I-II (trad. Drioux 1852) Qu.76 a.3

ARTICLE III. — l'ignorance excuse-t-elle totalement le péché?


Objections: 1. Il semble que l'ignorance excuse totalement le péché. Car, comme le dit saint Augustin (Retract, lib. i, cap. 9), tout péché est volontaire. Or, l'ignorance produit l'involontaire, comme nous l'avons vu (quest. vi, art. 8). Donc l'ignorance excuse totalement le péché.

2. Ce qu'on fait en dehors de son intention, on le fait par accident. Or, l'intention ne peut avoir pour objet ce qui est inconnu. Par conséquent ce que l'homme fait par ignorance est accidentel dans les actes humains. Et comme ce qui est accidentel ne détermine pas l'espèce, il s'ensuit qu'on ne doit regarder ni comme un péché, ni comme une action vertueuse ce que l'on fait par ignorance.

3. L'homme est le sujet de la vertu et du péché selon qu'il participe à la raison. Or, l'ignorance exclut la science qui est le perfectionnement de la raison. Donc elle excuse totalement le péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. m, cap. 48), qu'on désapprouve à juste titre des choses faites par ignorance. Or, on ne désapprouve ajuste titre que les choses qui sont des péchés. Donc il y a des péchés qu'on fait par ignorance, et par conséquent l'ignorance n'ex­cuse pas absolument de péché.

CONCLUSION. — L'ignorance conséquente ou concomitante n'excuse pas du péché, mais l'ignorance qui est la cause du péché l'excuse ; cependant elle ne l'excuse pas totale­ment, à moins qu'elle ne soit invincible ou qu'elle porte sur ce qu'on n'est pas tenu de savoir.

(2j L'ignorance est alors concomitante.

Réponse Il faut répondre que l'ignorance a de soi pour effet, de rendre involon­taire l'acte qu'elle produit. Nous avons déjà dit (art. 1 et 2) que l'ignorance produit l'acte que la science contraire empêchait, de telle sorte que cet acte, si la science l'eût éclairé, se serait trouvé contraire à la volonté; ce qu'implique le nom d'involontaire. Mais si la science dont on est privé par l'ignorance n'empêchait pas l'acte à cause de l'inclination de la volonté pour lui, l'ignorance de cette science ne rend pas l'acte involontaire, mais elle fait qu'on ne veut pas, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 1). Cette ignorance qui n'est pas la cause de l'acte du péché, comme nous l'avons vu (art. 1), n'excuse pas du péché parce qu'elle ne produit pas l'involon­taire (2). On doit raisonner de même sur toute espèce d'ignorance qui ne produit pas l'acte du péché, mais qui le suit ou qui l'accompagne. Quant à l'ignorance qui est la cause de l'acte du péché, comme elle produit l'invo­lontaire, il est dans sa nature d'excuser le péché, parce que le volontaire est de l'essence du péché. Mais il peut arriver qu'elle ne l'excuse pas com­plètement, et cela de deux manières : 1° Par rapport à la chose igno­rée. Car l'ignorance excuse du péché en raison de ce qu'on ignore qu'une chose est péché. Ainsi il peut arriver qu'on ignore la circonstance d'un péché, qui, si elle avait été connue, aurait éloigné du péché (soit que cette circonstance influe sur la nature du péché, soit qu'elle n'y influe pas); mais que néanmoins il reste encore dans l'esprit de celui qui fait l'acte assez de lumière pour qu'il sache que c'est une faute. Par exemple, un individu qui en frappe un autre sait que c'est un homme, et il n'en faut pas davantage

(I) It s'agit ici de l'ignorance considérée comme acte et non comme habitude. L'habitude est cons­tante, mais l'acte ne peut pas l'être.
pour faire un péché; mais il ne sait pas que c'est son père, circonstance qui constitue une nouvelle espèce de péché (1), ou bien il ne sait pas qu'en se défendant celui-ci le frappera lui-même, et s'il le savait il ne le toucherait pas, ce qui n'importe pas à la nature du péché. Dans ce cas quoique l'indi­vidu pèche par ignorance, il n'est pas néanmoins complètement excusé du péché parce qu'il en conserve encore une connaissance. 2° Il peut se faire que l'ignorance n'excuse pas complètement du péché, par suite de la nature de l'ignorance elle-même. Car l'ignorance est volontaire directement ou in­directement. Elle l'est directement, quand quelqu'un veut positivement ne pas savoir certaines choses pour pécher plus librement (2) ; elle l'est indi­rectement quand, par suite du travail ou d'autres occupations, on néglige d'apprendre ce qui aurait éloigné du péché. Car cette négligence rend l'igno­rance volontaire et en fait un péché du mêment où elle porte sur des choses qu'on est tenu de savoir, et qu'on peut apprendre. C'est pourquoi elle n'ex­cuse pas totalement du péché. Mais si cette ignorance est absolument invo­lontaire, soit parce qu'elle est invincible, soit parce qu'elle se rapporte à ce qu'on n'est pas tenu de savoir, alors elle excuse complètement du péché (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute ignorance ne produit pas l'involontaire, comme nous l'avons dit (quest. vi, art. 8). Par conséquent toute ignorance n'excuse pas complètement du péché.

