I-II (trad. Drioux 1852) Qu.62 a.2

ARTICLE II. — les vertus théologales se distinguent-elles des vertus intellectuelles et morales (4)?


Objections: 1. Il semble que les vertus théologales ne se distinguent pas des vertus morales et intellectuelles. Car les vertus théologales quand elles sont dans l'âme humaine doivent la perfectionner, relativement à la partie intellec­tuelle ou relativement à la partie appétitive. Or, les vertus qui perfectionnent la partie intellectuelle sont appelées vertus intellectuelles, et celles qui per­fectionnent la partie appétitive reçoivent le nom de vertus morales. Donc les vertus théologales ne se distinguet pas des vertus morales et intellectuelles.

2. On appelle vertus théologales celles qui nous rapportent à Dieu. Or, parmi les vertus intellectuelles il y en a une qui nous rapporte à Dieu, c'est la sagesse qui a pour objet les choses divines, puisqu'elle contemple la cause la plus élevée. Donc les vertus théologales ne différent pas des vertus intel­lectuelles.

3. Saint Augustin dit (De mor. Eccl. lib. i, cap. 15) qu'il y a évidemment dans les quatre vertus cardinales un ordre d'amour. Or, l'amour est la cha­rité qu'on place parmi les vertus théologales. Donc les vertus morales ne se distinguent pas de ces vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est supérieur à la nature humaine se dis­tingue de ce qui en découle. Or, les vertus théologales sont supérieures à la nature de l'homme, tandis que les vertus intellectuelles et morales en sont l'effet, comme nous l'avons vu (I-II 58,4-5). Donc elles sont distinctes entre elles.

CONCLUSION. — Les vertus théologales ne sont pas de même espèce que les vertus morales et intellectuelles, parce que l'objet de celles-ci ne surpasse pas les forces de la nature humaine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 54,2), les ha­bitudes se distinguent sous le rapport de l'espéce en raison de la différence formelle des objets. Or, l'objet des vertus théologales, c'est Dieu qui est la fin dernière des êtres, et qui surpasse les connaissances de notre raison, tandis que l'objet des vertus morales et intellectuelles peut être compris par l'intelligence humaine. Donc les vertus théologales ne sont pas de la même espèce que les vertus morales et intellectuelles.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus intellectuelles et morales perfectionnent l'intellect et l'appétit de l'homme d'une manière proportionnée à sa nature, tandis que les vertus théologales les perfection­nent surnaturellement.

2. Il faut répondre au second, que la sagesse dont Aristote fait une vertu intellectuelle contemple les choses divines selon qu'elles sont accessibles à la raison humaine; tandis que la vertu théologale se rapporte à ces mêmes choses selon qu'elles surpassent notre raison.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique la charité soit amour, tout amour n'est cependant pas charité. Ainsi quand on dit que toute vertu est une espèce d'amour, on peut entendre par là ou l'amour en général ou la charité. Quand on entend l'amour en général, si l'on dit que toute vertu est une espèce d'amour, cela signifie que toutes les vertus cardinales suppo­sent nécessairement une affection quelconque, et l'on sait que l'amour est le principe et la raison de toute affection, comme nous l'avons dit (I-II 25,1-2). Mais si on entend parler de la charité, cela ne signifie pas que toute autre vertu soit essentiellement la charité elle-même, mais seulement que toutes les autres vertus dépendent de celle-là de quelque manière, comme nous le verrons (I-II 62,4 ; II-II 23,7-8).

(4) L'Ecriture nous montre dans une foule d'endroits la supériorité des vertus théologales sur les vertusmorales (1Co 12) : Et adhuc ex­cellentiorem viam vobis demonstro (1Co 2) : Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quae praeparávit Deus his qui diligunt illum (Is 64) : Oculus non vidit, Deus, absque te, quae proeparasti di­ligentibus te.


ARTICLE III. — est-il convenable de mettre. la foi, l'espérance et la charité au nombre des vertus théologales?


Objections: 1. Il semble qu'on ait tort de faire de la foi, de l'espérance et de la charité trois vertus théologales. Car les vertus théologales se rapportent à la béati­tude divine comme l'inclination de la nature à la fin qui lui est propre. Or, parmi les vertus qui se rapportent à la fin naturelle, il n'y en a qu'une seule qui soit naturelle, c'est l'intelligence des principes. Donc on ne doit admettre qu'une seule vertu théologale.

