I-II (trad. Drioux 1852) Qu.63 a.4


QUESTION LXIY.

DU MILIEU DES VERTUS.

Nous avons actuellement à nous occuper des propriétés des vertus. Nous traiterons : 1° de leur milieu; 2° de leur enchaînement; 3" de leur égalité; 4" de leur durée. — Sur le milieu des vertus quatre questions se présentent : 1° Les vertus morales consistent- elles dans un milieu P — 2° Le milieu de la vertu est-il un milieu réel ou rationnel ? — 3° Les vertus intellectuelles consistent-elles dans un milieu? — 4" Les vertus théo­logales y consistent-elles aussi ?


ARTICLE I. — i.es vertus morales consistent-elles dans un milieu (2)?


Objections: 1. Il semble que la vertu morale ne consiste pas dans un milieu. Car ce qui est extrême répugne à la nature même du milieu. Or, il est dans la nature de la vertu d'être extrême. Car il est dit (De caelo, lib. i, text. 116) que la vertu est le dernier effort de la puissance. Donc la vertu morale ne consiste pas dans un milieu.

2. Ce qu'il y a de plus grand n'est pas un milieu. Or, il y a des vertus morales qui tendent à ce qu'il y a de plus grand. Ainsi la magnanimité a pour objet les plus grands honneurs et la magnificence les plus grandes dépenses, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2 et 3). Donc toute vertu morale ne consiste pas dans un milieu.

3. S'il est de l'essence de la vertu morale d'être dans un milieu, elle ne peut être perfectionnée, mais elle doit être altérée par sa tendance à l'ex­trême. Or, i l y a des vertus morales dont la perfection provient de ce qu'elles tendent à l'extrême. Ainsi la virginité, qui s'abstient de toutes les jouissances charnelles, est par là même une chose extrême, et c'est ce qui rend sa chas­teté parfaite. De même tout donner aux pauvres est l'oeuvre la plus par­faite de miséricorde ou de libéralité. Il semble donc qu'il ne soit pas de l'es­sence de la vertu morale de consister dans un milieu.

En sens contraire Mais c'est 1 q contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 6) que la vertu est une habitude d'élection qui consiste dans un juste milieu.

CONCLUSION. — Puisque la bonté de la vertu morale doit s'apprécier d'après sa conformité avec la raison et qu'elle ne peut s'écarter de cette règle que par excès ou par défaut, il est vrai de dire que toute vertu morale consiste dans un milieu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 55,3), la vertu porte par sa nature l'homme au bien. Or, la vertu morale perfectionne, à proprement parler, la partie appétitive de l'âme relativement à une matière déterminée. La mesure et la règle du mouvement appétitif par rapport aux objets qu'il désire, c'est la raison. Le bien de tout objet qui est mesuré et réglé consiste dans sa conformité avec sa règle-, comme le bien dans les oeuvres d'art consiste à suivre la règle de l'art lui-même. Par conséquent

Il ne s'agit dans cet article que des vertus surnaturelles qui sont toutes au-dessus de nos forces naturelles.

tote à éviter tout excès ; c'est-à-dire à faire tou­tes choses de la manière qu'il convient pour le temps, le lieu, le motif, et la substance même de l'oeuvre.

le mal résulte de la discordance qu'il y a entre l'objet et sa règle ou sa me­sure; ce qui provient soit de ce qu'il dépasse la mesure, soit de ce qu'il reste en deçà, comme on le voit manifestement à l'égard de toutes les choses qui sont réglées ou mesurées. C'est pourquoi il est évident que la perfection de la vertu morale consiste dans sa conformité adéquate avec la mesure de la raison (1). Or, il est manifeste que cette égalité ou cette conformité, c'est le milieu entre ce qui va au delà et ce qui reste en deçà. D'où il est clair que la vertu morale consiste dans un milieu.

