien agir, sans y join­dre l'usage qu'on doit faire de cette aptitude (1). Or, il est constant que ce qui est parfait l'emporte sur ce qui est imparfait; c'est pourquoi on ap­pelle principales les vertus qui impliquent la droiture de l'appétit. Et ces vertus sont des vertus morales, à l'exception de la prudence qu'on range parmi les vertus intellectuelles, mais qui est par sa matière (2) une sorte de vertu morale, comme nous l'avons prouvé (I-II 58,3) (ad arg. 1). C'est donc avec raison qu'on place parmi les vertus morales les vertus qu'on appelle principales ou cardinales.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand un genre univoque se divise en ses espèces, alors les parties de la division sont égales par rap­port au genre (3), quoique selon la nature de la chose une espèce soit plus principale et plus parfaite qu'une autre, comme l'homme est plus parfait que les autres animaux. Mais quand on divise un genre analogue (4) qui s'entend de plusieurs choses qui sont proportionnelles entre elles, alors rien n'empêche que l'une ne soit plus principale que l'autre, même selon la raison formelle qui leur est commune. Ainsi on dit que la substance est un être plus principal que l'accident. Or, telle est la division des vertus en divers genres, parce que le bien rationnel qu'elles renferment ne se trouve pas dans toutes de la même manière.

2. Il faut répondre au second, que les vertus théologales sont supérieures à l'homme, comme nous l'avons dit (I-II 58,3) (ad 3). C'est pourquoi on ne les appelle pas, à proprement parler, des vertus humaines, mais des vertus surhumaines ou divines.

3. Il faut répondre au troisième, que les vertus intellectuelles autres que la prudence, quoiqu'elles soient plus principales que les vertus morales rela­tivement au sujet (5), ne le sont cependant pas relativement à l'essence de la vertu qui se rapporte au bien qui est l'objet de l'appétit.

Telles sont les vertus intellectuelles.

Elle a pour matière les actes des vertus mo­rales qu'elle dirige.

(5) Elles participent également à la nature du genre; ainsi l'animalité est également dans l'homme et la brute.
verses, mais qui ont cependant entre elles de la ressemblance et du rapport,
(5) Les vertus intellectuelles résident dans la raison, tandis que les vertus morales résident dans l'appétit, et la raison est plus noble que les puis­sances appétitives.


ARTICLE II. — y a-t-il quatre vertus cardinales?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas quatre vertus cardinales. Car la prudence dirige les autres vertus morales, comme nous l'avons dit (I-II 57,4). Or, ce qui dirige les autres est ce qu'il y a de plus principal. Donc il n'y a que la prudence qui soit une vertu principale.

2. Les vertus principales sont morales de quelque manière. Or, ce qui nous dirige à l'égard des actions morales, c'est la raison pratique et l'appétit qui lui est conforme, comme ledit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2). Donc il n'y a que deux vertus cardinales. Parmi les autres vertus l'une est plus principale qu'une autre. Or, pour qu'on donne le nom de vertu principale à une vertu il n'est pas nécessaire qu'elle soit principale relativement à toutes les autres, mais relativement à quelques-unes. Il semble donc qu'il y ait un nombre de vertus principales beaucoup plus considérable.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Moral, lib. ii, cap. 30) que tout l'édifice des bonnes oeuvres s'élève sur ces quatre vertus.

CONCLUSION. — Il y a quatre vertus morales qui sont principales ou cardinales, soit qu'on considère leurs principes formels, soit qu'on considère leurs sujets; ce sont la prudence, la justice, la tempérance et la force.

