I-II (trad. Drioux 1852) Qu.74 a.9

ARTICLE IX. — le péché véniel peut-il exister dans la raison supérieure selon qu'elle dirige les puissances inférieures?


Objections: 1. Il semble que le péché véniel ne puisse pas exister dans la raison supé­rieure, selon qu'elle dirige les facultés inférieures, c'est-à-dire selon qu'elle consent à l'acte du péché. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 7) que la raison supérieure s'attache aux raisons éternelles. Or, on pèche mortelle­ment en se détournant de ces raisons. Il semble donc qu'il ne puisse pas y avoir dans la raison supérieure d'autre péché que le péché mortel.

2. La raison supérieure est le principe de la vie spirituelle, comme le coeur est le principe de la vie corporelle. Or, les infirmités du coeur sont mortelles. Donc les péchés de la raison supérieure sont mortels aussi.

3. Le péché véniel devient mortel quand on le fait par mépris. Or, il semble qu'il ne peut pas se faire qu'il n'y ait mépris quand on pèche meme véniel lement avec délibération. Donc puisque la raison supérieure ne consent qu'après avoir délibéré sur la loi divine, il semble que son consentement doit être nécessairement un péché mortel, par suite du mépris de cette loi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le consentement à l'acte du péché appartient à la raison supérieure, comme nous l'avons dit (art. 7). Or, le consentement à l'acte du péché véniel est un péché véniel. Donc le péché véniel peut exister dans la raison supérieure.

CONCLUSION. — Le péché véniel peut exister dansla raison supérieure, puisqu'elle peut consentir à l'acte de ce péché.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 7), la raison supérieure s'attache aux raisons éternelles pour les considérer ou les consulter. Pour les considérer, en ce sens qu'elle contemple leur vérité; pour les consulter, selon qu'elle juge des autres choses et qu'elle les ordonne d'après les raisons éternelles. C'est d'après cette espèce de délibération que la raison consent à un acte ou qu'elle n'y consent pas. Or, il arrive que le dérèglement de l'acte auquel consent la raison n'est pas contraire aux raisons éternelles, parce qu'il ne la détourne pas de sa fin dernière, comme le fait l'acte du péché mortel, mais qu'il ne leur est pas non plus conforme, et tel est l'actedu péché véniel. Par conséquent, quandlaraison supérieure consent à l'acte du péché véniel, elle ne s'écarte pas des raisons éternelles. Elle ne pèche donc pas mortellement, mais véniellement.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a dans le coeur deux sortes d'infir­mité. L'une qui est dans la substance même du coeur et qui en change la complexion naturelle ; cette infirmité est toujours mortelle. L'autre résulte de la perturbation de son mouvement ou de quelques-uns des organes qui l'en­vironnent; cette dernière infirmité n'est pas toujours mortelle. De même ilya toujours péché mortel dans la raison supérieure quand on détruit totale­ment le rapport qui doit exister entre cette raison et son propre objet qui n'est rien autre chose que les raisons éternelles. Mais quand ces rapports sont seulement un peu faussés, alors le péché n'est pas mortel, mais véniel.

3. Il faut répondre au troisième, que le consentement délibéré (1) au péché

(1) Pour qu'il y ait péché mortel il ne suffit pas, comme on le dit, que le consentement soit plein et entier, mais il faut encore que l'on pèche en matière grave.
n'implique pas toujours le mépris de la loi divine; il ne l'implique que quand le péché est contraire à cette loi.


ARTICLE X. — LE PÉCHÉ VÉNIEL PEUT-IL EXISTER DANS LA RAISON SUPÉRIEURE CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME?


Objections: 1. Il sèmble que le péché véniel ne puisse pas exister dans la raison supérieure considérée en elle-même, c'est-à-dire selon qu'elle contemple les raisons éternelles. Car l'acte d'une puissance n'est en défaut qu'autant qu'il est mal ordonné par rapport à son objet. Or, la raison supérieure a pour objet les raisons éternelles dont on ne peut s'écarter sans péché mor­tel. Donc le péché véniel ne peut pas exister dans la raison supérieure considérée en elle-même.

