I-II (trad. Drioux 1852) Qu.65 a.2

ARTICLE II. — les vertus morales peuvent-elles exister sans la charité?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales puissent exister sans la charité. Car il est dit (Prosp. Sent. cap. 7) que toute vertu sans la charité peut être com­mune aux bons et aux méchants. Or, la charité ne peut être que dans les bons, comme on le voit (ibid.). Donc on peut avoir les autres vertus sans la charité.

2. Les vertus morales peuvent s'acquérir par des actes humains, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2). Or, on n'acquiert la charité que par infusion, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 5,5) : La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par V Esprit-Saint qui nous a été donné. Donc on peut avoir les autres vertus sans la charité.

3. Les vertus morales sont unies entre elles parce qu'elles dépendent de la prudence. Or, la charité ne dépend pas de la prudence, mais elle la sur­passe, selon ces paroles de l'Apôtre (Ep 3,19): La charité du Christ sur­passe toute science. Donc les vertus morales ne sont pas unies à la charité, mais peuvent exister sans elle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit () : Celui qui ne m'aime pas demeure dans la mort. Or, les vertus perfectionnent la vie spirituelle, puis­que ce sont elles qui nous font vivre saintement, comme le dit saint Au­gustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 18 et 19). Donc elles ne peuvent pas exister sans l'amour de Dieu ou la charité.

CONCLUSION. — Les vertus morales qu'on acquiert par des moyens humains peu - vent exister sans la charité ; mais il n'en est pas de même de celles qu'on ne peut acquérir de cette manière et qui sont infuses par Dieu en nous.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 63,2-3), les vertus morales, selon qu'elles produisent un bien en rapport avec une fin qui ne surpasse pas les facultés naturelles de l'homme, peuvent être acquises par des actes humains. Ces vertus ainsi acquises peuvent exister sans la charité, comme elles ont existé parmi les Gentils. Mais les vertus qui pro­duisent un bien en rapport avec la fin surnaturelle, sont par là même des vertus véritables et parfaites qu'on ne peut acquérir par des actes humains et qui sont infuses par Dieu en nous. Pour celles-là elles ne peuvent exister sans la charité (1). En effet nous avons dit (art. 1 huj. quaest. et (I-II 58,4) que les autres vertus morales ne peuvent exister sans la prudence \ et la prudence ne peut pas exister sans les vertus morales, parce que ces vertus mettent l'homme en bon rapport avec les fins d'après lesquelles la raison de la prudence procède. Or, pour que la raison de la prudence soit droite il est bien plus nécessaire que l'homme soit en bon rapport avec sa fin der­nière, ce qui est l'effet de la charité, qu'avec les autres fins, ce qui dépend des vertus morales : comme la raison pour être droite dans les choses spé­culatives a surtout besoin d'un premier principe indémontrable, tel que celui-ci : les contradictoires ne sont pas vraies simultanément. D'où il est manifeste que la prudence infuse ne peut exister sans la charité, et par con-

tés de la grâce sanctifiante et que la grâce sanctifiante ne peut exister sans la ebarité.

séquent il en est de même des autres vertus morales qui ne peuvent exister sans la prudence. Il est donc évident, d'après ce que nous avons dit, qu'il n'y a que les vertus infuses qui soient parfaites et qui méritent absolument le nom de vertus, parce qu'elles mettent absolument l'homme en bon rap­port avec sa fin dernière, tandis que les vertus acquises ne sont que des vertus relatives et non des vertus absolues (4)-, car elles mettent l'homme en bon rapport avec sa fin dernière dans un genre quelconque, mais non avec sa fin dernière absolue (2). C'est pourquoi à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Rom. xiv, 23) : Tout ce qui n'est pas de foi est péché, la glose de saint Augustin dit (ord. ex cap. 106 Sent.) : Là où la connaissance de la vérité fait défaut, la vertu est fausse, même quand les moeurs sontbonnes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus sont ici considérées selon la signification imparfaite qu'on attache à ce mot. Autrement si on attachait à la vertu morale l'idée de la vertu parfaite, elle rendrait bon celui qui la possède et par conséquent elle ne pourrait exister chez les méchants.