Réponse Il faut répondre que pour faire une énumération on peut considérer les choses d'après leurs principes formels ou d'après leurs sujets (4); et de ces deux manières on trouve qu'il y a quatre vertus cardinales. En effet le prin­cipe formel de la vertu dont nous parlons maintenant est le bien de la raison qu'on peut considérer de deux sortes : 4° Selon que ce bien consiste dans l'acte même de la raison, et alors il n'y a qu'une vertu principale qu'on appelle la prudence. 2° Selon qu'il se trouve appliqué à autre chose s'il se rapporte aux opérations, alors la vertu principale est la justice. S'il se rapporte aux passions , en ce cas il est nécessaire de distinguer deux vertus. Car il faut que la raison règle les passions d'après les répugnances qu'elles lui offrent, et cette répugnance peut avoir lieu de deux façons. Quelquefois elle s'élève quand la passion pousse à ce qui est contraire à la raison. Alors il faut que la passion soit réprimée, et c'est de là que la tem­pérance tire son nom. D'autres fois la passion éloigne au contraire de ce que la raison commande ; c'est ce que fait la crainte du péril ou du travail. Alors il est nécessaire que l'homme soit affermi dans ce que la raison lui prescrit afin qu'il ne s'en écarte pas, et c'est de là que la force tire son nom. — On trouve le même nombre de vertus en les considérant subjecti­vement. Car le sujet de la vertu dont nous parlons ici peut se considérer de quatre manières; ou il est raisonnable par essence tel qu'est l'entendement que la prudence perfectionne, ou il est raisonnable par participation, et il se divise alors en trois parties : la volonté qui est le sujet de la justice, le con­cupiscible qui est le sujet de la tempérance, et l'irascible qui est le sujet de la force.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prudence est absolument parlant plus noble que toutes les autres vertus (2); mais cela n'empêche pas les autres d'être des vertus principales, chacune dans leur genre.

2. Il faut répondre au second, que le sujet qui est raisonnable par participa­tion se divise en trois, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que toutes les autres vertus dont l'une est plus noble que l'autre se ramènent aux quatres vertus que nous venons de citer, et quant au sujet et quant à leurs raisons formelles (3).

(3) La magnanimité et la magnificence peuvent avoir, par exemple, une certaine supériorité par­ticulière ; mais la matière des vertus cardinales est plus générale.


ARTICLE III. — y a-t-il d'autres vertus qu'on doive appeler princi­pales plutôt que celles-la?


Objections: 1. Il semble qu'il y ait d'autres vertus qui doivent être plutôt appelées principales que les vertus cardinales. Car ce qu'il y a de plus élevé dans chaque genre semble être ce qu'il y a de plus noble. Or, la magnanimité fait ce qu'il y a de grand dans toutes les vertus, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). Donc la magnanimité doit être surtout considérée comme une vertu principale.

2. Ce qui affermit les autres vertus paraît être la vertu la plus principale. Or, l'humilité est de cette nature. Car saint Grégoire dit (in Ev. hom. vu) que celui qui réunit les autres vertus sans l'humilité, ressemble à celui qui porte des pailles au vent. Donc l'humilité semble être la vertu la plus importante.

3. Ce qu'il y a de plus parfait paraît être ce qu'il y a de plus important. Or, la patience est ce qu'il y a de plus parfait, d'après ces paroles de l'apôtre saint Jacques (Jc 1,4) : La patience est parfaite dans ses oeuvres. Donc la patience doit être considérée comme une vertu principale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron (Me. lib. ii, De invent.) ramène toutes les autres vertus à ces quatre vertus cardinales.

CONCLUSION. — Il n'y a que quatre vertus morales : la justice, la tempérance, la prudence et la force, qui méritent le nom de vertus cardinales et principales, parce qu'elles dominent les autres par leur généralité et parce que leur matière est plus noble et plus étendue que la leur.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), ces quatre ver­tus cardinales se distinguent d'après les quatre raisons formelles de là vertu dont nous nous occupons ici. Ces raisons existent principalement dans cer­tains actes ou dans certaines passions. Ainsi le bien qui consiste dans l'acte de la raison se trouve principalement dans l'ordre ou l'empire même de la raison, mais non dans le conseil, ni dans le jugement, comme nous l'avons dit (I-II 57,1-2 ; 57,5). De même le bien de la raison, considéré dans les opérations conformes à ce qui est juste et à ce qui est dû, se trouve principa­lement dans les échanges ou les partages qui se rapportent à autrui sur le pied de l'égalité. Le bien quia pour objet de réprimer les passions se trouve principalement dans les passions qu'il est le plus difficile de réprimer, c'est-à-dire dans les délectations grossières des sens. Le bien qui a pour but d'af­fermir la volonté dans le bien que la raison lui prescrit et de résister à l'impétuosité des passions, se trouve surtout dans les dangers de mort contre lesquels il est très-difficile de se tenir ferme et inébranlable. Nous pou­vons donc considérer de deux manières les quatre vertus que nous avons désignées : 1° Nous pouvons les considérer d'après leurs raisons formelles, universelles, et dans ce sens on appelle principales celles qui sont la source générale de toutes les autres. Ainsi toute vertu qui fait le bien d'après une considération purement rationnelle mérite le nom de prudence; toute vertu dont les actes ont pour objet de rendre ce qui est dû et de faire ce qui est juste, mérite le nom de justice; toute vertu qui calme les passions et qui les réprime, s'appelle tempérance ; et toute vertu qui fortifie l'esprit contre les passions quelles qu'elles soient reçoit le nom de force. C'est ainsi qu'un très grand nombre de philosophes et de Pères de l'Eglise parlent de ces vertus. Par là on voit que les autres leur sont subordonnées; ce qui coupe court à toute objection. 2° On peut considérer ces vertus selon la dénomination qu'elles empruntent à ce qu'il y a de principal dans la matière qui leur est propre. A ce titre elles sont des vertus spéciales distinctes des autres, mais elles sont principales relativement à elles. Par exemple, c'est la prudence qui commande ; c'est la justice qui règle ce qu'on se doit entre égaux ; c'est la tempérance qui modère les passions charnelles; c'est la force qui nous fortifie contre les périls de la mort. Toutes les objections tombent par là même : parce que les autres vertus peuvent être dominantes sous certains rapports, mais celles-ci le sont relativement à la matière (1), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(1) mais leur excellence ne provient pas de la matière à laquelle elles se rapportent.