2. Les vertus théologales sont plus parfaites que les vertus intellectuelles et morales. Or, on ne place pas la foi parmi les vertus intellectuelles, mais on la considère comme quelque chose de moins qu'une vertu, puisqu'elle est une connaissance imparfaite. De même parmi les vertus morales on ne place pas l'espérance, mais on la regarde comme inférieure à une vertu, puisque c'est une passion. Donc à plus forte raison ne peut-on pas en faire une des vertus théologales.

3. Les vertus théologales rapportent l'âme de 1 homme à Dieu. Or, l'âme de l'homme ne peut être élevée à Dieu que par sa partie intellectuelle où résident l'intelligence et la volonté. Donc il ne doit y avoir que deux vertus théologales, l'une qui perfectionne l'intelligence et l'autre qui perfectionne la volonté.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Co 13,13) : Ces trois vertus, la foi, V espérance, la charité, existent maintenant.

CONCLUSION. — Il y a trois vertus théologales au moyen desquelles l'homme peut par son intelligence et sa volonté arriver à la béatitude surnaturelle ; ces trois vertus sont la foi, l'espérance et la charité.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), les vertus théolo­gales mènent l'homme à sa béatitude surnaturelle de la même manière que l'inclination de sa nature le mène à la fin qui lui est naturelle. Or, il arrive à sa fin naturelle par deux moyens : 1° par sa raison ou son intelli­gence, parce que cette faculté renferme les premiers principes généraux que nous connaissons par la lumière naturelle de l'intellect, et d'où la rai­son procède dans la spéculation aussi bien que dans la pratique; 2° par la droiture de la volonté qui tend naturellement au bien que la raison ap­prouve. Mais ces deux facultés ne peuvent s'élever à la béatitude surnatu­relle. Car, comme le dit l'Apôtre (1Co 2,9) : L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a pré­paré pour ceux qui l'aiment. Il faut donc que sous ce double rapport on ajoute surnaturellement à l'homme quelque chose qui lui permette d'arriver à sa fin surnaturelle. Et d'abord relativement à l'intellect il faut qu'on y surajoute des principes surnaturels qui soient perçus par la lumière divine, et ce sont ces principes qui sont les objets de la foi. Ensuite, par rapport à la volonté qui meut l'homme vers sa fin, il faut que son intention soit dirigée vers la fin surnaturelle comme vers une chose qu'elle peut atteindre, et c'est ce que fait l'espérance. Enfin la volonté doit s'unir à elle spirituelle­ment, et par suite de cette union se transformer en elle en quelque sorte, ce qui est l'effet de la charité. Car l'appétit ou le désir de tous les êtres se porte naturellement vers la fin qui leur est propre, et ce mouvement provient de la conformité qu'il y a entre les êtres et leur fin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'intellect a besoin d'espèces intelligibles par lesquelles il comprenne; c'est pour ce motif qu'il y a en lui une habitude naturelle surajoutée à la puissance. Au contraire la vo­lonté suffit par elle-même pour arriver naturellement à sa fin ; elle a tout ce qu'il faut sous le rapport de l'intention, comme sous le rapport de sa con­formité avec elle. Mais à l'égard de ce qui est au-dessus de la nature, aucune puissance ne peut par elle-même s'y élever. C'est pour cette raison qu'il faut qu'une habitude surnaturelle vienne se surajouter à l'intelligence ainsi qu'à la volonté.

2. Il faut répondre au second, que la foi et l'espérance impliquent une cer­taine imperfection ; parce que la foi a pour objet ce qu'on ne voit pas, et l’espérance ce qu'on ne possède pas ; par conséquent quand la foi et l'espé­rance se rapportent a des choses qui sont soumises à la puissance hu­maine, elles sont inférieures à la vertu. Mais avoir la foi et l'espérance à 1 égard de ce qui surpasse la nature humaine, c'est une chose qui est au dessus de toutes les vertus dont l'homme est capable, selon celte parole

de l'Apôtre (1Co 1,25) : La faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'appétit il y a deux choses: le mouvement vers la fin et sa conformité avec elle, qui est reflet de l'amour. Par conséquent il faut que dans l'appétit humain il y ait deux vertus théo­logales, l'espérance et la charité.