2. Il faut répondre au second, que cette raison s'appuie sur les vertus mora­les acquises.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique la charité surpasse la science et la prudence, cependant la prudence dépend de la charité (3), comme nous l'avons dit (in corp. art.), et par conséquent il en est de même de tou­tes les vertus morales infuses.


ARTICLE III. — la charité peut-elle exister sans les autres vertus morales(4)?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse avoir la charité sans les autres vertus morales. Car quand une chose suffit à un but il n'est pas nécessaire que plusieurs s'y rapportent. Or, la charité suffit à elle seule pour accomplir toutes les oeu­vres de vertu, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. xiii, 4) : La charité est patiente, elle est bienfaisante, etc. Donc il semble que quand on a la charité il serait superflu d'avoir les autres vertus.

2. Celui qui a l'habitude d'une vertu opère facilement ce qui a rapport à cette vertu et ce qui lui plait en soi; par conséquent la preuve de l'habitude est le plaisir qu'on trouve dans l'action, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3). Or, il y a beaucoup de personnes qui ont la charité sans avoir au­cun péché mortel et qui cependant éprouvent de la difficulté à pratiquer certaines vertus qui ne leur plaisent pas en elles-mêmes, mais seulement selon le rapport qu'elles ont avec la charité. Donc il y en a beaucoup qui ont la charité sans avoir les autres vertus.

3. La charité se trouve dans tous les saints; cependant il y a des saints qui manquent de certaines vertus. Car le vénérable Bède dit : que les saints s'humilient plus des vertus qu'ils n'ont pas qu'ils ne se glorifient des vertus qu'ils possèdent. Il n'est donc pas nécessaire que celui qui a la charité ait toutes les vertus morales.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Par la charité toute la loi s'accomplit. Car l'Apôtre dit (Rom. xiii, 8) que celui qui aime le prochain a rempli toute la loi. Or, on ne ne peut accomplir la loi entière si l'on n'a toutes les vertus morales ; car la loi ordonne la pratique de toutes ces vertus, comme on le voit (Eth. lib. v,

(3) Car si le péché ne la détruit pas complète­ment, du moins il l'altère profondément.

(•f) Saint Paul dit (Col. m) : Super omnia cliaritatem habet quod est vinculum perfec­tionis; ce qui indique la connexion qu'il y a entre la charité et les autres vertus.

cap. 4 et 2). Donc celui qui a la charité a toutes les vertus morales. Saint Augustin dit aussi dans une de ses épîtres (4) que la charité renferme en elle toutes les vertus cardinales.

CONCLUSION. — Puisque la charité est le principe de toutes les bonnes oeuvres qui dirigent l'homme vers sa fin dernière, it faut nécessairement que toutes les vertus morales qui perfectionnent l'homme relativement à chaque genre de bonnes oeuvres soient simultanément infuses avec elle.

Réponse Il faut répondre que toutes les vertus morales sont simultanément infuses avec la charité. La raison en est que Dieu n'opère pas moins parfaitement dans les oeuvres de la grâce que dans les oeuvres de la nature. Or, nous voyons que dans les oeuvres de la nature on ne trouve pas le principe de certaines actions dans une chose sans y trouver les moyens nécessaires pour les accomplir. Ainsi nous trouvons dans les animaux tous les orga­nes nécessaires pour faire toutes les choses qui sont au pouvoir de leur âme. Il est évident que la charité, considérée selon qu'elle élève l'homme à sa fin dernière, est le principe de toutes les bonnes oeuvres qui peuvent se rapporter à cette fin. Par conséquent il faut que toutes les vertus morales qui perfectionnent l'homme relativement à chaque genre de bonnes oeuvres soient simultanément infuses avec la charité. D'où il est manifeste que les vertus morales infuses sont unies entre elles non-seulement à cause de la prudence, mais encore à cause de la charité, et que celui qui perd la charité par un péché mortel perd toutes les vertus morales infuses (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que pour que l'acte d'une puis­sance inférieure soit parfait, il faut non-seulement que la perfection existe dans la puissance supérieure, mais encore dans la puissance inférieure elle- même. Car quand l'agent principal serait ce qu'il doit être, il ne produirait pas une action parfaite si son instrument n'était pas bien disposé. Par con­séquent pour que l'homme agisse bien relativement à sa lin, il faut qu'il ait non-seulement la vertu qui le dispose parfaitement à l'égard de sa fin, mais encore toutes les vertus qui doivent le bien disposer à l'égard des moyens. Car la vertu qui a la fin pour objet fait les fonctions d'agent principal et de moteur relativement à celles qui ont pour objets les moyens. C'est pourquoi * il est nécessaire qu'on ait avec la charité d'autres vertus morales.

2. Il faut répondre au second, que quelquefois il arrive que celui qui a une habitude éprouve de la difficulté pour agir, et par conséquent ne met pas son plaisir et sa complaisance dans son action par suite des obstacles exté­rieurs qu'il rencontre. Ainsi celui qui a la science habituelle éprouve de la difficulté à comprendre par suite du sommeil ou d'une autre infirmité. De même ceux qui ont les habitudes des vertus morales infuses trouvent quel­quefois de la difficulté à agir par suite des dispositions contraires qui résultent d'actes antérieurs (3). Cette difficulté toutefois ne se présente pas pour les vertus morales acquises, parce que les actes auxquels on s'exerce pour les acquérir détruisent les dispositions qui leur sont contraires.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des saints dont on dit qu'ils n'ont pas certaines vertus, parce qu'ils éprouvent de la difficulté à en produire les actes pour la raison que nous venons de donner (4) (in solut. praec.), quoiqu'ils aient les habitudes de toutes les vertus.

(t) Cette citation se rapporte plutôt aux sermons (Serm. 59 et 46 de temp.).
(2) Dans l'article suivant saint Thomas prouve qu'il n'en est pas de même des vertus théologales. 3) Celui qui a eu autrefois une habitude oppo­sée s'en ressent longtemps, et il lui faut bien des efforts pour la vaincre.
(4) Dans les saints cette difficulté peut provenir de certaines maladies ou d'autres infirmités ou dispositions corporelles.


ARTICLE IV. — LA FOI ET L'ESPÉRANCE PEUVENT-ELLES EXISTER SANS LA CHARITÉ,(1)?


2. Il semble que la foi et l'espérance n'existent jamais sans la charité. Car puisque ce sont des vertus théologales, elles paraissent être plus nobles que les vertus morales infuses. Or, les vertus morales infuses ne peuvent exister sans la charité. Donc la foi et l'espérance ne le peuvent pas non plus.

2. Personne ne croit qu'autant qu'il le veut, dit saint Augustin (Tract. 26, in Joan. a princ.). Or, la charité est dans la volonté comme sa perfection, ainsi que nous l'avons vu (I-II 62,3). Donc la foi ne peut exister sans la charité.

3. Saint Augustin dit (Ench. cap. 8) que l'espérance ne peut exister sans l'a­mour. Or, l'amour est la charité; car c'est de cet amour que parle l'illustre docteur en cetendroit. Donc l'espérance ne peut pas exister sans la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La glose dit (Matth, i) que la foi engendre l'espé­rance et l'espérance la charité. Or, celui qui engendre est avant celui qui est engendré et peut exister sans lui. Donc la foi peut exister sans l'es­pérance et l'espérance sans la charité.

CONCLUSION. — Quoique la foi et l'espérance puissent exister dans les hommes d'une certaine manière sans la charité, cependant ces vertus ne peuvent être parfaites sans elle-

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer la foi et l'espérance comme les vertus morales de deux manières : 1° dans leur commencement; 2°dans leur état de perfection. Car puisque la vertu a pour but de faire le bien, on dit qu'elle est parfaite quand elle peut produire une action parfaitement bonne ; ce qui a lieu en effet non-seulement quand l'action que l'on fait est bonne, mais encore quand on la fait d'une bonne manière. Autrement si la chose que l'on fait est bonne, mais qu'on ne la fasse pas d'une bonne manière, l'action ne peut pas être parfaite, et par conséquent l'habitude qui est le principe de cette action ne peut avoir dans sa perfection tout ce qui constitue l'essence de la vertu. Ainsi celui qui fait une oeuvre de justice fait une bonne chose, mais son oeuvre ne peut être celle d'une vertu parfaite s'il ne la fait pas bien, c'est-à-dire d'après une élection droite, réglée par la prudence. C'est pourquoi la justice sans la prudence ne peut être une vertu parfaite. Ainsi donc la foi et l'espérance peuvent exister d'une certaine manière sans la charité (2), mais elles ne peuvent être sans elle des vertus parfaites. En effet, l'oeuvre de la foi consistant à croire à Dieu, et croire étant l'assentiment que la volonté propre accorde à quelqu'un, quand cette faculté n'est pas dans l'état où elle doit être l'oeuvre de la foi ne peut être parfaite. D'un autre côté la volonté ne peut être bien réglée que par fa charité qui est son perfectionnement (3). Car, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 9), tout mouvement droit de la volonté procède d'un amour qui est droit aussi. Par conséquent la foi existe, il est vrai, sans la cha­rité, mais non dans sa perfection, comme la tempérance ou la force existe sans la prudence. On doit en dire autant de l'espérance. Car l'acte d'espérance consiste à attendre de Dieu la béatitude future; cet acte est parfait si on le produit d'après les mérites qu'on possède, ce qui n'est pas possible sans la charité. Mais si on attend la béatitude d'après des mérites qu'on n'a pas en-

(U Ceitc question a été ainsi définie par le concile de Trente (sess, vi, can. 28) : Si quis dixerit, mnissd per peccatum gratid, simul et fidem semper amitti, aut Iidem quae re­manet, non este veram fidem, anathema sit.

(5) Les Ecritures parlent en beaucoup d'en­droits de l'imperfection de la foi sans la charité .Iac. n) : Fides sine operibus mortua est. (Matth, vii) : Domine, in nomine tuo virtutes multas fecimus et ego confitebor eis, nun­quam novi vos. Saint Paul dit aussi que la foi parfaite cstcellcqui opère par lacharité (Gal v) : Fides quae per claritatem operatur.

core, mais qu'on se propose d'acquérir à l'avenir, l'acte est imparfait, et de cette manière il est possible sans la charité. C'est pourquoi la foi et l'espérance peuvent exister sans la charité, mais sans elle elles ne sont pas, à proprement parler, des vertus. Car l'essence de la vertu exige non-seulement que nous fassions le bien, mais encore que nous le fassions comme il doit être fait, selon la pensée d'Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus morales dépendent de la prudence. Or, la prudence infuse ne peut être véritable sans la charité, parce qu'elle n'a pas alors le rapport qu'elle doit avoir avec le premier prin­cipe qui est la fin dernière. Mais la foi et l'espérance ne dépendent ni de la prudence ni de la charité selon leur propre nature. C'est pourquoi elles peuvent exister sans la charité, quoiqu'elles ne soient pas des vertus sans elle, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur la foi considérée comme une vertu parfaite.

3. Il faut répondre au troisième, que saint Augustin parle en cet endroit de l'espérance qui fait qu'on espère la béatitude future d'après les mérites qu'on possède déjà, ce qui n'a pas lieu sans la charité.


ARTICLE V. — la charité peut-elle exister sans la foi et l'espérance ?


Objections: 1. Il semble que la charité puisse exister sans la foi et l'espérance. Car la charité est l'amour de Dieu. Or, nous pouvons aimer Dieu naturellement sans avoir préalablement la foi et sans espérer la béatitude future. Donc la charité peut exister sans la foi et l'espérance.

2. La charité est la racine de toutes les vertus, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ephes. 3, 17) : Vous devez être enracinés et fondés dans la charité. Or, la racine existe quelquefois sans rameaux. Donc la charité peut aussi quelquefois exister sans la foi, l'espérance et les autres vertus.

3. La charité fut parfaite dans le Christ, et cependant il n'eut pas la foi et l'espérance parce qu'il possédai t parfaitement tous les trésors de l'autre vie (4 ), comme nous le verrons (III 7,3-4 ; 9,2 ; 15,40). Donc la charité peut exister sans la foi et l'espérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (He 11,8) : Sans la foi il est impos­sible de plaire à Dieu, ce qui regarde surtout la charité, comme on le voit d'a­près ces autres paroles de l'Ecriture (Prov. 8,17) : J'aime ceux qui m'aiment. L'espérance aussi mène à la charité, comme nous l'avons vu (I-II 62,4). Donc la charité ne peut exister sans la foi et l'espérance.

CONCLUSION. — Comme personne ne peut être uni à Dieu par cette amitié qu'on appelle la charité, s'il n'a la foi par laquelle on croit qu'il y a société et communication de l'homme avec Dieu et si l'on n'espère appartenir à cette société, il ne peut se faire d'aucune manière que la charité existe sans la foi et l'espérance.

Réponse Il faut répondre que la charité signifie non-seulement l'amour de Dieu, mais encore une certaine amitié qui nous unit à lui et qui ajoute à l'amour une réciprocité d'affection qui fait qu'il v a communication de l'un à l'autre, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 2 et 3). Et la preuve évidente qu'il en est ainsi de la charité c'est qu'il est dit dans l'Ecriture (1Jn 4,46) : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. Et saint Paul dit (1Co 1,9) : Dieu par lequel vous avez été appelés à la société de son Fils, Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle. Or, la société de l'homme avec Dieu est une sorte de conversation familière avec lui. Elle se commence ici-bas actuellement par la grâce pour se terminer dans la vie future par la gloire, et ce sont ces deux choses qui sont l'objet de la foi et de l'espérance. Par conséquent comme on ne pourrait se lier d'amitié avec quelqu'un si l'on ne croyait ou si l'on n'espérait pas qu'il y a possibilité de s'unir et de vivre facilement avec lui ; de même on ne peut être uni d'amitié avec Dieu, ce qui est l'effet de la charité, qu'autant qu'on a la foi par laquelle on croit à cette société et à cette familiarité de l'homme avec lui et qu'autant qu'on a l'espérance d'en faire partie. Par conséquent la charité sans la foi et l'es­pérance ne peut exister d'aucune manière.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la charité n'est pas un amour quelconque de Dieu, mais un amour par lequel on l'aime comme l'objet de la béatitude à laquelle nous élèvent la foi et l'espérance.

2. Il faut répondre au second, que la charité est la racine de la foi et de l'espérance parce qu'elle en fait des vertus parfaites. Or, la foi et l'espérance sont présupposées selon leur propre essence par la charité (1), comme nous l'avons dit (I-II 62,4). Ainsi la charité ne peut exister sans elles.

3. Il faut répondre au troisième, que le Christ n'a pas eu la foi et l'espérance parce qu'il y a quelque chose d'imparfait en elles (2), mais au lieu de la foi il eut la claire vision et au lieu de l'espérance la pleine compréhension ; par conséquent la charité fut parfaite en lui.

5 Fuit perfectus comprehentor ; cette expression n'a pas d'équivalent en français.


QUESTION LXYI.

DE L'ÉGALITÉ DES VERTUS.


Nous avons maintenant à nous occuper de l'égalité des vertus. — A cet égard six questions se présentent : 1" La vertu peut-elle être plus ou moins grande? — 2° Tou­tes les vertus qui existent simultanément dans le même sujet sont-elles égales? — 3° De la comparaison des vertus morales avec les vertus intellectuelles. — 4° De la comparaison des vertus morales entre elles. — 5° De la comparaison des ver­tus intellectuelles entre elles. — 6° De la comparaison des vertus théologales entre elles.



ARTICLE I. — la vertu peut-elle être plus ou moins grande?


Objections: 1. Il semble que la vertu ne puisse pas être plus ou moins grande. Car il est écrit (Apoc, xxi) que les côtés de la cité de Jérusalem sont égaux, et par là on désigne les vertus, comme le dit la glose (ord. ex Nie. de Lyr.). Donc toutes les vertus sont égales, et par conséquent une vertu ne peut pas être plus grande qu'une autre.

2. Toute chose dont l'essence consiste en ce qu'il y a de plus grand ne peut être ni plus ni moins grande. Or, l'essence de la vertu consiste en ce qu'il y a de plus grand, puisque la vertu est le dernier degré de la puis­sance, comme le dit Aristote (De caelo, lib. i, text. 116). Et saint Augustin enseigne (De lib. arb. lib. ii, cap. 19) que les vertus sont les biens les plus grands dont personne ne peut faire mauvais usage. Il semble donc que la vertu ne puisse être ni plus ni moins grande.

3. La valeur de l'effet se mesure d'après la vertu de l'agent. Or, les vertus parfaites qui sont les vertus infuses proviennent de Dieu dont la vertu est uniforme et infinie. Il semble donc qu'une vertu ne puisse pas être plus grande qu'une autre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Partout où il y a accroissement et surabondance, il peut y avoir inégalité. Or, il y a dans les vertus surabondance et accrois­sement. Car il est écrit (Matth, v, 20) : Si votre justice n'est pas plus pleine et

(2) La foi implique un défaut de connaissance, parce que croire ce n'est pas voir, et l'espérance un défaut de possession.

plus parfaite que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des deux. Et ailleurs (Prov. xv, 5) : La justice abondante est la plus grande vertu. Il semble donc que la vertu puisse être plus ou moins grande.

CONCLUSION. — Dans les vertus de différente espèce l'une est plus grande et plus excellente qu'une autre; mais on ne peut pas dire que la vertu de la même espèce soit en elle-même plus ou moins grande ; cependant quand on la considère par rap­port au sujet, on dit qu'elle est plus ou moins grande, soit qu'on la voie dans le même individu en des temps divers, soit qu'on la regarde dans des hommes différents dont l'un est mieux disposé que l'autre.

Réponse Il faut répondre que quand on demande si une vertu peut être plus grande qu'une autre, la question peut s'entendre en deux sens : 1° Il peut s'agir des vertus qui sontd'espèce différente. En ce cas ilestévidentqu'une vertu est plus grande qu'une autre. Caria cause l'emporte toujours sur son effet, et parmi les effets ils sont d'autant plus remarquables qu'ils se rapprochent davantage de leur cause. Or, il est manifeste d'après ce que nous avons dit (I-II 61,2) que la cause et la racine du bien que l'homme peut faire est la raison. C'est pourquoi la prudence qui perfectionne la raison l'emporte en bonté sur les autres vertus morales qui perfectionnent la puissance appétitive, selon qu'elle participe à la raison. Et parmi ces dernières vertus l'une est d'autant meilleure que l'autre, suivant qu'elle approche davantage de la raison. Par con­séquent la justice qui réside dans la volonté l'emporte sur les autres vertus morales, et la force qui réside dans l'irascible (1) l'emporte sur la tempé­rance qui réside dans le concupiscible et qui participe moins de la raison, comme on le voit (Eth. lib. vii, cap. 6). 2° Il peut s'agir d'une vertu de même espèce. Alors, d'après ce que nous avons dit (quest. lii, art. 1) quand il était question de l'intensité des habitudes, la vertu peut être dite plus ou moins grande de deux manières : 1° en elle-même; 2° relativement au sujet qui y participe. Quand on la considère en elle-même, sa grandeur ou sa faiblesse se juge d'après les objets auxquels elle se rapporte. Or, quiconque a une vertu, par exemple, la tempérance, il la possède par rapport à tous les objets auxquels elle s'étend (2); ce qui n'a pas lieu pour la science et l'art. Car quiconque est grammairien ne sait pas tout ce qui concerne la gram­maire. En ce sens les stoïciens ont eu raison de dire, comme l'observe Simplicius (3) (in Praed. qualit.), que la vertu n'est pas susceptible de plus et de moins, comme la science et l'art, parce que son essence consiste en ce qu'il y a de plus grand. Mais si on considère la vertu par rapport au sujet qui y participe, alors il arrive qu'elle est plus ou moins grande, soit qu'on la considère dans le même sujet à des époques différentes, soit qu'on la regarde dans divers individus; parce que pour atteindre le milieu de la vertu qui est conforme à la droite raison l'un est mieux disposé qu'un autre, parce qu'il est plus exercé, ou parce qu'il a naturellement une disposition meilleure, ou parce que le jugement de sa raison est plus péné­trant, ou parce qu'il a reçu avec plus d'abondance le don de la grâce (A)

(-1) L'irascible se rapporte à la raison plus directement que le concupiscible, parce que l'homme ne s'irrite que pour obtenir une juste satisfaction , et la raison a plus de part dans son acte que dans l'acte du concupiscible. Ou bien, d'a­près saint Thomas lui-même (art. 4 huj. quaest.), la force perfectionne l'appétit relativement à ce qui regarde immédiatement la vie et la mort, tandis que la tempérance qui a pour objet les plaisirs de la table et des sens ne se rapporte à la conservation de l'individu que médiatement.
(2) Autrement il ne serait pas vraiment tempé­rant ; il ne le serait que pour certaines choses.

Un des commentateurs les plus célèbres d'Aristote.

Ainsi d'après saint Thomas il y a quatre cau­ses qui peuvent ajouter à l'intensité de nos habi­tudes et par suite à l'énergie de nos actes. ,

qui est accordé à chacun selon la mesure que le Christ détermine, comme le dit saint Paul (Ephes. iv, 7). Sous ce rapport les stoïciens étaient dans l'erreur quand ils pensaient qu'on ne devait appeler aucun homme vertueux, s'il n'avait les dispositions les plus parfaites pour la vertu. Car il n'est pas nécessaire pour l'essence de la vertu qu'on arrive à ce juste milieu qui existe dans un point indivisible, comme le pensaient les stoïciens, mais il suffit qu'on s'en approche, comme l'observe Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6). Ce point indivisible est atteint plus facilement et de plus près par l'un que par l'autre, comme on le voit à l'égard des chasseurs qui dirigent leurs flèches vers un but déterminé.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette égalité ne doit pas seu­lement s'entendre d'une quantité absolue, mais encore d'une quantité pro­portionnelle, parce que toutes les vertus croissent dans l'homme proportion­nellement, comme nous le verrons (art. seq.).

2. Il faut répondre au second, que cet extrême qui appartient à la vertu peut être susceptible de plus ou de moins de perfection selon les modes que nous venons de déterminer, puisque cet extrême n'eát pas indivisible, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu à l'égard des vertus n'opère pas né­cessairement (1), comme dans l'ordre de la nature, mais qu'il agit conformé­ment à l'ordre de sa sagesse d'après laquelle il accorde aux hommes diffé­rente mesure de vertu, suivant ces paroles de l'Apôtre (Eph. iv, 7) : La grâce a été donnée à chacun de nous, selon la mesure du don de Jésus-Christ.

ARTICLE II. — toutes les vertus qui existent simultanément dans le même sujet sont-elles égales (2)?


Objections: 1. Il semble que toutes les vertus qui sont dans le même sujet n'y soient pas également intenses. Car l'Apôtre dit (1Co 7,7) : Chacun a son don particulier selon qu'il le reçoit de Dieu, l'un d'une manière et l'autre d'une autre. Or, un don ne serait pas plus propre à l'un qu'à l'autre si celui qui a reçu de Dieu les vertus infuses les possédait toutes également. Il semble donc que toutes les vertus qui sont dans le même sujet ne soient pas égales.

2. Si toutes les vertus étaient également intenses dans le même sujet il s'ensuivrait que quiconque surpasserait quelqu'un dans une vertu le sur­passerait dans toutes les autres. Mais cela est évidemment faux; car on loue les divers saints spécialement pour différentes vertus. Ainsi Abraham est loué pour sa foi, Moïse pour sa douceur et Job pour sa patience. Et à l'égard de chaque confesseur l'Eglise chante : Il ne s'en est point trouvé de semblable à lui pour conserver la loi du Très-Haut ; parce qu'il a eu la prérogative de cette vertu. Donc toutes les vertus ne sont pas égales dans le même sujet.

3. Plus l'habitude est intense et plus l'homme fait avec plaisir et facilité les oeuvres qui s'y rapportent. Or, l'expérience démontre qu'un homme fait plus agréablement et plus facilement l'acte d'une vertu que l'acte d'une autre. Donc toutes les vertus ne sont pas égales dans le même sujet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. vi, cap. 4) : Tous ceux qui sont égaux en force le sont aussi en prudence et en tempérance, et ainsi des autres vertus. Or, il n'en serait pas ainsi si toutes les vertus du même homme n'étaient pas égales. Donc elles le sont.

Il est complètement libre dans la dispensation de ses dons.

L'Ecriture suppose qu'il y a égalité (I. fteg. n):

Samuel proficiebat atque crescebat, et placebat tam Deo, quàm hominibus. (Lc 1) : Puer cres­cebat et confortabatur spiritu.

CONCLUSION. — Toutes les vertus qui existent simultanément dans le même sujet considérées par rapport à sa participation doivent être regardées comme éga­les d'une égalité de proportion en ce sens qu'elles se développent toutes dans l'homme proportionnellement; mais si on les considère par rapport à la nature de l'espèce, il n'est pas douteux que l'une ne soit plus grande que l'autre.

Réponse Il faut répondre que la grandeur des vertus, comme on le voit (art. préc.), peut se considérer de deux manières. 1° Par rapport à l'espèce. En ce sens il n'est pas douteux que dans le même homme une vertu ne soit plus grande qu'une autre, par exemple que la charité ne soit plus grande que la foi et l'espérance. 2° On peut la considérer par rapport à la participation du sujet, c'est-à-dire selon qu'elle est plus ou moins grande dans celui qui la possède. De cette manière toutes les vertus du même homme sont égales d'une cer­taine égalité de proportion (1), c'est-à-dire qu'elles se développent égale­ment dans l'homme, comme les doigts de la main qui étant d'une grandeur inégale sont cependant égaux proportionnellement, puisqu'ils grandissent de la sorte. Or, on doit expliquer cette égalité de la même manière que nous avons expliqué l'union des vertus entre elles. Car l'égalité est la connexion des vertus considérée par rapport à leur développement. Or, nous avons dit (I-II 65,1) qu'on peut donner de cette connexion deux sortes de raison. La première est en rapport avec la pensée de ceux qui considèrent les quatre vertus cardinales comme des conditions générales communes à toutes les vertus dont l'une se rencontre simultanément avec les autres en toute matière. Dans ce cas on ne peut dire la vertu égale qu'autant qu'elle possède également toutes ces conditions générales. C'est la raison que donne saint Augustin quand il dit (De Trin. lib. vi, cap. 4) : Si vous dites que ces hommes sont égaux en force, mais que l'un l'emporte sur l'autre en prudence, il s'ensuit que la force du premier est moins prudente que celle du second, et que par là même ils ne sont pas égaux en force, puisque la force du dernier est plus prudente : vous trouverez qu'il en est de même des autres vertus si vous les parcourez toutes au même point de vue. — La se­conde raison que nous avons donnée de la connexion des vertus se trouve en rapport avec le sentiment de ceux qui croient que les vertus cardinales ont des matières déterminées. D'après cette théorie la raison de l'union des vertus morales se tire de la prudence et de la charité relativement aux vertus infuses, mais non de l'inclination qui se considère dans le sujet, comme nous l'avons dit (I-II 65,1-2). Ainsi donc la raison de l'é­galité des vertus peut se considérer du côté de la prudence par rapport à ce qu'il y a de formel dans toutes les vertus morales. Car du mêment où cette raison est parfaitement égale dans un même individu, il faut que le milieu se trouve établi proportionnellement à cette droite raison dans toute ma­tière qui est l'objet des vertus. Mais par rapport à ce qu'il y a de matériel dans les vertus morales, c'est-à-dire à l'égard de l'inclination que nous avons à produire les actes d'une vertu, un homme peut être plus apte à produire les actes d'une vertu que ceux d'une autre, soit par nature, soit par habitude, soit aussi par l'effet du don de la grâce (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la parole de l'Apôtre peut s'entendre des dons de la grâce gratuitement donnée (gratis data), qui ne

(I) L'égalité est absolue entre deux choses de même dimension ; deux lignes de trois mètres sont ainsi égales entre elles. Elle est proportion­nelle quand elle repose sur un rapport. C'est ainsi que 4 est à 12 ce que 5 est h 9. Il y a égalité parce que A est le tiers de 12 comme 5 est le tiers de 9.
(2) Les quatre causes que saint Thomas a indi­quées dans l'article précédent comme influant sur le développement de nos habitudes, retrouvent ici leur application.

sont pas communs à tous les hommes, et qui ne sont pas égaux dans le même individu. — Ou bien on peut dire que ces paroles se rapportent à la mesure de la grâce sanctifiante d'après laquelle l'un reçoit toutes les vertus avec plus d'abondance qu'un autre, parce qu'il possède plus abondam­ment la prudence ou la charité dans laquelle sont unies toutes les vertus infuses.

2. Il faut répondre au second, qu'on loue principalement un saint pour une vertu et un autre saint pour une autre, parce qu'ils avaient plus d'aisance à produire les actes d'une vertu que ceux d'une autre (4).

3. La réponse au troisième argument est par là même évidente.

ARTICLE III. — les vertus morales l'emportent-elles sur les vertus


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.65 a.2