Solutions: 1. IL faut répondre au premier argument, que la vertu morale tire sa bonté de la règle de la raison, tandis qu'elle a pour matière les passions ou les opé­rations. Par conséquent si l'on compare la vertu morale à la raison, sous ce rapport elle a le caractère d'un extrême (2), qui est sa conformité avec elle; le défaut et l'excès produisent un autre extrême (3) qui est le manque de conformité. Mais si l'on considère la vertu morale relativement àja ma­tière, alors elle à la nature d'un milieu en ce sens qu'elle ramène la passion à la règle de la raison. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6), que la vertu considérée dans sa substance, c'est-à-dire comme la règle de la matière qui lui est propre, est un milieu, mais que considérée par rap­port à ce qu'il y a de mieux et à ce qui est bien, elle est un extrême, c'est-à- dire qu'elle a ce caractère d'après sa conformité avec la raison.

2. Il faut répondre au second, que le milieu et les extrêmes se considèrenf dans les actions et les passions selon les diverses circonstances. Ainsi rien n'empêche que ce qu'il y a d'extrême dans une vertu par rapport à une cir­constance, ne soit un milieu relativement à d'autres circonstances, par suite de sa conformité avec la raison. Et c'est précisément ce qu'il en est de la magnificence et de la magnanimité. Car si on considère la valeur absolue des choses auxquelles tend celui qui est magnifique et magnanime, on dira que ces choses sont ce qu il y a de plus grand et de plus extrême ; mais si on les considere comparativement à d'autres circonstances, alors on les regardera comme un milieu; parce que ces vertus ne portent l'homme à ces choses que raisonnablement, c'est-à-dire, où il faut, quand il faut, et pour le motif qu'il faut. Il y a excès si on tend à la grandeur quand il ne faut pas, où il ne faut pas, ou pour des motifs qui ne conviennent pas (4). Et il y a défaut sion n'y tend pas où il faut et quand il faut (5). C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3j, que le magnanime, quoiqu'il soit extrême par la grandeur, se trouve dans le juste milieu parce qu'il qu'il doit être.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit raisonner sur la virginité et la pauvreté comme sur la magnanimité. Car la virginité s'abstient de tous les plaisirs sensuels, et la pauvreté sacrifie toutes les richesses pour un bon motif et pour une bonne fin, c'est-à-dire pour obéir à la loi de Dieu, et ar­river à la vie éternelle. Mais si on fait ces mêmes choses dans de mauvaises vues, par exemple pour suivre une superstition défendue, ou par vaine gloire, elles cessent d'être une vertu. Au contraire si on ne les fait pas quand il faut, ou de la manière qu'il faut, on pèche par défaut, comme on le voit par ceux qui transgressent leur voeu de virginité ou de pauvreté.

(o Cet extrême est opposé au premier. La même vertu peut donc être tout à la fois extrême et milieu, soit qu'on la considère par rapport à la raison ou par rapport aux actions et aux pas­sions qui sont sa matière.

On tombe alors dans la prodigalité.

On devient lâche de coeur.

ARTICLE II. — le milieu de la vertu morale est-il un milieu réel ou


rationnel?

Objections: 1. Il semble que le milieu de la vertu morale ne soit pas un milieu ration­nel, mais un milieu réel. Car le bien de la vertu morale consiste dans un milieu. Or, le bien ou la perfection, comme le dit Aristote (Met. lib. vi, text. 8). est dans les choses elles-mêmes. Donc le milieu de la vertu morale est un milieu réel.

2. La raison est la faculté qui perçoit. Or, la vertu morale ne consiste pas dans le milieu des perceptions, mais plutôt dans le milieu des opérations et des passions. Donc le milieu de la vertu morale n'est pas un milieu ration­nel, mais un milieu réel.

3. Le milieu pris selon la proportion arithmétique ou géométrique est un milieu réel. Or, tel est le milieu de la justice, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 3). Donc le milieu de la vertu morale n'est pas un milieu ration­nel, mais réel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 6) que la vertn morale consiste dans un milieu que la raison détermine par rapport à nous.

CONCLUSION. — Le milieu dans lequel on dit que la vertu morale consiste n'est pas un milieu rationnel qui existe dans l'acte de la raison et qui le perfectionne, mais c'est un milieu qui consiste dans la chose elle-même selon qu'elle est conforme à la droite raison.