ARTICLE IV. — la foi est-elle avant l'espérance et l'espérance avant la charité (1)?


Objections: 1. Il semble que les vertus théologales ne soient pas ordonnées de telle façon que la foi soit avant l'espérance et l'espérance avant la charité. Car la racine est avant ce qui en sort. Or, la charité est la racine de toutes les vertus, selon ces paroles de l'Apôtre (Eph. m, 17) : Vous devez être enracinés et fondés dans la charité. Donc la charité est antérieure aux autres vertus.

2. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 37) : On ne peut aimer une chose si l'on ne croit qu'elle existe. Or, si l'on croit et si l'on aime, c'est en bien agissant qu'on parvient à espérer. Il semble donc que la foi précède la charité et la charité l'espérance.

3. L'amour est le principe de toute affection, comme nous l'avons dit (I-II 25,2). Or, l'espérance désigne une certaine affection ; car c'est une passion, comme nous l'avons vu (I-II 26,2). Donc la charité qui est l'amour précède l'espérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. En énumérant ces vertus l'Apôtre conserve cet ordre, car il dit (1Co 13,13) : La foi, l'espérance et la charité existent maintenant.

CONCLUSION. — Quoique dans l'ordre de perfection la charité qui est la forme et la racine de toutes les vertus soit avant l'espérance et la foi; cependant dans l'ordre de génération la foi précède l'espérance et l'espérance la charité.

(5) C'est ce que le concile de Trente a exprimé ainsi : Fides, nisi ad eam spes accedat, et charitas, neque unit perfecte cum Christo, neque corporis ejus vivum membrum efficit.
(•I) Le concile de Trente indique l'ordre de gé­nération de ces vertus tel que saint Thomas le démontre ici (sess. M, can. G).
(2) Pour l'ordre de perfection c'est précisément l'inverse; la forme est avant la matière; le par­fait avant l'imparfait.

Réponse Il faut répondre qu'on distingue deux sortes d'ordre, l'ordre de génération et l'ordre de perfection. Selon l'ordre de génération d'après lequel la matière est avant la forme, l'imparfait (2) avant le parfait, la foi précède, dans le même sujet, l'espérance, et l'espérance précède la charité relativement aux actes : car les habitudes son t infuses simultanément. En effet le mouvement appétitif ne peut se porter vers une chose par l'espérance ou l'amour qu'autant qu'elle a été perçue préalablement par les sens ou l'intellect. Or, l'intellect perçoit par la foi ce qu'il espère et ce qu'il aime-, par conséquent il faut que dans l'ordre de génération la foi précède l'espérance et la charité. De même un homme aime une chose, parce qu'il la considère comme son bien. Or, par là même que l'homme espère pouvoir retirer d'une chose un avantageai considère cet objet dans lequel il met son espérance comme son bien ; par conséquent de ce qu'il espère une chose il est disposé à l'aimer, et ainsi l'espérance précède la charité relativement à l'acte dans l'ordre de génération. Mais dans l'ordre de perfection la charité précède la foi et l'espérance, parce que la foi aussi bien que l'espérance tirent de la charité leur forme et acquièrent par elle leur perfection (3). Ainsi la charité est la mère de toutes les vertus et elle en est la racine, parce que toutes reçoivent d'elle leur forme, comme nous le di­rons (I-II 65,4 ; II-II 23,7-8).

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin parle en cet endroit de l'espérance que l'on a d'arriver à la béatitude à cause des mérites que l'on a déjà acquis, et c'est cette espérance qui résulte de la charité et qui reçoit d'elle sa forme; mais avant d'avoir la charité on peut espérer, et alors l'es­pérance ne repose pas sur les mérites qu'on possède, mais sur ceux qu'on peut acquérir.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (I-II 40,7), quand il s'agissait des passions, l'espérance se rapporte à deux choses: l'une, qui est son objet principal, est le bien même qu'on espère; relativement à ce bien l'amour précède toujours l'espérance, car on n'espère jamais un bien qu'autant qu'on le désire et qu'on l'aime. L'espérance se rapporte encore à celui dont on espère pouvoir obtenir un avantage, et alors l'espérance précède l'amour, bien qu'elle soit ensuite augmentée par l'a­mour lui-même. Car par là même que quelqu'un croit pouvoir obtenir quel­que bien par le moyen d'un autre, il commence à l'aimer, et l'amour qu'il a pour lui fait qu'ensuite il en espère davantage.