2. Il faut répondre au second, que l'intention du péché subsiste dans la même proportion que le volontaire dans celui qui pèche par ignorance. D'a­près cela le péché n'existe pas par accident.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'ignorance était telle qu'elle détrui­sît complètement l'usage de la raison, elle excuserait complètement du péché, comme on le voit chez les furieux et les insensés. Mais l'ignorance qui produit le péché n'est pas toujours telle : c'est pourquoi elle n'en ex­cuse pas toujours complètement.

ARTICLE IV. — l'ignorance diminue-t-elle le téciié?


Objections: 1. Il semble que l'ignorance ne diminue pas le péché. Car ce qui est com­mun à tout péché ne diminue pas le péché. Or, l'ignorance est commune à tout péché, puisqu'Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 4) que tout méchant est un ignorant. Donc l'ignorance ne diminue pas le péché.

2. Un péché ajouté à un autre le rend plus grand. Or, l'ignorance même est un péché, comme nous l'avons dit (art. 2). Donc elle ne diminue pas le péché.

3. La même cause ne peut pas aggraver et diminuer le péché. Or, l'igno­rance aggrave le péché. Car à propos de ces paroles de l'Apôtre (Rom. ii , 4) Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous mène à la pénitence? saint Ambroise «lit (gloss. ordin.) : Si vous l'ignorez vous péchez très-gravement. Donc l'ignorance ne diminue pas le péché.

4. S'il y a une ignorance qui diminue le péché, il semble que ce soit sur­tout celle qui détruit totalement l'usage de la raison. Or, cette espèce d'i- ITAEvTVi10 diminue Pas le péché, mais elle l'augmente plutôt. Car Aristote

( hb- 1 cap. 5) que celui qui est ivre mérite double peine. Donc l'i­gnorance ne diminue pas le péché.
H) Dans ce cas s'il y a menr(re on d’homine, niais un „e l'est pas do parricide Cette ignorance nue W «i i • appellent l'i g no ni noe a/"/ec(ée. Elle aggravera faute au lieu de l'excuser.           bbiuvc la
(5) Ce qui est vrai, ajoute M. Gousset, même do

l'ignorance en matière de droit naturel, comme l'a décidé le pape Alexandre VIII, en condamnant cette proposition : Tametsi detur ignorantia ¦invincibilis jurisnaturae, haec in statunaturae lapsoe operantem ex ipsa non excusât à pec­cato formali.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Tout ce qui est une raison de pardon allège le péché. Or, il en est ainsi de l'ignorance, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre (I. Tim. i, 13) : J'ai obtenu miséricorde, parce que f ai agi par ignorance. Donc l'ignorance diminue ou allège le péché.

CONCLUSION. — Comme l'ignorance de celui qui pèche augmente oudiminue le vo­lontaire, de même elle augmente ou diminue le péché ; l'ignorance qui est volontaire directement et par elle-même l'augmente ; celle qui n'est volontaire qu'indirectement ou par accident le diminue.

Réponse Il faut répondre que tout péché étant volontaire, l'ignorance peut diminuer le péché selon qu'elle diminue le volontaire; et si elle ne diminue pas le vo­lontaire, elle ne diminue aucunement le péché. Ainsi, il est évident que l'igno­rance qui excuse complètement du péché, parce qu'elle détruit totalement le volontaire, ne diminue pas le péché, mais l'efface entièrement. Quant à l'ignorance qui n'est pas la cause du péché, mais qui lui est concomitante, elle ne diminue, ni n'augmente le péché. Il n'y a donc que l'ignorance qui est cause du péché qui puisse le diminuer (1)- mais elle ne l'excuse pas to­talement. Or, il arrive quelquefois que cette ignorance est volontaire direc­tement et par elle-même, comme quand quelqu'un veut ignorer une chose pour pécher plus librement. Cette ignorance (2) paraît augmenter le volon­taire et le péché. Car par suite de l'attachement de la volonté au péché il ar­rive qu'on veut rester ignorant, pour conserver la liberté de le commettre. D'autres fois l'ignorance qui est la cause du péché n'est pas volontaire direc­tement, mais indirectement, ou par accident ; comme quand un individu ne veut pas s'appliquer à l'étude, d'où il suit qu'il est ignorant, ou bien quand on veut boire du vin immodérément, d'où il résulte qu'on s'enivre et qu'on perd la raison. Cette ignorance diminue le volontaire et par conséquent le péché. Car quand on ne connaît pas qu'une chose est un péché, on ne peut pas dire que la volonté se porte directement et par elle-même au péché, mais elle le fait par accident. Alors le mépris est moindre, et par consé­quent le péché moins grave aussi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, quel'ignorance dontest entaché tout homme méchant n'est pas cause du péché, mais elle en est une conséquence, c'est-à-dire qu'elle résulte de la passion ou de l'habitude qui porte au mal.

