I-II (trad. Drioux 1852) Qu.103 a.4


QUESTION CIV.

DES PRÉCEPTES JUDICIELS.


Après avoir parlé des préceptes cérémoniels, nous devons nous occuper des préceptes judiciels. Nous les considérerons d'abord en général, ensuite nous rechercherons leurs raisons. A l'égard de ces préceptes en général il y a quatre questions : 1° Quels sont les préceptes judiciels? — 2° Sont-ils figuratifs? — 3° Nous traiterons de leur durée. — 4° De leur distinction.


ARTICLE I.—la nature des préceptes judiciels consiste-t-elle en ce qu'ils se rapportent au prochain?


Objections: 1. Il semble que la nature des préceptes judiciels ne consiste pas en ce qu'ils se rapportent au prochain. Car ces préceptes tirent leur nom du mot jugement (,iudicium). Or, il y a beaucoup d'autres choses qui mettent l'homme en rapport avec son prochain et qui n'appartiennent pas à l'ordre des jugements. Donc on n'appelle pas judiciels les préceptes par lesquels l'homme se rapporte au prochain.

2. Les préceptes judiciels se distinguent des préceptes moraux, comme nous l'avons dit (quest. xcix, art. 4). Or, il y a beaucoup de préceptes moraux qui règlent les rapports de l'homme avec le prochain, comme on le voit à l'égard des sept préceptes de la seconde table. Ces préceptes ne sont donc pas appelés judiciels, parce qu'ils se rapportent au prochain.

3. Comme les préceptes cérémoniels se rapportent à Dieu, de même les préceptes judiciels se rapportent au prochain, ainsi que nous l'avons dit (quest. xcix, art. 4, et quest. ci, art. 1). Or, parmi les préceptes cérémoniels il y en a qui se rapportent à nous-mêmes, comme les observances touchant la nourriture et les vêtements, dont nous avons parlé (quest. eu, art. 6 ad 1 et ad 6). Donc les préceptes judiciels ne sont pas ainsi appelés, parce qu'ils mettent l'homme en rapport avec le prochain.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ezéchiel (Ez 18,8) compte parmi les bonnes oeuvres du juste, la vérité des jugements qu'il a rendus entre ses semblables. Or, les préceptes judiciels tirent leur nom du jugement (judicium). Il semble donc qu'on doive entendre par là les préceptes qui règlent les rapports des hommes entre eux.

CONCLUSION. — On appelle judiciels les préceptes qui règlent les rapports des hommes entre eux, et qui ne sont obligatoires que d'institution divine ou humaine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xcv, art. 2, et quest. xcix, art. 3 et 4), il y a dans toutes les lois des préceptes qui sont obligatoires d'après le dictamen même de la raison ; parce que la raison naturelle dit que l'on doit faire ou que l'on doit éviter telle ou telle chose. On appelle ces préceptes des préceptes moraux parce qu'ils sont en effet la règle première des moeurs. Il y a d'autres préceptes qui ne sont pas obligatoires d'après le dictamen de la raison, parce qu'en les considérant en eux-mêmes, ils n'ont rien qui montre absolument qu'on doive ou qu'on ne doive pas les suivre. Mais ils obligent parce qu'ils ont été établis de Dieu ou des hommes. Ils servent à préciser ou à déterminer les préceptes moraux. Ainsi donc quand l'autorité divine détermine les préceptes moraux à l'égard des choses qui mettent l'homme en rapport avec Dieu, on appelle ces préceptes des préceptes cérémoniels -, mais s'il s'agit des choses qui regardent les rapports des hommes entre eux, on leur donne le nom de préceptes judiciels. L'essence des préceptes judiciels consiste dans ces deux choses ; c'est que d'une part ils aient pour objet les rapports des hommes entre eux, et que de l'autre ils ne soient pas obligatoires seulement d'après la raison, mais qu'ils le soient d'après l'institution de Dieu ou des hommes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les jugements sont rendus par des princes qui ont le pouvoir de juger. Or, il appartient au prince de statuer non-seulement sur les choses litigieuses, mais encore sur les contrais volontaires qui se passent entre les individus, et sur tout ce qui regarde le peuple ou son gouvernement. Par conséquent les préceptes judiciels n'embrassent pas seulement ce qui regarde les juges, mais ils comprennent encore tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, ou du moins tout ce qui relève de l'autorité du prince considéré comme juge suprême (1).

