I-II (trad. Drioux 1852) Qu.67 a.3

ARTICLE III. — la foi subsiste-t-elle après CETTE vie?


Objections: 1. Il semble que la foi subsiste après cette vie. Car la foi est plus noble que la science. Or, la science subsiste après cette vie, comme nous l'avons prouvé (art. préc.). Donc la foi aussi.

2. Saint Paul dit (I. Cor. iii. 2): Personne ne peut poser un autre fondement

P C,o sentiment était celui d'Avicenne que saint Thomas a déjà réfuté.

que celui qui a été posé, qui est Jésus-Christ, c'est-à-dire la foi de Jésus- Christ. Or, quand on enlève le fondement, ce qu'on a édifié dessus ne sub­siste plus. Donc si la foi ne subsiste plus après cette vie, il n'y aura plus aucune autre vertu.

3. La connaissance de la foi et la connaissance de la gloire diffèrent comme le parfait et l'imparfait. Or, la connaissance imparfaite peut exister simul­tanément avec la connaissance parfaite ; comme dans l'ange la connaissance vespcrtinaie (¦vespertina) peut exister simultanément avec la connaissance matutinale (matutina) (4) : et un homme peut avoir en même temps la science d'une conclusion au moyen du syllogisme démonstratif, et son opinion ou sa connaissance probable au moyen du syllogisme dialectique. Donc après cette vie la foi peut exister simultanément avec la connaissance de la gloire.

En sens contraire Mais c'estle contraire. L'Apôtre dit (IL Cor. v, 6) : Tant que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur et hors de notre patrie, parce que c'est par la foi que nous marchons vers lui, et non par une claire vue. Or, ceux qui sont dans la gloire ne sont pas éloignés de Dieu, mais ils lui sont présents. Donc la foi ne subsiste pas après cette vie dans la gloire.

CONCLUSION. — Puisque la foi est une vertu par laquelle on croit ce qu'on ne voit pas, tandis que les bienheureux voient ce qui fait l'objet de leur béatitude, il est absolument impossible qu'elle subsiste simultanément avec la béatitude dans le même sujet.

(2) Parce que cette imperfection n'est qu'acci­dentelle.

(1) Pour la signification tic eos ternies notre tom. i, p. o05et suiv.