2. Il faut répondre au second, qu'un péché ajouté à un autre produit plu­sieurs péchés, mais ne produit pas toujours un péché plus grand, parce qu'ils ne concourent pas à ne former qu'un même péché, mais qu'ils en for­ment plusieurs. Il peut aussi arriver, si le premier diminue le second, que les deux réunis n'aient pas une aussi grande gravité qu'un seul. Ainsi l'ho­micide est un péché plus grave s'il est commis par un homme maître de sa raison que s'il est commis par un homme ivre, quoiqu'il y ait là deux péchés ; parce que l'ivresse affaiblit plus le péché d'homicide qu'elle n'a de gravité par elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, que cette parole de saint Ambroise peut s'entendre de l'ignorance absolument affectée-, ou bien on peut l'interpréter du péché d'ingratitude, dont le degré le plus élevé consiste en ce que l'homme ne reconnaît pas les bienfaits qu'il a reçus ; ou bien encore on peut l'appli­quer à l'ignorance de l'infidélité qui détruit le fondement de l'édifice spirituel.

4. Il faut répondre au quatrième, que celui qui est ivre mérite double amende àcause des deux péchés qu'il commet, l'ivresse et l'autre péché qui s'ensuit. Néanmoins l'ivresse en raison de l'ignorance qui l'accompagne diminue le

(1) Il n'y a quel'ignorance vineible qui dimi­nue le péché.
'2) Cette ignorance est l'ignorance affectée dont nous avons parlé dans l'article précédent.
péché qui en résulte, et il peut lui faire perdre plus de gravité qu'elle s n'en a elle-même, comme nous l'avons dit dans la réponse au second ar­gument. —Ou bien on peut prendre cette parole dans le sens du législateur Pittacus(l),qui voulait qu'on punît davantage les hommes ivres s'ils venaient à frapper quelqu'un ; n'ayant aucun égard à ce qu'ils sont plus excusa­bles que d'autres et ne considérant que le bien général, parce que les hom­mes ivres sont plus portés à l'injure que les autres, comme le dit Aristote (Pol. lib. ii ad fin.).



QUESTION LXXVII.

de la cause du péché de la part de l'appétit sensitif.


Après avoir parlé de la cause du péché considérée par rapport illa raison, nous devons maintenant nous en occuper de la part de l'appétit sensitif et rechercher si la pas­sion de l'àme en est une. — A cet égard huit questions se présentent : 1° La passion de l'appétit sensitif peut-elle mouvoir ou incliner la volonté? — 2° Peut-elle vaincre la raison et la faire agir contrairement à sa science ? — 3° Le péché qui provient de la pas­sion est-il un péché de faiblesse?—4° La passion qui est l'amour de soi est-ellecause de toute espècede péché? — 5° Des trois causes énumérées par saint Jean (1Jn 2,16) : la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair et l'orgueil de la vie. — 6" La passion qui est la cause du péché le diminue-t-elle? — 7° L'excuse-t-elle totalement? — 8° Le péché qui résulte de la passion peut-il être mortel?

ARTICLE I. — la volonté est-elle mue par la passion de l'appétit sensitif?


Objections: 1. Il semble que la volonté ne soit pas mue par la passion de l'appétit sensitif. Car aucune puissance passive n'est mue que par son objet. Or, la volonté est une puissance passive et active tout à la fois, en ce sens qu'elle meut et qu'elle est mue, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. 54) en parlant de la puissance appétitive en général. L'objet de la volonté n'é­tant pas la passion de l'appétit sensitif, mais plutôt le bien de la raison, il semble donc que la passion de l'appétit sensitif ne meuve pas la volonté.