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur les préceptes qui se rapportent au prochain et qui sont obligatoires d'après le dictamen seul de la raison.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les préceptes qui se rapportent à Dieu, il y a des préceptes moraux que proclame la raison éclairée par la foi, comme il faut aimer et adorer Dieu ; et il y a aussi des préceptes cérémoniels qui ne sont obligatoires que d'institution divine. Or, il n'y a pas que les sacrifices que l'on offre à Dieu qui se rapportent à lui, tout ce qui touche aux mérites de ceux qui les lui offrent ou qui l'adorent s'y rapporte également; car les hommes se rapportent à Dieu comme à leur fin. C'est pourquoi il appartient au culte de Dieu et par conséquent aux préceptes cérémoniels que l'homme réunisse certaines aptitudes pour remplir les fonctions sacrées. Mais l'homme ne se rapporte pas au prochain comme à sa fin, de manière qu'il soit obligé en lui-même de se donner au prochain -, car telle est la relation qui existe entre le maître et l'esclave et qui fait que tout ce qu'est l'esclave appartient au maître, d'après Aristote (Pot. lib. i, cap. 3). C'est pourquoi il n'y a pas de préceptes judiciels qui regardent l'homme en lui-même. Tous les préceptes de cette nature sont des préceptes moraux, parce que la raison qui est le principe de ces préceptes est dans l'homme, par rapport aux choses qui le regardent, ce qu'est un prince ou un juge dans une cité. D'ailleurs il faut observer que les rapports de l'homme avec son prochain sont plutôt du domaine de la raison que ses rapports avec Dieu; car il y a plus de préceptes moraux qui règlent les rapports de l'homme avec ses semblables, qu'il n'y en a qui règlent ceux de l'homme avec Dieu (1). C'est aussi pour cette raison qu'il a fallu qu'il y eût dans la loi plus de préceptes cérémoniels que de préceptes judiciels.

(I) Sous le nom de préceptes judiciels on entend ici tout ce que nous comprenons maintenant sous le titre de lois civiles.
(I ) Les préceptes de la première table sont seulement au nombre de trois dans le Décalogue, tandis que ceux de la seconde sont au nombre de sept. La raison étant très-restreinte quand il s'agit de déterminer de quelle manière ou doit honorer la divinité, il était nécessaire que la loi div ine suppléât h sa faiblesse, et c'est pour ce motif que les préceptes
cérémoniels sont plus nombreux que les autres.


ARTICLE II. — les préceptes judiciels sont-ils figuratifs (2)?

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Objections: 1. Il semble que les préceptes judiciels ne soient pas figuratifs. Car il paraît que ce soit le propre des préceptes cérémoniels d'avoir été établis pour figurer quelque chose. Si donc les préceptes judiciels étaient figuratifs, il n'y aurait pas de différence entre eux et les préceptes cérémoniels.

2. Comme il y a des préceptes judiciels qui ont été donnés aux Juifs, de même il y en a qui ont été donnés aux gentils.Or, les préceptes judiciels des autres nations n'étaient pas figuratifs, mais ils ordonnaient ce que l'on doit faire. Donc il semble que les préceptes judiciels de la loi ancienne ne l'étaient pas non plus.

3. Il a fallu exprimer par des figures les choses qui appartiennent au culte de Dieu; parce que les choses divines sont supérieures à notre raison, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 2 ad 2). Mais ce qui regarde le prochain ne surpasse pas la raison humaine. Par conséquent les préceptes judiciels qui déterminent nos rapports avec le prochain n'ont pas dû être figuratifs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les préceptes judiciels s'entendent allégoriquement et moralement (Ex 21).

CONCLUSION. — Quoique les préceptes judiciels de l'ancienne loi n'aient pas été établis pour figurer quelque chose, niais pour régler la société juive conformément à la justice et à l'équité, cependant ils étaient figuratifs accidentellement et conséquemment dans le sens que la constitution de ce peuple était tout entière figurative elle-même.

Réponse Il faut répondre qu'un précepte peut être figuratif de deux manières. D'abord directement et par lui-même, quand il a été principalement établi pour figurer quelque chose. C'est ainsi que les préceptes cérémoniels le sont, parce qu'ils ont été institués pour figurer quelque chose qui se rapporte au culte de Dieu et au mystère du Christ. Il y a ensuite des préceptes qui ne sont pas figuratifs par eux-mêmes, mais qui ne le sont que par voie de conséquence. Tels étaient les préceptes judiciels de l'ancienne loi ; car ils n'ont pas été établis pour figurer quelque chose. Ils l'ont été pour régler l'état social des Juifs selon la justice et l'équité. Cependant ils étaient figuratifs par voie de conséquence, dans le sens que l'état social du peuple qui était régi par ces préceptes était tout entier figuratif lui-même, d'après ce mot de l'Apôtre (1Co 10,11) : Toutes ces choses leur arrivaient pour être autant de figures.

