I-II (trad. Drioux 1852) Qu.68 a.8

ARTICLE VIII. — les vertus sont-elles préférables aux dons?


Objections: 1. Il semble que les vertus soient préférables aux dons. Car saint Augustin dit en parlant de la charité (De Trin. lib. xv, cap. 18) : Il n'y arien de plus excellent que ce don de Dieu : il n'v a que lui qui sépare les enfants du royaume éternel des enfants de la perdition éternelle-, l'Esprit-Saint nous fait d'autres présents, mais sans la charité ils ne servent de rien. Or, la charité est une vertu. Donc la vertu vaut mieux que les dons de l'Esprit- Saint.

2. Les choses qui sont naturellement les premières semblent être les meilleures. Or, les vertus sont antérieures aux "dons de l'Esprit-Saint. Car saint Grégoire a dit (Mor. lib. ii, cap. 26) que le don de l'Esprit-Saint forme avant toutes choses dans l'âme qui lui est soumise la justice, la prudence, la force et la tempérance, qu'il remplit ensuite cette âme de ses sept dons de manière qu'il oppose la sagesse à la folie, l'intelligence à l'idiotisme, le conseil à la précipitation, la force à la frayeur, la science à l'ignorance, la piété à la dureté et la crainte à l'orgueil. Donc les vertus sont préférables aux dons.

3. Personne ne peut mal user des vertus, comme le dit saint Augustin (De lib. arbit. lib. ii, cap. 19). Mais on peut faire mauvais usage des dons : car saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. 18), que nous immolons l'hostie de notre prière de peur que la sagesse ne nous élève 5 que l'intelligence dans sa marche rapide ne nous égare; que le conseil en se multipliant ne produise la con­fusion: que la force en excitant notre confiance ne précipite nosjugements; que la scienceen nous instruisantsans embraser notre amourne nous enfle; que la piété en s'écartant de la droiture ne devienne vicieuse, et que la crainte en allant au delà des justes limites ne nous jette dans l'abîme du désespoir. Donc les vertus sont plus nobles que les dons de l'Esprit-Saint.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les dons nous sont accordés comme un secours qui supplée à l'insuffisance des vertus, comme on le voit d'après les paroles de saint Grégoire (arg. 2). Par conséquent ils perfectionnent ce que les ver­tus ne peuvent perfectionner et sont par là même préférables.

CONCLUSION. — Quoique toutes les vertus théologales soient préférables à tous les dons, puisque c'est par elles que l'homme est uni à l'Esprit-Saint qui le meut; cependant les dons sont préférables à toutes les autres vertus parce qu'ils perfection­nent les facultés de l'àme par rapport à l'Esprit-Saint qui leur donne l'impulsion.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 57-58 ; 62), les vertus se divisent en trois genres, les vertus théologales, les vertus intel­lectuelles et les vertus morales. Les vertus théologales sont celles qui unis­sent l'âme de l'homme avec Dieu ; les vertus intellectuelles perfectionnent la raison, et les vertus morales les puissances appétitives pour qu'elles lui obéissent. Quant aux dons de l'Esprit-Saint ils disposent toutes les forces de l'âme à se soumettre à l'impulsion divine. Ainsi les dons paraissent être aux vertus théologales qui unissent l'homme à*l'Esprit-Saint son moteur, ce que les vertus morales sont aux vertus intellectuelles qui perfectionnent la raison, le principe moteur des vertus morales elles-mêmes. Par conséquent comme les vertus intellectuelles l'emportent sur les vertus morales et les dirigent; de même les vertus théologales sont préférables aux dons de l'Esprit-Saint et les règlent. De là saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. 12) que les sept fils, c'est-à-dire les sept dons, ne parviennent à la per­fection du nombre dix qu'autant qu'ils font toutes leurs actions dans la foi, l'espérance et la charité. — Mais si nous comparons les dons aux autres ver­tus intellectuelles ou morales, ils leur sont préférables parce que les dons per­fectionnent les facultés de l'âme par rapport au Saint-Esprit qui les meut, tandis que les vertus perfectionnent ou la raison elle-même ou les autres puissances qui en relèvent. Or, il est évident que pour être mis en rapport avec un moteur plus élevé il faut dans le mobile une disposition plus par­faite, et que par conséquent les dons l'emportent sur les vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la charité est une vertu théolo­gale dont nous reconnaissons la supériorité sur les dons (1).

2. Il faut répondre au second, qu'une chose est avant une autre de deux ma­nières: 1° Elle peut être avant elle sous le rapport de la perfection et de la dignité ; c'est ainsi que l'amour de Dieu est avant l'amour du prochain. En ce sens les dons sont avant les vertus intellectuelles et morales et après les vertus théologales. 2° Elle peut être avant sous le rapport de la génération ou de la disposition. C'est ainsi que l'amour du prochain précède l'amour de Dieu relativement à l'acte. De cette manière les vertus morales et intellectuelles précèdent les dons : parce que du mêment où l'homme est en règle vis-à-vis de sa propre raison, il est par là même bien disposé pour ce qui regarde ses rapports avec Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que la sagesse, l'intelligence et les autres per­fections semblables sont des dons de l'Esprit-Saint, quand on les considère comme les effets de la charité qui n'agit jamais mal, comme le dit l'Apôtre (1Co 13,4). C'est pourquoi personne ne fait mauvais usage de la sagesse, de l'intelligence et des autres perfections semblables, considérées comme des dons de l'Esprit-Saint. Mais l'un aide l'autre à ne pas s'écarter de la perfection de la charité, et c'est ce qu'a voulu dire saint Grégoire.



QUESTION LXIX.

DES BÉATITUDES.


Après avoir parlé (les dons nous avons à nous occuper des béatitudes, et à ce sujet quatre questions se présentent : 1° Les béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus ? — 2° Les récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie? — 3° Du nombre des béatitudes. — 4° De la convenance des récompenses qui leur sont attri­buées.

ARTICLE I. — les béatitudes se distinguent-elles des vertus et des

dons?

Objections: 1. Il semble que les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons. Car saint Augustin attribue (De serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 4) les béatitudes énumérées dans l'évangile saint Matthieu (Matth, v) aux dons de l'Esprit-Saint. Saint Ambroise (Sup. Luc. cap. 6) attribue les quatre béati-

(t ) Cette supériorité de la charité est reconnue dans une foule d'endroits dans l'Ecriture : In hoc co­gnoscent omnes quod discipuli mei estis, si- dileclionem habueritis ad invicem (Joan. xlii).

tudes dont parle saint Lue aux quatre vertus cardinales. Donc les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons.

2. Il n'y a que deux sortes de règle qui dirigent la volonté humaine, la raison et la loi éternelle, comme nous l'avons dit (I-II 19,3-4). Or, les vertus perfectionnent l'homme par rapport à la raison, et les dons de l'Esprit-Saint par rapport à la loi éternelle, comme nous l'avons vu (I-II 68,1). Donc indépendamment des vertus et des dons il ne peut pas y avoir autre chose qui appartienne à la droiture de la volonté. Donc les béatitudes n'en sont pas distinctes.

3. Dans l'énumération des béatitudes on met la douceur, la justice et la miséricorde, qu'on appelle aussi des vertus. Donc les béatitudes ne se dis­tinguent pas des dons et des vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Parmi les béatitudes il y en a qui ne sont ni des vertus, ni des dons, comme la pauvreté, les larmes et la paix. Donc les béatitudes diffèrent des vertus et des dons.

CONCLUSION. — Les béatitudes se distinguent des vertus et des dons comme les adesse distinguent des habitudes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II 2-3), la béati­tude est la fin dernière de la vie humaine. Car on dit quelqu'un déjà en possession de sa fin, à cause de l'espérance qu'il a de l'obtenir. Ainsi Aris­tote dit (Eth. lib. i, cap. 9) que si l'on appelle heureux les enfants , c'est à cause de l'espérance qu'ils font concevoir, et l'Apôtre dit également (Rom. 8, 24) : C'est l'espérance qui nous sauve. Or, l'espérance que l'on a d'arriver à une fin provient de ce que l'on est mù convenablement à l'égard de cette fin, et qu'on s'en approche; ce qui a lieu au moyen d'une action quelconque. Ce qui nous meut vers la béatitude et ce qui nous en approche étant les opérations des vertus et surtout les opérations des dons par rap­port à la béatitude éternelle que la raison ne peut atteindre par elle-même, mais qui exige l'impulsion de l'Esprit-Saint que les dons nous mettent à même de suivre, il en résulte que les béatitudes se distinguent des vertus et des dons, non comme les habitudes se distinguent entre elles, mais comme les actes se distinguent des habitudes (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin et saint Ambroise attribuent les béatitudes aux dons et aux vertus, comme on attribue les actes aux habitudes. Mais les dons l'emportent sur les vertus cardinales, ainsi que nous l'avons dit (I-II 68,8). C'est pour cela que saint Ambroise expliquant les béatitudes proposées à la foule, les attribue aux vertus cardinales, tandis que saint Augustin expliquant les béatitudes pro­posées aux disciples qui doivent être plus parfaits, les attribue aux dons de l'Esprit-Saint.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement prouve qu'il n'y a pas d'autres habitudes que les vertus et les dons (2) pour régler la vie humaine.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on prend la douceur pour l'acte de la mansuétude, et on doit en dire autant de la justice et de la miséricorde. Quoiqu'elles paraissent être des vertus, néanmoins on les attribue aux dons, parce que les dons perfectionnent l'homme sous les mêmes rapports que les vertus (3), comme nous l'avons dit (I-II 68,4).

(2) Les vertus sont des habitudes destinées k nous conduire selon la raison humaine, et les dons sont des habitudes destinées à nous conduire selon la raison divine.
(5) La seule différence c'est que les uns sont surnaturels et les autres naturelles.

ARTICLE II — les récompenses qu'on attribue aux béatitudes appartiennent-elles a cette vie?


Objections: 1. Il semble que les récompenses qu'on attribue aux béatitudes n'appar­tiennent pas à cette vie. Car on dit de quelqu'un qu'il est heureux en raison de l'espérance qu'il a des récompenses, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, l'objet de l'espérance est;ila béatitude future. Donc ces ré­compenses appartiennent à l'autre vie.

2. Saint Luc (vi) met certaines peines en opposition avec les béatitudes quand il dit : Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez, faim. Malheur à vous qui riez- maintenant, parce que vous pleurerez et vous gé­mirez. Or, ces peines ne s'entendent pas de cette vie, puisque souvent les hommes ne sont pas punis ici-bas, d'après ces paroles de l'Ecriture (Job, xxi, 43) : Ils passent leurs jours au milieu des biens. Donc les récompenses des béatitudes n'appartiennent pas à cette vie.

3. Le royaume des cieux qu'on désigne comme la récompense de la pau­vreté est la béatitude céleste, d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 4 et 20). Or, nous ne serons pleinement satisfaits que dans l'autre vie, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. xvi, 45) : Je serai satisfait quand votre gloire m'apparaîtra. La vision de Dieu et la manifestation de la íiliation divine appartiennent aussi à la vie future, d'après ces paroles de saint Jean (I. Joan, m, 2) : Nous sommes déjà enfan ts de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne parait pas encore. Nous savons que lorsque Jésus-Christ se montrera dans sa gloire nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. Donc ces récompenses appartiennent à la vie future.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De serm. Dom. in monte, lib. i, cap. 4) que ces choses peuvent avoir leur accomplissement en cette vie, comme nous croyons qu elles l'ont eu dans les apôtres. Car on ne peut exprimer d'aucune manière la transformation absolue qui nous est promise après cette vie, et qui doit nous rendre semblables aux anges.

CONCLUSION. — Toutes les choses qu'on place parmi les béatitudes, comme récom­penses, peuvent être ou la béatitude parfaite elle-même, et alors elles appartiennent à la vie future, ou un commencement de béatitude, et alors elles regardent la vie pré­sente.

Réponse Il faut répondre qu'àl'égard de ces récompenses les interprètes de l'Ecriture sainte ont donné diverses explications. Il y en a qui disent avec saint Am­broise (S'up. Luc. cap. 6) qu'elles appartiennent à la béatitude future; mais saint Augustin (<loc. cit.) les applique à la vie présente, tandis que saintChry- sostome (Hom. xv in ) prétend qu'il y en a qui se rapportent à la vie présente et d'autres à la vie future. Pour rendre la solution de cette question évidente, il faut observer que l'espérance de la béatitude future peut exister pour deux motifs : 4° parce que nous y sommes préparés ou disposés, ce qui est l'effet du mérite ; 2° par suite d'un commencement imparfait de béatitude qui existe dans les saints dès ici-bas. Car l'espérance que donne un arbre qu and il est couvert de feuilles est autre que celle qu'il fait concevoir quand les fruits commencent à paraître. Par conséquent dans les béatitudes ce qui est con­sidéré comme mérite est une préparation ou une disposition à la béatitude parfaite ou commencée (4), tandis que ce qui est regardé comme récom­pense peut être ou la béatitude parfaite elle-même, et alors ces choses se rapportent à la vie future, ou un commencement de béatitude comme on le voit dans les saints, et dans ce cas les récompenses appartiennent à la vie présente. Car quand quelqu'un commence à progresser dans les actes qui émanent des vertus et des dons, on peut attendre de lui qu'il parviendra au couronnement de sa carrière et à la perfection céleste.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'espérance a pour objet la béatitude future, comme sa fin dernière : elle peut aussi avoir pour objet le secours de la grâce, comme le moyen qui mène à la fin, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. xxxvii, 6) : Mon coeur a espéré en Dieu et f ai été secouru.

2. Il faut répondre au second, que les méchants, quoiqu'ils ne subissent pas toujours en cette vie des peines temporelles, en subissent néanmoins de spirituelles. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. i, cap. 12) : Vous l'avez ordonné, Seigneur, et c'est une loi que l'esprit déréglé est à lui-même sa peine. Et Aristote diten parlant des méchants (Eth. lib.-' ix, cap. 4) : que leur âme est un théâtre de dissensions et qu'elle est tirée tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. D'où il conclut que puisque le vice rend malheureux, on doit l'éviter de toutes ses forces. De même les bons, quoiqu'ils ne possèdent pas toujours en cette vie des récompenses corporelles, néanmoins ils ne sont jamais privés des récompenses spirituelles, d'après ces paroles de l'Evan­gile (Matth, xix, 49, et Mare, x, 30] : Fous recevrez le centuple, même dans ce siècle.

3. Il faut répondre au troisième, que toutes ces récompenses seront parfaite- mentconsomméesdansla vie future, maison attendant elles sont commencées d'une certaine manière ici-bas. Car par le royaume des deux, comme le dit saint Augustin (loc. cit.), on peut entendre le commencement de la sagesse parfaite, parce que l'esprit céleste commence à régner dans ceux qui sont entrés dans cette voie. La possession de la terre indique l'affection droite de l'âme dont les désirs sont satisfaits par la stabilité de l'héritage perpétuel que la terre désigne. Les fidèles sont consolés ici-bas en participant à l'Es- pri t-Saint qu'on appelle le Paraclet ou le consolateur. Ils y sont rassasiés par cette nourriture dont parle le Seigneur, quand il dit : Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père (Joan, iv, 34). Sur cette terre les hommes sont l'objet de la miséricorde de Dieu; leur regard étant purifié par le don de l'intellect, ils peuvent voir Dieu d'une certaine manière. De même ceux qui pacifient les mouvements de leur nature rebelle en approchant de la res­semblance divine reçoivent le nom d'enfants de Dieu. Mais toutes ces récompenses seront plus parfaites dans l'autre vie (1).

ARTICLE III. — les béatitudes sont-elles convenablement énumérées (2)?


Objections: 1. Il semble que les béatitudes ne soient pas convenablement énumérées. Caron les attribue aux dons, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 1). Or, parmi les dons il y en a qui appartiennent à la vie contemplative comme la sagesse et Y intelligence, tandis qu'on ne place aucune béatitude dans l'acte de la contemplation, mais qu'on les fait toutes se rapporter à la vie active. Donc les béatitudes énumérées ne sont pas suffisantes.

2. La vie active comprend non-seulement les dons qui exécutent, mais encore ceux qui dirigent, comme la science et le conseil. Or, parmi les béa­titudes il n'y en a point qui se rapportent directement à l'acte de la science ou du conseil. Donc les béatitudes énumérées ne sont pas suffisantes.

3. Parmi les dons qui exécutent, la crainte paraît appartenir à la pauvreté et la piété à la béatitude de la miséricorde. Mais il n'y a pas de béatitude

(2) Cet article est une belle démonstration de ces racoles de l'Ecriture : Hecti $unl omnes ser­mones mei (Prov. viii).
qui appartienne directement à la force. Donc les béatitudes énumérées ne sont pas suffisantes.

4. Dans l'Ecriture sainte il est fait mention d'une multitude d'autres béa­titudes. Ainsi Job dit (Job , v, 17) : Bienheureux l'homme que Dieu corrige. Le Psalmiste dit (Ps. i, 1) : Bienheureux l'homme qui ne s'est pas arrêté dans le conseil des impies. On lit dans les Proverbes (iii, 13) : Bienheureux l'homme qui a découvert la sagesse. Donc les béatitudes ne sont pas suffi­samment énumérées.

5. Il semble au contraire qu'on en compte un trop grand nombre. Car il y a sept dons de l'Esprit-Saint, et l'on compte huit béatitudes.

6. Saint Luc n'en énumère que quatre (Luc, vi). Il est donc superflu d'en compter sept ou huit, comme on le voit en saint Matthieu (Matth, v).

CONCLUSION. — Saint Matthieu énumère dans un ordre convenable les béatitudes qui correspondent aux actes des vertus et aux dons.

Réponse Il faut répondre que ces béatitudes sont très-convenablement énumérées. Pour s'en convaincre il faut observer que l'on a distingué trois sortes de béatitude. Les uns ont placé la béatitude dans les plaisirs des sens, les autres dans la vie active et d'autres enfin dans la vie contemplative. Ces trois sortes de béatitude se rapportent de différentes manières à la béa­titude future, dont l'espérance nous fait appeler bienheureux ici-bas. En effet la béatitude voluptueuse étant fausse et contraire à la raison est un obstacle à la béatitude future ; la béatitude de la vie active est au contraire une disposition à son égard, et la béatitude contemplative, quand elle est parfaite, est la béatitude future par essence, et si elle est imparfaite elle en est le commencement. C'est pourquoi le Seigneur a mis en premier lieu les béatitudes qui écartent les obstacles que produit la béatitude vo­luptueuse. Car la vie voluptueuse consiste en deux choses. D'abord dans l'affluence des biens extérieurs, soit qu'il s'agisse des richesses, soit qu'il s'agisse des honneurs. L'homme est éloigné de ces sortes de biens par la vertu qui lui apprend à en user modérément, et par les dons qui en le ren­dant plus parfait le portent à mépriser complètement tous ces avantages. C'est pourquoi la première béatitude est celle-ci (Matth, v) : Bienheureux les pauvres d'esprit : ce qu'on peut entendre du mépris des richesses ou du mépris des honneurs qui est l'effet de l'humilité. En second lieu la vie volup­tueuse consiste à suivre ses propres passions, celles de l'irascible etdueoneu- piscible. La vertu empêche l'homme de suivre les passions de l'irascible, et modère ce qu'elles ont d'extrême conformément à la règle de la raison ; tandis que le don qui est plus parfait rend l'homme capable de les dominer complète­ment selon la volonté divine (1). C'est pourquoi la seconde béatitude est celle-ci : Bienheureux ceux qui sont doux. La vertu nous éloigne des pas­sions de l'appétit concupiscible en nous apprenant à en user modérément, et le don nous porte à les mettre complètement de côté, s'il est nécessaire, et meme à prendre un deuil volontaire, s'il le faut. Aussi la troisième béatitude est celle-ci : Bienheureux ceux qui pleurent. — La vie active consiste surtout dans les choses que nous accordons au prochain, soit à titre de dette, soit à titre de bienfait spontané. Sous le premier rapport la vertu nous dispose à ne pas refuser au prochain ce que nous lui devons, ce qui est l'effet de la justice, et le don nous porte à faire la même chose avec une affection surabondante, au point que nous remplis­sons les oeuvres de justice avec l'ardeur de désir qu'éprouve pour la nour­riture et la boisson celui qui a faim et celui qui a soif. C'est pour ce motif que la quatrième béatitude dit : Bienheureux peux qui ont faim et soif de la justice. A l'égard des dons spontanés, la vertu nous engage à donner à ceux auxquels la raison nous dit de le faire, par exemple à nos amis et aux personnes avec lesquelles nous sommes unis, et ceci est l'effet de la libé­ralité. Mais le don que l'on fait pour Dieu ne considère que la nécessité de ceux auxquels on donne gratuitement. C'est pourquoi il est dit (Luc. xiv, 12) : Quand vous faites un dîner .ou un festin n'y appelez pas vos amis, ni vos frères... mais invitez les pauvres, les infirmes... Ce qui est à proprement parler une oeuvre de miséricorde. C'est ce qui fait que dans la cinquième béatitude il est dit : Bienheureux ceux qui sont miséricordieux. — La vie contemplative comprend la béatitude finale elle-même ou son com­mencement. C'est pourquoi on ne met pas ces choses au nombre des béa­titudes à titre de mérites, mais à titre de récompenses. Auóontraire on y range, à titre de mérites, les effets de la vie active qui disposent l'homme à la vie contemplative. Or, les effets de la vie active qui relativement aux ver­tus et aux dons perfectionnent l'homme en lui-même, c'est la pureté de coeur, c'est-à-dire ce qui empêche l'âme de l'homme d'être souillée parles passions. De là cette sixième béatitude : Bienheureux ceux qui
ont le coeur pur. A l'égard des vertus et des dons qui perfectionnent l'homme dans les rapports qu'il a avec ses semblables, l'effet de la vie active est la paix, d'après ces paroles du prophète (Is. xxxii, 17) : L'oeuvre de la justice est la paix. C'est pour­quoi la septième béatitude est celle-ci : Bienheureux ceux qui sont pacifiques.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les actes des dons qui appar­tiennent à la vie active sont mis au rang des mérites, tandis que les actes des dons qui appartiennent à la vie contemplative sont les récompenses, pour la raison que jnous venons de donner (in corp. art.). Quant à la vision de Dieu, elle correspond au don de l'intelligence, et la ressemblance avec lui, qui est l'effet de la filiation adoptive, appartient au don de sagesse.

2. Il faut répondre au second, qu'à l'égaré de ce qui concerne la vie active, on ne cherche pas la connaissance pour elle-même, mais pour l'action, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii , cap. 2). C'est pourquoi la béatitude impliquant une fin dernière, on ne compte pas parmi les béatitudes les actes propres des dons qui nous dirigent dans la vie active, comme conseiller est l'acte du conseil et juger celui de la science. Mais on leur attribue plutôt les opé­rations que ces dons dirigent ; ainsi on attribue à la science les larmes et au conseil la compassion.

3. Il faut répondre au troisième, qu'en attribuant les béatitudes aux dons il y a deux choses qu'on peut considérer. La première c'est la conformité de Ía matière. En ce sens on peut attribuer les cinq premières béatitudes à la science et au conseil comme aux principes qui les dirigent, mais parmi les dons qui exécutent, elles se distribuent de telle sorte que la faim et la soif de la justice ainsi que la miséricorde appartiennent à la piété qui perfec­tionne l'homme à l'égard de ce qui se rapporte au prochain, tandis que la douceur appartient à la force. Car à l'occasion de ces paroles : Bienheureux les pauvres, saint Ambroise dit (Sup. Luc. cap. 6) qu'il appartient à la force de vaincre la colère et de comprimer l'indignation ; puisque la force a pour objet les passions de l'irascible. Mais la pauvreté et les larmes se rapportent au don de crainte, qui éloigne l'homme des convoitises et des plaisirs du monde. D'un autre côté nous pouvons dans les béatitudes considérer leurs motifs. Sous ce rapport leur répartition doit se faire d'une autre manière. En effet le respect qu'on a pour Dieu et qui appartient à la piété nous porte surtout à la mansuétude. La science qui nous fait connaître nos défauts et lavanité des choses mondaines nous excite surtout à pleurer, d'après ces paroles de l'Ecriture (Ecoles, i, 18) : Celui qui ajoute à la science, ajoute à ses peines. La force de l'âme nous rend principalement avide des oeuvres de justice, et ce qui excite surtout notre compassion c'est le conseil de Dieu, d'après ces paroles de Daniel (Dan. iv, 24) : Que mon conseil plaise au roi • rachetez vos péchés par des aumônes et vos iniquités par des actes de miséricorde envers les pauvres. C'est ce dernier mode d'attribution que suit saint Augustin (De serm. Dom. in monte, lib. i, cap. 4).

4. Il faut répondre au quatrième, que toutes les béatitudes dont il est fait mention dans l'Ecriture doivent nécessairement se rapporter à celles que nous venons d'énumérer, soit par rapport aux mérites, soit par rapport aux récompenses; parce que toutes doivent nécessairement appartenir de quelque manière à la vie active ou contemplative. Ainsi ces paroles : Bien­heureux l'homme que Dieu châtie, se rapportent à la béatitude des larmes. Quand on dit : Bienheureux l'homme qui ne s'est pas arrêté dans le conseil des impies, il s'agit alors de la pureté de coeur. Et si l'on dit : Heureux celui qui a trouvé la sagesse, ceci regarde la récompense de la septième béati­tude. Il en est de même de tous les autres passages que l'on peut citer.

5. Il faut répondre au cinquième, que la huitième béatitude est une confir­mation et une preuve de toutes les précédentes. Car par là même qu'une personne est affermie dans l'esprit de pauvreté, dans la douceur et dans les autres béatitudes qui suivent, il en résulte qu'aucune persécution ne peut la détacher de ces biens. Ainsi, la huitième béatitude rentre en quel­que sorte dans les sept autres.

6. Il faut répondre au sixième, que saint Luc rapporte le discours que Notre-Seigneur a adressé à la foule. C'est pourquoi il ne renferme que les béatitudes proportionnées à la portée de la multitude qui ne connaît que la béatitude voluptueuse, et la béatitude temporelle et terrestre (1). Ainsi, le Seigneur exclut par ces quatre béatitudes les quatre choses qui paraissent constituer le bonheur terrestre et sensuel. En effet, la première de ces quatre choses est l'abondance des biens extérieurs qu'il exclut par ces mots : Bien­heureux les pauvres. La seconde, c'est que l'homme soit à l'aise par rapport à la nourriture, la boisson et toutes les autres choses qui regardent le corps ; et c'est ce qu'il exclut en disant : Bienheureux ceux qui ont faim. La troi­sième, c'est que l'homme possède la joie du coeur, et c'est ce qu'il exclut par ces paroles : Bienheureux ceux qui pleurent. La quatrième est la faveur extérieure des hommes, et c'est ce qu'il exelutpar cette dernière béatitude: Vous serez bienheureux quand les hommes vous haïront. Comme le dit saint Ambroise (loc. cit.): la pauvreté appartient à la tempérance qui ne cherche pas les plaisirs sensuels; la faim à la justice, parce que celui qui a faim compatit, et quand on est compatissant on donne avec libéralité; les larmes à la prudence qui pleure sur tout ce qui est périssable ; la haine des hommes que l'on supporte à la force.

ARTICLE IV. — les récompenses des béatitudes sont-elles convenablement

énumérées (2)?

passages de l'Evangile qui se rapportent aux béalitudes. L'orateur sacré pourrait en tirer le plus grand profit.

Cette explication ingénieuse a été donnée par la plupart des Pères.

Cet article et les précédents sont un des plus beaux commentaires que l'on puisse faire sur loç

Objections: 1. Il semble que les récompenses des béatitudes ne soient pas convena­blement énumérées. Car le royaume des cieux ou la vie éternelle comprend tous les biens. Par conséquent, du mêment où l'on a obtenu le royaume des deux on n'a pas besoin d'autres récompenses.

2. Le royaume des deux est désigné comme récompense dans la première béatitude et la huitième. Donc, pour la même raison, on aurait dù le mettre dans toutes les autres.

3. Dans les béatitudes on suit une progression ascendante, comme le remarque saint Augustin (De serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 4). A l'égard des récompenses on suit au contraire une progression descendante, caria possession de la terre est moins que le royaume des deux. Donc les récom­penses ne sont pas convenablement désignées.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car l'autorité de Notre-Seigneur est ici formelle.

CONCLUSION. — Dans rénumération des récompenses des béatitudes, l'évangéliste ayant observé la convenance relativement aux mérites auxquels elles sont accor­dées, on doit reconnaître qu'elles ont été parfaitement exprimées.

Réponse Il faut répondre que ces récompenses sont très-convenablement dési­gnées, si l'on considère les béatitudes sous les trois points de vue que nous avons déterminés (art. préc.). En effet, les trois premières béatitudes se considèrent d'après l'éloignement de l'homme pour ce qui constitue la vie voluptueuse, quand il cherche l'objet naturel de son désir, non pas en Dieu où il doit le chercher, mais dans les choses temporelles et spirituelles. C'est pourquoi les récompenses de ces trois béatitudes sont prises dans l'ordre des choses que l'on recherche dans la béatitude terrestre. Car les hommes cherchent dans les choses extérieures, c'est-à-dire dans les richesses et les honneurs, une certaine supériorité et une certaine abondance. Le royaume des deux implique ces deux espèces de bien, puisque par là l'homme arrive à cette supériorité et à cette abondance de biens qui sont en Dieu, etc'est pour ce motif que le Seigneur a promis le royaume des cieux aux pauvres d'esprit. Les hommes féroces et cruels cherchent par leurs procès et leurs guerres à acquérir la sécurité pour eux-mêmes en détruisant leurs ennemis, et c'est pour cela que le Seigneur a promis à ceux qui sont doux la possession tran­quille et calme de la terre des vivants, ce qui indique la solidité des biens éter­nels. Les hommes cherchent dans les convoitises et les plaisirs de ce monde à se consoler des peines de la vie présente, et c'est pour cette raison que le Seigneur promet cette consolation à ceux qui pleurent. — Il y a deux autres béatitudes qui appartiennent aux oeuvres de la vie active. Ces oeuvres sont celles des vertus qui règlent les rapports de l'homme avec son prochain ; il y en a qui s'écartent de ces actions par suite de l'amour désordonné qu'ils ont pour leurs propres intérêts, et c'est pour cela que le Seigneur attribue ces récompenses aux béatitudes pour lesquelles les hommes renoncent à ces avantages. Car il y en a qui s'écartent de la justice et qui, au lieu de payer ce qu'ils doivent, ravissent plutôt ce qui appartient à autrui pour se gorger des biens temporels. C'est ce qui fait que le Seigneur a promis à ceux qui ont faim de la justice de les rassasier. D'autres ne font pas d'oeuvres de miséricorde, afin de ne pas se mêler aux misères d'au- trui. C'est pour cette raison que le Seigneur promet aux miséricordieux la miséricorde qui doit les délivrer de toute espèce oc misère. — Les deux dernières béatitudes appartiennent à la félicité contemplative ou à la béati­tude ; et c'est pour ce motif que les récompenses sont accordées d'après les dispositions qui sont l'effet du mérite. Car la pureté de l'oeil nous dispose à voir les choses clairement, et c'est ce qui fait qu'on promet la vision de Dieu à ceux qui ont le coeur pur. Quand l'homme établit la paix en lui-même ou dans les autres, il est évident qu'il est 1 imitateur de Dieu qui est le Dieu de l'unité, et c'est pour cela qu'on lui accorde pour récompense la gloire de la filiation divine, qui consiste dans l'union parfaite avec Dieu au moyen d'une sagesse consommée.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Chrysos­tomo (Hom. xv in ), toutes ces récompenses sont en réalité une seule et même chose, puisqu'elles reviennent toutes à la béatitude éternelle que l'entendement humain ne perçoit pas. C'est pourquoi il a fallu la décrire au moven de divers biens qui nous sont connus, tout en observant la convenance relativement aux mérites auxquels ces récompenses sont attribuées.

2. Il faut répondre au second, que comme la huitième béatitude est la confir­mation de toutes les autres on y attache les récompenses de toutes les béati­tudes réunies, et.c'est pour cette raison qu'on revient au point de départ, pour faire comprendre qu'on lui attribue conséquemment toutes les récom­penses. — Ou bien on peut dire avec saintAmbroise(5w/>.i//weï.Lwc. vi, Beáti pauperes) qu'on promet aux pauvres d'esprit le royaume des cieux, quant à la gloire de l'âme -, tandis qu'à ceux qui souffrent persécution on le leur promet, quant à la gloire du corps.

3.Il faut répondre au troisième, que les récompenses s'ajoutent l'une à l'autre par addition. Car posséder la terre du royaume des deux c'est plus que de l'avoir simplement, puisque nous avons beaucoup de choses que nous ne possédons pas fermement et pacifiquement. Etre consolé dans le royaume, c'est plus que de l'avoir et de le posséder, puisqu'il y a beaucoup de choses que nous possédons avec douleur. Etre rassasié c'est plus que d'être con­solé, puisque la satiété implique une abondance de consolation. La miséri­corde l'emporte sur la satiété, puisque l'homme reçoit alors plus qu'il n'a mérité ou qu'il n'a pu désirer. C'est encore mieux de voir Dieu, comme celui qui est dans le palais du roi est plus grand s'il ne se borne pas à y manger, mais s'il voit la face du roi. Enfin le fils du roi est celui qui occupe la dignité la plus élevée.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.68 a.8