2. Le moteur supérieur n'est pas mù par l'inférieur; ainsi l'âme n'est pas mue par le corps. Or, la volonté qui est l'appétit rationnel est à l'appétit sen­sitif ce que le moteur supérieur est à l'inférieur. Car Aristote dit (De anima lib. m, text. 57) que l'appétit rationnel meut l'appétit sensitif comme dans les corps célestes une sphère en meut une autre. Donc la volonté ne peut pas être mue par la passion de l'appétit sensitif.

3. Ce qui est immatériel ne peut pas être mù par ce qui est matériel. Or, la volonté est une puissance immatérielle ; car elle ne se sert pas d'un or­gane corporel, puisqu'elle existe dans la raison, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. 42) ; d'un autre côté l'appétit sensitif est une puissance matérielle, puisqu'elle a pour base un organe corporel. Donc la passion de l'appétit sensitif ne peut pas mouvoir l'appétit intelligentiel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Dan. xiii, ,56) : La concupiscence bouleverse le coeur (2).

(2) L'apôtre saint Jacques a dit dans le même sens (Jac. i) : Unusquisque tentatur à concu­piscentia sud abstractus et illectus.
(I) Pittacus, tyran de Mitylène, un des sept sages, contemporain de Solon, qui, d'après Aris­tote, a fait des lois, mais n'a pas fondé de gouver­nement. Aristote rapporte cette même loi iRhet. lib. h, cap. 23).

CONCLUSION. — La volonté étant une puissance immatérielle, les passions de 1 appetit sensitif ne peuvent l'entraîner et la pousser au mal qu'indirectement, c'est-à- dire en ta distrayant de sa fonction propre ou en entravant le iusement droit de la raison.    1                      J n

Réponse Il faut répondre que la passion de l'appétit sensitif ne peut pas entraîner ou mouvoir directement la volonté (1), mais elle le peut indirectement, et cela de deux manières. 1° Par l'abstraction. Car toutes les puissances de l'âme ayant leurs racines dans une seule et même essence, il faut que quand l'une s'applique à son acte, l'autre se relâche et même qu'elle soit complè­tement empêchée de l'accomplir ; soit parce que toute force s'affaiblit en se dispersant sur un plus grand nombre d'objets, et que quand elle s'applique à un seul, il est par conséquent moins facile qu'elle se porte vers d'autres; soit parce que dans les opérations de l'âme il faut une in­tention , et que quand l'intention se dirige fortement vers une chose, elle ne peut pas se diriger de la même manière vers une autre. Ainsi par l'effet de cette distraction, quand le mouvement de l'appétit sensitif est fortement dominé par une passion quelconque, il faut que le mouvement propre de l'appétit rationnel qui est la volonté se relâche ou qu'il cesse totalement. 2° De la part de l'objet de la volonté qui est le bien perçu par la raison. Car la raison est entravée dans ses jugements et ses perceptions par suite de la percep­tion violente et déréglée de l'imagination et par le jugement de l'estimative (2), comme on le voit chez les fous. Or, il est évident que la perception de l'i­magination et le jugement de l'estimative suivent la passion de l'appétit sensitif, comme le jugement du goût suit la disposition de la langue. C'est pourquoi nous remarquons que les hommes subjugués par une passion ne détournent pas facilement leur imagination des choses qui les affectent. D'où il résulte que le jugement de la raison suit le plus souvent la passion de l'appétit sensitif, et que par conséquent celle-ci influe sur le mouvement de la volonté qui est fait pour suivre toujours le jugement de la raison.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la passion de l'appétit sensitif peut modifier le jugement à l'égard de l'objet de la volonté, comme nous l'avons dit (in corp. art.), quoique la passion même de l'appétit sensitif ne soit pas directement cet objet.

2. Il faut répondre au second, que la puissance supérieure n'est pas mue di­rectement par la puissance inférieure ; mais elle peut quelquefois l'être in­directement, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut l'aire la même réponse au troisième argument.

ARTICLE II. — la passion peut-elle vaincre la raison et la faire agir contrairement a sa science?


Objections: 1. Il semble que la raison ne puisse pas être vaincue par la passion con­trairement à sa science. Car le plus fort n'est pas vaincu par le plus fai­ble. Or, la science à cause de sa certitude est ce qu'il y a de plus fort en nous. Donc elle ne peut pas être vaincue par la passion qui est débile et passagère.

2. La volonté ne se rapporte qu'au bien réel ou apparent. Or, quand la passion entraine la volonté vers ce qui est véritablement bon, elle ne donne pas à la raison une inclination contraire à sa science, et quand elle l'en­traîne vers une chose qui lui paraît bonne et qui n'est pas telle, elle l'en­traîne encore vers ce qui est bon aux yeux de la raison, et par conséquent aux yeux de la science qui est la lumière de la raison. Donc la passion n'im­prime jamais à la raison une inclination contraire à sa science.