2. La raison étant une faculté délibérative, son acte se produit tou­jours avec délibération. Or, tout mouvement déréglé à l'égard des choses qui sont de Dieu, s'il est délibéré, est un péché mortel. Donc le péché véniel n'existe jamais dans la raison supérieure considérée en elle- même.

3. Il arrive quelquefois qu'un péché est véniel subrepticement, mais que quand il est délibéré il est mortel, parce que la raison qui délibère remonte à un bien plus élevé contre lequel celui qui agit pèche plus grièvement. Ainsi, quand la raison délibère sur un acte voluptueux déréglé qui est con­traire à la loi de Dieu, on pèche plus grièvement en y consentant que si elle s'arrêtait seulement à un acte contraire à une vertu morale. Or, la raison supérieure ne peut pas remonter à quelque chose de plus élevé que son objet. Par conséquent, si un mouvement indélibéré n'est pas un péché mortel, la délibération qui surviendra ensuite n'en fera pas non plus un péché mortel, ce qui est évidemment faux. Donc le péché véniel ne peut pas exister dans la raison supérieure en elle-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Un mouvement subreptice d'infidélité est un péché véniel. Or, il appartient à la raison supérieure en elle-même. Donc le péché véniel peut ainsi exister en elle.

CONCLUSION. — Le péché véniel peut exister immédiatement dans la raison supé­rieure, si elle consent d'une manière indélibérée à un péché mortel ; mais à l'égard des choses qui appartiennent aux puissances inférieures, le péché est toujours mortel quand elle consent à un péché mortel de sa nature, mais il est véniel quand elle con­sent à un péché qui est véniel dans son espèce.

Réponse Il faut répondre que la raison supérieure ne se rapporte pas à son objet (1) de la même manière qu'aux objets des puissances inférieures qu'elle dirige. Car elle ne se rapporte aux objets des puissances inférieures qu'autant qu'elle consulte, à leur égard, les raisons éternelles. Par consé­quent elle ne se rapporte à eux que d'une manière délibérée. Or, ii v a péché mortel quand on consent délibérémentà des choses qui sont mortelles de leur nature (2). C'est pourquoi la raison pèche toujours mortellement quand les actes des puissances inférieures auxquels elle consent sont des péchés mortels. Mais, à l'égard de son objet propre, la raison agit de deux maniè­res: par simple intuition et par délibération. En ce dernier sens, elle con­sulte les raisons éternelles sur son propre objet; mais par simple intuition elle peut avoir un mouvement déréglé à l'égard des choses divines, comme quand quelqu'un éprouve subitement un mouvement d'infidélité (3). Quoi-

(-1) L'objet propre de la raison supérieure comprend les vérités de la foi. (2) Comme le vol et l'adultère.
(3) L'infidélité s'entend ici du défaut de foi, et le mouvement dont il est question revient aux mouvements secundo primi dont nous avons parlé (page 260).
que l'infidélité soit un péché mortel dans son genre, cependant un mouve­ment subit d'infidélité est un péché véniel, parce qu'il n'y a de mortel que le péché qui est contraire à la loi de Dieu. Ainsi il y a des choses qui appar­tiennent à la foi et qui peuvent subitement se présenter à la raison sous un autre aspect, avant qu'on ne consulte ou qu'on ne puisse consulter à ce sujet la raison éternelle, c'est-à-dire la loi de Dieu. Par exemple, un individu peut considérer tout d'abord la résurrection des morts comme impossible selon la nature, et à ce titre la nier avant d'avoir pris le temps de reconnaître que c'est un dogme traditionnel que nous devons croire conformément à la loi divine. Mais si après en avoir délibéré l'infidélité persévère, alors elle devient un péché mortel. C'est pourquoi,- à l'égard de son objet propre, quoique le péché soit mortel de sa nature, la raison supérieure peut pécher véniellement dans les mouvements subits et irré­fléchis, ou mortellement quand il y a consentement délibéré. Quant aux choses qui regardent les puissances inférieures, elle pèche toujours mortellement quand il s'agit d'actes qui sont des péchés mortels de leur nature, mais il n'en est pas de même à l'égard de ceux qui sont des péchés véniels (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché qui est contraire aux raisons éternelles, quoiqu'il soit mortel de sa nature, peut cependant être véniel à cause de l'imperfection de son acte subit et irréfléchi, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répond re au second, que dans la pratique il appartient à la raison de délibérer et d'avoir la simple intuition des choses d'où la délibération pro­cède, comme il lui appartient, en matières spéculatives, de raisonner et de former des propositions. C'est pourquoi la raison est susceptible d'un mou­vement subit ou irréfléchi.