Réponse Il faut répondre que le milieu rationnel peut s'entendre de deux maniè­res : 4° selon qu'il existe dans l'acte même de la raison, comme si l'acte même de la raison était ramené à un certain milieu par la vertu morale. La vertu morale ne perfectionnant pas l'acte de la raison, mais l'acte de la puissance appétitive, il s'ensuit qu'elle ne ramène pas ainsi la raison au degré qui lui convient. 2° On peut donner le nom de milieu rationnel à celui que la raison établit dans une matière quelconque. En ce sens tout milieu d’une vertu morale est un milieu rationnel, parce que, comme nous l'avons vu (art. préc.), on dit que la vertu morale consiste dans un milieu selon sa conformité avec la droite raison. Mais il arrive quelquefois que le milieu rationnel est aussi le milieu réel. Dans ce cas il faut que le milieu de la vertu morale soit un milieu réel, comme il arrive dans la justice. D'au­tres fois le milieu ralionnel n'est pas le milieu réel, mais il est considéré rela­tivement à nous. Tel est le milieu dans toutes les autres vertus morales. La raison en estque la justice se rapportant à des opérations qui consistent dans des choses extérieures où l'on doit considérer le droit absolument en lui-même, comme nous l'avons dit (I-II 60,2), il s'ensuit que le milieu rationnel se confond dans cette circonstance avec le milieu réel, puisque la justice donne à chacun ce qui lui est dû, ni plus, ni moins (4). Au con­traire, les autres vertus morales se rapportent aux passions intérieures à l'égard desquelles on ne peut fixer le droit de la même manière, parce que les hommes ont à l'égard des passions des rapports divers (2). C'est pour­quoi il faut que la raison règle les passions de différente façon selon que nous en sommes affectés.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car les deux pre-

dispositions intellectuelles de chacun. Ce qui est tempérance pour l'un est excès pour l'autre ; ce qui est libéralité pour un riche est prodigalité pour celui qui a moins de fortune.

miers raisonnements reposent sur le milieu rationnel tel qu'il est dans l'acte même de la raison, et le troisième ^appuie sur le milieu de la justice.

ARTICLE III. — les vertus intellectuelles consistent-elles dans un milieu ?


Objections: 1. Il semble que les vertus intellectuelles ne consistent pas dans un mi­lieu. Car les vertus morales consistent dans un milieu selon qu'elles sont con­formes à la règle de la raison. Or, les vertus intellectuelles sont dans la raison elle-même et par conséquent elles ne paraissent pas avoir une règle supé­rieure. Donc les vertus intellectuelles ne consistent pas dans un milieu.

2. Le milieu de la vertu morale est déterminé par la vertu intellectuelle. Car Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 6) que la vertu consiste dans un milieu déter­miné par la raison telle que le sage le déterminerait. Si donc la vertu intel­lectuelle consiste aussi dans un milieu, il faut que ce milieu soit déterminé par une autre vertu, et on ira ainsi de vertus en vertus indéfiniment. »

3. Le milieu consiste, à proprement parler, entre les contraires, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 22 et 23 . Or, il ne semble pas que dans l'in­tellect il y ait aucune contrariété possible, puisque les contraires, selon qu'ils sont dans l'intellect, cessent d'être opposés et sont simultanément compris, comme le blanc et le noir, ce qui est sain et ce qui est malade. Donc dans les vertus intellectuelles il n'y a pas de milieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'art, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 3 et 4), est une vertu intellectuelle, et d'après ce même philosophe (Eth. lib. ii, cap. G) il y a dans l'art un milieu. Donc la vertu intellectuelle consiste dans un milieu.

CONCLUSION. — Non-seulement la vertu morale, mais encore la vertu intellec­tuelle a sa mesure, et par suite de sa conformité avec elle on reconnaît qu'il y a en elle un milieu.