3. Si l'on répond que la passion entraîne la raison qui sait une chose

(I) It n'y a que Dieu qui puisse ainsi agir sur la volonté.
(2) L'estimative ou l'opinion et l'imagination sont des puissances inférieures de l'âme que dans la théorie péripatéticienne on appelle cognitives sensitives. Elles influent sur la raison au même titre que les sens sur la connaissance.
(1) Le mot vertu est ici pris dans son acception la plus large. Il désigne l'habitude et en général tous les principes d'opération.
(2) Aristote dit que les vertus ne sont pas des passions, parce que ce n'est pas à cause de nos
(4) L'objpt comprend ici l'opération du sujet et s choses extérieures auxquelles son action ou in opération se rapporte. C'est 6ur cette double
(4) Ainsi celui qui a un chancre craint, par suite de ce mal, l'opération qu'il nécessite. J 2j l'arce qu il peut se rendu cette .raiute présente par la pensée ou l'imagination.
(2) Ce bien est le bien difficile qui décourage, parce qu'on le croit impossible.
(1) Ainsi la prodigalité et l'avarice sont opposées à «ne même vertu qui est la libéralité.
(1) Ainsi les corps graves tendent d'eux-mêmes au centre de la terre.
(2) Ce qui est faux.
(I) Elle ne se rapporte pas à la matière, mais à la forme, et comme le propre de la forme est d'agir, il s'ensuit que la vertu est une habitude opcralive ou agissante.
(I) Dans la définition de la vertu le mot habi­tude désigne le genre prochain et l'adjectif qua- lilicatif désigne la différence.
(I) Parce que la raison a plus aisé alors de les dompter et de les tenir soumises.
(I) Disponit ad optimum, c'est-à-dire que la ortu dispose la puissance à l'acte qui est sou
(1) Parce que l'action procède toujours de la puissance.
(2) ainsi l'essence de l'âme est le sujet éloigné de la vertu cl la puissance en est le sujet immé­diat.
(1) La vertu peut être dans la puissance supérieure, agir de là sur la puissance inférieure et l'éclairer de sa lumière.
(I) Ce sont des dispositions au moyen des­quelles nos habitudes intellectuelles produisent leurs actes avec plus de facilité.
(1) La volonté n'a pas besoin de vertu pour se porter vers son propre bien, parco que l'appétit intelligenliel se porte de lui-même vers ce bien et
(1) Ces vertus sont naturelles, mais quand l'homme agit pour autrui il a besoin d'un secours pour le faire, parce que naturellement il ne pense qu'à lui.
i2) Ces vertus ne résident pas dans la raison, mais dans l'appétit sensitif.
(1) Elles rendent l'entendement plus apte à ac­complir convenablement ses propres opérations c'est-à-dire à percevoir le vrai et à éviter lé faux.
(4) Telle est, par exemple, la notion de Dieu
(I) Pour juger de la beauté d'un tableau on ne recherche pas si le peintre l'a fait dans des vues de charité ou dans un but coupable, on examine
(1) C'est la perfection artistique qui résulte des règles mêmes de l'art.
(2) Ainsi le peintre qui produit à dessein dans
(I) llcousiste par exemple tlaus uu tableau dout on admire la perfection.
(I) Il ne le fait pas par lui-même, puisqu'il se laisse conduire, et dans ce cas c'est toujours par la prudence qu'il agit.
(1) Ce but ultérieur c'est le commandement et l'exécution.
(2) Ainsi la perfection du jugement consiste dans l'exécution, et l'exécution dépend du com­
(I) Elles ont toutes pour but le comniandemeut qui est l'acte principal de la prudence.
(1) A lin que cette habitude rende moins vive l'opposition qui se trouve naturellement entre l'appétit et la raison.
(2) Cette distinction repose sur ce principe gé­néral; c'est que la différence des puissances éta­
(1) Lc mot art et le mot science désignent «liliis cette circonstance une raison droite et saine qui se rapporte à l'appétit.
(2) Ces mots sont pris ici dans un sens particu­lier qui est déterminé d'ailleurs dans la réponse
(1) Il n'est pas nécessaire d'avoir toutes ces ha­bitudes intellectuelles pour être vertueux.
(2 La prudence présuppose l'intelligence de nos lins générales ou particulières, qui sont les principes de nos actions.
(I) Il y a, par exemple, beaucoup île savants et d'artistes qui ne sont pas vertueux.
(1) Avant do choisir les moyens, ce qui est l'oeu­vre de la prudence, il faut d'abord aimer et dési­rer la fin.
(I) Elle modère les passions et les empêche de se jeter ainsi dans aucun excès.
(1) La vertu est même incompatible avec ces
sortes d'affections.
(2) Dans le sens des péripatéticiens.
(I) Ou appelle univoquet les choses dont le nom est commun et dont l'essence est absolument la même.                      «
(1) Lc liois, quand il est embrasé par le feu, reçoit la forme du feu.
(2) Les clfcts different selon la diversité des
(I) Les autres vertus qui reposent sur ce qui est dû, comme la piété, la reconnaissance, la reli­gion, etc.
(I) le motif pour lequel nous nous acquittons envers Dieu de ce que nous lui devons est au­tre que le motif qui nous porte à nous acquitter de ce que nous devons à la patrie, et c'est cette diversité de motifs qui établit une différence en­