3. Il faut répondre au troisième, qu'une seule et même chose peut offrir divers aspects, dont l'un est supérieur à l'autre. Ainsi on peut considérer l'existence de Dieu, selon qu'elle est accessible à la raison humaine, ou selon qu'on la connaît par la révélation divine qui est un point de vue supérieur.C'est pourquoi, quoique l'objet de la raison supérieure soit ce qu'il y a de plus élevé selon la nature, cependant on peut le ramener à un point de vue plus élevé encore. Ainsi, ce qui dans un mouvement irréfléchi n'était pas un péché mortel, est devenu tel par suite de la délibération qui le ramène à un ordre plus élevé, comme nous l'avons dit (in corp. art.).



QUESTION LXXV.

des causes des péchés en général.


Apres avoir parlé du sujet du péché, nous devons maintenant examiner ses causes. Nous en parlerons d'abord en général et ensuite en particulier. — Touchant les causes du péché en général quatre questionsf,sont à faire : 1° Le péché a-t-il une cause ? — 2° A-t-iî une cause intérieure ? — 3U A-t-il une cause extérieure P — 4° Le péché est-il cause du péché?

ARTICLE I. — LE PÉCHE A-T-IL UNE CAUSE (2)?


(2) Il s'agit ici de la cause efficiente du péché.

Objections: 1. Il semble que le péché n'ait pas une cause. Car le péché est un mal, comme nous l'avons dit (quest. lxxi, art. 6). Or, le mal n'a pas de cause, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc le péché n'a pas de cause.               '

(1) Comme une vaine pensée, une parole oiseuse.

2. Une cause est ce qui produit nécessairement une autre chose. Or, ce qui est produit nécessairement ne semble pas être un péché, parce que tout péché est volontaire. Donc le péché n'a pas de cause.

3. Si le péché a une cause, il a pour cause le bien ou le mal. Or, il n'est pas produit par le bien, parce que le bien ne produit que le bien -, car un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, comme le dit l'Evangile (Matth, vu, 18). De même le mal ne peut pas être la cause du péché, parce que le mal de la peine est une conséquence du péché, tandis que le mal de la faute est la même chose que le péché. Donc le péché n'a pas de cause.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Tout ce qui se fait a une cause, comme le dit Job (Job, v, 6) : Rien n'arrive sur cette terre sans une cause. Or, le péché est un événement; car on dit que c'est une parole, ou un fait, ou un désir contraire à la loi de Dieu. Donc le péché a une cause.

CONCLUSION. —Le péché étant un acte déréglé, il a relativement à l'acte lui-même une cause qui le produit par elle-même; cette cause produit par accident le dérègle­ment de cet acte, en ce sens qu'il arrive en dehors de l'intention de l'agent.

Réponse Il faut répondre que le péché est un acte déréglé. Comme acte il peut donc avoir par lui-même une cause comme tout autre acte ; mais par rapport à ce qu'il y a de déréglé en lui il peut avoir une cause de la même manière que la négation ou la privation. Or, on peut assigner à une négation deux sortes de causes : l°elle peut être produite par le défaut d'une cause affir­mative (1), c'est-à-dire que la négation de la cause produit par elle-même une négation. Car pour qu'il y ait cause négative il suffit qu'il n'y ait pas d'effet. Ainsi la cause de l'obscurité est l'absence du soleil. 2° L'affirmation d'où résulte une négation (2), est par accident la cause de la négation qui s'ensuit. Par exemple, le l'eu dont le but principal est de produire la cha­leur est conséquemment cause de la privation du froid (3). La première de ces deux causes peut produire une simple négation. Or, puisque le dérègle­ment du péché et tout mal quelconque n'est pas une simple négation, mais la privation de ce qu'une chose doit naturellement avoir, il est nécessaire que ce dérèglement ait une cause efficiente par accident. Car ce qu'une chose doit être naturellement ne manquerait jamais d'exister, s'il n'y avait pas une cause qui y fait obstacle. Et c'est ce qui fait dire ordinairement que le mal qui consiste dans une privation a une cause imparfaite ou qui agit par accident. Et comme toute cause accidentelle se ramène à une cause qui agit par elle- même, et que le péché relativement à ce qu'il a de déréglé a une cause qui agit par accident, tandis que relativement à l'acte il a une cause qui agit par elle-même, il s'ensuit que le dérèglement du péché résulte de la cause meme de l'acte. Ainsi donc la volonté qui n'a pas pour règle la raison et la loi divine, et qui s'attache à un bien changeant, produit l'acte du péché par elle-même et le dérèglement de cet acte par accident en dehors de son intention. Car ce qu'ily a de déréglé dans l'acte provient du défaut de direc­tion dans la volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché indique non-seule­ment la privation même du bien qui est un dérèglement, mais il désigne un acte tellement privé de bien que c'est un mal, et nous avons dit quelle était en ce cas la nature de sa cause (4) (in corp. art.).