ARTICLE IV. — les quatre vertus cardinales diffèrent-elles les unes des autres?

Objections: 1. Il semble que les quatre vertus que nous venons d'énumérer ne soient pas des vertus diverses et distinctes les unes des autres. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xxii, cap. 1) : La prudence n'est pas vraie, si elle n'est pas juste, tempérante et forte ; la tempérance n'est pas parfaite, si elle n'est pas forte, juste et prudente; la force n'est pas entière, si elle n'est pas prudente, tempérante et juste ; et la justice n'est pas réelle, si elle n'est pas prudente, forte et tempérante. Or, il n'en serait pas ainsi si les quatre vertus cardinales étaient distinctes les unes des autres. Car les différentes espèces du même genre ne servent pas ainsi réciproquement d'attribut l'une à l'autre. Donc ces vertus ne sont pas distinctes les unes des autres.

2. Quand deux choses sont distinctes l'une de l'autre, ce qui s'attribue à l'une ne s'attribue pas à l'autre. Or, on attribue à la force ce qui appartient à la tempérance. Car saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 36) que c'est avec raison qu'on donne le nom de force à cette vertu qui fait qu'on triom­phe de soi-même, et qu'on ne se laisse amollir et entraîner par aucun attrait. Et il dit de la tempérance (Ib. cap. 43 et 45), qu'elle règle et dirige tout ce que nous pensons devoir faire ou dire. Il semble donc que ces vertus ne soient pas distinctes l'une de l'autre.

3. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 4) que les conditions requises pour la vertu sont : 1° Qu'on sache ce qu'on fait. 2° Que l'action soit le résultat d'une détermination réfléchie et qu'elle ait un motif. 3° Qu'on s'attache d'une ma­nière ferme et invariable aux dispositions qu'on a déterminées. Or, la pre­mière de ces conditions semble appartenir à la prudence, qui est la droite raison de ce qu'on doit faire ; la seconde se rapporte à la tempérance, qui nous empêche de nous déterminer par passion, mais qui nous porte à agir par raison en mettant un frein aux passions; la troisième, qui fait que nous agissons en vue de notre fin légitime, implique une certaine droiture qui semble appartenir à la justice. Enfin la fermeté et l'invariabilité de nos dis­positions est un effet de la force. Donc toutes ces vertus sont des vertus gé­nérales relativement à toutes les autres, par conséquent elles ne sont pas distinctes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De mor. Eccl. lib. i, cap. 15) que la vertu se divise en quatre parties, selon les diverses affections que produit l'amour, et il ajoute que c'est de là que sortent les quatre vertus cardinales. Donc ces quatre vertus sont distinctes les unes des autres.