QUESTION LXIII.

DE LA CAUSE DES VERTUS.


Nous devons maintenant nous occuper de la cause des vertus. — A ce sujet quatre questions se présentent: l°La vertu vient-elle en nous de la nature? — 2° La réité­ration des actions peut-elle produire en nous une vertu? — 3° Y a-t-il des vertus morales qui soient infuses en nous? — 4° La vertu que nous acquérons par la réitération des actes est-elle de même espèce que la vertu infuse?


ARTICLE I. — la vertu est-elle produite en nous par la nature (4)?


Objections: 1. Il semble que la vertu soit produite en nous par la nature. Car d'après saint Jean Damascène (De fid.orth. lib. iii, cap. 44) : Les vertus sont naturelles et se trouvent également dans tous les hommes. Et saint Antoine dans son Discours aux Moines dit : Si la volonté change la nature, elle la pervertit : que l'homme conserve sa condition, et il sera vertueux. Et à l'occasion de ces paroles de saint Matthieu (Mt 4) : Circuibat Jésus, etc., la glose (Ord.) ajoute : Il enseigne les vertus naturelles, c'est-à-dire la justice, la chasteté, l'humilité que l'homme possède naturellement.

2. La vertu doit être conforme à la raison, comme nous l'avons dit (I-II 55,4) (ad 2). Or, ce qui est selon la raison est naturel à l'homme, puisque la raison est la nature même de l'homme. Donc la vertu est natu­relle à l'homme.

3. Nous appelons naturel ce qui est en nous depuis notre naissance. Or, il y a des vertus qui sont dans certains individus depuis leur naissance. Car il est dit dans Job (Job 31, 48) : La compassion a grandi avec moi dès mon enfance et elle est sortie avec moi du sein de ma mère. Donc la vertu est naturelle à l'homme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est naturel à l'homme est commun à tous les hommes et n'est pas détruit par le péché. Car ce qui est naturel subsiste même dans les démons, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, la vertu n'existe pas dans tous les hommes, et elle est détruite par le péché. Donc elle n'existe pas dans l'homme naturellement.

CONCLUSION. — La nature possède l'aptitude et la capacité de produire les vertus,

(1) Saint Paul a indiqué la solution de celte question par ces paroles (Ep 2) : Eramus naturd filii ira sicut et caeteri.