Cette espèce de négation est pure et simple.

La négation n'est alors rien autre chose qu'une privation.

La négation et la privation ont l'une et l'au­tre une cause accidentelle, mais pour produire la négation simple il sufíit de la négation de la cause, tandis que pour produire une privation il faut une cause dont l'action ne produise pas l'effet qu'elle doit produire.

(¦4) C'est une privation qui a une cause acci­dentelle.

2. Il faut répondre au second, que si cette définition de la cause doit être vraie universellement, il faut l'entendre de la cause suffisante qui n'est em­pêchée d'aucune manière. Car il arrive qu'une chose est la cause suffisante d'une autre, et cependant l'effet ne s'ensuit pas nécessairement par suite d'un empêchement qui survient : autrement il en résulterait que tout est nécessaire, comme on le voit (Met. lib. vi, text. 5). Ainsi donc quoique le péché ait une cause, il ne s'ensuit pas que cette cause soit nécessaire, parce qu'on peut en empêcher l'effet.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la volonté quand elle ne prend pas pour règle la raison ou la loi divine est une cause de péché. Or, ne pas faire usage de la règle de la raison, ni de la loi divine, ce n'est en soi ni un châtiment, ni une faute, avant qu'on en vienne à l'acte (1). Par conséquent d'après cela le mal n'est pas la cause du pre­mier péché, mais il est produit par un bien privé d'un autre bien.

ARTICLE II. — le péché a-t-1l une cause intérieure?


Objections: 1. Il semble que le péché n'ait pas une cause intérieure. Car ce qui existe intérieurement dans une chose l'accompagne toujours. Si donc le péché avait une cause intérieure l'homme pécherait toujours, puisqu'on posant la cause on pose aussi l'effet.

2. Le même être n'est pas cause de lui-même. Or, les mouvements inté­rieurs de l'homme sont un péché. Donc ils ne sont pas cause du péché.

3. Tout ce qui se passe dans l'homme est naturel ou volontaire. Or, ce qui est naturel ne peut pas être cause du péché, parce que le péché est contre nature, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. ii, cap. 3 et 4, et lib. iv, cap. 21), et ce qui est volontaire, s'il est déréglé, est déjà un péché. Donc rien de eo qui est intrinsèque ne peut être la cause d'un premier péché.

En sens contraire Mais c'est 1 q contraire. Saint Augustin dit (De duab. anim. cap. 10 et 11, et Retract, lib. i, cap. 9, et De Lib. arb. lib. iii, cap. 17) que la volonté est la cause du péché.

CONCLUSION. — L'intellect et la volonté sont les causes intérieures immédiates de l'acte du péché; l'imagination et l'appétit sensitif en sont les causes médiates inté­rieures.