Réponse Il faut répondre que la perfection d'une chose consiste dans un milieu toutes les fois qu'elle résulte de sa conformité avec une règle ou une mesure, au delà et en deçà de laquelle on peut se trouver, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, la vertu intellectuelle se rapporte au bien ou à la perfection comme la vertu morale, ainsi que nous l'avons vu (I-II 55,3), par conséquent la perfection de la vertu intellectuelle dépend d'une mesure et elle a ainsi es­sentiellement un milieu. En effet le bien de la vertu intellectuelle est le vrai. Le vrai de la vertu spéculative se prend dans un sens absolu, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2), tandis que le vrai de la vertu pratique résulte de sa conformité avec la rectitude de l'appétit. Le vrai pour notre intellect pris absolument a pour mesure la réalité elle-même. Car la réalité est la me­sure de notre intellect, d'après ces paroles d'Aristote (Met. lib. x, text. 5): Selon qu'une chose est ou n'est pas, la vérité se trouve dans nos opinions et dans nos discours. Ainsi donc le bien de la vertu intellectuelle spécula­tive consiste dans un milieu d'après sa conformité avec la réalité même (1), selon qu'elle affirme l'existence de ce qui est, et la non-existence de ce qui n'est pas, ce qui constitue la nature du vrai. Mais il y a excès quand on affirme faussement l'existence de ce qui n'est pas, et il y a défaut quand on nie faussement l'existence de ce qui est. — Quant au vrai de la vertu intel­lectuelle pratique, si on le considère pap rapport à la réalité il a la nature ou le caractère d'un objet mesuré. Par conséquent par rapport à la réalité il y a un milieu dans les vertus intellectuelles pratiques comme dans les vertus spéculatives, mais relativement à l'appétit il a la nature d'une règle etd'unemesure. Ainsi le milieu qui appartient à la vertu morale est le même que celui qui appartient, à la prudence (1); c'est la droiture de la raison. Mais il y a cette différence que ce milieu se rapporte à la prudence comme à la règle et à la mesure, tandis quil appartient à la vertu morale comme à ce qui est mesuré et réglé. De même l'excès et le défaut doivent s'enten­dre de part et d'autre dans un sens différent.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu intellectuelle a sa me­sure (2), comme nous l'avons dit (in corp. art.), et que d'après sa confor­mité avec elle il y a en elle un milieu.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'est pas nécessaire d'aller indéfiniment de vertus en vertus -, parce que la mesure et la règle de la vertu intellec­tuelle n'est pas un autre genre de vertu, mais la réalité même (3).

3. Il faut répondre au troisième, que les choses contraires ne produisent pas de contrariété dans l'entendement, parce que l'une est un moyen de con­naître l'autre; néanmoins il y a dans l'intellect une opposition entre l'affir­mation et la négation qui sont des contraires, comme le dit Aristote (Periher. lib. ii, cap. ult.). Car quoique l'être et le non-être ne soient pas contraires, mais contradictoires, si on considère les choses qu'ils signifient, telles qu'elles sont dans la réalité, puisque l'une est l'être et l'autre purement le non-être, cependant si on les considère par rapport à l'âme qui les perçoit (i), elles éta­blissent l'une et l'autre quelque chose de positif. C'est pourquoi l'être et le non-être sont contradictoires, tandis que l'opinion d'après laquelle nous pensons que le bien est bien est contraire à celle d'après laquelle nous pen­sons que le bien n'est pas bien ; et la vertu intellectuelle est le milieu qui se trouve entre ces contraires.

ARTICLE IV. — les vertus theologales consistent-elles dans un

milieu ?

Objections: 1. Il semble que la vertu théologale consiste dans un milieu. Car la per­fection des autres vertus consiste dans un milieu, et la vertu théologale est plus parfaite que les autres. Donc à plus forte raison la vertu théologale consiste-t-elle dans un milieu.

2. Le milieu de la vertu morale résulte de ce que notre appétit a la rai­son pour règle, et le milieu de la vertu intellectuelle de ce que notre enten­dement est réglé par la réalité des objets qu'il perçoit. Or, la vertu théolo­gale perfectionne l'intellect et l'appétit, comme nous l'avons dit (I-II 62,3). Donc la vertu théologale consiste aussi dans un milieu.