4. L'opinion d'Avicenne h l'égard de cet in­tellect agent a été réfutée (I 79,1).

mais elle ne les produit pas dans leur perfection, à l'exception des vertus théologales qui sont absolument indépendantes d'elle.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard des formes corporelles il y en a qui ont soutenu qu'elles provenaient absolument d'un principe intrinsèque et qu'elles étaient latentes dans le sujet qui les produisait; d'autres voulaient qu'elles dépendissent complétement d'un principe extrinsèque, et ils disaient qu'elles résultaient d'une cause séparée; enfin d'autres prétendaient qu'elles provenaient en partie d'une cause intrinsèque selon qu'elles préexistaient en puissance dans la matière, et qu'elles étaient en par­tie l'effet d'une cause extrinsèque selon qu'elles étaient réduites en acte par un agent. De même à l'égard des sciences et des vertus, il y en a qui ont supposé qu'elles provenaient totalement d'un principe intrinsèque, de telle sorte que toutes les vertus et toutes les sciences préexistent naturelle­ment dans l'âme. L'étude et le travail détruisent tous les obstacles qui s'op­posent à leur manifestation, obstacles qui proviennent de la tyrannie que le corps exerce sur l'esprit. C'est ainsi que le fer est rendu brillant par la lime. Cette opinion fut celle des platoniciens. D'autres ont avancé que les vertus et les sciences sont absolument l'effet d'un principe extrinsèque, c'est-à-dire qu'elles résultent de l'influence de l'intellect agent, et c'est le sentiment d'Avicenne (1). Enfin il y en a qui ont enseigné que nous avons natu­rellement l'aptitude d'acquérir des sciences et des vertus, mais que nous ne les possédons pas naturellement dans leur perfection, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 2), et c'est l'opinion la plus vraie. Pour s'en convaincre il faut observer qu'on dit qu'une chose est naturelle à un homme de deux manières : d'après la nature de l'espèce ; 2° d'après la nature de l'individu. Et comme tout être tire son espèce de sa forme et son individualité de sa matière, et que d'ailleurs la forme de l'homme est son âme raisonnable et sa matière son corps, il s'ensuit que ce qui convient à l'homme relativement à son âme rai­sonnable lui est naturel selon la nature de son espèce, et que ce qui lui est naturel conformément à la complexion particulière de son corps lui est na­turel selon la nature de son individu. Car ce qui est naturel à l'homme du côté du corps selon l'espèce se rapporte d'une certaine manière à l'âme, en ce sens que le corps se trouve proportionné à l'âme. Or la vertu est na­turelle à l'homme de ces deux manières quand on ne la considère que dans son commencement. Ainsi elle lui est naturelle selon la nature de l'espèce, en ce sens qu'il y a naturellement dans la raison de l'homme les principes généraux de ce qu'il doit savoir et de ce qu'il doit pratiquer, et ces principes sont en quelque sorte la semence des vertus intellectuelles et morales f2;., et que d'ailleurs il v a aussi dans sa volonté le désir naturel du bien que la raison approuve. Elle est naturelle aussi selon la nature de l'individu, en ce sens que d'après les dispositions du corps il y en a qui ont plus ou moins d'aptitude pour certaines vertus. Ainsi les facultés sensitives étant des actes de certaines parties du corps, selon que ces parties sont plus ou moins bien disposées elles favorisent ou entravent ces facultés dans leurs actes, et par conséquent elles favorisent ou entravent les facultés rationnelles au service desquelles sont les facultés sensitives. D'après cela les uns ont de l'aptitude pour la science, les autres pour la force, d'autres pour la tempérance. Et c'est ainsi que les vertus intellectuelles et les vertus morales sont naturellement en nous sui-

tin, ramène le système cartésien à sa véritable valeur, en reconnaissant ainsi dans l'âme une prédisposition innée, une faculté innée, mais non des idées innées.

vaut l'aptitude que nous avons primitivement pour les acquérir. Mais il n'en est pas de même de la consommation ou de la perfection de ces vertus; parce que la nature n'est déterminée qu'à une fin, tandis que la consommation de ces vertus ne dépend pas d'une seule espèce d'action, mais d'un très-grand nombre de causes qui varient selon la diversité de la matière sur laquelle ces vertus opèrent et selon la diversité des cir­constances. Il est donc évident que les vertus sont naturellement en nous selon l'aptitude et la capacité que nous avons de les acquérir, mais non à l'état de perfection (I), à l'exception des vertus théologales qui dépendent complètement d'un principe extrinsèque.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car les deux pre­miers arguments s'appuient sur ce que les semences des vertus sont natu­rellement en nous selon que nous sommes raisonnables, et le troisième repose sur les dispositions naturelles du corps que nous avons en nais­sant, et d'après lesquelles l'un est apte à la compassion, un autre à la tem­pérance, d'autres enfin à une autre vertu.


ARTICLE II. -— la vertu est-elle produite en nous par la réitération des actes ?


Objections: 1. Il semble que les vertus ne puissent être produites en nous parla réi­tération des actes. Car à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rom. 14) : Tout ce qui n'est pas de foi est péché, la glose extraite de saint Augustin (Or d. ex lib. Seni. cap. 104) dit : Toute la vie des infidèles est péché, et il n'y a rien de bon sans le souverain bien : là où fait défaut la connaissance de la vérité la vertu est fausse, même quand les moeurs seraient excellentes. Or, la foi ne peut s'acquérir par les oeuvres, mais c'est Dieu qui la produit en nous, d'après ces paroles de saint Paul (Ep 2,8) : Vous avez été sauvés par la grâce au moyen de la foi. Donc nous ne pouvons acquérir aucune vertu par la réitération des oeuvres.

2. Le péché étant contraire à la vertu n'est pas compatible avec elle. Or, l'homme ne peut éviter le péché que par la grâce de Dieu, d'après ces paroles de l'Ecriture (Sap. viii, 21) : J'ai appris que je ne pouvais être continent si Dieu ne m'accordait cette vertu. Donc il n'y a pas de vertus que puisse pro­duire en nous la réitération des oeuvres, mais elles ne peuvent être qu'un don de Dieu.