Réponse Il faut répondre que l'opposition est par elle-même la cause propre qui fait qu'une chose en exclut une autre, c'est-à-dire que dans toutes les choses qui sont opposées il v a toujours affirmation et négation. Or, dans certaines choses il y a opposition d'après leurs formes qui sont contraires; ainsi en fait de couleurs le blanc et le noir sont opposés. D'autres sont opposées selon le parfait et l'imparfait. Quand il s'agit des choses qui s'altèrent, le plus et le moins sont des contraires; par exemple, le plus chaud exclut le moins chaud, comme le dit Aristote (Phys. lib. v, text. 19). Le parfait et l'imparfait étant opposés, il est impossible.que la perfection et l'imperfection existent simultanément clans le même sujet sous le même rapport. En effet il est à remarquer que l'imperfection a quelquefois pour objet l'essence de la chose et qu'elle appartient à son espèce, comme le défaut de raison appar­tient à la nature du cheval et du boeuf. Le sujet qui reste le même numéri­quement ne pouvant pas être transporté d'une espèce dans une autre, il s'ensuit qu'en détruisant cette imperfection on détruit par là même l'es­pèce de la chose ; ainsi l'animal ne serait plus ni un boeuf, ni un cheval, s'il était raisonnable. D'autres fois l'imperfection n'appartient pas à la nature de l'espèce, mais elle arrive à l'individu sous quelque autre rapport; par exemple, il arrive à un homme de n'avoir pas de raison, parce que l'usage de cette faculté est gêné en lui par le sommeil, l'ivresse ou toute autre cause semblable. — Il est évident qu'on peut écarter cette dernière espèce d'imperfection, et que la substance n'en reste pas moins (2). Or, il est clair que l'imperfection de la connaissance est de l'essence de la foi. Car elle entre dans sa définition, puisque d'après l'Apôtre (Hebr, xi, 1) : La foi est le fondement des ch oses que l'on doit espérer, et la pleine conviction de celles qu'on ne voit pas. Et saint Augustin dit (In Joan. Tract. 40, a rned.) : Qu'est-ce que iafoi .'c'esteroire ce que vous ne voyez pas. Quand laconnaissanceapour objet des choses qui nesemontrentpasetqu'on ne voit pas, elle est impar­faite; par conséquent l'imperfection de la connaissance est de l'essence de la foi. D'où il est manifeste que la foi ne peut être une connaissance par­faite et rester numériquement (1) la même. Mais nous devons aller plus loin et examiner si elle peut exister simultanément avec la connaissanceparfaite. Car rien n'empêche qu'une connaissance imparfaite n'existe quelquefois simultanément avec une connaissanceparfaite. Il faut donc observer que la connaissance peut être imparfaite de trois manières : 1° par rapport à l'ob­jet que l'on connaît; 2° par rapport au moyen d'après lequel on le connaît; 3° par rapport au sujet. Par rapport à l'objet qu'on connaît, la connaissance matutinale diffère dans les anges de la connaissance vespertinale, comme le parfait et l'imparfait, puisque la connaissance matutinale se rapporte aux choses selon qu'elles existent dans le verbe, et la connaissance vesper­tinale se rapporte aux mêmes choses selon qu'elles existent clans leur propre nature, ce qui est une manière d'être imparfaite relativement à la première. — Par rapport au moyen, la connaissance d'une conclusion par un moyen démonstratif diffère de cette connaissance par un moyen probable (2), comme le parfait diffère de l'imparfait. — Enfin par rapport au sujet, l'opi­nion, la foi et la science diffèrent selon le parfait et l'imparfait. Car il est dans la nature de l'opinion d'accepter une chose tout en craignant la vérité du contraire; ce qui fait qu'on ne s'y attache pas fermement. Il est au con­traire dans la nature de la science d'adhérer fermement à ce que l'on af­firme et d'en avoir la vision intellectuelle, parce qu'on a alors une certitude qui procède de l'intelligence des principes. Quant à la foi elle tient le milieu entre ces deux choses. Elle est supérieure à l'opinion parce qu'elle im­plique une adhésion ferme, inébranlable, et elle est inférieure à la science parce qu'elle ne voit pas ce qu'elle affirme. — Or, il est clair que
le parfait et l'imparfait ne peuvent pas simultanément exister sous un même rapport ; mais que les choses qui diffèrent comme le parfait et l'imparfait peuvent simultanément exister dans un autre sous quelque rapport identique. Ainsi la connaissance parfaite et la connaissance imparfaite relativement à l'objet ne peuvent exister d'aucune manière à l'égard du même objet, cependant elles peuvent se trouver dans le même moyen et le même sujet. Car rien n'empêche que le même homme ne connaisse simultanément, par un seul et même moyen, deux objets dont l'un est parfait et l'autre impar­fait; par exemple, qu'il en connaisse la santé et la maladie, le bien et le mal. De même il est impossible que la connaissance parfaite et la connais­sance imparfaite, relativement au moyen, se réunissent dans un seul et même moyen ; mais rien n'empêche qu'elles n'aient l'une et l'autre le même objet et le même sujet qui leur soient communs. Carie même homme peut connaître la même conclusion par un moyen probable et par un moyen démonstratif. Il est également impossible que la connaissance parfaite et la connaissance imparfaite, par rapport au sujet, existent simultanément dans le même sujet. Or, la foi a dans son essence une imperfection qui se rap­porte au sujet, puisqu'elle consiste en ce que celui qui croit ne voie pas ce qu'il croit; tandis que la béatitude est au contraire essentiellement par­faite relativement au sujet, puisque les bienheureux voient ce qui fait l'ob­jet de leur bonheur (3), comme nous l'avons dit (I-II 3,8). D'où il est manifeste qu'il est impossible que la foi subsiste simultanément avec la béatitude dans le même sujet.


C'est-à-dire substantiellement.

L'un ne produit que l'opinion, tandis que l'autre produit la science.

(3) Comme le dit saint Paul (1Co 13): Videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi est plus noble que la science par rapport à l'objet, parce que son objet est la vérité première. Mais la science a un mode de connaissance plus parfait qui n'est pas incom­patible comme celui de la foi, avec la perfection de la béatitude ou la vision.

2. Il faut répondre au second, que la foi est le fondement, en raison de la connaissance qu'elle renferme. C'est pourquoi quand la connaissance sera perfectionnée (1), le fondement sera plus parfait.

3. La réponse au troisième argument est évidente d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).


ARTICLE IV. — l'espérance subsiste-t-elle après la mort dans l'état de gloire (2)?


Objections: 1. Il semble que l'espérance subsiste après la mort dans l'état de gloire. Car l'espérance perfectionne l'appétit de l'homme d'une manière plus noble que les vertus morales. Or, ces vertus subsistent après cette vie, comme on le voit dans saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 9). Donc à plus forte rai­son l'espérance subsiste-t-elle.