3. L'espérance qui est une vertu théologale tient le milieu entre le déses­poir et la présomption. De même la foi tient le milieu entre des hérésies contraires, comme le dit Boèce (De duabus nat.). Car en reconnaissant dans le Christ deux natures et une personne nous tenons le milieu entre l'hérésie de Nestorius qui admettait deux personnes et deux natures et celle d'Eutychès qui prétendait qu'il n'y avait qu'une personne et qu'une nature. Donc la vertu théologale consiste dans un milieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Dans toutes les circonstances où la vertu consiste dans un milieu, il arrive qu'on pèche par excès comme par défaut. Or, à l'égard de Dieu qui est l'objet de la vertu théologale on ne peut pécher par excès. Car

(•)) Le milieu des vertus intellectuelles prati­ques, comme la prudence, la médecine, etc., est nn milieu rationnel. C'est à la raison à le déter­miner.
(2) Cette mesure n'est pas la raison, mais la vérité telle qu'elle est en elle-même.
(5: Dont la nature est un fait primitif et irré­ductible.
(i) Kl les sont contraires dans l'entendement, quoiqu'elles soient seulement contradictoires dans les choses, parce que l'entendement ne peut les connaître sans leur donner quelque entité (aliquid esse).
il est écrit (Eccl. 43,33) : Vous qui bénissez le Seigneur, exaltez-le autant que vous le pourrez; car il est au-dessus de toutes louanges.

CONCLUSION. — On dit que les vertus théologales consistent dans un milieu, non par elles-mêmes, mais par accident et relativement à nous.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), le milieu de la vertu s'entend de sa conformité avec sa règle ou sa mesure qui est telle qu'on peut la dépasser ou rester en deçà. Or, on peut entendre de deux ma­nières la règle ou la mesure de la vertu théologale. 1° Elle peut se rapporter à la nature même de la vertu ; en ce sens la mesure et la règle de la vertu théolo­gale, c'est Dieu lui-même. Car notre foi a pour règle la vérité divine : notre cha­rité sa bonté ; notre espérance la grandeur de sa toute-puissance et de sa piété. Cette mesure surpassant toutes les forces humaines, il s'ensuit que l'homme ne peut jamais aimer Dieu autant qu'il doit être aimé, ni croire ni espérer en lui autant qu'il doit y croire et y espérer. Par conséquent il ne peut pas y avoir en cela d'excès. D'où il résulte que la perfection de la vertu théolo­gale ne consiste pas dans un milieu, mais que ces vertus sont d'autant plus excellentes qu'elles se rapprochent davantage du degré le plus élevé. 2° On peut considérer la règle ou la mesure de la vertu théologale relativement à nous. Car quoique nousdevions nous porter vers Dieu autant que nous le pouvons, cependant nous devons régler notre foi, notre espé­rance et notre charité d'après notre condition, et ainsi il peut y avoir par accident un milieu dans les vertus théologales quand on les considère par rapport à nous (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la perfection des vertus intel­lectuelles et morales consiste dans un milieu qui résulte de leur conformité avec une règle ou une mesure qu'on peut dépasser; mais qu'il n'en est pas de même des vertus théologales prises dans un sens absolu, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les vertus morales et intellectuelles per­fectionnent notre intellect et notre appétit par rapport à la mesure et à la règle créée, tandis que les vertus théologales les perfectionnent par rapport à la mesure et à la règle incréée ; par conséquent il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance tient le milieu entre la pré­somption et le désespoir par rapport à nous, en ce sens qu'on appelle pré­somptueux celui qui espère de Dieu unbien qui est au-dessusde sa condition ou qui n'en espère pas ce que sa condition lui permet d'espérer ; mais, rela­tivement à Dieu dont la bonté est infinie, l'espérance ne peut être excessive. De même la foi tient le milieu entre des hérésies contraires, non par rapport à son objet qui est Dieu et en qui on ne peut croire trop vivement, mais comme toute opinion humaine tient le milieu entre des opinions con­traires (2), ainsi que nous l'avons dit (art. 2 et 3 ad 3).