CONCLUSION. — Les quatre vertus cardinales sont distinctes les unes des autres, puisque chacune d'elles a sa matière spéciale.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), ces quatre vertus cardinales sont considérées par divers auteurs de deux manières. Les uns les considèrent comme indiquant certaines conditions générales de l'esprit humain qui se trouvent dans toutes les vertus. Ainsi la prudence ne serait rien autre chose qu'une certaine droiture de jugement qui se ma­nifesterait dans toutes les actions et à l'égard de toute espèce de matière. La justice serait cette droiture de l'esprit par laquelle l'homme fait ce qu'il doit en toute circonstance. La tempérance serait cette disposition de l'âme qui impose un frein à toutes les passions et à toutes les actions pour les em­pêcher d'aller au delà des limites qui doivent les circonscrire. Enfin la force serait une autre disposition qui affermit l'âme dans ce que la raison lui prescrit, et qui lutte ainsi contre l'impétuosité des passions ou contre la peine qu'on trouve dans l'action. Ces quatre distinctions n'impliquent pas une diversité d'habitudes vertueuses par rapport à la justice, la tempérance et la force. Car toute vertu morale par là même qu'elle est une habitude doit avoir une certaine fermeté afin de ne pas se laisser ébranler par ce qui lui est contraire, et c'est cette fermeté que nous avons dit qu'on attribuait à la force. Par là même qu'elle est une vertu, il faut qu'elle se rapporte au bien qui implique lui-même ce qui est droit, et ce qui est dû, c'est-à-dire ce que l'on dit appartenir à la justice. Enfin par là même que la vertu mo­rale participe à la raison, il faut qu'en toutes choses elle en suive la règle et qu'elle n'aille pas au delà, et c'est là ce qu'on rapporte à la tempérance. Il n'y a donc que le discernement ou le jugement qu'on attribue à la pru­dence qui paraisse une habitude distincte des trois autres; parce qu'il ap­partient à la raison par essence, tandis que les trois autres n'impliquent qu'une participation de la raison selon qu'elle s'applique d'une certaine ma­nière aux passions ou aux actions. Ainsi d'après cette théorie la prudence serait une vertu distincte des trois autres, mais celles-ci ne seraient pas dis­tinctes entre elles. Car il est évident que ce serait une seule et même vertu considérée comme habitude, comme vertu, et comme vertu morale. Mais d'autres auteurs considèrent avec plus de raison ces quatre vertus comme étant distinctes d'après leurs matières spéciales. En effet chacune d'elles se rapporte à une matière unique qui fait principalement ressortir le caractère général d'où elles tirent leur nom (1), comme nous l'avons dit (art. préc.). D'après cela il est évident que ces vertus sont des habitudes différentes que la diversité de leurs objets rend distinctes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Grégoire parle de ces quatre vertus prises dans la première acception. Ou bien on peut dire que ces quatre vertus servent d'attributs l'une à l'autre à cause de la récipro­cité de leur influence. Car ce qui appartient à la prudence reflue sur les autres vertus, puisqu'elles sont dirigées par elle, et les autres vertus influent les unes sur les autres par la raison que celui qui peut ce qui est le plus difficile peut ce qui l'est moins. Par conséquent celui qui peut réprimer les désirs des jouissances charnelles et les maintenir dans de justes bornes, ce qui est très-difficile, devient par là même plus apte à contenir l'audace dans le dan­ger de mort et à l'empêcher d'aller trop loin, ce qui est d'ailleurs beaucoup plus facile, et c'est en ce sens qu'on dit que la force est tempérante. On dit aussi que la tempérance est forte par suite de l'influence que la force exerce sur la tempérance. Car celui que la force rend ferme et inébranlable en pré­sence de la mort, ce qui est très-difficile, devient plus apte à résister ferme­ment à l'impétuosité des passions. Car, comme le dit Cicéron (De offic. lib. i), il n'est pas naturel que celui que la crainte n'a pu briser le soit par la cupidité, ni que celui que le travail n'a pu vaincre puisse être quelquefois vaincu par la volupté.

2. La réponse au second argument est par là même évidente. Car si la tem­pérance met des bornes en tout et que la force prémunisse l'esprit contre l'attrait des plaisirs, c'est parce que ces vertus désignent certaines conditions générales ou parce qu'elles influent les unes sur les autres, comme nous venons de le dire.

3. Il faut répondre au troisième, que ces quatre conditions générales qu'Aristote met à la vertu ne sont pas propres aux vertus (1) que nous avons indi­quées, mais elles peuvent leur être appropriées de la manière que nous avons dit (in corp. art.).

(1) Les conditions générales qu'Aristote désigne sont communes à toutes les vertus.


ARTICLE V. — est-il convenable de diviser les vertus cardinales en vertus politiques, épuratoires, épurées et exemplaires?