2. La crainte est opposée à l'espérance. Or, la crainte subsiste après cette vie ; les bienheureux ont pendant toute l'éternité une crainte filiale, et les damnés ont la crainte des châtiments. Donc pour la même raison l'espé­rance peut subsister.

3. Comme l'espérance a pour objet le bien futur, de même aussi le désir. Or, le désir du bien futur existe dans les bienheureux, et par rapport à la gloire du corps que les âmes des bienheureux désirent, comme le dit saint Au­gustin (Sup. Gen. litt. lib. xii, cap. 35), et par rapporta la gloire del'âme, d'après ces paroles de l'Ecriture (Eccles. xxiv, 29) : Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent auront encore soif. Et saint Pierre dit (I. Pet. i, 12) : Que les anges désirent pénétrer dans les secrets du ciel. Il semble donc que l'espérance puisse exister dans les bienheureux après cette vie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. viii, 24) : Qui est-ce qui espère ce qu'il voit déjà? Or, les bienheureux voient ce qui est l'objet de l'espérance, c'est-à-dire Dieu. Donc ils ne l'espèrent pas.

CONCLUSION. — Puisque l'espérance est une vertu par laquelle nous espérons ce que nous n'avons pas et que nous possédons dans la patrie tout ce que nous avons espéré, il est impossible que cette vertu subsiste après cette vie dans l'état cte gloire.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), ce qui de sa nature implique l'imperfection du sujet ne peut subsister simultanément dans ce sujet, une fois qu'il a acquis la perfection opposée. Ainsi il est évident que le mouvement implique par sa nature l'imperfection du sujet; car c'est l'acte de ce qui existe en puissance, considéré comme tel. C'est pourquoi quand la puissance est passée à l'acte, le mouvement cesse. Car quand une chose est devenue blanche, on ne la blanchit plus. Or, l'espé­rance impliquant un certain mouvement vers ce qu'on ne possède pas, comme on le voit d'après ce que nous avons dit sur cette passion (I-II 40,1-2). il s'ensuit que quand on a ce qu'on espère, c'est-à-dire la jouis­sance de Dieu, il n'y a plus possibilité d'espérer.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'espérance est plus noble que les vertus morales, relativement à son objet qui est Dieu. Mais les actes des

Ce perfectionnement sera le résultat de la claire vision qui doit succéder à la foi.

Cette question a été ainsi résolue par le pape Benoit XI in extrav : Benedictus Deus : Visio huiusmodi, id est, divinae essentioe, ejusque fruitio actum fidei, et spei in eis, scili­cet beatis, evacuat; prout fides et spes proprie theologicoe sunt virtutes.

vertus morales ne répugnent pas à la perfection de la béatitude comme l'acte d'espérance, à moins qu'on ne les considère sous le rapport de la matière, c'est-à-dire tels qu'ils n'existent plus. Car la vertu morale ne per­fectionne pas seulement l'appétit relativement à ce qu'on ne possède pas encore, mais elle le perfectionne aussi relativement à ce qu'on possède présentement.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a deux sortes de crainte, la crainte servile et la crainte filiale, comme nous le verrons (II-II 19,2). La crainte servile est celle qu'on a du châtiment; elle ne peut exister dans la gloire, puisqu'il n'est pas possible alors qu'on soit puni. La crainte filiale produit deux actes: l'un est un acte de respect envers Dieu, et sous ce rap­port elle subsiste; l'autre consiste à craindre qu'on en soit séparé, et relative­ment à ce dernier elle ne subsiste plus. Car la séparation de Dieu implique l'idée du mal, et il n'y a plus alors de mal à redouter, d'après ces paroles de l'Ecriture (Prov. 1, 33): On jouira d'une abondance de bien sans craindre aucun mal. La crainte étant opposée à l'espérance d'après l'opposition qu'il y a entre le bien et le mal, comme nous l'avons dit (I-II 40,1), il s'ensuit que la crainte qui subsiste dans la gloire n'est pas contraire à cette vertu. Mais la crainte du châtiment peut exister plutôt dans les damnés que l'espérance de la gloire clans les bienheureux ; parce que dans les damnés il y aura une succession de peines , et par conséquent il y a là l'idée de l'avenir qui peut être un objet de crainte. Au contraire, la gloire des saints est sans succession selon qu'ils participent à l'éternité dans laquelle il n'y a ni passé, ni avenir, mais seulement le présent. Cependant les damnés n'ont pas de crainte à proprement parler. Car, comme nous l'avons dit (I-II 42,2), la crainte n'est jamais sans quelque espoir de délivrance, ce qui ne peut point du tout exister chez les damnés. Par consé­quent il n'y a pas en eux de crainte, à moins qu'on ne prenne ce mot dans sa signification générale et qu'on entende par là l'attente quelconque d'un mal futur.