(1 ) On dépasserait ce milieu si on se livrait à la pratique de ces vertus au point de compromettre sa santé , ou si on le faisait dans un temps qui ne serait pas convenable, comme celui qui s'occupe­rait de la contemplation au lieu de songer à ses affaires domestiques.
(2) Le dogme catlíolique se trouve par exemple entre l'arianisme qui a admis en Dieu une trinité de substances avec la trinité des personnes et ^ dans le sabellianisme qui a affirmé l'unité de per­sonne et l'unité de substance.



QUESTION LXV.

DE LA CONNEXION DES VERTUS.

Après avoir parlé du milieu des vertus, nous avons maintenant à nous occuper de leur connexion. — A ce sujet il y a cinq questions qui se présentent : 1° Les vertus morales sont-elles unies entre elles ?—2° Les vertus morales peuvent-elles exister sans la charité ? 3" La charité peut-elle exister sans elles ? — 4° La foi et l'espérance peuvent-elles exister sans la charité? — 5U La charité peut-elle exister sans elles?

Article 1. — les vertus morales sont-elles unies entre elles (1)?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales ne soient pas nécessairement connexes. Car les vertus morales sont quelquefois l'effet des actes aux­quels on s'exerce, comme le prouve Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2). Or, on peut s'exercer aux actes d'une vertu sans s'exercer aux actes d'une autre. Donc on peut avoir une vertu morale sans avoir les autres.

2. La magnificence et la magnanimité sont des vertus morales. Or, on peut avoir d'autres vertus morales sans avoir celles-là. Car Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 2 et 3) que le pauvre ne peut pas être magnifique, quoiqu'il puisse avoir d'autres vertus, et que celui qui n'est capable que de choses peu con­sidérables et qui se juge lui-même tel est sans doute un homme sensé, mais qu'il n'est pas magnanime. Donc les vertus morales ne sont pas unies entre elles.

3. Comme les vertus morales perfectionnent la partie appétitive de l'àme, de même les vertus intellectuelles perfectionnent la partie intellectuelle. Or, les vertus intellectuelles ne sont pas unies entre elles; car on peut avoir une science sans en avoir une autre. Donc les vertus morales ne sont pas non plus unies entre elles.

4. Si les vertus morales étaient connexes ce ne serait que parce qu'elles s'unissent dans la prudence. Or, cela ne suffit pas pour que cette connexion existe; car il semble qu'on peut être prudent par rapport aux actions qui appartiennent à une vertu sans être prudent à l'égard des ac­tions qui appartiennent à une autre; comme on peut avoir l'art de faire certaines choses sans avoir l'art d'en faire d'autres. Et puisque la prudence est la droite raison des actions que l'on doit faire, il n'est pas nécessaire que les vertus morales soient connexes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (In Luc. cap. 6) : Les vertus sont tellement liées et enchaînées entre elles, que celui qui en a une paraît en avoir plusieurs. Saint Augustin dit aussi (De Trin. lib. vi, cap. 4) que les vertus qui sont dans l'esprit de l'homme ne sont séparées aucunement l'une de l'autre. Et d'après saint Grégoire (Moral, lib. xxii, cap. 1) une vertu n'existe pas sans les autres, ou bien elle est absolument nulle ou impar­faite. Cicéron exprime ainsi la même pensée (De Tuscul. quaest. lib. vii) : Si vous avouez qu'il y a une vertu que vous ne possédez pas, il faut recon­naître que vous n'en avez aucune.

CONCLUSION. — Les vertus morales parfaites doivent être nécessairement si étroi­tement unies entre elles que l'une ne puisse exister sans l'autre.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer la vertu morale comme parfaite

et l'espérance peuvent exister sans la charité. Quant aux vertus morales infuses, il est certain qu'elles sont connexes puisqu'elles sont des pro­priétés de la grâce qui les introduit en nous.