(2) On va par un seul et même principe d noir au blanc.
(2) En grec Yeutrapélie ou la belle humeur.
(4) On appelle analogue les choses qui sont di­
(1) Selon le langage de la science actuelle on peut les considérer objectivement et subjective­ment.
(2) Elle est la première de toutes les vertus morales parce qu'elle dirige toutes les autres vers leurs fins.
(1) Ainsi la magnanimité, l'humilité et la pa­tience peuvent avoir une excellence particulière.
(I) On a détermine la diversité de leurs matières dans l'article précédent.
(2) Ou si l'on veuCplus clairement on peut con­sidérer la nature en elle-même ou dans la vertu divine a laquelle elle participe.
(3) C'est-à-dire nous .pouvons par nos facultís naturelles le connaître et l'aimer comme autour do la nature, mais non comme auteur de la grâce.
(2) Cette opinion, qui est celle de saint Augus­
(1) Ces vertus sont les vertus surnaturelles que l'on ne peut acquérir que par la grâce.
(2) La foi est le fondement des vertus surnatu­relles, sans elle on ne peut avoir les aulres, et c'est uniquement ce que démontre l'objection.
'3) Nous pouvons éviter par là les fautes les plus énormes, et principalement celles qui sont en opposition avec nos habitudes.
(1) Dans le sens que la diversité des gouvernements impose des devoirs divers.
(2) Le milieu consiste d'après la théorie d'Aris­
(1) Cette définition de la vertu a une certaine analogie avec celle de la vérité que donne aussi saint Thomas quand ii dit qu'elle est adoequatio rei,et intellectus.
(2) Elle est le terme le plus élevé auquel nous puissions arriver.
(1) Par exemple, si l'on doit cent francs à quel­qu'un on doit lui donner cent francs. La raison veut qu'on ne donne ni plus ni moins.
(2) Il faut faire la part du tempérament et des
(1) Le milieu des vertus intellectuelles spéculatives est, comme on le voit, un milieu réel.
(I) It ne s'agit ici que des vertus morales acqui­ses. Car il est certain que les vertus intellectuel­les et les vertus théologales ne sont pas connexes. On peut connaître une science sans connaître les autres ; et il a été décidé par l'Eglise que la foi
(1) Les vertus morales infuses ne peuvent exis­ter sans la charité, pareo qu'elles sont des proprié­
(1) Quand la prudence n'est pas parfaite, les autres vertus ne le sont pas non plus, parce que l'homme ne peut résister fermement à toutes les séductions du mal.
(2) Aussi ne rendent-elles l'homme bon que sous certains rapports; elles ne lui communiquent pas une bonté absolue.
(2) Ainsi le pécheur peut croire et espérer quoi­qu'il n'ait pas la charité.
(1) La charité ne peut pas plus exister sans elles que la partie supérieure d'un édiiice no peut exister sans ses fondements.
(1) A ce point de vue il faudrait ainsi ranger les sept dons • la sagesse, l'intelligence, la science et le conscii, la piété, la force et la crainte.
(I) Ainsi les béatitudes dont il est parlé dans l'Evangile sont les actes des dons et des vertus par lesquels nous nous approchons de notre lin dernière et qui pous font espérer la béatitude souveraine.
(1) Ces dispositions n'existent que dans cette vie, parce que daus l'autre elles ne peuvent avoir d'objet.
(I) Le juste a eetfc espérance, et il en résulte pour lui une joie vive et abondante. C'est même pour ce motif qu'on donne le nom de béatitude aux actes qui émanent des vertus et des dons.
(1) On voit par tous ces exemples la différence de perfection qu'il y a entre les dons cl les vertus.
(1) Cet article est le commentaire raisonné de la dernière partie du chapitre v de l'Epître de saint Paul aux Galates.
!2 Les douze fruits énumérés par l'Apôtre
(I) Il ne s'agit pas ici d'une contrariété abso­lue, comme si le vice répugnait aux principes es­sentiels de la nature humaine, mais il s'agit seu­
(I) L'homme est naturellement corruptible par rapport à la matière dont il est composé, mais il ne l'est pas par rapport à la forme, qui est l'àme raisonnable ; il ne se corrompt qu'eu agissant con­tre elle.
(I) L'habitude l'emporte accidentellement sur l'acte, non-seulement parce qu'elle a plus de du­rée, mais encore parce qu'un vice est la cause d'une foule de péchés.
(I) C'est-ù-ilire la cause efficiente et la cause finale.
(1) On n'attaque pas alors le principe directe­ment, mais on le blesse dans une de ses conscT quences plus ou moins éloignées.
(2) Ils ne le sont qu'autant que ces préceptes se rapportent ii des vertus différentes ou à la même vertu considérée sous des rapports diffé­rents.
en général, à juger le contraire en particulier, on peut ainsi insister. Quand une proposition universelle est opposée à une proposition particulière, elles sont contradictoires : comme tout homme ei non tout homme. Or, deux opinions qui sont contradictoires sont contraires, comme on le voit (.Periit. lib. ii, cap. ult.). Par conséquent si un individu sachant une chose en général jugeait d'une manière opposée en particulier, il s'ensuivrait qu'il aurait des opinions simultanément contraires : ce qui est impossible.