3. Les actes qui sont faits sans vertu ne peuvent avoir la perfection de la vertu. Or, l'effet ne peut pas être plus parfait que la cause. Donc la vertu ne peut pas être produite par des actes qui lui sont antérieurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que le bien a plus d'énergie que le mai. Or, les mauvaises actions produisent des habi­tudes vicieuses. Donc à plus forte raison les bonnes actions produisent-elles des habitudes vertueuses.

CONCLUSION. — Puisque les mauvaises actions produisent des habitudes vicieu­ses, à plus forte raison les bonnes actions produisent-elles des habitudes vertueuses.

(2 Saint Thomas établit en cet endroitles prin­cipes généraux d'après lesquels il détermine en quelles circonstances les acies peuvent produire des habitudes.

(Il Cette conclusion est applicable aux idées, ce qui d'ailleurs est parfaitement conforme à la doctrine de saint Thomas, qui yeut qu'on rai­sonne sur l'intelligence de la même manière que sur la volonté et réciproquement.

Réponse Il faut répondre que nous avons déjà parlé de la génération des habitudes par les actes d'une manière générale (2) (I-II 51,2-3). Mais nous avons à examiner cette même question en particulier relativement à la vertu. Or nous avons dit (I-II 55,4) que la vertu de l'homme le perfectionne par rapport au bien. Et puisque la nature du bien consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre, selon les expressions de saint Augustin (De nat. boni, cap. 3 et 4), ou dans le nombre, le poids et la mesure, pour parler le langage de l'Ecriture (Sg 11), il faut que le bien de l'homme se considère d'après une règle. Or, il y a deux sortes de règle, comme nous l'avons dit (I-II 19,3-4), la raison humaine et la loi divine. La loi divine étant la règle la plus élevée elle s'étend à un plus grand nombre de choses; par conséquent tout ce qui est réglé par la raison humaine l'est aussi par la loi divine, mais non réciproquement. Ainsi donc la vertu humaine qui se rapporte au bien qui a pour règle la raison peut être produite par des actes humains, puisque ces actes procèdent de la raison qui régit cette espèce de bien et qui en est la règle. Mais la vertu qui met l'homme en rapport avec le bien qui est réglé par la loi divine et non par la raison humaine ne peut être produite par les actes humains dont la raison est le principe; elle ne peut avoir d'autre cause que l'action de Dieu en nous. C'est pourquoi saint Augustin (Sup. Psalm. cxvin. Conc, xxvi), définissant cette espèce de vertu, dit que Dieu la produit en nous et sans nous (1).

Solutions: 1. Le premier argument repose sur cette espèce de vertu (2).

2. Il faut répondre au second, que la vertu infuse par Dieu, surtout si on la considère dans sa perfection, n'est pas compatible avec le péché mortel ; mais la vertu acquise par des moyens humains peut subsister après un péché et même un péché mortel, parce que l'usage de l'habitude qui est en nous est soumis à notre volonté, comme nous l'avons dit (I-II 49,3), et qu'un acte coupable ne peut détruire l'habitude d'une vertu acquise. Car un acte n'est pas directement contraire à une habitude. C'est pourquoi, bien que sans la grâce l'homme ne puisse pas éviter le péché mortel au point de ne pécher jamais mortellement, néanmoins il peut na­turellement acquérir l'habitude d'une vertu qui le détourne du mal le plus souvent, surtout quand il s'agit d'actions mauvaises qui sont absolument contraires à la raison (3). Il y a d'ailleurs certains péchés mortels que l'homme ne peut nullement éviter sans la grâce; ce sont ceux qui sont di­rectement opposés aux vertus théologales que la grâce a produites en nous. C'est ce que nous verrons plus clairement (art. seq.).

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. et quest. u, art. 1), les semences ou les principes des vertus acquises préexistent naturellement en nous. Ces principes sont en effet plus nobles que les vertus qu'on acquiert par leur intermédiaire. Ainsi l'intelligence des principes spéculatifs est plus noble que la science des conclusions ; et la droiture naturelle de la raison est plus noble que la droiture de l'appétit qui en est une conséquence, et c'est la droiture de l'appétit qui appartient à la vertu morale. Par conséquent les actes humains par là même qu'ils procèdent de principes plus élevés peuvent produire des vertus humainement acquises.


ARTICLE III. — y a-t-il des vertus morales qui soient en-nous par infusion (4)?


Objections: 1. Il semble qu'indépendamment des vertus, théologales il n'y ait pas d'autres vertus qui soient infuses par Dieu en nous. Car ce qu'il peut faire par les causes secondes Dieu ne le fait pas immédiatement, sinon par mi­racle, parce que, comme le dit saint Denis (De coel. hier. cap. 8, 10 et IS), Dieu se fait une loi de conduire les dernières choses par les moyennes. Or, les vertus intellectuelles et morales peuvent être produites en nous par nos actes, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc il n'est pas convenable qu'elles soient produites en nous par infusion.

2. Dans les oeuvres de Dieu on trouve encore moins que dans les oeu­vres de la nature quelque chose de superflu. Or, les vertus théologales suf­fisent pour nous faire parvenir au bien surnaturel. Donc il n'y a pas d'au­tres vertus surnaturelles que Dieu doive produire en nous.

3. La nature n'emploie pas deux agents pour faire ce qu'elle peut pro­duire par un seul, et Dieu les emploie encore moins. Or, Dieu a placé dans notre âme les semences des vertus, comme le dit la glose (Heb. i). Donc il n'est pas nécessaire qu'il produise en nous par infusion d'autres vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit de la Sagesse (Sg 8,7) qu'elle enseigne la sobriété et la justice, la prudence et la force.

CONCLUSION. — Non-seulement tes vertus théologales sont divinement infuses dans l'homme, mais encore les vertus morales et surtout celles qui élèvent l'homme d'une manière spéciale vers sa fin surnaturelle.

Réponse Il faut répondre que les effets doivent être proportionnés à leurs causes et à leurs principes. Or, toutes les vertus intellectuelles et morales que nous acquérons par nos actes procèdent de principes naturels qui préexis­tent en nous, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. et (I-II 51,1). Au lieu de ces principes naturels Dieu met en nous les vertus théologales qui nous mènent à notre fin surnaturelle, comme nous l'avons vu (I-II 57,3). Il faut donc que Dieu produise aussi en nous des habi­tudes qui répondent proportionnellement à ces vertus, et qui soient aux vertus théologales ce que sont les principes naturels aux vertus morales et intellectuelles (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à la vérité il y a des vertus mo­rales et intellectuelles que nos actions peuvent produire en nous, mais ces vertus ne sont pas proportionnées aux vertus théologales ; c'est pourquoi il faut que Dieu en produise d'autres immédiatement qui s'harmonisent avec elles.

2. Il faut répondre au second, que les vertus théologales suffisent pour com­mencer à nous mettre en rapport avec la fin surnaturelle, selon qu'elles tendent à Dieu immédiatement, mais l'âme a besoin d'être perfectionnée par d'autres vertus infuses à l'égard des autres choses par lesquelles elle est mise en rapport avec Dieu (2).

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu de ces principes qui existent naturellement en nous ne s'étend pas au delà de la nature, c'est pourquoi relativement à la fin surnaturelle l'homme a besoin d'être perfectionné par d'autres principes qui lui soient surajoutés.

(4) Scot n'est pas sur cette question du même avis que saint Thomas. Mais son sentiment a été censuré par quelques théologiens, d'après la défi­nition du concile de Vienne, sous Clément V. Voici les paroles du concile : Opinionem quae dicit tam parvulis quam adultis conferri in baptismo informantem gratiam et virtutes, tanquam probabiiiorem et dictis sanctorum et doctorum modernorum theologia! magis consonam et concordem, sacro approbante concilio, duximus eligendum
(I) C' est ce que rapporte le catéchisme romain (Pars ii, cap. 2, §5!)) : Huic additur nobilis­simus omnium virtutum comitatus, quae in animam cum gratiâ divinitus infunduntur.
(2) Les vertus théologales infuses le mettent en rapport avec sa fin dernière surnaturelle, il faut que les vertus morales infuses le mettent en rap­port avec les moyens qui mènent à cette fin.


ARTICLE IV. — LA VERTU ACQUISE PAR LA RÉITÉRATION DE NOS ACTES EST-ELLE PE MÊME ESPÈCE QUE LA VERTU INFUSE?


Objections: 1. Il semble que les vertus infuses ne soient pas d'une autre espèce que les vertus acquises. Car la vertu acquise et la vertu infuse ne semblent différer, d'après ce que nous avons dit, que par leur rapport avec la fin dernière. Or, les habitudes et les actes humaine ne tirent pas leur espèce de leur fin dernière, mais de leur lin prochaine. Donc les vertus morales ou intellectuelles infuses ne sont pas d'une autre espèce que les vertus acquises.

2. Les habitudes se connaissent par les actes. Or, l'acte de la tempérance infuse ou acquise est le même, car il consiste à modérer les convoitises charnelles. Donc ces vertus ne diffèrent pas d'espèce.

3. La vertu acquise et la vertu infuse diffèrent en ce que l'une est l'oeuvre immédiate de Dieu et l'autre de la créature. Or, l'homme que Dieu a formé est de même espèce que celui que la nature engendre, et l'oeil qu'il a donné à l'aveugle-né était de même espèce que celui qui se forme naturellement. Il semble donc que la vertu acquise soit de même nature que la vertu infuse.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Toute différence qui entre dans une définition en change l'espèce, une fois qu'elle est modifiée. Or, dans la définition de la vertu infuse on met que c'est celle que Dieu produit en nous sans nous, comme nous l'avons vu (I-II 55,4). Donc la vertu acquise à laquelle ce caractère ne convient pas n'est pas de même espèce que la vertu infuse.

CONCLUSION. — Puisqu'en parlant des vertus infuses on dit avec raison que Dieu les produit en nous sans nous, et qu'on ne peut pas dire la même chose des vertus acquises; les vertus morales qui sont infuses doivent nécessairement être d'une autre espèce que les vertus acquises.

Réponse Il faut répondre que les habitudes diffèrent d'espèce de deux manières. 1° D'après les raisons spéciales et formelles de leurs objets, comme nous l'avons dit (I-II 55,2). Or, l'objet d'une vertu quelconque est le bien considéré dans la matière qui lui est propre. Ainsi l'objet de la tempérance est le bien qu'on trouve dans les jouissances qui flattent les sens. La raison formelle de cet objet procède de la raison qui règle la mesure à garder dans ces jouissances, et son objet matériel est ce qui sollicite la concupiscence elle-même. Il est évident que la mesure imposée à ces concupiscences au nom de la raison est d'une autre nature que celle qui leur est imposée par la loi divine. Par exemple, à l'égard des aliments la raison nous défend seu­lement tout ce qui peut nuire à la santé du corps et troubler l'usage de notre entendement, tandis que la loi divine exige que l'homme châtie son corps et le réduise en servitude en s'abstenant de nourriture, de boisson, et d'autres choses semblables. D'où il est évident que la tempérance infuse et la tempérance acquise diffèrent d'espèce. Et il en est même des autres vertus. 2° Les habitudes diffèrent d'espèce selon les choses auxquelles elles se rapportent. Car la santé de l'homme n'est pas de même espèce que celle du cheval, à cause de la diversité de nature des sujets-dans lesquels elles se trouvent. Aristote dit dans le même sens (Pot. lib. iii, cap. 3) que les ver­tus des citoyens sont diverses selon qu'elles se rapportent à des gouverne­ments différents (1). De cette manière les vertus morales infuses qui ont pour but de rendre les hommes les concitoyens des saints et les serviteurs de Dieu ne sont pas de la même espèce que les vertus acquises qui ont pour fin de rendre l'homme apte aux choses terrestres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu infuse et la vertu ac­quise diffèrent non-seulement par rapport à leur fin dernière, mais encore par rapport à leurs objets propres, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au secon d, que la tempérance acquise et la tempérance in­fuse ne règlent pas les convoitises des sens de la même manière, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Par conséquent elles ne produisent pas le même acte.

3. Il faut répondre au troisième, que l'oeil que Dieu fit à l'aveugle-né était des­tiné aux mêmes fonctions que les yeux qui sont formés naturellement: c'est pour ce motif qu'il était de même espèce-, et la même raison existerait si Dieu voulait produire miraculeusement dans l'homme des vertus sem­blables aux vertus acquises. Mais ce n'est pas le sens de la proposition que nous discutons maintenant (1).



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.62 a.2