Objections: 1. Il semble qu'on ait à tort divisé ces quatre vertus en vertus exemplaires, épuratoires, épurées et politiques. Car, comme le dit Macrobe (Sup. Som. Scip. lib. i, cap. 8), les vertus exemplaires sont celles qui résident dans l'entendement divin. Or, Aristote dit (Eth. lib. x, cap. 8) qu'il est ridicule d'attribuer à Dieu la justice, la force, la tempérance et la prudence. Donc ces vertus ne peuvent être des vertus exemplaires.

2. Les vertus de l'esprit épuré sont celles qui existent sans passion. Car Macrobe dit : que la tempérance de l'esprit épuré consiste non pas à répri­mer les cupidités terrestres, mais à les oublier complètement; et la force consiste à ignorer les passions, mais non à les vaincre. Or, nous avons dit (I-II 59,2 59,5) que les vertus cardinales ne peuvent exister sans les passions. Donc elles ne peuvent être des vertus de l'esprit épuré.

3. Les vertus épuratoires sont les vertus de ceux qui fuient les choses humaines pour ne s'appliquer qu'aux choses divines. Mais cela paraît un vice. Car Cicéron dit (De ofíic. lib. i) : Ceux qui méprisent ce que la plupart admirent, les emplois et la puissance, non-seulement je ne les trouve pas dignes de louanges, mais je les crois au contraire répréhensibles. Donc il n'y a pas de vertus épuratoires.

4. On appelle vertus politiques celles par lesquelles les hommes de bien pourvoient aux intérêts de la république et protègent les villes. Or, il n'y a que la justice légale qui se rapporte au bien général, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 1). Donc on ne doit pas donner ce nom aux autres vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Macrobe dit (Sup. Som. Scip. lib. i, cap. 8) : Plotin, qui fut avec Platon le prince des philosophes, disait qu'il y a quatre genres de vertus : les premières sont les vertus politiques ; les secondes les vertus épuratoires ou purgatives ; les troisièmes celles qui appartiennent à l'esprit déjà purifié ; et les quatrièmes les vertus exemplaires.

CONCLUSION. — Parmi les vertus cardinales les unes sont politiques et les autres purgatives, les unes appartiennent à l'esprit purifié et les autres sont exemplaires.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De mor. Eccl. lib. i, cap. 6), il faut que l'âme imite quelque chose pour que la vertu puisse naître en elle, et ce quelque chose que nous devons imiter pour bien vivre, c'est Dieu. Il est donc nécessaire que l'exemplaire de la vertu humaine préexiste en Dieu comme les raisons de toutes choses préexistent en lui. Par consé­quent on peut considérer la vertu selon qu'elle existe exemplairement en Dieu, et c'est en ce sens qu'on dit que les vertus sont exemplaires. Ainsi la prudence en Dieu c'est son entendement divin ; la tempérance c'est le re­tour de son entendement sur lui-même, comme en nous on appelle tempérance ce qui rend le concupiscible conforme à la raison; la force de Dieu c'est son immutabilité ; et sa justice est l'observation de la loi éternelle dans ses oeuvres, comme le dit Plotin (cit. à Macrob. ut, sup.) — L'homme étant par sa nature appelé à vivre en société, ces vertus qui existent dans l'homme selon la condition de sa nature reçoivent le nom d’apolitiques quand l'homme en fait usage pour se bien conduire relativement à la société dont il est mem­bre. Nous en avons déjà parlé sous ce rapport. —Mais parce qu'il est aussi dans la nature de l'homme de s'élever, autant qu'il peut, vers les choses divi­nes, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 7), et que ceci d'ailleurs nous est fréquemment recommandé dans les saintes Ecritures, selon ces paroles de saint Matthieu (Mt 5,48) : Soyez parfaits comme votre Père céleste est par­fait; il est nécessaire d'admettre certaines vertus intermédiaires entre les vertus politiques qui sont des vertus humaines et entre les vertus exemplaires qui sont des vertus divines. Ces vertus se distinguent d'a­près la diversité de leur mouvement et de leur terme. Ainsi il y a les vertus de ceux qui s'élèvent et qui tendent à ressembler à Dieu, et ce sont celles qu'on appelle purgatives ou épuratoires. Telle est, par exemple, la prudence qui méprise toutes les choses mondaines pour contempler les choses divines et qui dirige exclusivement vers Dieu toutes les pensées de l'âme; telle est la tempérance qui néglige autant que la nature le permet tout ce qui est né­cessaire aux besoins du corps. La force fait alors que l'âme ne s'effraye pas de quitter le corps et d'aller dans un autre monde ; et la justice porte l'âme à se soumettre à toutes les lois qui peuvent la diriger dans la voie du salut où elle est entrée. — Enfin il y a des vertus qui sont celles de ceux qui sont par­venus à se rendre semblables à Dieu et qu'on appelle pour ce motif les ver­tus de l'esprit purifié ou vertus épurées. Alors la prudence ne contemple que les choses divines ; la tempérance ne connaît pas les cupidités de la terre ; la force ignore les passions, la justice fait une perpétuelle alliance avec l'enten­dement divin, en l'imitant. Ces vertus sont celles des bienheureux ou des âmes les plus parfaites qu'il y ait en ce monde (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle de ces vertus selon qu'elles se rapportent aux choses humaines ; par exemple de la justice qui a pour objet les ventes et les achats ; la force qui regarde la crainte ; la tempérance qui règle la concupiscence ; en ce sens il est ridicule de les attribuer à Dieu.

2. Il faut répondre au second, que les vertus humaines, c'est-à-dire les vertus des hommes qui vivent en ce monde, règlent les passions, tandis que les vertus de ceux qui sont arrivés à la béatitude parfaite sont sans passion (2). C'est ce qui fait dire à Plotin (loc. cit.) que les vertus politiques adoucissent les passions, c'est-à-dire qu'elles les ramènent à un juste milieu ; les vertus pur­gatives les détruisent; les vertus de l'esprit purifié les oublient, et qu'à l'é­gard des vertus exemplaires le mot de passion ne peut pas même être pro­noncé ; bien qu'on puisse d'ailleurs observer qu'en parlant des passions ce philosophe entend certains mouvements déréglés.

3. Il faut répondre au troisième, qu'abandonner les choses humaines quand il y a nécessité de s'en charger, c'est une faute, mais clans une autre circonstance c'est une vertu. Aussi Cicéron dit lui-même un peu avant le passage cité : qu'il ne faut pas faire un reproche à ceux qui ont consacré leur génie à l'étude, ni à ceux qui manquent de santé et qui ne pouvaient pour une cause grave s'oc­cuper des affaires publiques, s'ils ont laissé à d'autres le soin et la gloire d'ad­ministrer leur pays. Ce qui d'ailleurs est d'accord avec ces paroles de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 19) qui dit : L'amour de la vérité sanctifie le repos qu'il cherche; la charité se dévoue aux oeuvres de justice qu'elle accepte. S'il n'y a personne pour lui imposer ce fardeau, elle donne ses loi­sirs à la contemplation de la vérité; mais si on le lui impose elle le reçoit parce que la charité lui en fait un devoir.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il n'y a que la justice légale qui se rap­porte directement au bien général; mais elle peut v faire rapporter toutes les autres vertus par l'empire qu'elle exerce sur elles, comme le dit Aristote lui-même (Eth. lib. v, cap. 4). Car il est à remarquer que les vertus politiques telles que nous les comprenons ici ont pour objet non-seulement de bien agir dans l'intérêt général, mais encore de faire le bien relativement aux parties de la société entière, par exemple relativement à une maison ou à une per­sonne en particulier.

(1) Dans cet article saint Thomas reproduit pres­que les expressions de Macrobe qui expose le sen­timent de Piotin, ce qui prouve que les théologiens du moyen âge n'étaient pas aussi exclusifs qu'on l’a prétendu sous le rapport philosophique.
(2) Dans la gloire les bienheureux sont complètement affranchis du joug des passions.



QUESTION LXII.

DES VERTUS THÉOLOGALES.


Après avoir parlé des vertus cardinales, nous avons à nous occuper des vertus théologales. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il des vertus théo­logales? — 2° Les vertus théologales se distinguent-elles des vertus intellectuelles et morales? — 3° Combien y a-t-il de vertus théologales et quelles sont-elles? — 4° De leur ordre.

ARTICLE I. — y a-t-il des vertus théologales?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de vertus théologales. Car, comme le dit Aris­tote (Phys. lib. vu, cap. 47), la vertu est la disposition de ce qui est parfait à l'égard de ce qu'il y a de meilleur. Par parfait on entend ce qui est disposé conformément à la nature. Or, ce qui est divin est supérieur à la nature de l'homme. Donc les vertus théologales ne sont pas des vertus que l'homme puisse avoir.

2. On donne le nom de vertus théologales à des vertus qui sont en quel­que sorte divines. Or, les vertus divines sont des vertus exemplaires, comme nous l'avons dit (I-II 61,5), et ces vertus ne sont pas en nous, mais en Dieu. Donc les vertus théologales ne sont pas des vertus accessibles à l'homme.

3. On appelle vertus théologales celles qui nous mettent en rapport avec Dieu comme avec notre premier principe et avec notre fin dernière. Or, l'homme par la nature même de sa raison et de sa volonté se rapporte à son premier principe et à sa fin dernière. Donc nous n'avons pas besoin des habitudes des vertus théologales pour que notre raison et notre volonté se rap­portent à Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les préceptes de la loi ont pour objet des actes de vertu. Or, la loi de Dieu ordonne des actes de foi, d'espérance et de charité. Car il est écrit (Eccl. 2, 8) : Vous qui craignez Dieu, croyez en lui; espérez en lui; aimez-le. Donc la foi, l'espérance et la charité sont des vertus qui se rapportent à Dieu. Donc ce sont des vertus théologales.

CONCLUSION. — Indépendamment des vertus morales qui peuvent aider l'homme à arriver à sa fin naturelle, il y a d'autres vertus infuses qui lui sont nécessaires pour arriver à sa fin surnaturelle et qu'on appelle vertus théologales.

Réponse Il faut répondre que la vertu perfectionne l’homme relativement aux actes par lesquels il s'élève à la béatitude, comme nous l'avons prouvé (I-II m, art. o ; I-II n, art. 7 ; I-II 55,3). Or, il y a pour l’homme deux sortes de béatitude ou de félicité, comme nous l'avons dit (I-II m art. 2) (ad 4),.et (I-II m art. 5), et (I-II 5,5). L'une est proportionnée à sa nature, et il peut y parvenir au moyen de ses facultés naturelles. L'autre surpasse sa nature, et il ne peut l'atteindre que par la vertu divine selon qu'il participe à l'essence de Dieu, suivant le témoignage de saint Pierre (2P 1) qui dit que par le Christ nous avons été rendus participant de la nature divine. Et comme cette espèce de béatitude surpasse les forces de la nature humaine, les facultés naturelles par lesquelles l'homme peut faire le bien conformé­ment à sa nature ne suffisent pas pour l'élever jusqu'à cette félicité. C'est pourquoi il faut que Dieu surajoute à l'homme des principes qui lui permet­tent d'arriver à sa fin surnaturelle, comme il arrive à sa fin naturelle par les facultés qu'il a naturellement reçues, et ce sont ces principes qu'on ap­pelle des vertus théologales. On leur donne ce nom parce qu'elles ont Dieu pour objet en ce sens qu'elles nous rapportent directement à lui; ou parce qu'il n'y a que Dieu qui puisse les infuser en nous; ou enfin parce qu'il n'y a que la révélation divine qui nous les ait fait connaître au moyen des saintes Ecritures (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut attribuer une nature à une chose de deux manières (2). 1° Elle peut lui être attribuée essentiellement, et en ce sens les vertus théologales surpassent la nature humaine. 2° Elle peut lui être attribuée par participation, comme le bois enflammé participe de la nature du feu, et c'est de cette manière que l'homme participe à la nature divine, comme nous l'avons déjà dit (in corp. art.). Par conséquent ces ver­tus conviennent à l'homme selon la nature dont il participe.

2. Il faut répondre au second, qu'on ne dit pas que ces vertus sont divines comme si elles rendaient Dieu vertueux, mais on le dit parce qu'elles sont les moyens par lesquels Dieu nous rend vertueux et nous élève jusqu'à lui. Donc ce ne sont pas des vertus exemplaires, mais ce sont plutôt des vertus copiées ou imitées de ce divin modèle.

3. Il faut répondre au troisième, que la raison et la volonté se rapportent na­turellement à Dieu selon qu'il est le principe et la fin de notre nature et d'une manière proportionnée à la nature elle-même (3). Mais ces deux facultés ne peuvent par les forces de la nature s'élever jusqu'à lui selon qu'il est l'objet de la béatitude surnaturelle.

(1) C'est de là qu'est venu le mot théologale qui signifie discourt ou parole de Dieu parce que ces vertus ne nous sont connues que par la parole divine.                 1



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.60 a.5