4. Quiconque sait l'universel, sait aussi le particulier qu'il connaît con­tenu sous l'universel; comme celui qui sait qu'une mule est stérile sait aussi que tel animal est stérile, du mêment où il connaît que c'est une mule, comme on le voit par ce que dit Aristote (Post. lib. i, text. 2). Or, celui qui sait une chose en général, par exemple, qu'aucune fornication n'est permise, sait cette proposition particulière contenue sous la proposi­tion générale, c'est qu'on ne doit pas faire tel ou tel acte de fornication. Il semble donc qu'il sache cela aussi en particulier.

5. Les éléments de la parole sont les signes de la pensée de l'àme, d'après Aristote (.Periher. lib. i, in princ.). Or, l'homme qui est sous l'im­pression de la passion avoue souvent que ce qu'il choisit est mal, même en particulier. Il a donc la science en particulier, et par conséquent il sem­ble que les passions ne puissent pas entraîner la raison contrairement à la science universelle, parce qu'il ne peut pas se faire qu'on ait la science universelle et qu'on juge contrairement en particulier.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. vu, 23): Je vois une autre loi dans mes membres qui combat la loi de mon esprit et qui me tient captif sous la loi du péché (4). Or, la loi qui réside dans les membres est la concupiscence dont il avait parlé plus haut. Et comme la concupiscence est une passion, il semble que la passion entraine la raison contrairement à sa science.

CONCLUSION. — Souvent les passions de l'appétit sensitif peuvent entraver la rai­son et sa science universelle, soit par manière de distraction, soit en la poussant dans un sens contraire, soit en produisant quelques modifications corporelles qui empêchent complètement ou au moins en partie l'usage de la raison.

Réponse Il faut répondre que Socrate pensait, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 11), que la science ne pouvait jamais être vaincue par la passion. Aussi il supposait que toutes les vertus étaient des sciences et tous les péchés des ignorances. Il était dans le vrai sous un rapport -, car la volonté ayant pour objet le bien réel ou apparent, ne se porte jamais au mal, à moins que ce qui n'est pas bien n'apparaisse sous un autre aspect à la raison. C'est pourquoi la volonté ne tendrait jamais au mal, s'il n'y avait quelque igno­rance ou quelque erreur delà part de la raison. D'où il est écrit (Prov. xiv, 22) : Ceux qui font le mal se trompent. Mais comme il est prouvé par l'expé­rience qu'un grand nombre agissent contrairement à leur science et que l'Ecriture sainte le dit elle-même (Luc, xii, 47) : Le serviteur qui connaît la volonté de son maître et qui ne l'exécute pas, sera fouetté de plu­sieurs coups; et ailleurs (Jac. iv, 17) : Celui qui sait faire le bien et qui ne le fait pas, pèche; Socrate n'a pas eu absolument raison. Il faut donc distin­guer, comme le fait Aristote (Eth. lib. vii, cap. 3). Car dans sa conduite l'homme étant dirigé par une double science, la science universelle et la science particulière, le défaut de l'une et de l'autre suffit pour empêcher la