ou imparfaite. La vertu morale imparfaite, comme la tempérance ou la force, n'est rien autre chose que l'inclination que nous avons à faire des oeuvres en rapport avec ces vertus, soit que cette inclination ait été pro­duite en nous parla nature, soit qu'elle résulte de la réitération de nos actes. Les vertus morales prises en ce sens ne sont pas unies entre elles. Car nous voyons que celui que sa constitution naturelle ou la coutume a rendu apte aux oeuvres de libéralité n'est pas toujours propre à pratiquer la chasteté. Mais la vertu morale parfaite est une habitude qui nous porte à accomplir toutes sortes de bonnes oeuvres. Dans ce sens on doit reconnaître que toutes les vertus morales sont'unies entre elles, et c'est le sentiment de presque tous les auteurs (1). On en donne deux raisons selon la manière dont on distingue les vertus cardinales. Car, comme nous l'avons dit (I-II 61,3-4), il y en a qui les distinguent d'après les condi­tions générales des vertus, de telle sorte que la discrétion appar­tienne à la prudence, la droiture à la justice, la modération à la tempé­rance, la fermeté d'esprit à la force, quelle que soit la matière dans laquelle on les considère. D'après cette théorie la connexion des vertus est mani­feste. Car la fermeté n'est une vertu qu'autant que la modération, la droiture ou la discrétion l'accompagnent, et il en est de même des autres. Saint Grégoire explique ainsi l'union des vertus quand il dit (Moral, lib. xxii, cap. 1) que les vertus si elles sont séparées ne peuvent être parfaites dans leur essence, parce que la prudence n'est pas véritable, si elle n'est pas juste, tempérante et forte. Il parle de même des autres vertus. Saint Augus­tin donne aussi la même raison (De Trin. lib. vi, cap. 4). — D'autres distin­guent les vertus morales d'après leurs matières. C'est en ce sens qu'Aristote explique leur connexion (Eth. lib. vi, cap. ult.). Car, comme nous l'avons dit (I-II 58,4), on ne peut avoir aucune vertu morale sans la pru­dence, parce que le propre de la vertu morale c'est de faire un choix conve­nable, puisqu'elle est une habitude élective. Pour faire un choix convenable il ne suffit pas d'être porté vers une fin légitime, ce qui est l'effet direct de l'habitude de la vertu morale, mais il faut encore qu'on choisisse directement les moyens (2), ce qui est l'effet de la prudence qui conseille, juge et or­donne tout ce qui se rapporte à la fin. De même la prudence ne peut exister si l'on n'aies vertus morales, puisque la prudence est la droite raison des choses que l'on doit faire, et qu'à ce titre elle a pour principes de ses déduc­tions les fins pratiques avec lesquelles chacun est mis en bon rapport par les vertus morales. Ainsi comme la science spéculative ne peut exister sans l'intelligence des principes, de même la prudence ne peut exister sans les vertus morales. D'où il suit évidemment que les vertus morales sont unies entre elles.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des vertus morales qui perfectionnent l'homme selon sa condition commune, c'est-à-dire par rap­port à toutes les choses que l'on doit faire communément pendant toute la vie. Il faut donc qu'il s'exerce simultanément sur ce qui fait la matière de toutes les vertus morales. Et si en faisant le bien il s'exerce à l'égard de toutes ces vertus, il acquerra l'habitude de chacune d'elles. Mais si en fai­sant des bonnes oeuvres il ne s'exerce .que sur une matière et pas sur une

(t) Ce sentiment Je saintl'homas est encore au­jourd'hui le plus généralement suivi par les théo­logiens, malgré l'opposition de Scotct de ses disci­ples.
(2) Il faut que l'appétitjsoit droit relativement a toutes les fins particulières qui sont propres à chaque vertu. Ainsi il appartient à la justice de rendre la volonté droite par rapport à ce qu'on doit à autrui ; il appartient à la force de la' pré­munir contre l'audace et la crainte, etc.
autre, par exemple s'il ne s'occupe que de réprimer la colère et non la con­cupiscence, il acquerra une habitude par laquelle il pourra contenir cette pre­mière passion, mais il n'aura pas pour cela la vertu (1), parce qu'il manquera de la prudence que la concupiscence détruit ; car les inclinations naturelles ne sont pas des vertus parfaites, quand la prudence leur fait défaut. Mais il v a des vertus morales qui perfectionnent l'homme par rapport à un état émi- nent, telles que la magnificence et la magnanimité. Comme chacun ne rencon­tre pas communément l'occasion de pratiquer ces vertus, on peut avoir les autres vertus morales sans posséder actuellement l'habitude de celles-là, quand il s'agit des vertus acquises. Mais quand on a acquis les autres ver­tus, on possède du moins celles-là en puissance et d'une façon prochaine. Car quand quelqu'un a pratiqué la libéralité en faisant des dons et des dé­penses médiocres, s'il lui vient de l'argent en abondance, il acquerra sans peine l'habitude de la magnificence : comme un géomètre arrive sans grands efforts à la science d'une conséquence à laquelle il n'avait jamais fait atten­tion. Or, nous disons que nous possédons ce qu'il nous est très-facile d'ac­quérir, d'après cette maxime du philosophe (Phys. lib. ii, text. 56) : Quand il s'en faut peu qu'on ait une chose, il semble qu'il ne s'en faille rien (2).

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Ilfaut répondre au troisième, queles vertus intellectuelles serapportentà des matières diverses qui ne sont pas subordonnées l'une à l'autre, comme on le voit à l'égard des sciences et des arts qui sont différents. C'est pourquoi on ne trouve pas en elles cette connexion qu'on trouve dans les vertus morales dont les objets sont les passions et les opérations qui sont manifestement su­bordonnées l'une à l'autre. Car toutes les passions ont nécessairement pour principes l'amour et la haine et pour termes la délectation et la tristesse. De même toutes les opérations qui sont la matière de la vertu morale sont su­bordonnées entre elles et relativement aux passions. C'est pour ce motif que toute la matière des vertus morales tombe sous une seule raison qui est celle de la prudence. Toutes les choses intelligibles se rapportent aussi aux premiers principes : et en ce sens toutes les vertus intellectuelles dépen­dent de l'intelligence des principes, comme la prudence dépend des vertus morales (3), ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.). Mais les principes généraux auxquels l'intellect se rapporte ne dépendent pas des conclusions qui sont l'objet des autres vertus intellectuelles, comme les vertus morales dépendent de la prudence, parce que l'appétit meut d'une certaine façon la raison et la raison l'appétit, comme nous l'avons dit (I-II 9,1 ; 58,5) (ad 1).

4. Il faut répondre au quatrième, que les choses auxquelles portent les vertus morales jouent à l'égard de la prudence le rôle de principes, mais les choses que l'on doit faire ne jouent pas le même rôle par rapport à l'art. Au lieu d'en être les principes elles en sont la matière. Or, il est évident que quoique la raison puisse être droite dans une partie de la matière sans l'être dans une autre, cependant on ne peut pas dire que la raison soit droite si elle vient à faillir sur un principe quelconque. Par exemple si l'on errait à l'égard de ce principe : le tout est plus grand que la partie, on ne pourrait pas avoir la science de la géométrie, parce qu'il faudrait beaucoup s'écarter de la vérité

(-1) Du moins la vertu qu'il aura ne sera qu'une vertu imparfaite.

C'est ce qu'on exprime par ce principe de morale : Parum pro nihilo reputatur.

La prudence dépend des vertus morales dans le sens que celles-ci en sont les causes dis­positives ou préparatoires, parce que l'homme ne peut bien juger qu'autant qu'il est convenable­ment disposé. Mais les vertus morales dépen­dent d'elle parce qu'elle les dirige et qu'elle en est ainsi la cause formelle, intrinsèque.

dans les théorèmes suivants. Déplus les actions que nous devons faire sont subordonnées entre elles, mais il n'en est pas de même des choses que nous devons exécuter, comme nous ravons dit fmso/^í.a/'óí./w'aec.). C'est pourquoi le défaut de prudence relativement à une partie des actions que nous devons faire supposerait un défaut relativement aux autres, ce qui n'a pas lieu à l'égard des choses que nous devons exécuter.




I-II (trad. Drioux 1852) Qu.63 a.4