Solutions: 1. Il faut répondre on premier argument, que les préceptes cérémoniels sont figuratifs d'une autre manière que les préceptes judiciels (1), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le peuple juif avait été choisi de Dieu pour donner naissance au Christ -, c'est pourquoi il a fallu que l'état social de ce peuple fût tout entier prophétique et figuratif, comme le dit saint Augustin contre Fauste (lib. xxii, cap. 24). C'est aussi pour cette raison que les préceptes judiciels que ce peuple a reçus sont plus figuratifs que ceux qui ont été donnés aux autres peuples. Ainsi on interprète dans un sens mystique ses combats et ses actions, tandis qu'on n'interprète pas de la sorte les guerres et les exploits des Assyriens et des Romains, bien qu'ils soient humainement plus célèbres.

3. Il faut répondre au troisième, que dans ce peuple les rapports du citoyen avec ses semblables considérés en eux-mêmes étaient proportionnés à la raison, tandis que ces mêmes rapports, selon qu'ils avaient Dieu pour objet, la surpassaient, et à ce point de vue ils étaient figuratifs.

(2) Saint Paul explique allégoriquement ce passage du Deuteronome (Dt 26): Non alligabis os bovi trituranti dans son Ëpître aux Corinthiens (1Co 9) : Numquid de bobus cura est Deo ? An propter utique nos hoc dicit ? Nam propter nos scripta sunt.
(1) Les préceptes cérémoniels étaient directement et essentiellement figuratifs, tandis que les préceptes judiciels ne l'étaient qu'indirectement.


ARTICLE III. — les préceptes judiciels de l'ancienne loi étaient-ils pour jamais obligatoires?

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Objections: 1. Il semble que les préceptes judiciels de l'ancienne loi aient été perpétuellement obligatoires. Car les préceptes judiciels appartiennent à la vertu de justice, puisqu'on appelle jugement (judicium) l'exécution de la justice. Or, la justice est perpétuelle et immortelle, comme le dit la Sagesse (Sg 1). Donc l'obligation qu'imposent les préceptes judiciels l'est aussi.

2. L'institution divine est plus stable que l'institution humaine. Or, les préceptes judiciels des lois humaines obligent perpétuellement. Donc à plus forte raison les préceptes judiciels de la loi divine.

3. L'Apôtre dit (He 7,18) que l’ancienne loi a été rejetée à cause de son infirmité et de son inutilité : ce qui est vrai des préceptes cérémoniels qui ne pouvaient sanctifier la conscience de ceux dont le Culte ne consistait qu'en des viandes, en des breuvages, en différentes ablutions et en des cérémonies charnelles, comme l'ajoute plus loin le même apôtre (He 9,9). Or, les préceptes judiciels étaient utiles et efficaces relativement au but pour lequel on les avait établis, c'est-à-dire pour faire régner la justice et l'équité entre les hommes. Donc ces préceptes n'ont pas été rejetés et ils sont encore en vigueur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (He 7,13) : Le sacerdoce étant transféré, il est nécessaire que la loi le soit aussi. Or, le sacerdoce a été transféré d'Aaron au Christ. Par conséquent la loi a été transférée tout entière et les préceptes judiciels ne sont plus obligatoires.

CONCLUSION. — Les préceptes judiciels de la loi ancienne ont été abrogés à l'arrivée du Christ qui a changé l'état de l'Eglise; de telle sorte cependant que les chefs de l'Eglise pourraient maintenant les remettre en vigueur; ce qu'on ne saurait dire des préceptes cérémoniels.

Réponse Il faut répondre que les préceptes judiciels n'ont pas dû obliger perpétuellement, mais ils ont été abrogés par l'avènement du Christ, toutefois d'une autre manière que les préceptes cérémoniels. Car les préceptes cérémoniels ont été détruits de telle sorte que non-seulement ils sont morts, mais ils sont encore mortels pour ceux qui les observent depuis l'avènement du Christ et surtout depuis la propagation de l'Evangile. A la vérité les préceptes judiciels sont morts aussi parce qu'ils ne sont plus obligatoires ; mais ils ne sont cependant pas mortels. Car si un prince ordonnait à ses sujets de les observer, il ne pécherait pas (1), à moins qu'on ne les observe ou qu'il ne les fasse observer comme étant obligatoires d'après la loi ancienne elle- même ; cette intention serait mortelle. On peut concevoir la raison de cette différence d'après ce que nous avons dit (art. préc.). En effet nous avons vu que les préceptes cérémoniels sont figuratifs directement et par eux-mêmes, comme ayant été principalement établis pour figurer les mystères du Christ, selon qu'ils étaient à venir. C'est pourquoi l'observance de ces préceptes est en opposition avec la vérité de la foi, d'après laquelle nous confessons que ces mystères sont accomplis (2). Mais les préceptes judiciels n'ont pas été institués pour figurer l'avenir, ils l'ont été pour régler l'état social du peuple juif qui se rapportait au Christ. C'est pour ce motif que l'état social de ce peuple ayant changé à l'avènement du Christ, les préceptes judiciels ont cessé d'ètreobligatoires. Car, selon l'expression de l'Apôtre (Ga 3) : La loi fut un précepteur dont l'enseignement conduisait à la connaissance du Christ. Toutefois ces préceptes n'ayant pas été établis pour figurer l'avenir, mais pour déterminer les actions des individus, leur observance, absolument parlant, ne nuit en rien à la vérité de la foi ; mais si l'on avait l'intention de les observer, comme si la loi était encore obligatoire, dans ce cas on blesserait la foi, parce que par là on supposerait que l'état ancien subsiste encore et que le Christ n'est pas arrivé.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on doit perpétuellement observer la justice; mais la détermination des choses qui sont justes, selon l'institution humaine ou divine, doit varier avec les divers états des hommes.

2. Il faut répondre au second, que les préceptes judiciels que les hommes établissent sont perpétuellement obligatoires, tant que dure le même  état social, mais si une cité ou une nation passe à une autre forme de gouvernement, il faut que les lois soient changées. Car les mêmes lois ne conviennent pas à la démocratie qui est la puissance du peuple et à l'oligarchie qui est la puissance des riches, comme le prouve Aristote (Polit, lib. m, cap. 6 et 9). C'est pourquoi l'état du peuple ayant été changé, il a fallu que les préceptes judiciels le fussent aussi.

3. Il faut répondre au troisième, que ces préceptes judiciels faisaient régner dans le peuple la justice et l'équité d'une manière convenable à son état. Mais après le Christ, il a fallu que l'état de ce peuple fût changé, de manière qu'il n'y eût plus de différence entre les gentils et les Juifs, comme il y en avait auparavant. C'est pour cette raison qu'il a fallu changer aussi les préceptes judiciels.

(1) Sous la loi évangélique on a conservé en effet quelques-uns de ces préceptes; tels sont certains empêchements de mariage, les dîmes, quelques jeûnes. Mais, comme l'observe le papa saint Léon dans un de ses sermons : Non legalibus nos omnibus subjicimus; sed utilitatem continentia! quae Christi Evangelio servit, amplectimur.
(2) Cajétan pense que l'on pourrait observer les cérémonies de la loi comme des cérémonies religieuses, pourvu qu'on ne les observât pas comme prescrites par la loi elle-même, mais qu'on Io fit seulement pour suivre un usage du pays ou pour satisfaire une idée personnelle. Mais eo sentiment est rejeté par Suarez (De leg. lib. ix, cap. -14), par Solo (lib. n, De just. quest. v, art. -4); Salméron (ad Gai. Y, quest. 3), qui sont sur ce point de l'avis de saint Thomas. Quoique ces cérémonies ne soient ras mauvaises en elles- mêmes, on ne peut pas les observer sans être répréhensible, puisqu'elles sont défendues.


ARTICLE IV. — les préceptes judiciels peuvent-ils être divisés d'une manière certaine (1)?


Objections: 1. Il semble que les préceptes judiciels ne soient pas susceptibles d'une division certaine. Car ces préceptes règlent les rapports des hommes entre eux. Or, ces rapports embrassant toutes les choses qui sont à leur usage, ne peuvent pas être l'objet d'une distinction certaine, puisqu'ils sont infinis. Donc ces préceptes ne peuvent pas être distingués d'une manière certaine.

2. Les préceptes judiciels sont des déterminations des préceptes moraux. Or, les préceptes moraux ne paraissent pas avoir d'autre distinction que celle qui les ramène aux préceptes du Décalogue. Donc les préceptes judiciels ne sont pas distingués d'une manière certaine.

3. On trouve dans la loi la distinction des préceptes cérémoniels qui sont évidemment distincts les uns des autres; car les uns reçoivent le nom de sacrifices, les autres celui d'observances. Or, la loi n'indique nulle part la distinction des préceptes judiciels. Il semble donc que cette distinction ne soit pas certaine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Où il y a un ordre, il faut qu'il y ait une distinction. Or, la nature de l'ordre appartient tout particulièrement aux préceptes judiciels qui réglaient les rapports du peuple juif. On doit donc les distinguer tout spécialement d'une manière certaine.

CONCLUSION. — La confusion rendant le plus souvent la loi inutile, on doit distinguer les préceptes judiciels de l'ancienne loi en quatre parties, selon les quatre espèces de rapports que les hommes ont entre eux.

Réponse Il faut répondre que la loi étant une sorte d'art qui a pour but de régler ou d'ordonner la vie humaine, comme dans tout art on distingue certaines règles particulières, de même il faut que dans toute loi on distingue les uns des autres les préceptes ; car autrement la confusion enlèverait à la loi toute son utilité. C'est pourquoi on doit dire que les préceptes judiciels de la loi ancienne, qui réglaient les relations des hommes entre eux, se distinguent d'après la diversité des rapports qu'implique toute société humaine. Or, dans un peuple on peut distinguer quatre espèces de rapports: celui des chefs du peuple avec leurs sujets -, celui des sujets entre eux; celui de la nation elle-même avec l'étranger ; enfin les relations domestiques, comme celles du père aux enfants, de l'époux à l'épouse, du maître au serviteur ; et d'après ces quatre sortes de rapports on peut distinguer les préceptes judiciels de l'ancienne loi. — En effet il y a des préceptes qui portent sur l'institution des chefs, sur leur devoir, et sur le respect qu'on leur doit, et c'est la première partie des préceptes judiciels. Il y en a qui regardent les citoyens entre eux, à l'égard des achats, des ventes, des jugements et des peines, c'est la seconde partie ; il y en a d'autres qui concernent les étrangers ; comme ceux qui ont pour objet les guerres qu'on soutient contre les ennemis, la manière dont on doit recevoir les pèlerins et les gens du dehors: c'est la troisième partie ; enfin il y en a qui se rapportent à la vie domestique, comme ceux qui traitent des esclaves, des femmes, des enfants, et c'est la quatrième.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses qui appartiennent aux rapports des hommes entre eux sont infinies numériquement; mais qu'on peut cependant les ramener à quelques points principaux, d'après la diversité des rapports sociaux, comme nous l'avons dit (incorp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les préceptes du Décalogue sont les premiers dans le genre des préceptes moraux, comme nous l'avons dit (quest. c, art. 3); c'est pourquoi il est convenable qu'on distingue les autres préceptes moraux d'après ceux-là. Mais les préceptes judiciels et cérémoniels sont obligatoires pour un autre motif; car ils ne le sont pas d'après la raison naturelle, mais ils le sont seulement en vertu de leur institution. C'est pour cela que la raison de leur distinction est toute différente.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi indique la distinction des préceptes judiciels d'après la nature même  des choses que ces préceptes ordonnent.

(1) La division adoptée ici par saint Thomas est en quelque sorte indiquée dans la Bible. Ainsi au Deutéronome nous trouvons les devoirs-des chefs (Dt 16-18), ceux des sujets entre eux (Dt 19-20), ceux qui regardent les étrangers ou les ennemis (Dt 21-22, etc.), enfin ceux qui ont rapport à la famille (Dt 5 Dt 4, etc.).




QUESTION CV.

DE LA RAISON DES PRÉCEPTES JUDICIELS.


Nous avons ensuite à nous occuper de la raison des préceptes judiciels. A ce sujet quatre questions se présentent : Nous devons examiner la raison : 1° des préceptes judiciels qui appartiennent aux princes; — 2° de ceux qui regardent les rapports des hommes entre eux ; —3° de ceux qui concernent les étrangers ; — 4° de ceux qui se rapportent à la famille.


ARTICLE I. — la loi ancienne a-t-elle convenablement réglé ce qui regarde les princes?

#2101

Objections: 1. Il semble que la loi ancienne n'ait pas convenablement réglé ce qui regarde les princes. Car, comme le dit Aristote (Pot. lib. iii, cap. 4), le gouvernement du peuple dépend surtout de celui qui a le souverain pouvoir. Or, dans la loi on ne trouve rien sur la manière dont doit être institué le souverain; il n'y est question que des chefs inférieurs (Ex 18,21) : Choisissez dans tout le peuple des hommes sages, etc. (Nb 11,16) : Rassemblez-moi soixante-dix hommes entre les vieillards d'Israël. (Dt 1,13): Choisissez parmi vous des hommes sages et habiles. La loi ancienne n'a donc pas suffisamment déterminé ce qui regarde les chefs que devait avoir le peuple.

2. C'est à ce qu'il y a de mieux à produire les meilleures choses, comme le dit Platon (in Tim.). Or, la meilleure forme de gouvernement pour une cité ou pour un peuple, c'est d'être gouverné par un roi ; parce que c'est la royauté qui représente le mieux le gouvernement divin, d'après lequel il n'y a qu'un seul Dieu qui gouverne le monde depuis le commencement. La loi aurait donc dû donner aux Juifs un roi et ne pas en laisser le choix à leur libre arbitre, comme elle le fait d'après ces paroles (Dt 17,14) : Quand vous direz Je vais établir un roi sur moi... vous l'établirez, etc.

3. Il est écrit (Mt 12,25) : Que tout royaume divisé contre lui-même sera désolé; ce que l'expérience a prouvé pour le peuple juif, dont le royaume fut détruit à cause de ses divisions. Or, la loi doit s'occuper surtout de ce qui appartient au salut commun du peuple. Elle aurait donc dû défendre la division du royaume en deux parties, et Dieu n'aurait pas dû l'introduire, comme on voit qu'il l'a fait, au moyen du prophète Ahias (1R 11).

4. Comme les prêtres sont établis pour l'utilité du peuple en ce qui se rapporte à Dieu, ainsi qu'on le voit (He 5), de même les princes sont établis dans le même but pour les choses humaines. Or, la loi a déterminé pour les prêtres et les lévites des moyens d'existence, comme les dîmes, les prémices et beaucoup d'autres choses semblables. De même elle aurait dû assigner aux chefs du peuple de quoi vivre, surtout après leur avoir défendu de recevoir des présents. Ainsi il est dit (Ex 23,8) : Vous ne recevrez pas de présents; car ils aveuglent les plus éclairés et pervertissent les paroles des plus justes.

5. Comme la royauté est le meilleur des gouvernements, de même la tyrannie qui en est la corruption est le pire. Or, le Seigneur en établissant un roi l'a investi du droit des tyrans. Car il est dit (1S 8,11) : Tel sera le droit du roi qui régnera sur vous ; il vous enlèvera vos enfants, etc. La loi n'a donc pas convenablement pourvu à ce qui regarde les chefs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le peuple d'Israël se faisait remarquer par la beauté de son organisation (Nb 24,5) : Qu'ils sont beaux tes tabernacles, ó Jacob; qu'elles sont belles tes tentes, ô Israel. Or, la beauté de l'organisation d'un peuple dépend de la perfection avec laquelle ceux qui le commandent ont été établis. Donc la loi a bien réglé le peuple relativement à ses chefs.

CONCLUSION. — La meilleure forme de gouvernement pour un royaume étant celle où l'homme le plus remarquable par sa vertu est placé au-dessus de tous les autres et commande aux chefs subalternes, et où tous ceux qui sont les plus vertueux sont électeurs et éligibles relativement au pouvoir, il est certain que la loi ancienne avait sagement ordonné ce qui regarde les princes, puisqu'elle avait précisément institué cette forme sociale.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de la bonne organisation des chefs dans une cité ou dans une nation, il y a deux choses à observer. La première c'est qu'il faut que tout le monde ait sa portion de souveraineté. C'est le moyen de conserver la paix du peuple, de faire aimer et respecter de chacun l'ordre de choses qui a été établi, comme on le voit (Pol. lib. ii, cap. 1). La seconde se rapporte aux différentes espèces de gouvernement (1). Quoique ces formes soient diverses, comme le dit Aristote (Pol. lib. iii, cap. 5), les principales sont : la royauté, où il n'y a qu'un homme qui commande selon la vertu, et l'aristocratie, c'est-à-dire la puissance de l'élite des citoyens où il n'y a que quelques individus qui sont en possession du pouvoir et qui l'exercent dans l'intérêt de tous (2). Par conséquent, le meilleur régime pour une cité ou pour un Etat, c'est de n'avoir qu'un prince vertueux qui commande à tous les autres, que sous lui il y ait des chefs subalternes qui, à son exemple, usent de leur autorité conformément à la vertu (3), de manière que le pouvoir n'en appartienne pas moins à tout le monde, soit parce que tous les citoyens sont éligibles, soit parce qu'ils sont tous électeurs. C'est ce que l'on trouve dans tout gouvernement mixte, qui représente la royauté parce qu'il n'y a qu'un chef; l'aristocratie, parce qu'il y en a beaucoup qui participent au pouvoir en raison de leur vertu, et la démocratie ou le pouvoir populaire, parce que les derniers hommes du peuple peuvent être élevés au rang des princes et que d'ailleurs tous les citoyens sont électeurs (1). Et c'est le gouvernement qui fut établi par la loi de Dieu. Car Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple comme un chef qui commande à tout le reste, et leur pouvoir ressemblait à une royauté. On élisait soixante-douze vieillards d'après leur vertu. Car il est dit (Dt 1,15) : J'ai pris de vos tribus des hommes sages et distingués et je les ai établis pour être vos princes; ce qui représentait l'élément aristocratique. Quant à l'élément démocratique on en avait tenu compte, puisque tous les citoyens étaient éligibles : Choisissez dans tout le peuple des hommes sages (Ex 18,21), et électeurs, puisqu'il est dit (Dt 1,13) : Prenez parmi vous des hommes sages. D'où il est manifeste que la meilleure organisation du pouvoir est celle que la loi a établie.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le peuple juif était gouverné par Dieu avec un soin tout spécial. Ainsi il est dit (Dent, vii, 9) : Le Seigneur votre Dieu vous a choisi pour être son peuple privilégié. C'est pourquoi le Seigneur s'est réservé le choix du chef souverain ; et ce fut l'objet de cette prière de Moïse (Nb 27,16) : Que le Seigneur, le Dieu des esprits de tous les hommes, établisse lui-même un homme qui veille sur ce peuple. C'est ainsi que d'après l'ordre de Dieu, Josué fut investi du souverain pouvoir après Moïse, et à l'égard de chacun des juges qui parurent après Josué, on lit que Dieu suscita au peuple un sauveur et que l'esprit du Seigneur fut parmi eux, comme on le voit (Jud 2-3). C'est aussi pour cette raison que Dieu ne confia pas au peuple l'élection du roi, mais qu'il se la réserva, comme il est dit (Dt 17,15) : Vous établirez roi celui que le Seigneur votre Dieu aura choisi.

2. Il faut répondre au second, que la royauté est la meilleure forme de gouvernement, quand elle n'est pas corrompue. Mais par suite de l'étendue du pouvoir qu'on accorde au roi, la royauté dégénère facilement en tyrannie, si celui qui a ce pouvoir n'est pas très-vertueux ; parce qu'il n'appartient qu'à celui qui a de la vertu de bien porter les faveurs de la fortune, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 8). Toutefois cette vertu parfaite est rare et elle devait se rencontrer difficilement, surtout parmi les Juifs qui étaient cruels et portés à l'avarice; deux vices qui entraînent tout particulièrement les hommes à la tyrannie. C'est pourquoi le Seigneur ne leur a pas donné dès le commencement un roi avec pleine autorité, mais un juge et un gouverneur pour les garder. Il ne leur a accordé un roi que sur leur demande et en quelque sorte par indignation, comme on le voit par ces paroles de Samuel (1S 8,7) : Ce n'est pas vous, mais c'est moi qu'ils ont rejeté dans la crainte que je ne règne sur eux. Cependant, dès l'origine, il avait déterminé à l'égard de l'institution du roi (2), d'abord son mode d'élection dans lequel il a spécifié deux points, c'est que pour l'élire ils attendraient le jugement de Dieu et qu'ils ne choisiraient pas le roi d'une autre nation; parce que ces rois sont ordinairement peu attachés à la nation qu'ils commandent et que par conséquent ils s'inquiètent fort peu d'elle. Ensuite, à propos des rois élus, il avait réglé la manière dont ils devraient se conduire par rapport à eux-mêmes; ainsi il leur défendait de multiplier leurs chars, leurs chevaux, leurs épouses et leurs immenses richesses, parce que le désir déréglé de toutes ces choses éloigne les princes de la justice et les pousse à la tyrannie. Il leur prescrivit aussi comment ils devraient se conduire envers Dieu: ainsi il leur ordonna de lire et de méditer sans cesse la loi divine, de craindre toujours le Seigneur et de lui obéir. Enfin il indiqua quels devaient être ses rapports avec ses sujets ; et il lui défendit de les mépriser avec orgueil ou de les opprimer, et de s'écarter de la justice.

3. Il faut répondre au troisième, que la division du royaume et la multitude des rois a été plutôt pour punir les Juifs de toutes les dissensions, qu'ils avaient soulevées particulièrement contre David, que pour leur avantage. Ainsi Osée dit (Os 13,11) : Je vous donnerai un roi dans ma fureur. Et ailleurs (Os 8,4) : Ils se sont donné des rois sans me consulter; ils ont établi des princes sans mon approbation.

4. Il faut répondre au quatrième, que les prêtres, par droit de succession, étaient destinés aux choses sacrées ; et il en avait été ainsi décidé pour que du mêment où tout le monde ne pouvait pas prétendre au sacerdoce, on respectât davantage ceux qui en étaient revêtus. C'est pourquoi il a fallu qu'on leur procurât des moyens particuliers d'existence avec les dîmes et les prémices, les oblations et les sacrifices. Mais les princes, comme nous l'avons dit (in corp. art.), étaient choisis dans tout le peuple. Ils avaient donc des propriétés particulières qui leur fournissaient certainement de quoi vivre, et le Seigneur leur défendait tout particulièrement de ne pas amasser des richesses excessives et de ne pas se jeter dans l'éclat du luxe ; soit parce qu'il leur était difficile de ne pas tomber de là dans l'orgueil et la tyrannie; soit parce que du mêment où le pouvoir n'était pas dans l'opulence, mais qu'il paraissait au contraire onéreux et rempli d'inquiétude, il n'était pas aussi envié par les hommes du peuple et il n'était pas par conséquent l'objet des séditions (1).

5. Il faut répondre au cinquième, que ce droit n'avait pas été accordé au roi par l'institution divine; mais l'Ecriture annonçait plutôt à l'avance l'usurpation des rois qui s'arrogent ce droit inique, en tombant dans la tyrannie et en dépouillant leurs sujets; ce qui est manifeste d'après ce qui se trouve à la fin du texte : Vous serez ses esclaves : ce qui appartient à la tyrannie à proprement parler ; parce que les tyrans traitent leurs sujets comme des esclaves. Samuel parlait ainsi pour les détourner de demander un roi. Car on lit plus loin : Le peuple ne voulut pas entendre la voix de Samuel. Toutefois il peut se faire qu'un bon roi, sans être un tyran, enlève les enfants, qu'il établisse des tribuns et des centurions, et qu'il prélève sur son peuple de forts impôts dans l'intérêt du bien général.

(1) Saint Thomas regarde comme la forme de gouvernement la plus parfaite le régime constitutionnel représentatif, qui fut en général celui de toutes les principales nations chrétiennes au moyen âge. La plupart des théologiens sont d'accord sur ce point avec l'Ange de l'Ecole. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ce régime est l'idéal imaginé par toute la sagesse ancienne. Platon, Aristote, Confucius ont dit que cette forme serait la forme parfaite, mais ils l'ont crue au-dessus de l'humanité.
(2) La citation que fait ici saint Thomas est incomplète, car Aristote distingue clairement trois formes de gouvernement : la monarchie, l'aristocratie et la démocratie, (c'est lui qui a le premier systématisé et mis dans son jour cette classification actuellement vulgaire, quoiqu'on la trouve indiquée dans Hérodote, Thalie, ch. 80, dans Platon (Rèpub. lib. i). C'est d'ailleurs sur cette triple distinction que repose toute l'argumentation de saint Thomas.
(3) D'après Aristote et saint Thomas, le gouvernement est pur, quelle que soit sa forme, du mêment que celui qui a le pouvoir n'en use que dans l'intérêt des autres.
(I) On voit avec quelle largeur de vue les docteurs catholiques ont examiné les grandes questions sociales qui préoccupent vivement les esprits de nos jours.
(2) Ce qui prouve que tout fut prévu et que ces événements ne s'accomplirent que d'après des vues providentielles, c'est que la royauté fut l'époque la plus prospère de la nation juive, et que David fut la plus brillante figure du Christ.
(I) Cette sagesse de la constitution mosaïque, déjà si éclatante par elle-même, brille encore plus vivement quand on la compare à la constitution des Egyptiens et de tous les autres peuples de l'antiquité.



I-II (trad. Drioux 1852) Qu.103 a.4