3. Il faut répondre au troisième, que quant à la gloire de l'âme il ne peut y avoir de désir dans les bienheureux, relativement à l'avenir, pour la raison que nous avons donnée (I-II 33,2). On dit qu'il y a là faim et soif pour signifier qu'il n'y a pas de dégoût, et pour le même motif on dit que les anges désirent. Mais par rapport à la gloire du corps les âmes des saints peuvent avoir des désirs, mais elles n'ont pas d'espérance proprement dite, ni d'espérance, comme vertu théologale. Car l'objet de cette vertu ainsi considérée est Dieu, mais non le bien créé. Leur désir n'est pas non plus une espérance, prise en général, parce que l'objet de cette vertu morale est un objet difficile, ardu, comme nous l'avons dit (I-II 40,1). Or, un bien dont nous possédons la cause inévitable, infaillible, n'est pas pour nous un bien ardu, difficile. Ainsi, on ne dit pas, à proprement parler, que celui qui a de l'argent espère avoir une chose qu'il est en son pouvoir d'acheter immédiatement. De même on ne dit pas, à proprement parler, que ceux qui ont la gloire de l'âme espèrent la gloire du corps, mais seule­ment qu'ils la désirent.

ARTICLE V. — reste-t-il dans la gloire quelque chose de la foi ou de l'espérance?


Objections: 1. Il semble qu'il reste dans la gloire quelque chose de la foi ou de l'espé­rance. Car en écartant ce qui est propre, ce qui est général reste, comme il est dit (De causis lib. prop. 1). Ainsi en écartant le raisonnable, l'animal reste, et en écartant l'animal, l'être subsiste. Or, dans la foi il y a quelque chose qui lui est commun avec la béatitude, c'est la connaissance; il y a aussi quelque chose qui lui est propre, ce sont les voiles énigmatiques qui la couvrent ; car la foi est une connaissance énigmatique. Donc en écartant les voiles énigmatiques de la foi, la connaissance même de la loi subsiste encore.

2. La foi est une lumière spirituelle de l'âme, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ephes. 1,18): Que le Saint-Esprit éclaire les yeux de votre coeur pour connaître Dieu de plus en plus. Mais cette lumière est imparfaite rela­tivement à la lumière de la gloire dont il est dit (Ps. xxxv, 10) : Nous ver­rons la lumière dans votre lumière. Or, la lumière imparfaite subsiste après que la lumière parfaite est survenue. Car un flambeau ne s'éteint pas quand la clarté du soleil vient à briller. Il semble donc que la lumière de la foi subsiste avec la lumière de la gloire.

3. La substance de l'habitude n'est pas détruite par là même qu'on enlève la matière qui en est l'objet. Car l'homme peut conserver l'habitude de la libéralité, même après avoir perdu son argent, mais il ne peut plus en exercer les actes. Or, l'objet de la foi est la vérité première qu'on n'a pas vue. Donc le moyen par lequel on voit la vérité première étant détruit, l'habitude de la foi peut subsister encore.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La foi est une habitude simple. Ce qui est simple est détruit tout entier ou subsiste tout entier. Puisque la foi ne subsiste pas totalement, mais est détruite, comme nous l'avons dit (art. 3), il semble qu'elle soit anéantie complètement.

CONCLUSION. — Dans la gloire il ne peut absolument rien rester de l'espérance, mais il reste quelque chose de la foi; ce qui en reste n'est pas la même chose qu'elle, numériquement ou spécifiquement ; mais c'est la même chose quant au genre, puisque c'est la connaissance.