Solutions: 1. Il faut répondre que, comme nousl'avons dit (art. préc.), la cause absolue du péché doit se considérer d'après l'acte. Or, les actes humains peuvent avoir deux sortes decauses intérieures, l'une médiate et l'autre immédiate. Lacause immédiate d'un acte humain est la raison et la volonté qui fait que l'homme a son libre arbitre. La cause éloignée est la perception de la partie sensitive et l'appétit sensitif lui-même. Car comme la volonté d'après le jugement de la raison se porte à ce qui est raisonnable ; de même d'après la perception des sens l'appétit sensitif se porte vers une chose, et cette inclination en­traîne quelquefois la volonté, comme nous le verrons (quest. lxvii, art. 1). Par conséquent on peut assigner au péché deux sortes de causes intérieu­res : l'une prochaine qui se rapporte à la raison et à la volonté ; l'autre éloi­gnée qui a pour principe l'imagination (2) et l'appétit sensitif. Mais parce que nous avons dit (art. préc. ad 3) que la cause du péché est un bien appa­rent qui meut sans un motif légitime, c'est-à-dire sans suivre la règle de la

(I) Il n'y a de péché qu'autant que l'acte est produit, ou si on donne h ce défaut de règle le nom de péché, on doit l'entendre non du péché formel et complet, niais du péché qui est com­mencé et qu'on est disposé à produire. Il existe, selon l 'expression des théologiens, inchoative et
in fieri.
(2) Il faut entendre par là toutes les percep­tions externes.

loi divine; et qued'ailleurs ce bien apparent appartient à la perception des sens et à l'appétit, tandis que le défaut de conformité avec la règle qu'on doit suivre se rapporte à la raison qui est naturellement faite pour obser­ver cette règle; il s'ensuit que la perfection du volontaire de l'acte du péché appartient à la volonté, et par conséquent que l'acte de la volonté, en sup­posant ce que nous avons dit précédemment, est déjà un péché (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qui est intrinsèque à titre de puissance naturelle existe toujours dans l'être, maisqu'il n'en estpas de même de ce qui est intrinsèque, comme étant l'acte intérieur d'une puissance appéti­tive ou perceptive. Or, la puissance même de la volonté est la cause du pé­ché en puissance, mais elle est amenée à l'acte d'abord par les mouvements antérieurs de la partie sensitive, ensuite par ceux de la raison. Car par là même qu'une chose se présente comme désirable aux sens et que l'appétit sensitif se porte vers elle, la raison cesse quelquefois de faire attention" à la règle qu'elle doit observer; et c'est ainsi que la volonté produit l'acte du péché. Comme ces mouvements antérieurs ne sont pas toujours en acte, le péché n'est pas toujours en acte non plus.

2. Il faut répondre au second, que tous les mouvements intérieurs ne sont pas de la substance du péché qui consiste principalement dans l'acte de la volonté, mais il y en aquilo précèdent et d'autres qui le suivent (2).

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui est la cause du péché, comme la puissance produit l'acte, est naturel. le mouvement de la partie sensitive d'où résulte le péché est parfois naturel, comme quand on pèche par suite du désir qu'on a de la nourriture. Mais il arrive que le péché n'est pas naturel par là même qu'il s'écarte de la règle naturelle (3) que l'homme doit observer conformément à sa nature.

ARTICLE III. — i.e péché a-t-il une cause extérieure (4)?


Objections: 1. Il semble que le péché n'ait pas une cause extérieure. Car le péché est un acte volontaire. Comme les choses volontaires se rattachent à ce qui est en nous, elles n'ont conséquemment pas de cause extérieure. Donc le péché n'en a pas.

2. Comme la nature est un principe intérieur, de même aussi la volonté. Or, dans la nature le péché n'arrive jamais que par suite d'une cause inté­rieure; par exemple, les monstres ne naissent que par suite de l'altération d'un principe interne. Donc dans l'ordre moral le péché ne peut avoir qu'une cause intérieure. Donc il n'en a pas d'extérieure.

3. En multipliant la cause, on multiplie l'effet. Or, plus il y a de principes extérieurs qui portent au péché, plus ces principes sont puissants et moins ce qu'il y a de déréglé dans une action est imputable à celui qui la fait. Donc rien de ce qui est extérieur n'est cause du péché.

Solutions: 1. Mais c'est le contraire. Il est écrit (Num. xxxi, 46) : Ne sont-ce pas elles (les femmes) qui ont séduit les enfants d'Israël, selon le conseil de Balaam, et qui vous ont fait violer la loi du Seigneur par le péché commis à Phogor.