(i) Celte opposition de la raison et Je la pas­sion est parfaitement dépeinte dans les luttes que
Pilato eut ù soutenir contro lui-même lorsqu'il condamna Jésus.
droiture de la volonté et de l'action, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 4). On peut donc avoir la science universelle, savoir par exemple qu'on ne doitfaire aucune fornication, mais néanmoins ignorer en particulier qu'on ne doit pas faire tel acte qui est une faute de ce genre. C'en est assez pour que la volonté ne suive pas la science universelle de la raison. Il faut aussi considérer que rien n'empêche qu'on ait la science habituelle d'une chose, à laquelle on ne fait pas actuellement attention. 11 peut donc se faire qu'on ait une science droite non-seulement en général, mais encore en par­ticulier, mais que néanmoins on ne la considère pas en acte. Alors il ne paraît pas difficile que l'homme agisse contrairement à ce qu'il n'observe pas actuellement. Or, que l'homme ne considère pas en particulier une chose dont il ala science habituelle, ceci provient quelquefois uniquement de son défaut d'intention. Ainsi, celui qui sait la géométrie ne s'arrête pas à con­sidérer les conclusions de cette science qu'il lui serait facile de saisir immédiatement. D'autres fois l'homme ne considère pas ce qu'il a en lui habituellement par suite d'un obstacle qui survient, par exemple, à cause d'une occupation extérieure ou d'une infirmité corporelle. C'est ainsi que celui qui est subjugué par une passion ne considère pas en particulier ce qu'il sait en général, parce que sa passion l'en empêche. Or, elle l'en empêche de trois manières : 4° par l'effet de la distraction, comme nous l'avons vu (art. préc.); 2° par la contrariété , parce que le plus souvent la passion incline à une chose contraire à ce que propose la science universelle (4); 3° par suite d'une modification corporelle qui enchaîne la raison et lui retire jusqu'à un certain point sa liberté d'action, comme le sommeil ou l'ivresse. Ce qui prouve évidemment qu'il en est ainsi, c'est que quand les passions sont très-intenses il arrive que l'homme perd quelquefois totalement l'usage de la raison. Car il y en a beaucoup qui deviennent fous par excès de colère ou d'amour. De cette manière la passion porte la raison à juger en particu­lier contrairement à la science qu'elle a en général.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la science universelle qui est la plus certaine ne tient pas en pratique le premier rang, mais c'est plutôt la science particulière, parce que les actions ont pour objet les individus. Il n'est donc pas étonnant qu'en pratique la passion agisse contrairement à la science universelle, du mêment où il n'y a pas de considération particu­lière qui lutte contre elle.

2. Il faut répondre au second, que c'est la passion qui fait qu'une chose qui n'est pas bonne paraît cependant telle en particulier à la raison (2J. Ce j ugement particulier est cependant contraire à la science universelle de la raison.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il ne pourrait pas se faire qu'un indi­vidu eût simultanément en acte, une science ou une opinion vraie sur une proposition universelle affirmative, et une opinion fausse sur une particulière négative, ou réciproquement; mais il peut bien arriver qu'on ait habituellement une science vraie sur une affirmative universelle et une opinion fausse en acte sur une particulière négative. Car l'acte n'est pas directement contraire à l'habitude, mais à l'acte.

(2) La passion est un prisme qui nous repré­sente les objets sous de fausses couleurs et qui par là nous égare.
ni) Un homme peut admettre en général qu'il n'est pas permis de voler, et cependant il prend un objet qui l'aura séduit par sa beauté ou par sa valeur.

4. Il faut répondre au quatrième, que celui qui a la science d'une proposi­tion universelle est empêché parla passion de se placer sous cette propo­sition universelle et d'en tirer une conclusion ; mais il se place sous une autre proposition universelle que la passion lui suggère, et c'est de celle-là qu'il conclut. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vu, cap. 3) que le syllogisme de l'incontinent a quatre propositions, deux particulières et deux universelles ; la première appartient à la raison, c'est celle qui dit qu'on ne doit commettre aucune fornication; la seconde vient de la passion, c'est celle qui dit qu'on doit rechercher le plaisir (1). La passion empêche donc la raison de poser son principe et d'en tirer une conséquence-, mais elle pose ses prémisses et conclut.

5. Il faut répondre au cinquième, que comme un homme ivre peut prononcer des paroles qui ont beaucoup de sens, sans qu'il puisse lui-même en juger parce que l'ivresse l'en empêche, de même celui qui est subjugué par une passion , quoiqu'il dise qu'il ne doit pas agir ainsi, cependant intérieure­ment il pense au fond du coeur le contraire, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 3).

ARTICLE III. — doit-on dire que le péché qui est l'effet de la passion est un péché d'infirmité (2)?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.76 a.3