Réponse vIl faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont dit que l'espérance est tota­lement détruite; mais que la foi l'est en partie, c'est-à-dire par rapport aux voiles qui la couvrent, et qu'elle subsiste en partie, c'est-à-dire par rapport à la substance de la connaissance. Si on entend par là que la foi subsiste la même, non en nombre, mais en genre, cette opinion est très-exacte.'Car la foi est du même genre que la vision dont on jouit dans le ciel, puisque c'est une connaissance. Mais l'espérance n'est pas du même genre que la béati­tude. Elle est à la jouissance de la béatitude ce que le mouvement est au repos quand on est arrivé au terme. Au contraire si on veut dire que la con­naissance qui appartient à la foi subsiste numériquement la même dans le ciel, c'est absolument impossible. Car, quand on écarte la différence d'une espèce quelconque, la substance du genre ne reste pas numériquement la même. Ainsi en écartant la différence constitutive de la blancheur, la subs­tance de la couleur ne reste pas numériquement la même au point que la même couleur numériquement soit tantôt le blanc et tantôt le noir. Car le genre n'est pas à la différence ce que la matière est à la forme (1), de telle sorte que la substance du genre subsiste numériquement la même, quand on écarte la différence, comme la substance de la matière reste numérique­ment la même, quand on écarte la forme. Car le genre et la différence ne sont pas des parties de l'espèce: mais comme l'espèce signifie le tout, c'est- à-dire ce qui est composé de matière et de forme dans les choses matérielles ; ainsi la différence signifie un tout,et il en est de même du genre (2). Seule­ment le genre dénomme le tout d'après ce qui est sa matière, la diffé-

(1) Parce que la matière et la forme sont les parties d'un composé, tandis que le genre et la différence ne sont pas les parties d'une espèce. (2) I.e genre désigne un autre tout.
rence d'après ce qui est sa forme, et l'espèce d'après ce double caractère. Ainsi dans l'homme la nature sensitive se rapportant matériellement à la nature intellectuelle, on donne le nom d'animal à l'être qui possède la nature sensitive, le nom de raisonnable à celui qui a la nature intel­lectuelle, et le nom d'homme à celui qui possède l'une et l'autre. Par conséquent ces trois mots signifient le même tout, mais non d'après le même point de vue. D'où il est évident que la différence servant à déterminer le genre (1), du mêment où elle est écartée, la substance du genre ne peut rester la même. Car l'animalité ne reste pas la même s'il y a une autre âme qui constitue l'animal. D'où il suit que la connaissance qui était d'abord énigmatique et qui devient ensuite une claire vision ne peut rester numériquement la même. Ainsi, il est évident que rien de ce qui subsiste de la foi dans le ciel ne reste le même, ni numériquement, ni spé­cifiquement, mais il reste seulement le même quant au genre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'en écartant le raisonnable, l'animal ne reste pas le même numériquement, il reste seulement le même quant au genre, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que l'imperfection de la lumière du flambeau n'est pas en opposition avec la perfection de la lumière du soleil, parce qu'elles ne se rapportent pas au même sujet. iMais l'imperfection de la foi et la perfection de la gloire sont opposées l'une à l'autre et se rapportent au même sujet. Par conséquent elles ne peuvent pas exister simultanément, pas plus que la clarté de l'air avec son obscurité.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui perd son argent ne perd pas la possibilité d'en avoir ; c'est pourquoi il est convenable qu'il conserve l'habitude de la libéralité. Mais dans l'état de gloire , l'objet de la foi qui consiste dans ce qu'on ne voit pas est détruit non-seulement en acte, mais il l'est encore relativement à la possibilité, à cause de la stabilité de la béatitude (2). C'est pourquoi cette habitude subsisterait inutilement.

ARTICLE VI.— la charité scbsiste-t-elle dans la gloire après cette vie (3).


Objections: 1. Il semble que la charité ne subsiste pas dans la gloire après cette vie. Car, comme le dit l'Apôtre (I. Cor. xiii, 10) : Quand, ce qui est parfait sera arrivé, ce qui est imparfait sera détruit. Or, la charité ici-bas est impar­faite. Donc elle sera détruite quand nous parviendrons à la perfection de la gloire.

2. Les habitudes *et les actes se distinguent d'après leurs objets. Or, l'objet de l'amour est le bien perçu. Puisque la perception de la vie pré­sente diffère de la perception de la vie future , il semble que la charité ne reste pas la même de part et d'autre.

3. Quand les choses sont de même nature, celle qui est imparfaite peut parvenir à égaler celle qui est parfaite par l'effet d'un accroissement continu. Or, la charité d'ici-bas ne peut jamais parvenir à égaler la charité

(I) La différence détermine le genre et le ren­ferme dans nn sujet, de telle sorte que la diffé­rence spécifique du sujet étant détruite, la subs­tance du genre toile qu'elle était dans ce sujet ne persiste plus, et n'est plus déterminée, comme elle l'était auparavant, mais elle devient générale, vague et diffuse, de telle sorte qu'en cet état elle n'appartient pas plus à ce sujet qu'à un autre. (De Marandè).
(2) Les bienheureux ne peuvent plus retomber dans l'état présent où l'on ne voit les choses divi­nes que par une lumière énigmatique.
(5) A cet égard le témoignage des saintes Ecri­tures est formel : Sive prophetiae evacuabuntur, sive linguoe cessabunt, charitas autem non excidit (I. Cor. xiii.)
céleste, quel que soit son accroissement. Il semble donc que la charité d'ici-
bas ne subsiste pas au ciel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. l'Apôtre dit (i. Cor. xiii, 8) : La charité n'est jamais détruite.

CONCLUSION. — Puisque la charité est une vertu parfaite qui ne renferme aucune imperfection dans son essence, il n'y a pas de doute qu'elle subsiste dans la gloire.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 3), quand]l'imperfection d'une chose n'est pas de l'essence de son espèce, rien n'empêche que ce qui était d'abord imparfait ne devienne ensuite parfait, tout en restant le même numériquement. C'est ainsi que l'homme se perfectionne en gran­dissant et que la blancheur gagne en éclat. Or, la charité étant l'amour, elle ne renferme dans son essence aucune imperfection, car elle peut avoir pour objet ce qu'on possède et ce qu'on ne possède pas, ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Par conséquent la charité n'est pas détruite par la perfection de la gloire, mais elle subsiste la même numériquement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'imperfection de la charité est par rapport à elle un accident, parce que l'imperfection n'est pas de l'essence de l'amour. Or, en écartant ce qui est accidentel, la substance de la chose n'en existe pas moins (1). Par conséquent l'imperfection de la cha­rité étant détruite, la charité n'est pas détruite elle-même.

2. Il faut répondre au second, que la charité n'a pas pour objet la connais­sance elle-même ; car alors elle ne serait pas la même ici-bas que dans le ciel : mais elle a pour objel la chose connue, qui est la même, c'est-à-dire Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la charité d'ici-bas ne peut s'accroître au point d'égaler la charité céleste, à cause de la différence qui résulte de sa cause. Car la vision est la cause de l'amour, comme on le voit (Eth. lib. ix, cap. 5). Et l'on aime Dieu d'autant plus parfaitement qu'on le connaît mieux.



QUESTION LXVIII.

DES DONS.


Après avoir parlé des vertus, nous avons maintenant à nous occuper des dons. — A ce sujet huit questions se présentent : 1° Les dons diffèrent-ils des vertus? — 2° De la nécessité des dons. — 3° Les dons sont-ils des habitudes? — 4° Quels sont les dons et combien y en a-t-il? — ó" Les dons sont-ils unis entre eux? — 6° Subsistent-ils dans le ciel? — 7° Du rapport qu'ils ont entre eux. — 8° Du rapport qu'ils ont avec les vertus.


ARTICLE I. — les dons diffèrent-ils des vertus.


Objections: 1. Il semble que les dons ne se distinguent pas des vertus. Car saint Gré­goire dit à l'occasion de ces paroles de Job : Nati sunt in septem filii, etc. Sept fils nous naissent, quand par la conception d'une bonne pensée les sept vertus du Saint-Esprit sont produites en nous. Et il rapporte les paroles d’lsaïe (Is. xi, 2) : Requiescet super eum spiritus intellectus, où sont énumérés les sept dons du Saint-Esprit. Donc les sept dons du Saint-Esprit sont des vertus.

2. Saint Augustin dans son livre (De quaest. Evangel. lib. i, quaest. 8), à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Matth, xii) : Tunc vadit et assumit septem alios spiritus, dit qu'il y a sept vices contraires aux sept vertus de

(1) Loin d’etrc détruite, la cWe n'en est alors que plus parfaite, puisque l'accident qui disparaît lui était contraire.

l'Esprit-Saint, c'est-à-dire aux sept dons. Or, il y a sept vices contraires aux vertus prises dans un sens général. Donc les dons ne se distinguent pas des vertus en général.

3. Les choses dont la définition est la même sont aussi les mêmes. Or, la définition de la vertu convient aux dons. Car chaque don est une bonne qualité de l'esprit d'après laquelle on vit avec droiture. De même la défini­tion du don convient aux vertus infuses. Car le don est une chose donnée qu'on ne peut rendre, d'après Aristote (Top. lib. iv, cap. 4, loc. 50). Donc les vertus et les dons ne se distinguent pas.

4. La plupart des choses qu'on met au nombre des dons sont des vertus. Car, comme nous l'avons dit (I-II 57,1-2), la sagesse, l'intelli­gence et la science sont des vertus intellectuelles ; le conseil appartient à la prudence; la piété est une espèce de justice, et la force est une vertu morale. Il semble donc que les dons et les vertus ne se distinguent pas.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. i, cap. 22) distingue les sept dons qu'il dit être figurés par les sept fils de Job, des trois vertus théolo­gales qu'il dit représentées par les trois filles de ce patriarche (Mor. lib. n, cap. 26). Il distingue aussi les sept dons des quatre vertus cardinales qu'il dit représentées par les quatre angles de la maison.

CONCLUSION. — Les vertus se distinguent des dons en ce que les dons sont des habitudes qui perfectionnent l'homme pour qu'il suive promptement l'inspiration et le mouvement de l'Esprit Saint, tandis que les vertus sont des habitudes qui le perfec­tionnent pour qu'il suive promptement l'ordre et le mouvement de la raison.

Réponse Il faut répondre que si à l'égard du don et de la vertu nous ne parlons que d'après la nature de leur nom, il n'y a aucune opposition entre l'un et l'autre. Car la vertu désigne un principe qui perfectionne f homme pour qu'il soit à même de bien agir, comme nous l'avons dit (I-II 55,3-4), et le mot don indique un rapport avec la cause dont il émane. Or, rien n'empêche que ce qui vient d'un autre, comme le don, ne perfectionne celui qui le reçoit relativement à ses actions ; surtout quand on considère que nous avons dit (I-II 63,3) qu'il y a des vertus qui sont infuses par Dieu en nous. Par conséquent sous ce rapport le don ne peut se distinguer de la vertu (1). C'est pourquoi il y ades auteurs qui ont prétendu qu'on ne devait pas dis­tinguer les dons des vertus. Mais ils éprouvent une grave difficulté pour dire pourquoi il y a des vertus qui sont appelées des dons et pourquoi elles ne le sont pas toutes, et pourquoi il y a des qualités qu'on compte parmi les dons etqu'on ne compte pas parmi les vertus, par exemple la crainte. De là d'au­tres ont avancé qu'il fallait distinguer les dons des vertus. Mais ils n'ont pas déterminé convenablement la cause de cette distinction, qui doit être com­mune à toutes les vertus sans convenir d'aucune manière aux dons et réci­proquement. Car les uns considerant que parmi les sept dons il y en a qua­tre qui appartiennent à la raison, qui sont, la sagesse, la science, V intelligence et le conseil, et trois qui appartiennent à la puissance appétitive, savoir : la force, la piété et la crainte, ils ont supposé que les dons perfectionnaient le libre arbitre considéré comme une faculté de la raison, tandis que les vertus le perfectionnaient comme une faculté de la volonté. Ils s'appuyaient sur ce qu'il n'y aque deux vertus dans la raison ou 1 intellect, la foi et la prudence, et que" les autres résident dans la puissance appétitive ou affective. Mais pour que cette distinction fût fondée, il faudrait que toutes les vertus fussent dans la puissance appétitive et tous les dons dans la raison (2). — D'autres,

(!) Pour éclaircir cette question saint Thomas considère les dons et les vertus dans leur na­ture générale, puis dans leur nature propre. (2) Ce qui n'existe pas, puisque la foi et la pru-

I ; Qui sont des vertus, non des dons.

s'arrêtant à ces paroles de saint Grégoire qui dit (Moral, lib. ii, cap. 26) que « le don de l'Esprit-Saint qui forme dans l'esprit qui lui est soumis la pru­dence, la tempérance, la justice et la force, fortifie ce même esprit contre chaque tentation, au moyen de ses septdons, » ont prétendu que les vertus ont pour but de régler l'homme dans ses actions, tandis que les dons ont pour objet de le faire résister aux tentations. Mais cette distinction n'est pas suffi­sante, parce que les vertus résistent aussi aux tentations qui nous portent aux péchés qui leur sont contraires. Car chaque chose résiste naturelle­ment à son contraire, ce qui est surtout évident à l'égard de la charité dont il est dit (Cantic. viii, 7) : Les grandes eaux n ont pu éteindre la charité. — D'autres, voyant que l'Ecriture parle de ces dons tels qu'ils ont existé dans le Christ, comme on le voit dans Isaïe (Is. xi), ont dit que les vertus ont simplement pour objet de régler nos actions, mais que les dons ont pour but de nous rendre conformes au Christ, surtout par rapport à ce qu'il a souffert, parce que ces dons ont principalement brillé dans sa passion. Mais cette distinction ne parait pas encore suffisante, parce que le Seigneur nous engage à lui ressembler spécialement par l'humilité et la douceur (1) (Matth, xi, 29) : Apprenez- de moi que je suis doux et humble de coeur, et par la charité (Joan, xv, 42) : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Ce sont d'ailleurs ces vertus qui ont brillé avec le plus d'éclat dans la passion du Christ. C'est pourquoi pour distinguer les dons des ver­tus nous devons suivre la manière de parler de l'Ecriture qui ne nous les représente pas sous le nom de dons, mais plutôt sous le nom d'esprits. Car il est écrit (Is. xi, 2) : L'esprit de sagesse et d'intelligence repose sur lui. — Ces paroles nous font manifestement comprendre que ces sept dons sonténumérés en cet endroit comme étant produits par l'inspiration divine en nous. Or, l'inspiration indique un mouvement qui procède d'un principe extérieur. Car il est à remarquer que dans l'homme il y a deux principes moteurs, l'un intérieur qui est la raison, et l'autre extérieur qni est Dieu, comme nous l'avons dit (I-II 9,4 ; 9,6), et comme le dit aussi Aris­tote (Magn. moral, lib. vu, cap. 8). Or, il est évident que tout ce qui est mû doit être nécessairement proportionné au moteur; et la perfection du mo­bile considéré comme tel est cette disposition qui le met en état d'être bien mû par son moteur. Ainsi donc plus le moteur est élevé, plus il est néces­saire que le mobile lui soit proportionné par une disposition plus parfaite. Par exemple, nous voyons qu'un disciple doit être plus parfaitement disposé pou r recevoir d'un docteur un enseignement plus relevé. Il est manifeste que les vertus humaines perfectionnent l'homme selon qu'il est fait naturellement pour être mû par la raison à l'égard de ses actions intérieures ou extérieures. Il a donc besoin de perfections plus hautes qui le disposent à être mù divine­ment, et ce sont ces perfections qu'on appelle des dons, non-seulement parce qu'elles sont infuses par Dieu, mais parce qu'elles disposent l'homme à suivre promptement l'impulsion qu'il reçoit de l'inspiration divine, selon ces paroles du prophète (Is. l, 5) : Le Seigneur m'a ouvert l'oreille, je ne l'ai point con­tredit, j e ne me suis point retiré en arrière. Et Aristote dit (/oc. cit.) que pour ceux qui sont mus par l'action divine ils ne doivent pas prendre conscii de la raison humaine, mais suivre l'impulsion intérieure qu'ils éprouvent, parce qu'ils sont mus par un principe meilleur que la raison de l'homme. Et c'est ce que quelques auteurs expriment en disant que les dons perfectionnent

dence sont des vertus qui resident dans l'entende- ment et que parmi les dons les uns sont propres à la raison, les autres b l'appétit.

l'homme par rapport à des actes plus élevés que les actes des vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces dons sont quelquefois appelés des vertus, d'après l'idée commune et générale qu'on attache à ce dernier mot, mais ils ont néanmoins quelque chose de plus élevé que cette idée générale, en ce sens que ce sont des vertus divines qui perfectionnent l'homme selon qu'il est mù par Dieu. C'est pour cela qu'Aristote (Eth. lib. vu, cap. 1) place au-dessus de la vertu commune une vertu héroïque ou divine qui fait de quelques hommes des êtres divins.

2. Il faut répondre au second, que les vices considérés comme opposés au bien que la raison approuve sont contraires aux" vertus, et que quand on les considère comme opposés à l'impulsion que Dieu nous imprime, ils sont con­traires aux dons. Car la même chose est contraire à Dieu et à la raison dont la lumière vient de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que cette définition se rapporte à la vertu considérée d'une manière générale. Par conséquent si nous voulons res­treindre cette définition aux vertus selon qu'elles sont distinctes des dons, nous dirons que ces mots par laquelle on vit droitement doivent s'entendre de la droiture de la vie considérée d'après sa conformité avec la règle de la raison. De même le don considéré comme distinct de la vertu infuse peut se définir une chose que Dieu nous accorde par rapport au mouvement qu'il nous imprime, parce qu'il porte l'homme à bien suivre ses impulsions.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on donne à la sagesse le nom de vertu intellectuelle, quand elle procède du jugement de la raison, mais on l'appelle don, quand elle opère par le mouvement et l'inspiration de Dieu. Et il en faut dire autant des autres.

ARTICLE II — les dons sont-ils nécessaires a l'homme pour i.e salut?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.67 a.3