I-II (trad. Drioux 1852) Qu.77 a.3

ARTICLE III. — doit-on dire que le péché qui est l'effet de la passion est un péché d'infirmité (2)?


Objections: 1. lL semble que le péché qui résulte de la passion ne puisse pas être appelé un péché d'infirmité. Car la passion est un mouvement violent de l'appétit sensitif, comme nous l'avons dit (art. \). Or, la violence de ce mou­vement atteste plutôt la force que la faiblesse. Donc le péché qui résulte de la passion ne peut pas être appelé un péché d'infirmité.

2. L'infirmité de l'homme se considère surtout d'après ce qu'il y a en lui déplus fragile. Or, telle est la chair; c'est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. lxxvii, 39) : Il s'est rappelé qu'ils sont chair. Donc on doit plutôt appeler un péché d'infirmité celui qui résulte d'un défaut du corps que celui qui vient d'une passion de l'âme.

3. L'homme ne paraît pas faible à l'égard des choses qui sont soumises à sa volonté. Or, il est au pouvoir de la volonté de faire ou de ne pas faire les choses auxquelles la passion porte, d'après ces paroles de la Genèse (Gen. iv, 7) : Votre appétit sera sous vous et vous le dominerez. Donc le péché qui est l'objet de la passion n'est pas un péché d'infirmité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron appelle les passions de l'âme des souf­frances (aegritudines) (De Tusc. lib. iv, ant med.). Or, on désigne les souf­frances sous le nom d'infirmités. Donc le péché qui est l'effet de la passion doit être appelé un péché d'infirmité.

CONCLUSION. — Les passions étant des infirmités de l'âme qui empêchent les fonc­tions de la raison, tous les péchés qui proviennent d'une passion proviennent en quel­que sorte d'une infirmité.

l'homme à une conséquence fausse qui est un crime.

(2) L'Apôtre dit (Rom. v) : Debemus nos fir­miores imbecillitatem infirmorum sustinere.
H) La passion fournit la mineure qui l'em­porte ; car c'est elle qui dit que tel acte en parti- ticulier est très-agréable, et elle mène ainsi

Réponse Il faut répondre que la cause propre du péché vient de l'âme en qui le péché réside principalement, et l'on peut dire qu'il y a dans l'âme des infirmités analogues à celles qui sont dans les corps. Ainsi on dit que le corps de l'homme est infirme, quand il est faible ou quand ses parties sont désorganisées de manière qu'il ne peut exécuter ses propres opérations ; comme quand les humeurs et les membres n'obéissent plus à la puissance qui les meut et qui les régit. De là on dit qu'un membre est infirme, quand il ne peut pas remplir les fonctions qu'il remplit en bonne santé, comme l'oeil quand il ne peut plus voir clairement, ainsi que le dit Aristote (De liist. anim. lib. x, cap. 4). De même on dit que l'âme est infirme, quand elle est empêchée de remplir ses propres opérations par suite du dérèglement de ses parties. Et comme on dit que les parties du corps sont déréglées quand elles ne suivent pas l'ordre de la nature, de même on dit que les parties de l'âme le sont aussi quand elles ne sont pas soumises à l'ordre de la raison ; caria raison est la puissance qui les régit. Par conséquent quand le concupiscible ou l'irascible est affecté par une passion contrairement à l'ordre de la raison, et que cet obstacle entrave l'action légitime de l'homme de la manière que nous avons décrite auparavant, on dit que le péché est l'effet de l'infirmité. C'est pourquoi Aristote compare (Eth. lib. vu, cap. 8) un incontinent à un paralytique, dont les parties sont mues dans un sens contraire à celui pour lequel il les dispose.

Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que comme l'infirmité du corps est d'autant plus profonde que le mouvement qui s'élève en lui contraire­ment à l'ordre de la nature est plus violent ; de même plus le mouvement de la passion contraire à la raison est fort et plus l'infirmité de l'âme est grande.

2. Il faut répondre au second, que le péché consiste principalement dans l'acte de la volonté qui n'est pas entravé par l'infirmité du corps ; car celui qui est faible de corps peut avoir une volonté prompte à agir. Mais la pas­sion peut enchaîner la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1). Ainsi quand on dit que c'est un péché d'infirmité, il faut l'entendre plutôt de l'infirmité de l'âme que de l'infirmité du corps. On appelle néanmoins cette infirmité de l'âme l'infirmité de la chair, parce que c'est d'après la condition delà chair que les passions de l'âme (I) s'élèvent en nous, puisque l'appétit sensitif est une puissance qui se sert d'un organe corporel.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il est au pouvoir de la volonté de con­sentir ou de ne pas consentir aux choses vers lesquelles la passion porte, et c'est pour cela qu'il est dit que notre appétit est sous nos pieds. Mais la passion empêche cependant la volonté de consentir ou de ne pas consen­tir (2) de la manière que nous avons dit (in corp. art.).

ARTICLE IV. — l'amour de soi est-il le principe de tout péché (3)?


Objections: 1. Il semble que l'amour de soi ne soit pas le principe de tout péché. Car ce qui est bon en soi et ce qui est légitime n'est pas la cause propre du péché. Or, l'amour-propre est bon et légitime en soi, puisqu'il est commandé à l'homme d'aimer son prochain comme lui-même (Lev. xix). Donc l'amour de soi ne peut pas être la cause propre du péché.

2. L'Apôtre dit [Rom. vii, 8) : La loi en ayant donné Voccasion, le péché a produit en moi toute concupiscence. A ce sujet la glose dit (Ord. ex lib. de spir. et litt. cap. 4) que la loi est bonne, puisqu'en défendant la concupis­cence elle défend tout ce qui est mal, et elle s'exprime ainsi parce que la concupiscence est cause de tout péché. Or, la concupiscence est une autre passion que l'amour de soi, comme nous l'avons vu (quest. iii , art. 2, et quest. xxiii, art. 4). Donc l'amour de soi n'est pas cause de tout péché.

3. Saint Augustin à propos de ces paroles du Psalmiste (Ps. lxxix) : Brûlées par le feu et enfouies, dit que tout péché provient d'un amour qui jette des

C'est de la cliair que ce péché tire sa nais­sance.

Parce que la passion empêche l'action de la raison en la distrayant ou en la troublant.

(5) Saint Paul indique l'amour de soi ou l'a­mour-propre comme la source de tous les pcchcs (llom. iii) : Erunt homines seipsos amantes,

cupidi, elati, superbi, blasphemi, parentibus non obedientes, ingrati, scelesti, sine affec­tione, sine pace, criminatores, incontinen­tes, etc.

flammes impures ou d'une crainte qui produit une fausse humilité. Il n'y a donc pas que l'amour-proprc qui soit une cause de péché.

4 Comme l'homme pèche quelquefois par un amour déréglé de lui-même, il pèche aussi quelquefois par un amour déréglé du prochain. Donc l'amour de soi n'est pas la cause de tout péché.

20 Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 28, et Ps. lxiv à princ.) que l'amour de soi élève la cité de Babylone jusqu'au mépris de Dieu. Or, l'homme appartient à la cité de Babylone par toute espèce de péché. Donc l'amour de soi est cause de tout péché.

CONCLUSION. — Tout péché provenant de l'appétit déréglé d'un bien quelconque, l'amour déréglé de soi qui renferme en lui-même cet appétit est la cause et le com­mencement de tout péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 1), la cause propre et directe du péché doit se considérer d'après le mouvement qui porte l'homme vers le bien qui est changeant. Sous ce rapport tout péché procède d'un désir déréglé des biens temporels. Or, on ne recherche dé­règlement les biens temporels qu'autant qu'on s'aime déréglément soi- même; car c'est aimer quelqu'un que de lui vouloir du bien. Il est donc évident que l'amour déréglé de soi est la cause de tout péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour de soi est légitime et naturel quand il est réglé, c'est-à-dire quand on se veut le bien qu'on doit se vouloir; mais l'amour déréglé de soi est celui qui nous mène au mépris de Dieu, et c'est celui-là qui, d'après saint Augustin (loc. cit.), est la cause du péché.

2. Il faut répondre au second, que la concupiscence qui fait qu'on désire pour soi quelque bien se ramène à l'amour de soi, comme à sa cause, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit d'une personne, qu'elle aime le bien qu'elle se désire, et qu'elle s'aime elle-même puisqu'elle se désire du bien. L'amour qu'elle a pour ce qu'elle désire, par exemple s'il s'agit de quelqu'un qui aime le vin ou l'argent, a pour cause la crainte qui se rap­porte à la fuite du mal contraire. Car tout péché provient ou du désir déré­glé d'un bien quelconque ou de la fuite déréglée d'un mal. Or, ces deux choses se ramènent l'une et l'autre à l'amour de soi. Car l'homme recherche les biens ou évite les maux parce qu'il s'aime lui-même.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'un ami est comme un autre soi-même. C'est pourquoi quand on pèche par amour pour son ami, il semble qu'on pèche par amour pour soi.

ARTICLE V. — est-il convenable d'établir ainsi les causes du péché: la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie?

(t) Cet article est le commentaire raisonné de ces paroles de saint Jean. (1Jn 2,16) : Om­ne quod est in mundo concupiscentia carnis est, et, concupiscentia oculorum, et 2'ierbia vitae.

Objections: 1. Il semble qu'on ait tort de regarder comme les causes du péché : la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie. Car d'après l'Apôtre (1Tm 6,10) : La cupidité est la racine de tous les maux. Or, l'orgueil de la vie n'est pas compris sous la cupidité. Donc on ne doit pas le placer parmi les causes des péchés.

2. La concupiscence de la chair est surtout excitée par la vue, d'après ces paroles de Daniel (Da 13,56): L'apparence vous a trompé. Donc on ne doit pas opposer la concupiscence des yeux à la concupiscence de la chair.

3. La concupiscence est l'appétit délectable, comme nous l'avons vu (I-II 30,2). Or, les délectations viennent non-seulement de la vue, mais encore des autres sens. Donc il aurait fallu aussi distinguer la concu­piscence de l'ouïe et des autres sens.

4. Comme l'homme est porté au péché par la concupiscence déréglée du bien, de même il l'est par la fuite déréglée du mal, comme nous l'avons dit (art.préc. ad 3). Or, dans cette énumération il n'y a rien qui se rapporte à la fuite du mal. Donc les causes du péché ne sont pas suffisamment ex­posées.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1Jn 2,16) : Tout ce qui est dans le monde est, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. Or, on dit d'une chose qu'elle est dans le monde parce que c'est un péché ; c'est pourquoi le même apôtre dit que le monde entier a été placé dans le mal (1Jn 5,19). Donc les trois choses citées par saint Jean sont les causes des péchés.

CONCLUSION. — L'appétit déréglé du bien qui est la cause du péché étant de trois sortes, on doit reconnaître qu'il y a trois causes de péché : la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie.

Réponse 11 faut répondre que, comme nous; l'avons dit (art. préc.I-II 77,4), l'amour déréglé de soi est la cause de tout péché. Or, [l'amour de soi implique le désir déréglé du bien; car chacun recherche le bien pour celui qu'il aime. D'où il est évident que l'appétit déréglé du bien est la cause de tout péché. Or, le bien est de deux maniérés l'objet de l'appétit sensible dans lequel résident les passions de l'âme qui sont la cause du péché. Il l'est d'une manière absolue, et à ce titre il est l'objet du concupiscible ; il l'est comme chose ardue, difficile, sous ce rapport il est l'objet de l'irascible, comme nous l'avons dit (I-II 23,1). Il y a aussi deux sortes de concupiscence, comme nous l'avons vu (I-II 30,3): l'une naturelle qui a pour objets les choses qui sont de nature à soutenir le corps, soit par rapport à sa conservation individuelle, comme le boire, le manger et les autres choses semblables; soit par rapport à la conservation de l'espèce, comme les plaisirs charnels. Le désir déréglé de ces biens se nomme la concupiscence de la chair. L'autre est la concupiscence "animale" (de l'âme) qui a pour objet, non les choses qui délectent ou qui soutiennent le corps au moyen des sens, mais celles qui flattent l'imagination ou les autres facultés sensibles de l'esprit, comme l'argent, l'éclat des vêtements, etc. C'est cette concupiscence animale qu'on appelle la concupiscence des yeux : soit qu'on entende par la concupiscence des yeux, c'est à-dire de la vue elle-même, celle qui vient des regards et qui se rapporte à la curiosité, comme l'explique saint Augustin (Conf. lib. x, cap. 3o), soit qu'on l'applique à la concupiscence des choses qui s'offrent extérieurement aux yeux, ce qui revient à la cupidité, selon d'autres interprètes. — L'appétit déréglé du bien difficile appartient à l'orgueil de la vie. Car l'orgueil est l'appétit déréglé d'une certaine supériorité, comme nous le dirons (I-II 84,5, et II-II 162,4). Ainsi il est évident qu'on peut ramener à ces trois choses toutes les passions qui sont la cause du péché. Car toutes les passions du concupiscible se ramènent aux deux premières, et toutes les passions de l'irascible à la troisième. Or, on ne divise pas cette dernière en deux, parce que toutes les passions de l'irascible se conforment à la concupiscence animale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que selon que la cupidité implique universellement l'appétit de toute espèce de bien, elle comprend en elle l'orgueil de la vie. Nous dirons plus loin (I-II 84,1) comment, lorsqu'on la considère comme un vice spécial qu'on appelle l'avarice, elle est la racine de tous les péchés.

2. Il faut répondre au second, qu'on n'entend pas en cet endroit par la concupiscence des yeux la concupiscence de toutes les choses que les yeux peuvent voir. On n'entend que celles dans lesquelles on ne recherche pas la délectation charnelle qui est l'effet du tact, mais seulement celles qui délectent l'oeil ou toute autre faculté perceptive.

3. Il faut répondre au troisième, que le sens de la vue l'emporte sur tous les autres et s'étend à un plus grand nombre d'objets (4), comme le dit Aristote (Met. lib. i, in princ.). C'est pourquoi on applique ce mot à tous les autres sens et à toutes les perceptions intérieures, comme l'observe saint Augustin (lib. de verb. Dom. serm. xxxiii).

(t) La vue, dit Aristote, nous fait mieux connaître les objets que tous les autres sens et elle nous découvre un grand nombre de différences de toute espèce, parce que tous les corps ont une couleur (De sensu et sensibili, édit. de Bekkcr, cap. 1 P 437).

4. Il faut répondre au quatrième, que la fuite du mal est l'effet de l'appétit du bien, comme nous l'avons dit (I-II 25,2), et I-II 39,2). C'est pourquoi on ne tient compte que des passions qui portent au bien, parce qu'elles sont causes de celles qui font faire le mal d'une manière déréglée.

ARTICLE VI. — la passion diminue-t-elle le péché?


Objections: 1. Il semble que la passion n'allège pas le péché. Car ce qui augmente la cause augmente aussi l'effet; par exemple, que la chaleur soit un dissol­vant, une plus grande chaleur sera un dissolvant plus puissant. Or, la pas­sion est la cause du péché, comme nous l'avons vu (art. préc.). Donc plus la passion est violente et plus le péché est grave ; par conséquent la passion ne diminue pas le péché, mais elle l'augmente.

2. Ce qu'une bonne passion est au mérite, une mauvaise passion l'est au péché. Or, la bonne passion augmente le mérite; car une personne paraîlj mériter d'autant plus qu'elle vient au secours des pauvres avec plus de1 miséricorde. Donc la mauvaise passion aggrave plutôt le péché qu'elle ne l'allège.

3. Plus la volonté avec laquelle on fait un péché est intense et plus il semble qu'on pèche grièvement. Or, la passion en agissant sur la volonté la porte au péché avec plus de violence. Donc elle aggrave le péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La passion de la concupiscence est appelée la ten­tation de la chair. Or, plus la tentation à laquelle on succombe est violente, etmoinsle péché qu'on fait est grave, comme le dit saint Augustin (Deciv. Dei, lib. xiv, cap. 12).

CONCLUSION. — Les passions antérieures au péché le diminuent d'autant plus qu'elles sont plus violentes; mais au contraire celles qui suivent le péché l'augmentent en raison de leur force.

Réponse Il faut répondre que le péché consiste essentiellement dans l'acte du libre arbitre, qui est la faculté de la volonté et de la raison. Or, la passion est le mouvement de l'appétit sensitif, et l'appétit sensitif peut être antécédent et conséquent à l'égard du libre arbitre. Il s'y rapporte antécédemment selon que la passion de l'appétit sensitif entraîne ou incline la raison ou la volonté, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2 huj. quaesl. et quest. x, art. 3). Il s'y rapporte consequemment selon que le mouvement des puissances supérieures, quand il est violent, réagit sur les puissances inférieures. Car la volonté ne peut pas être mue fortement vers une chose si l'on n'excite pas quelque passion dans l'appétit sensitif. Ainsi donc en considérant la passion selon qu'elle précède l'acte du péché, il est nécessaire qu'elle diminue la faute. Car l'acte n'est coupable qu'autant qu'il est volontaire et qu'il existe en nous, et l'on dit qu'une chose existe en nous par la raison et la volonté. Par conséquent quand la raison et la volonté agissent d'elles-mêmes et non d'a­près l'impulsion de la passion, l'acte n'en est que plus volontaire et il existe d'autant mieux en nous. La passion antécédente diminue donc le péché en proportion de ce qu'elle diminue le volontaire. Quant à la passion conséquente, elle ne diminue pas le péché, mais elle l'augmente ou plutôt elle est le signe de sa grandeur, parce qu'elle prouve l'intensité de la vo­lonté relativement à l'acte même du péché (i). Ainsi il est vrai que plus on pèche avec passion ou concupiscence et plus on pèche grièvement.

31 Il faut répondre au premier argument, que la passion est cause du péché relativement à l'objet vers lequel le pécheur se porte. Mais la gravité du péché se considère plutôt par rapport à l'éloignement du pécheur à l'égard de Dieu, ce qui résulte du mouvement vers l'objet par accident, c'est-à-dire contrairement à l'intention de celui qui pèche. Or, les causes accidentelles n'augmentent pas les effets, il n'y a que les causes absolues.

2. Il faut répondre au second, qu'une bonne passion, qui est la conséquence du jugement de la raison, augmente le mérite; mais si elle le précède de telle sorte que l'homme soit plutôt porté par la passion que par la raison à bien agir, cette passion diminue la bonté de l'action et sa gloire.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique le mouvement de la volonté soit plus ardent quand la passion l'enflamme, il n'est pas propre à la volonté (2) comme s'il n'y avait que la raison qui la poussât au péché.

ARTICLE VII. — la l'assion excuse-t-elle totalement du péché?


Objections: 1. Il semble que la passion excuse totalement du péché. Car tout ce qui produit l'involontaire excuse totalement du péché. Or, la concupiscence de la chair, qui est une passion, produit l'involontaire, d'après ces paroles de l'Apôtre (Gai. v, 47) : La chair ades désirs contraires à ceux de l'esprit, et c'est pour cela que vous ne faites pas tout ce que vous voulez. Donc la pas­sion excuse totalement du péché.

2. La passion produit une certaine ignorance en particulier, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest. et quest. lxxvi, art. 3). Or, l'ignorance particulière excuse totalement du péché, comme nous l'avons vu (quest. vi, art. 8). Donc la passion excuse totalement du péché.

3. L'infirmité de l'âme est plus grave que l'infirmité du corps. Or, l'infir­mité du corps excuse totalement du péché, comme on le voit chez les fré­nétiques. Donc à plus forte raison la passion qui est une infirmité de l'âme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre (Rom. vii) n'appelle les passions des pas­sions de péché que parce qu'elles produisent des péchés ; ce qui ne serait pas si elles excusaient totalement les fautes. Donc elles ne les excusent pas totalement.

CONCLUSION. — Les passions qui enlèvent complètement l'usage de la raison, excusent absolument du péché, à moins que par hasard ces passions n'aient été volon­taires; dans ce cas les péchés qui en résultent sont imputables à l'homme.

Réponse Il faut répondre qu'un acte qui est mauvais de*sa nature n'est totalement exempt du péché qu'autant qu'il est totalement involontaire. Par consé-

Car la volonté ou la raison ne peut agir sur les puissances inférieures de l'àme qu'autant qu'elles se trouvent surexcitées par la véhémence de l'amour ou de la haine qu'elles ont pour leur objet.

(2) Il ne lui est pas propre au même titre.
quent si la passion est de nature à rendre absolument involontaire l'acte qui en résulte, elle excuse complètement du péché, autrement elle n'en excuse pas de cette manière. A cet égard il y a deux choses à observer: 1° C'est qu'une chose peut être volontaire ou en elle-même, comme quand la volonté se porte vers elle directement (1), ou dans sa cause, quand la volonté se porte vers la cause et non vers l'effet, comme on le voit par celui qui s'enivre volontairement (2) ; car ce qu'il fait dans l'ivresse lui est imputé, comme si c'était une chose volontaire. 2° Il est à remarquer qu'on dit qu'une chose est volontaire directementou indirectement: elle l'est direc­tement quand la volonté s'y porte ; elle l'est indirectement quand la volonté a pu l'empêcher et qu'elle ne l'a pas fait (3). D'après cela il faut faire les distinctions suivantes. Quelquefois la passion est si forte qu'elle détruit totalement l'usage de la raison, comme on le voit chez ceux que l'amour ou la colère rend fous. Alors si la passion a été volontaire dès le principe, ses actes lui sont imputés à péché parce qu'ils sont volontaires dans leur cause, comme nous l'avons dit au sujet de l'ivresse (4). Si la cause n'a pas été volontaire, mais naturelle, comme quand une maladie ou toute autre cause semblable fait tomber quelqu'un dans une passion qui lui enlève totalement l'usage de la raison, l'acte devient absolument involontaire et par consé­quent il est tout à fait exempt de péché. D'autres fois la passion n'est pas si grande qu'elle intercepte totalement l'usage de la raison. Dans ce cas la raison peut arrêter la passion en détournant l'esprit vers d'autres pensées, ou elle peut l'empêcher de produire son effet ; parce que les membres n'a­gissent que par le consentement de la raison, comme nous l'avons dit (quest. xvii, art. 9). Dans ce cas la passion n'excuse pas complètement du péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces paroles : Vous ne faites . pas ce que vous voulez ne doivent pas se rapporter aux actes extérieurs, > mais au mouvement intérieur de la concupiscence (5). Car l'homme voudrait ne jamais désirer le mal, comme le dit lui-même l'Apôtre (Rom. vii, 19) : Le mal que je hais, je le fais. Ou bien on peut les rapporter à la volonté qui précède Ía passion, comme on le voit chez les incontinents, qui par suite de leur concupiscence agissent contrairement à ce qu'ils se proposent.

2. Il faut répondre au second, que l'ignorance particulière qui excuse tota­lement est l'ignorance d'une circonstance que l'on n'a pas pu connaître, tout en y apportant le soin nécessaire. Mais la passion produit l'ignorance du droit en particulier, puisqu'elle empêche d'appliquer la science en général à un acte spécial, et c'est cette passion que la raison peut repousser (6), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l'infirmité du corps est involontaire; il

en serait d'elle comme de la passion si elle était volontaire, ainsi que nous

l'avons dit (in corp. art.) en parlant de l'ivresse qui est une infirmité cor­porelle.  /r          1

ARTICLE VIII. — le péché qui est l'effet de la passion peut-il être mortel?


Objections: 1. semble que le péché qui est l'effet de la passion ne puisse pas être

H) Comme celui qui médite un homicide

2. Celui qui étant ivre a coutume de blásul.é mer est responsable de ses blasphèmes lorsou'il s'enivre de dessein prémédité.

Comme quand on peut empêcher un suicide ctqu'on ne l'empêche pas.

(4) Dans ce cas on est responsable de tous les actes que l'on a pu prévoir.

Io) Les mouvements intérieurs qui ne sont pas volontaires no sont pas coupables. tC) Elle n'excuse donc pas totalement du péchc.

mortel. Car le péché véniel se distingue par opposition du péché mortel. Or, le péché qui provient d'une infirmité est véniel, puisqu'il a en lui-même une cause de son pardon. Donc le péché qui est produit par la passion étant un péché d'infirmité, il semble qu'il ne puisse pas être mortel.

3. La cause l'emporte sur l'effet. Or, la passion ne peut pas être un péché mortel; car il n'y a pas de péché mortel dans la sensualité, comme nous l'avons vu (quest. lxxiv, ai t. 4). Donc le péché qui résuite de la passion ne peut pas être mortel.

La passion éloigne de la raison, comme nous l'avons fait voir (art. 1 et 2). Or, c'est à la raison qu'il appartient de nous tourner vers Dieu ou de nous en détourner, et c'est en cela que consiste l'essence du péché mortel. Donc le péché qui est l'effet de la passion ne peut pas être mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. vu, 5) que les passions des péchés opéraient dans nos membres pour leur faire porter des fruits de mort. Or, c'est le propre du péché mortel de porter des fruits de mort. Donc le péché qui résulte de la passion peut être mortel.

CONCLUSION. — Le péché qui procède de la passion peut quelquefois être mortel, quand c'est la passion qui fait faire un acte extérieur qui est un péché.

Réponse Il faut répondre que le péché mortel, comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 5), consiste à se détourner de la fin dernière qui est Dieu. Ce mouve­ment se rapporte à la raison qui délibère ei dont la fonction est d'ordonner l'homme à l'égard de sa fin. Seulement il peut se faire que l'inclination de l'âme vers une chose qui est contraire à la fin dernière ne soit pas un péché mortel, parce que la raison n'a pas été appelée à délibérer, comme il arrive dans les mouvements irréfléchis. Mais quand quelqu'un fait un péché par passion avec un consentement délibéré, il n'y a pas irréflexion de sa part. La raison délibérante peut donc intervenir alors, et il est en son pouvoir de rejeter ou au moins d'empêcher la passion, comme nous l'avons dit (art. préc.), et si elle n'intervient pas il y a péché mortel. C'est ainsi que nous voyons qu'on commet par passion une foule d'homicides et d'adultères.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'un péché peut être appelé véniel (i) de trois manières : 1° dans sa cause, c'est-à-dire parce qu'il a une cause de pardon qui diminue sa gravité; c'est ainsi qu'on appelle vénielle péché qui vient de l'infirmité ou de l'ignorance ; 2° par suite de l'événe­ment; c'est ainsi que tout péché devient véniel par le repentir, c'est-à-dire qu'on en obtient le pardon ; 3° on appelle véniel celui qui est tel de sa nature, comme une parole inutile. Il n'y a que cette dernière espèce qui soit oppo­sée au péché mortel, et l'objection part du péché véniel pris dans le premier sens.

2. Il faut répondre au second, que la passion est cause du péché relative­ment à l'objet auquel il se rapporte. Ce qui rend le péché mortel c'est qu'il nous détourne de Dieu, et ce mouvement ne résulte que par accident du mouvement qui nous porte vers l'objet, comme nous l'avons dit (art. 6 huj. quaest. ad i). Par conséquent le raisonnement n'est pas concluant.

mot est pris ordinairement dans le dernier des trois sens indiqués dans cette réponse.

(I) Le mot véniel est pris ici dans toute la force de son étymologie, veniale (pardonnable), qui vient de venia (pardon). Théologiquement ce

3. Il faut répondre au troisième, que la raison n'est pas toujours totalement entravée parla passion dans l'exercice de ses fonctions; par conséquent il lui reste le libre arbitre, et par là elle peut se détourner de Dieu ou se porter vers lui. Mais si l'usage de la raison était complètement détruit, alors il n'y aurait ni péché mortel, ni péché véniel.



QUESTION LXXVIII.

DE LA MALICE CONSIDÉRÉE COMME CAUSE DU PÉCHÉ.


Après avoir parlé de la cause du péché considérée par rapport à l'intelligence, nous avons à nous occuper de la même cause considérée par rapport à la volonté ; c'est ce qu'on appelle la malice. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Peut-on pécher par malice ou par industrie ? — 2° Quiconque pèche par habitude pèclie-t-il par malice ? — 3° Quiconque pèche par malice pèche-t-il par habitude? — 4° Celui qui pèche posi­tivement par malice pèche-t-il plus grièvement que celui (fui pèche par passion ?

ARTICLE I. — pèche-t-on positivement par malice?


Objections: 1. Il semble que personne ne pèche par industrie ou d'après une malice réfléchie. Car l'ignorance est opposée à l'industrie ou à la malice réfléchie. Or, tout homme pervers est ignorant, d'après Aristote (Eth. lib. iii, cap. 4), et selon l'Ecriture, quijdit (Prov. xiv, 22) que ceux qui font le mal, errent. Donc personne ne pèche positivement par malice.

2. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que personne n'agit avec l'inten­tion de mal faire. Or, il semble que pécher par malice consiste à faire le mal pour lui-même; car ce qui échappe à l'intention est en quelque sorte accidentel et ne donne pas à l'acte sa dénomination. Donc personne ne pèche par malice.

3. La malice est elle-même un péché. Si donc la malice est la cause du péché, il s'ensuivra que le péché est cause du péché, et cela indéfiniment, ce qui répugne. Par conséquent personne ne pèche par malice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Job, xxxiv, 27) : Ils se sont retirés de Dieu comme par un dessein formé, et ils n'ont pas voulu comprendre toutes ses voies. Or, se retirer de Dieu c'est pécher. Donc il y en a qui pèchent de dessein formé ou par malice.

CONCLUSION. — On dit que les hommes pèchent positivement par malice, quand de science certaine ils font choix du péché.

Réponse Il faut répondre que l'homme, comme tout autre être, a naturellement l'appétit du bien. Par conséquent si son appétit se porte au mal, c'est l'effet de l'altération ou de la perturbation de l'un des principes qui le consti­tuent; car c'est ainsi que le péché se manifeste dans les actions des choses naturelles. Or, les principes des actes humains sont l'intellect et l'appétit, l'appétit rationnel qu'on appelle la volonté aussi bien que l'appétit sensitif. Par conséquent dans les actes humains le péché peut provenir tantôt du défaut de l'intellect, comme quand on pèche par ignoraríce, tantôt du dé­faut de l'appétit sensitif, comme quand on pèche par passion, tantôt du défaut de volonté qui consiste dans le dérèglement de cette faculté (d). Or, la volonté est déréglée quand elle aime mieux ce qui est moins bon. Il en résulte qu'on préfère sacrifier le bien qu'on aime le moins pour arriver à la possession de celui qu'on aime le plus, comme quand un homme veut sciemment souffrir l'amputation d'un membre pour conserver la vie, à laquelle il tient davantage. D'après ce principe, quand la volonté déré­glée aime les biens temporels, tels que les richesses et la volupté, plus que l'ordre de la raison ou de la loi divine, plus que la charité de Dieu ou toute autre chose semblable, il s'ensuit qu'il consent à souffrir une perte dans ses biens spirituels pour acquérir des biens temporels. Comme le mal n'est rien autre chose que la privation d'un bien, il arrive que l'on veut sciemment

(4) C'est le dérèglement de la volonté qui constitue la malice.
un mal spirituel, ce qui est le mal absolu, du mêment que l'on se prive d'un bien spirituel pour jouir d'un bien temporel. C'est ce qui fait dire qu'on pèche positivement par malice ou de dessein formé, comme si l'on faisait sciemment le choix du mal.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ignorance exclut quelque­fois la science qui fait absolument connaître à l'homme que son action est mauvaise-, dans ce cas on dit qu'il pèche par ignorance (4) ; d'autres fois elle exclut la science qui lui apprend que son acte est actuellement mau­vais (2), comme quand on pèche par passion ; enfin elle exclut la science par laquelle l'homme sait qu'il ne doit pas supporter un mal spirituel pour obtenir un mal temporel (3), bien qu'il sache absolument que c'est un mal. