I-II (trad. Drioux 1852) Qu.66 a.2

ARTICLE III. — les vertus morales l'emportent-elles sur les vertus

intellectuelles?1323

Objections: 1. Il semble que les vertus morales l'emportent sur les vertus intellec­tuelles. Car ce qui est plus nécessaire et plus stable est meilleur. Or, les vertus morales sont plus stables que les sciences qui sont des vertus intel­lectuelles, et sont aussi plus nécessaires à la vie humaine. Donc elles sont préférables aux vertus intellectuelles.

2. Il est de l'essence de la vertu de rendre bon celui qui la possède. Or, c'est d'après ses vertus morales qu'on dit que l'homme est bon, mais non d'après ses vertus intellectuelles, à l'exception seule de la prudence. Donc la vertu morale vaut mieux que la vertu intellectuelle.

3. La fin est plus noble que les mo)rens. Or, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 42), la vertu morale rend droite l'intention relativement à la fin, et la prudence règle le choix des moyens. Donc la vertu morale est plus noble que la prudence qui est une vertu intellectuelle ayant pour objet les choses morales.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La vertu morale consiste dans ce qui est raison­nable par participation, tandis que la vertu intellectuelle consiste dans ce qui est raisonnable par essence, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). Or, ce qui est raisonnable par essence est plus noble que ce qui est raisonnable par participation. Donc la vertu intellectuelle est plus noble que la vertu morale.

CONCLUSION. — Quoique l'essence de la vertu consiste plutôt dans les habitudes morales que dans les habitudes intellectuelles, cependant les vertus intellectuelles qui perfectionnent la raison sont des habitudes absolument plus nobles que les vertus morales qui perfectionnent l'appétit ; parce que l'objet de la raison est plus noble que celui de l'appétit.

Réponse Il faut répondre qu'on peut dire d'une chose qu'elle est plus ou moins grande de deux manières : 1° d'une manière absolue ; 2° d'une manière rela­tive. Car rien n'empêche qu'une chose ne soit meilleure absolumentsansl'être relativement. Ainsi la philosophie vaut absolument mieux que les richesses, mais elle est moins utile relativement, c'est-à-dire pour le cas où l'on est dans la nécessité. Or, on considère une chose absolument quand on la considère selon la nature propre de son espèce ; et la vertu tire son espèce de son objet, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 64,2 ; 60,4). Par conséquent absolument parlant la vertu la plus noble est celle qui a le plus noble objet. L'objet de la raison est évidemment plus noble que l'objet de l'appétit. Car la raison perçoit les choses en général, tandis que l'ap­pétit se porte vers celles qui sont particulières. Les vertus intellectuelles qui perfectionnent la raison sont donc, absolument parlant, plus nobles que les vertus morales qui perfectionnent l'appétit. — Mais si on considère la vertu

(I) Les actes de ces vertus ont été aussi plus nombreux dans leur vie, et on en a été tout par­ticulièrement frappé.

par rapport à l'acte, alors la vertu morale qui perfectionne l'appétit et qui a pour fonction de faire agir les autres puissances, comme nous l'avons dit (I-II 9,1), est la plus noble. Et comme on donne le nom de vertu à ce qui est le principe d'un acte, parce qu'il est la perfection d'une puissance, il s'ensuit que l'idée de vertu convient plutôt aux vertus morales (1) qu'aux vertus intellectuelles ; quoique les vertus intellectuelles soient absolument parlant des habitudes plus nobles.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus morales sont plus stables que les vertus intellectuelles, parce qu'on en fait usage dans ce qui a rapport aux circonstances ordinaires de la vie. Mais il est évident que les objets des sciences qui sont nécessaires et qui existent toujours de la même manière, sont plus stables que les objets des vertus morales qui com­prennent les choses particulières que nous devons faire. Si les vertus mo­rales sont plus nécessaires à la vie humaine, cela ne prouve pas qu'elles soient plus nobles absolument, mais relativement. Au contraire de ce que les vertus intellectuelles spéculatives ne se rapportent pas à autre chose, comme l'utile se rapporte à une fin, il en résulte qu'elles sont plus nobles. Car il en est ainsi parce qu'elles commencent en quelque sorte notre béatitude qui consiste dans la connaissance de la vérité, comme nous l'avons dit (I-II 3,6).

2. Il faut répondre au second, que d'après ses vertus morales on dit de l'homme qu'il est bon absolument, mais on ne le dit pas d'après ses vertus intellec­tuelles, par la raison que l'appétit met les autres puissances en mouvement pourqu'elles agissent, comme nous l'avons dit (I-II 9,1 ; 56,3). Par conséquent ceci ne prouve qu'une chose, c'est que la vertu morale vaut mieux relativement.

3. Il faut répondre au troisième, que la prudence dirige non-seulement les vertus morales pour le choix des moyens, mais encore pour la détermina­tion de la fin. Car la fin de chaque vertu morale consiste à atteindre le mi­lieu dans la matière qui lui est propre (2), et c'est en effet à la raison droite de la prudence à le déterminer, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. G, et Eth. lib. vi, cap. ult.).

ARTICLE IV. — la justice est-elle la principale de toutes les vertus

morales?
Objections: 1. Il semble que la justice ne soit pas la principale des vertus morales. Car c'est une plus grande chose de donner du sien à quelqu'un que de ren­dre à un individu ce qu'on lui doit. Or, le premier acte appartient à la libé­ralité et le second à la justice. Il semble donc que la libéralité soit une vertu plus grande que la justice.

2. Ce qu'il y a de plus parfait en soi semble être ce qu'il y a de plus grand dans chaque chose. Or, d'après l'apôtre saint Jacques (Ep. i, 4) : La patience produit une oeuvre parfaite. Il sembledonc que la patience soit plus grande que la justice.

3. La magnanimité produit ce qu'il y a de grand dans toutes les vertus comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). Donc elle grandit aussi la jus­tice elle-même, et par conséquent elle est plus grande qu'elle.

nos ressources puisqu'elles impliquent la droiture de la volonté. (2) Dans les passions ou les opérations.

(I) Les vertus intellectuelles sont des vertus imparfaites parce qu'elles ne nous donnent que la faculté de bien agir, tandis que les vertus morales nous portent à faire bon usage do toutes

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1) que la justice est la plus noble des vertus.

CONCLUSION. — La justice étant de toutes les vertus morales celle qui approche le plus de la raison parce qu'elle réside dans la volonté et qu'elle règle l'homme non- seulement en lui-même, mais encore par rapport à autrui, elle est la plus excellente de ces vertus et après elle viennent la force et la tempérance.

Réponse Il faut répondre qu'on peutdired'une vertu qu'elle est plus ou moins grande dans son espèce, d'une manière absolue ou d'une manière relative. On dit ab­solument qu'elle est plus grande quand le bien que la raison approuve brille en elle avec plus d'éclat, comme nous l'avons dit (art. 4). A ce prix la justice l'emporte sur toutes les vertus morales, comme étant plus rapprochée de la raison, ce qui est évident par rapport au sujet et par rapport à l'objet. Par rap­port au sujet; car la justice réside subjectivement dans la volonté, et la volonté est l'appétit rationnel (4), comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I 80). Par rapport à l'objet ou la matière, parce que la justice se rapporte aux opérations qui règlent l'homme non-seulement en lui-même, mais encore à l'égard des autres (2). C'est ce qui fait dire à Aristoteles, lib. v, cap. 4) que la justice est la plus noble des vertus. — Mais parmi les autres vertus morales qui se rapportent aux passions, le bien que la raison approuve brille d'autant plus dans chacune d'elles que le mouve­ment de l'appétit est soumis à la raison dans un but plus élevé. Or, ce qu'il y a de plus élevé dans les choses qui concernent l'homme, c'est la vie de laquelle tout le reste dépend. C'est pourquoi la force qui soumet le mouve­ment appétitif à la raison relativement à ce qui regarde la vie et la mort tient le premier rang parmi les vertus qui ont pour objet les passions. Ce­pendant elle doit être placée après la justice. C'est ce qui fait dire à Aristote (Rhet. lib. i, cap. 9) que les vertus les plus grandes doivent être nécessai­rement celles qu'on honore le plus, puisque la vertu est une puissance bienfaisante; et que pour ce motif on honore surtout les hommes justes et courageux ; car le courage ou la force est utile à la guerre, et la justice l'est à la guerre ausli bien qu'à la paix. — Après la force il faut placer la tempérance, qui soumet l'appétit à la raison relativement aux choses qui se rapportent immédiatement à la vie, soit qu'il s'agisse de la conservation de l'individu, soit qu'il s'agisse de l'espèce, c'est-à-dire à l'égard des aliments et des jouissances charnelles. Ainsi ces trois vertus sont considérées avec la prudence comme les vertus les plus nobles. — On dit qu'une vertu est plus grande relativement quand elle est un secours ou un ornement pour une vertu principale (3). Ainsi la substance est absolument plus noble que l'accident. Néanmoins un accident est relativement plus noble que la subs­tance en ce sens qu'il perfectionne la substance sous le rapport de son être accidentel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte de libéralité doit être fondé sur un acte de justice. Car on ne ferait pas un acte de libéralité si on ne donnait pas du sien, comme le dit Aristote (Polit, lib. h, cap. 4). Par con­séquent la libéralité ne pourrait exister sans la justice qui distingue ce qui nous appartient de ce qui ne nous appartient pas. Mais la justice peut exister sans la libéralité ; elle est donc absolument plus grandequ'elle, parce qu'elle estplus générale et que d'ailleurs elle lui serf de fondement. Toutefois la libé-

Les autres vertus, telles que la force et la tempérance, résident au contraire dans l;appétit sensitif.

La force et la tempérance ne s'occupent que de notre intérêt particulier.

La libéralité, la paticncc et la magnanimité sont des ornements des quatre vertus cardinales.

elles sont à ces vertus ce que l'accident est à la substance ; or, la libéralité suppose la justice, la patience est une partie de la force, et la magnani­mité n'existe pas sans les autres vertus principa­les. C'est ce qu'explique saint Thomas dans sa réponse aux objections.

ralité est relativement plus grande, puisqu'elle est l'ornement de la justice et son supplément.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que la patience produit une oeuvre parfaite en supportant les maux par rapport auxquels elle exclut non-seu­lement l'injuste vengeance qu'exclut aussi la justice; non-seulement la haine, ce que fait la charité; non-seulement la colère, ce que produit la douceur; mais encore la tristesse déréglée, qui est la racine de tous les vi­ces que nous venons d'énumérer. C'est pourquoi, sous un rapport, elle est plus grande et plus parfaite, parce qu'elle coupe le mal dans sa racine. Mais elle n'est pas absolument plus parfaite que toutes les autres vertus, parce que la force non-seulement supporte les peines sans trouble, ce qui est l'effet de la patience, mais encore elle se mêle à elles toutes les fois qu'il le faut. De là celui qui est fort est patient, mais non réciproquement. Ainsi la patience est une partie de la force.

3. Il faut répondre au troisième, que la magnanimité n'est pas possible sans d'autres vertus qui existent préalablement, comme le dit Arislote (Eth. lib. iv, cap. 3). Ainsi elle est par rapport à elles comme leur ornement, par conséquent elle est relativement plus grande que toutes les autres, mais elle ne l'est pas absolument.

ARTICLE V. — la sagesse est-elle la plus grande des vertus intellectuelles?


Objections: 1. Il semble que la sagesse ne soit pas la plus grande des vertus intel­lectuelles. Car celui qui commande est au-dessus de celui qui est com­mandé. Or, la prudence semble commander à la sagesse. Car Aristote dit (Eth. lib. i, cap. 2) que la science qui décide de quelles connaissances on a besoin dans les Etats; qui sont ceux qui doivent s'en instruire, et jusqu'à quel point, c'est la politique qui appartient à la prudence, comme on le voit (Eth. lib. vi, cap. 8). Donc, puisque la sagesse est comprise au nombre des sciences, il semble que la prudence lui soit supérieure.

2. Il est de l'essence de la vertu de mettre l'homme en rapport avec la félicité. Car, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 47), la vertu est la disposition de ce qui est parfait à ce qu'il y a de mieux. Or, la prudence est la droite raison des choses que l'on doit faire, et qui doivent conduire l'homme à la béatitude, tandis que la sagesse ne considère pas les actes humains qui doivent nous assurer le bonheur futur. Donc la prudence est une vertu plus grande que la sagesse.

3. Plus la connaissance parait être grande et plus elle est parfaite. Or, nous pouvons avoir une connaissance plus parfaite des choses humaines auxquelles la science se rapporte que des choses divines qui sont l'objet de la sagesse, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 44). Car les choses divines sont incompréhensibles, suivant ces paroles de l'Ecri­ture (Job, xxxvi, 26) : Dieu est grand, il passe toute notre sciejice. Donc la science est une vertu plus grande que la sagesse.

4. La connaissance îles principes est plus noble que la connaissance des conséquences. Or, la sagesse tire ses conclusions de principes indémontra­bles qui appartiennent à l'intellect, comme le font d'ailleurs toutes les autres sciences. Donc l'intellect est une vertu plus grande que la sagesse.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 7) que la sagesse est en quelque sorte la tête de toutes les vertus intellectuelles.

CONCLUSION. — Puisque la sagesse considere la cause la plus élevée qui est Dieu et puisqu'elle juge, comme cause supérieure, de toutes les autres vertus intellectuelles

et qu'elle les ordonne toutes, on doit dire qu'entre les vertus intellectuelles elle est la

plus grande de toutes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), la grandeur de la vertu se considère relativement à l'espèce d'après son objet. Or, l'objet de la sagesse l'emporte sur les objets de toutes les vertus intellectuelles. Car elle considère la cause la plus élevée qui est Dieu, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 4). Et, comme on juge de l'effet par la cause, et des causes inférieures par la cause supérieure, il s'ensuit que la sagesse juge de toutes les autres vertus intellectuelles, qu'il lui appartient de les ordonner, et qu'elle est en quelque sorte l'architecte qui indique la place que chacune d'elles doit occuper.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prudence ayant pour objet les choses humaines, et la sagesse se rapportant à la cause la plus élevée, il est impossible que la prudence soit une vertu plus grande que la sagesse, à moins, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 7), que l'homme ne soit la plus grande des choses qui sont au monde. Il faut donc dire, comme on le voit (loc. cit.), que la prudence ne commande pas à la sagesse, mais que c'est plutôt le contraire. Car, comme le dit l'Apôtre (I. Cor. ii, 15), l'homme spirituel juge toutes choses, et n'est jugé par personne. En effet la prudence ne peut s'immiscer dans les choses élevées qui sont l'objet des considéra­tions de la sagesse. Son pouvoir s'étend seulement sur les choses qui conduisent à cette vertu, c'est-à-dire qu'elle indique comment les hommes doivent y parvenir. Ainsi la prudence ou la politique est la servante de la sagesse ; elle mène à elle, elle lui prépare les voies, comme le serviteur au roi.

2. Il faut répondre au second, que la prudence considère les moyens par lesquels on parvient à la félicité; mais la sagesse considère l'objet même de la félicité, qui est l'objet intelligible le plus élevé. Et si la considération de la sagesse était parfaite relativement à son objet, nous trouverions la félicité parfaite dans l'acte meme de cette vertu. Mais comme cet acte est imparfait en cette vie par rapport à son objet principal qui est Dieu, il s'ensuit que c'est un commencement ou une participation de la félicité fu­ture, et que par conséquent elle approche plus du;bonheur que la prudence.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (De anima, lib. i, text. 1), une connaissance est préférable à une autre, soit parce qu'elle traite de choses plus nobles , soit parce quelle est plus certaine. Si donc les sujets sont égaux en bonté et en noblesse, la vertu qui est la plus certaine est la plus grande. Mais celle qui est moins certaine et qui traite d'objets plus grands et plus relevés l'emporte sur celle qui est pius certaine et qui se rapporte à des choses inférieures. C'est ce qui fait dire à Aristote (De caelo, lib. ii, text. 60) que c'est une grande chose de pouvoir obtenir sur les corps célestes quelque connaissance, même à l'aide de rai­sonnements faibles et simplement probables. Et ailleurs il dit (De part, animal, lib. i, cap. 5) qu'on aime mieux connaître fort peu de chose sur un sujet très-relevé que de connaître à fond un sujet vulgaire et rebattu. Ainsi la sagesse, qui a pour objet.la connaissance de Dieu, ne peut amener l'homme, surtout en cette vie, à la possession parfaite de cette connais­sance; car il n'y a que Dieu qui la possède ainsi, comme le dit Aristote (Met. lib. i, cap. 2). Mais, toute restreinte que soit la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu au moyen de la sagesse, elle est préférable à toutes les autres (1).

(I) C'est ce que saint Augustin a parfaitement exprimé (Conf. lib. v): Beatus autem qui te

4. Il faut répondre au quatrième, que la vérité et la connaissance des prin­cipes indémontrables dépend de la nature des termes. Car, du mêment où l'on sait ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, immédiatement on sait que le tout est toujours plus grand que la partie. Or, la connaissance de la nature de l'être et du non-être, du tout et de la partie et de toutes les autres consé­quences de l'être, dont on fait autant de termes qui constituent des principes indémontrables, appartientà la sagesse ; parce que l'être en général est l'effet propre de la cause la plus élevée qui est Dieu. C'est pourquoi la sagesse ne fait pas seulement usage des principes indémontrables qui sont l'objet de l'intellect, en en tirant des conclusions à la façon des autres sciences, mais elle les juge et les soutient contre ceux qui les nient. D'où il suit qu'elle est une vertu plus grande que l'intellect.

ARTICLE VI. — la charité est-elle la plus grande des vertus théologales?


Objections: 1. Il semble que la charité ne soit pas la plus grande des vertus théolo­gales. Car la foi résidant dans l'intellect, l'espérance et la charité dans la puissance appétitive, comme nous l'avons dit (I-II 62,3), il semble que la foi soit à l'espérance et à la charité ce que la vertu intellectuelle est à la vertu morale. Or, la vertu intellectuelle est plus grande que la vertu mo­rale, comme nous l'avons prouvé (art. 3). Donc la foi est plus grande que l'espérance et la charité.

2. Ce qui s'ajoute à une chose paraît être plus grand qu'elle. Or, l'espé­rance, comme on le voit, s'ajoute à la charité, puisqu'elle présuppose l'amour, comme le dit saint Augustin (Enck. cap. 8), et qu'elle ajoute un mouvement qui nous porte vers l'objet aimé. Donc l'espérance est plus grande que la charité.

3. La cause l'emporte sur l'effet. Or, la foi et l'espérance sont cause de la charité. Car la glose dit (interi. in Matth, i) que la foi engendre l'espé­rance et l'espérance la charité. Donc la foi et l'espérance sont plus grandes que la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (I. Cor. xiii, 13) : Ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité, existent à présent, mais la charité est la, plus excellen te des trois.

CONCLUSION. — La charité qui regarde Dieu plus prochainement que les autres vertus est la plus excellente des vertus théologales.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 3), la grandeur de la vertu se considère selon son espèce d'après l'objet. Les trois vertus théolo­gales se rapportant à Dieu comme à leur objet propre, on ne peut pas dire que l'une soit plus grande que l'autre, parce qu'elle se rapporte à un objet plus grand, mais parce que l'une regarde cet objet plus prochainement que l'autre. En ce sens la charité est plus grande que les autres vertus. Car les autres vertus impliquent dans leur essence une certaine distance qui les sépare de leur objet. Ainsi la foi se rapporte à des choses qu'on ne voit pas et l'espérance à des choses qu'on ne possède pas ; tandis que l'amour ou la charité a pour objet ce qu'on possède déjà. En effet l'objet aimé est d'une certaine manière dans le sujet qui l'aime, et celui qui aime est porté par son affection à s'unir à l'objet aimé. C'est pourquoi il est écrit (I. Joan, iv, 16) : Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi et l'espérance ne sont pas à la charité ce qu'est la prudence à la vertu morale, et cela pour deux

2scit, etiamsi omnes creaturas nesciat. Qui vero te et illas novit, non propter illas beatior est, sed propter le solum beatus.

raisons. La première c'est que les vertus théologales ont un objet supérieur à l'àme humaine, tandis que la prudence et les vertus morales se rappor­tent à ce qui est au-dessous de l'homme. Or, à l'égard des choses qui sont supérieures à l'homme l'amour est plus noble que la connaissance (1). Car la connaissance est parfaite selon que les choses connues sont dans le sujet qui les connaît, tandis que l'amour existe en proportion de l'attraction qui porte celui qui aime vers l'objet aimé. D'ailleurs ce qui est au-dessus de l'homme est plus noble en soi que dans l'homme, parce que chaque chose est dans l'être qui le reçoit conformément à sa nature, tandis qu'au contraire les choses qui sont au-dessous de l'homme sont plus nobles en lui qu'en elles-mêmes. La seconde raison, c'est que la prudence règle les mouve­ments appétitifs qui regardent les vertus morales, tandis que la foi ne règle pas le mouvement appétitif qui tend vers Dieu et qui appartient aux vertus théologales, mais elle en montre seulement l'objet. Ce mouvement appétitif surpasse la connaissance humaine, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ephes. m, 19) : La charité du Christ surpasse toute science.

2. Il faut répondre au second, que l'espérance présuppose l'amour de l'objet qu'on espère obtenir; cet amour est ce qu'on appelle Y amour de concupis­cence. Celui qui désire ainsi ce qui est bon s'aime plus lui-même que toute autre chose. Mais la charité implique un amour d'amitié, et on y parvient par l'espérance, comme nous l'avons dit (I-II 62,4).

3. Il faut répondre au troisième, que la cause qui perfectionne est supé­rieure à son effet, mais qu'il n'en est pas de même de la cause qui dispose. Car alors la chaleur du feu l'emporterait sur l'àme à laquelle elle dis­pose la matière ; ce qui est évidemment faux. Ainsi la foi engendre l'espé­rance et l'espérance la charité, en ce sens que l'une dispose à l'autre.



QUESTION LXVII.

DE LA DURÉE DES VERTUS APRÈS CETTE VIE.


Après avoir parlé de l'égalité des vertus, nous devons maintenant nous occuper de leur durée après cette vie. — A cet égard six questions se présentent : 1° Les vertus morales existent-elles encore après cette vie? — 2° Les vertus intellectuelles existent-elles ? — 3" La foi subsiste-t-elle? — 4° L'espérance subsiste-t-elle ? — 5° Reste- t-il quelque chose de la foi ou de l'espérance ? — 6° La charité subsiste-t-elle ?

ARTICLE I. — LES VERTUS MORALES EXISTENT-ELLES ENCORE APRÈS CETTE VIE (2)?


Objections: 1. Il semble que les vertus morales ne subsistent plus après cette vie. Car les hommes dans l'état de la gloire future seront semblables aux anges, comme il est dit (Matth, xxii). Or, il est ridicule d'admettre des vertus mo­rales dans les anges, comme on le voit (Eth. lib. x, cap. 8). Donc il n'y aura plus de vertus morales dans les hommes après cette vie.

2. Les vertus morales perfectionnent l'homme dans la vie active. Or, la vie active ne subsiste plus après cette vie : car saint Grégoire dit (Moral.

(-1) Par la connaissance nous changeons en nous d'une certaine manière les objets que nous connaissons, parce que nous ne pouvons les con­naître que selon notre manière d'être qui est finie et bornée. Mais par I amour nous n'attirons pas l'objet aimé en nous pour le subjccliviscr de cette façon, nous nous portons au contraire vers lui, et c'est pour cette raison que quand il s'agit de
Dieu et en général de tout ce qui est au-dessus de nous, notre amour l'emporte sur noire con­naissance.
(2) Saint Paul a dit : Certas sum, neque mors, neque vita... poterit nos separare à charitate Dei Hom. viii). Et l'on trouve dans divers passages de l'Ecriture la même chose à l'é­gard de chaque vertu en particulier.
lib. iv, cap. 18) : Les oeuvres de la vie active passent avec le corps. Donc les vertus morales ne subsistent pas après cette vie.

3. La tempérance et la force qui sont des vertus morales se rapportent aux parties irraisonnables de l'âme, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 10). Or, les parties irraisonnables de l'âme se corrompent avec le corps, parce qu'elles sont les actes des organes corporels. Il semble donc que les vertus morales ne subsistent pas après cette vie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Sap. i, IS) que la justice estperpétuelle et immortelle.

CONCLUSION. — Quoique les vertus morales ne subsistent pas après celte vie quant à leur matière (car il n'y aura plus alors ni concupiscence, ni plaisirs sensuels, ni périls, etc.), cependant elles subsisteront dans les bienheureux quant à ce qu'il y a en elles de formel.

Réponse Il faut répondre que, d'après saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 9), Cicéron a supposé qu'après cette vie les quatre vertus cardinales n'exis­taient plus, mais que dans l'autre vie les hommes étaient heureux par la seule connaissance de cette nature qui est ce qu'il y a de mieux et de plus aimable, c'est-à-dire de la nature qui a tout créé. Mais l'illustre doc­teur n'est pas de ce sentiment. Il établit que ces quatre vertus existent dans la vie future, mais d'une autre manière que maintenant. Pour s'en con­vaincre jusqu'à l'évidence il faut remarquer que dans ces vertus il y a quelque chose de formel et quelque chosede matériel. Ce qu'il y a de matériel c'est l'in­clination de la partie appétitive vers les passions ou les opérations selon un mode quelconque. Ce mode étant déterminé par la raison, il s'ensuit que ce qu'il y a de formel dans ces vertus, c'est l'ordre même que la raison établit. Il faut donc dire que les vertus morales ne subsistent pas dans la vie future quant à ce qu'il y a de matériel en elles. Car la concupiscence, les plaisirs de la table et des sens, la crainte et l'audace qui ont pour objet la mort et ses dangers, les partages et les échanges de ce qui est nécessaire aux besoins de la vie présente, aucune de ces choses ne peut avoir lieu dans la vie future. — Mais quant à ce qu'il y a de formel, elles subsisteront dans les bienheureux après cette vie et de la manière la plus parfaite; en ce sens que la raison de cbacunede ces vertus sera parfaitement droite relativement aux choses qui se rapporteront alors à elle. La puissance appétitive sera mue entièrement selon l'ordre de la raison pour les choses qui appar­tiennent à !cet état. C'est ce qui -fait dire à saint Augustin (loc. cit.) que la prudence alors sera sans aucun péril d'erreur; la force sans la crainte d'au­cune calamité; la tempéyance sans rébellion du côté des passions, de telle sorte qu'il appartiendra à la prudence de ne préférer et de n'égaler aucun bien à Dieu, à la force de s'attacher à lui le plus fermement, à la tempérance de ne se délecter en rien de ce qui est défectueux et nuisible. Pour la justice c'est encore plus évident. La pratique de cette vertu consistera alors dans la soumission envers Dieu, parce que dès maintenant la justice exige que nous soyons soumis à ce qui est au-dessus de nous.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle en cet endroit des vertus relativement à ce qu'il y a de matériel en elles- : ainsi il parle de la justice relativement aux échanges et aux partages; de la force relative­ment à ce qui est terrible et dangereux ; de la tempérance relativement aux concupiscences mauvaises.

2. Il faut répondre de même au second argument. Car les choses qui appar­tiennent à la vie active sont ce qu'il y a de matériel dans les vertus.

3. Il faut répondre au troisième, qu'après cette vie il v a deux sortes d'états.

L'un avant la résurrection, quand les âmes seront séparées des corps : l'autre après, quand les âmes seront unies de nouveau à leurs corps. Dans ce dernier état les puissances irraisonnables existeront dans les organes du corps, comme elles y existent maintenant. Ainsi la force pourra exister dans l'irascible, la tempérance dans le concupiscible, mais de manière que ces deux puissances seront parfaitement disposées pour obéir à la raison. Dans l'état qui précède la résurrection les parties irraisonnables ne seront pas dans l'âme actuellement; elles seront seulement radicalement dans son es­sence, comme nous l'avons dit (I 77,8). Par conséquent les vertus morales n'y existeront pas non plus en acte ; elles n'y seront que radicalement, c'est-à-dire qu'elles subsisteront dans la raison et la volonté qui renferment les semences de ces vertus, comme nous l'avons vu (ibid.). Mais la justice qui réside dans la volonté subsistera en acte. C'est pourquoi il est dit d'elle spécialement qu'elle est perpétuelle et immortelle, soit par rapport au sujet parce que la volonté est incorruptible, soit à cause de la similitude de l'acte, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

ARTICLE II. — les vertus intellectuelles subsistent-elles après cette vie (4)?


Objections: 1. Il semble que les vertus intellectuelles ne subsistent pas après cette vie. Car l'Apôtre dit (I. Cor. xiii, 8] que la science sera détruite, et la raison qu'il en donne c'est que nous ne connaissons les choses qu'imparfaitement. Or, comme la connaissance de la science est imparfaite, de même la con­naissance des autres vertus intellectuelles l'est aussi, tant que dure cette vie. Donc toutes les vertus intellectuelles cesseront d'exister après la mort.

2. Aristote dit (In praedic. cap. de qualit.) que la science étant une ha­bitude, elle est une qualité qui change difficilement. Car on ne la perd aisé­ment que dans le cas de maladie ou de circonstance grave qui amène en nous un grand changement. Or, le corps humain ne subit aucun change­ment comparable à celui qui est l'effet de la mort. Donc la science et les autres vertus intellectuelles ne subsistent pas après cette vie.

3. Les vertus intellectuelles perfectionnent l'intellect pour qu'il accom­plisse bien l'acte qui lui est propre. Or, son acte ne semble pas avoir lieu après cette vie, parce qu'ici-bas l'âme ne comprend rien sans image sen­sible, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. 30). Après cette vie il n'y a plus d'images sensibles, puisque ces images n'existent que dans les organes corporels. Donc les vertus intellectuelles ne subsistent pas après cette vie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La connaissance des choses universelles et néces­saires est plus stable que celle des choses particulières et contingentes. Or, l'homme conserve après cette vie la connaissance des choses particu­lières et contingentes; par exemple, il sait ce qu'une personne fait et ce qu'elle a souffert, d'après ces paroles de l'Evangile (Luc. xvi, 25) : Souvenez- vous que vous avez reçu des biens; dans votre vie et que Lazare n'y a eu que des maux. Donc à plus forte raison conserve-t-il la connaissance des choses universelles et nécessaires qui appartiennent à la science et aux autres ver­tus intellectuelles.

CONCLUSION. — Les vertus intellectuelles subsistent dans les hommes après cette

(1) Il est dit (Eccl. xxxix) : Collaudabunt multi sapientiam ejus et usque in aetérnum non delebitur. Saint Jérôme expose le même sentiment (Epist, ad Paulin, rap. vu) : Disca­mus in terris quorum scientia nobiscum per­severet in caelo.
vie selon ce qu'il y a en elles de formel, c'est-à-dire relativement aux espèces intelli­gibles conservées dans l'intellect, mais elles n'y subsistent pas quant à ce qu'elles ont de matériel, c'est-à-dire par rapport aux images sensibles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I 79,6), il y a des philosophes (1) qui ont prétendu que les espèces intelligibles ne subsistent dans l'intellect possible que pendant le temps qu'il comprend en acte, et que quand on cesse de considérer actuellement les objets, ces espèces ne sont conservées que dans les puissances sensitives qui sont les actes des organes corporels, c'est-à-dire dans l'imagination et la mémoire. Et comme ces puissances sont détruites avec le corps, il s'ensuit que d'après ce sys­tème la science n'existera d'aucune manière après cette vie quand le corps s'en ira en corruption et qu'aucune autre vertu intellectuelle ne subsistera non plus. Mais cette opinion est contraire au sentiment d'Aristote qui dit (De an. lib. ur, text. 8), que l'intellect possible est en acte, puisqu'il est cha­cune des choses qu'il sait, quoique cependant il soit en puissance relative­ment à la considération actuelle de ces mêmes choses. Cette opinion est aussi contraire à la raison. Car les espèces intelligibles sont reçues dans l'intel­lect possible d'une façon immuable, selon la manière d'être du sujet qui les reçoit. C'est pour ce motif qu'on appelle l'intellect possible le lieu des espèces, parce que c'est lui en quelque sorte qui conserve les espèces intelli­gibles. Mais les images sensibles au moyen desquelles l'homme comprend ici-bas, en mettant en rapport avec elles les espèces intelligibles, comme nous l'avons dit (I 85,1-2), sont détruites avec le corps. Ainsi par rapport à ces images sensibles qui sont ce qu'il y a de ma­tériel dans les vertus intellectuelles, ces vertus sont détruites quand le corps l'est lui-même. Mais par rapport aux espèces intelligibles qui résident dans l'intellect possible, les vertus intellectuelles subsistent, et ces espèces sont ce qu'il y a en elles de formel. On peut donc dire qu'après cette vie les vertus intellectuelles subsistent relativement à ce qu'il y a de formel en elles, mais non relativement à ce qu'il y a de matériel, comme nous l'avons dit des vertus morales (art. pj*éc.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette parole de l'Apôtre doit s'entendre de ce qu'il y ade matériel dans la science et du mode d'intelligence, parce qu'il n'y aura plus d'images sensibles après la destruction du corps, et que pour faire usage de la science on n'aura pas besoin d'avoir recours à ces images.

2. Il faut répondre au second, que la maladie altère l'habitude de la science quant à ce qu'il y a de matériel en elle, c'est-à-dire relativement aux images sensibles, mais non par rapport aux espèces intelligibles qui résident dans l'intellect possible.

3. Il faut répondre au troisième, qu'après la mort l'âme séparée du corps comprend d'une autre manière que par le moyen des images sensibles, comme nous l'avons dit (I, 89,1). Alors la science sub­siste, mais elle n'opère pas selon le même mode, comme nous l'avons dit des vertus morales (art. préc.).

ARTICLE III. — la foi subsiste-t-elle après CETTE vie?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.66 a.2