Ainsi il y a quatre'causes intérieures qui concourent h l'acte du péché : la perception externe qui donne à l'appétit sensitif la connais­sance de l'objet; l'appétit sensitif qui se porte vers cet objet et qui séduit la raison j la raison qui se laisse ainsi détourner de la règle qu'elle doit suivre, et la volonté qui consomme le péché en y consentant.

Tous ces mouvements intérieurs ne sont pas coupables; d'ailleurs ils ne sont pas non plus nécessaires pour qu'il v ait péché. L'acte de la volonté et de la raison suffit.

(o) Le péché est naturel comme acte, mais il ne l'est pas relativement à cc qu'il y a en lui de déréglé.
(4) L'Ecriture parle'dans une multitude d'en­droits des tentations auxquelles l'homme est exposé de la part de ses ennemis extérieurs (S ap. xiv : Creaturae Dei factae sunt in tentationem et in muscipulam pedibus insipientium.

rance qui est la cause du péché relativement à la raison ; 2° de l'infirmité ou de la passion qui est la cause du péché relativement à l'appétit sensitif ; 3" de la malice qui est la cause du péché relativement à la volonté. — Touchant l'ignorance quatre ques­tions se présentent: 1° L'ignorance est-elle la cause du péché? — 2° L'ignorance est- elle un péché? — 3" Excuse-t-elle complètement du péché? — 4° Diminue-t-elle le péché ?

ARTICLE I. — l'ignorance peut-elle être cause nu péciié (1)?

Objections: 1. Il semble que l'ignorance ne puisse pas être cause du péché. Car ce qui n'existe pas n'est cause de rien. Or, l'ignorance est un non-être, puis­qu'elle est une privation de la science. Donc l'ignorance n'est pas cause du péché.

2. Les causes du péché doivent se prendre de ce qu'il y a en lui de positif, comme nous l'avons dit (quest. Lxxv,art. 1). Or, l'ignorance semble se rap­porter à ce qu'il y a de négatif. Donc on ne doit pas la considérer comme une cause de péché.

3. Tout péché consiste dans la volonté, comme nous l'avons vu (quest. lxxiv, art. 1 et 2). Or, la volonté ne se porte que vers ce qu'elle connaît, puisque le bien perçu est son objet. Donc l'ignorance ne peut pas être cause du péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De nat. et grat. cap. 67) qu'il y en a qui pèchent par ignorance.

CONCLUSION. — Toute ignorance dans celui qui pèche n'est pas une cause de péché ; il n'y a que celle qui détruit la science qui empêche de pécher.

(2) L'ignorance concomitante n'est pas la cause du péché ; l'ignorance antécédente est la cause du péché matériel, et l'ignorance conséquente la cause du péché formel
(-1) Il importe de se rappeler ici qu'il y a trois sortes d'ignorance : l'ignorance antécédente, l'i­gnorance concomitante et l'ignorance conséquente. Voyez la définition que donne saint Thomas de ces différentes espèces d'ignorance (quest. vi, art. 8, tome ii, p. 452-453).

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Phys. lib. viii, text. 27), il y a deux sortes de cause motrice, l'une qui meut par elle-même et l'autre par acci­dent. Celle qui meut par elle-même est celle qui meut par sa propre vertu, comme le générateur est la cause qui meut les choses graves et les choses légères. Celle qui meut par accident est celle qui écarte ce qui fait obstacle à une autre. C'est ainsi que l'ignorance peut être cause du péché ; car elle écarte la science qui perfectionne la raison, et qui empêche ainsi l'homme de pécher en dirigeant ses actions. Or, il est à remarquer que la raison dirige les actes humains d'après deux sortes de science, d'après la science géné­rale et d'après la science particulière. Quand elle confère sur la conduite à tenir, elle se sert d'un syllogisme dont la conséquence est un jugement, une élection ou une opération. Comme les actions sont individuelles, la conclusion de tout syllogisme pratique est individuelle aussi. Mais on ne tire une conclusion particulière ou individuelle d'une proposition univer­selle qu'au moyen d'une proposition particulière. Ainsi ce qui empêche un homme de faire un parricide, c'est qu'il saitqu'on ne doit pas tuer son père, et que d'un autre côté il sait que tel individu est son père. L'ignorance de ces deux choses peut donc faire faire un parricide ; c'est-à-dire l'ignorance du principe universel qui est la règle de la raison, et l'ignorance de la cir­constance particulière qui en décide l'application. D'où il est évident que l'ignorance de celui qui pèche n'est pas toujours la cause du péché (2), il n'y a que celle qui détruit la science qui empêche de pécher. Par conséquent si la volonté d'un individu était disposée de manière à commettre néanmoins le parricide, quand même il reconnaîtrait son père, l'ignorance où il se trou­verait ne serait pas à son égard la cause de son péché, mais elle serait conco­mitante au péché qu'il a commis. C'est pourquoi dans ce cas l'individu ne pèche pas à cause de son ignorance, mais il pèche étant ignorant, d'après Aristote (Eth. lib. m, cap. 1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le non-être ne peut pas être cause d'une chose par soi ; mais il peut l'être par accident, en écartant ce qui y faisait obstacle.

2. Il faut répondre au second, que comme la science que l'ignorance dé­truit se rapporte à ce qu'il y a de positif dans le péché, de même l'igno­rance est à ce point de vue cause du péché, parce qu'elle écarte ce qui em­pêchait de le commettre.

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté ne peut pas se porter vers ce qui est inconnu de tous points: mais si une chose est connue sous un rapport et qu'elle ne le soit pas sous un autre, la volonté peut la vouloir. C'est ainsi que l'ignorance est cause du péché; comme quand on sait qu'on tue un homme, mais qu'on ne sait pas que c'est son père, ou quand on sait qu'un acte est agréable et qu'on ignore que c'est un péché.

ARTICLE II. — l'ignorance est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que l'ignorance ne soit pas un péché. Car le péché est une parole, une action, ou un désir contraire à la loi de Dieu, comme nous l'a­vons vu (quest. lxxi, art. 6). Or, l'ignorance n'implique aucun acte ni inté­rieur, ni extérieur. Donc elle n'est pas un péché.

2. Le péché est plus directement opposé à la grâce qu'à la science. Or, la privation de la grâce n'est pas un péché, mais elle est plutôt une peinequi résulte du péché. Donc l'ignorance qui est une privation de science n'est pas un péché.

3. Si l'ignorance est un péché, ce n'en est un qu'autant qu'elle est volon­taire. Or, si l'ignorance est un péché en tant qu'elle est volontaire, il semble que le péché consiste dans l'acte de la volonté plutôt que dans l'ignorance. Donc l'ignorance n'est pas un péché, mais elle en est plutôt une consé­quence.

4. Tout péché est effacé par la pénitence, et une fois la tache enlevée le péché ne subsiste plus en acte : il n'y a d'exception que pour le péché ori­ginel. Or, l'ignorance n'est pas détruite par la pénitence, elle subsiste encore en acte quand le repentir a effacé ce qu'il y avait de coupable en elle. Donc l'ignorance n'est pas un péché, à moins que ce ne soit par hasard un péché originel.

5. Si l'ignorance était un péché, l'homme pécherait en acte tant qu'il y aurait de l'ignorance en lui. Et comme l'ignorance est continuellement im­manente dans le sujet où elle se trouve, if s'ensuit que celurqui est ignorant pécherait continuellement ; ce qui est évidemmentfaux, parce qu'alors l'igno­rance serait le péché le plus grave. Donc l'ignorance n'est pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il n'y a que le péché qui mérite un châtiment. Or, l'ignorance mérite châtiment, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. xiv, 38) : Si quelqu'un ignore, il sera ignoré. Donc l'ignorance est un péché.

CONCLUSION. — L'ignorance dont on ne peut triompher par l'étude et que pour ce motif on a l'habitude d'appeler invincible n'est, pas un péché; il n'y a de coupable que l'ignorance vinciblesi elle porte sur des choses qu'on est tenu de savoir, mais elle ne l'est pas, si elle a pour objet ce qu'on n'est pas obligé de savoir.

Réponse Il faut répondre que l'ignorance diffère de la non-science en ce qu'on ap­pelle non-science, une simple négation de savoir. Ainsi quiconque n'a pas la science de certaines choses, on peut dire qu'il ne les sai t pas -, et c'est en ce sen s que saint Denis admet dans les anges la non-science (De coel. hier. cap. 7) ; tan­dis que l'ignorance implique la privation de science ; c'est-à-dire, qu'elle existe quand quelqu'un n'a pas la science des choses qu'il est naturellement apte à connaître. Or, parmi ces choses il y en a qu'on est tenu desavoir; ce sont celles dont la connaissance est nécessaire pour diriger convenablement ses actes. Ainsi tout le monde est tenu de savoir en général ce qui est de foi, et les pré­ceptes généraux du droit; et chacun doitconnaître ce qui regarde son état ou son emploi. Il y a d'autres choses qu'on n'estpastenude savoir, bien qu'on ait naturellement de l'aptitude pour elles : tels sont les théorèmes de géométrie, et toutes les choses contingentes particulières, sinon dans un cas particu­lier (1).— Il est évident que quiconque néglige d'avoir ou de faire ce qu'il est tenu de faire ou d'avoir, pèche par omission. Par conséquent, en raison de la négligence, l'ignorance des choses qu'on est tenu de savoir est un péché ; mais on ne peut pas accuser un homme de négligence, s'il ne sait pas des choses qu'il ne peut savoir. Dans ce cas on dit que l'ignorance est invin­cible, parce que l'étude ne peut en triompher (2). C'est pourquoi cette igno­rance n'étant pas volontaire, parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de la repousser, n'est pas un péché. D'où il est clair que l'ignorance invincible n'est jamais un péché; tandis que l'ignorance vincible (3) est coupable quand elle porte sur ce qu'on est tenu de savoir, mais il n'en est pas de meme quand il s'agit de choses qu'on n'est pas obligé de connaître.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit ( quest. lxxi, art. 6 ad 1 ) en définissant le péché une parole, une action ou un désir, il faut entendre en même temps les négations opposées, et c'est ce qui fait qu'une omission est un péché. De même la négligence qui rend l'ignorance coupable est aussi comprise dans cette meme définition, puis­qu'elle est cause qu'on a omis ce qu'on aurait dù dire, faire ou désirer, pour acquérir la science qu'on doit avoir.

2. Il faut répondre au second, que la privation de la grâce, bien qu'elle ne soit pas un péché par elle-même, peut être néanmoins coupable, comme l'ignorance, par suite de la négligence qu'on met à s'y préparer. Toutefois il'y a entre ces deux choses une différence; c'est que l'homme peut acqué­rir la science au moyen de ses actes, tandis que nous n'acquérons pas la grâce par nos actions, mais par le don de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que comme dans le péché de transgression le péché ne consiste pas dans le seul acte de la volonté, mais aussi dans l'acte voulu qui a été commandé par la volonté; de même dans le péché d'omission non-seulement l'acte de la volonté est un péché, mais encore l'omission même, en tant qu'elle est volontaire. C'est ainsi que négliger la science ou ne pas s'en occuper est un péché.

4. Il faut répondre au quatrième, que quoique la tache n'existe plus après le repentir, l'ignorance reste comme privation de la science ; mais il n'y a plus cette négligence qui rend l'ignorance coupable.

5. Il faut répondre au cinquième, que comme dans les autres péchés d'omis­sion l'homme ne pèche en acte que pendant le temps pour lequel le pré-

Quand la position qu'on occupe exige que

l'on possédé ces connaissances

L'ignorance invincible est celle qu'on n'a pu surmonter en employant les moyens ordinai­res. Elle existe quand celui qui agit n'a ni doute, ni soupçon sur la malice de son acta, et qu'il n'en a pas même une idée confuse (Liguori, De cons­cientia, n° 5).

(5) L'ignorance vincible est celle qu'on peut moralement surmonter par les moyens ordinai­res. Elle existe dans celui qui se doute de la nia- lice de son action, qui soupçonne qu'il est obligé d'examiner si elle-est réellement bonne ou mau­vaise et qui néglige de le faire.
cepte affirmatif oblige; ainsi il en est du péché d'ignorance (I). Car l'igno­rant ne pèche pas en acte continuellement, mais seulement pendant le temps où il doit acquérir la science qu'il est tenu d'avoir.

ARTICLE III. — l'ignorance excuse-t-elle totalement le péché?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.74 a.9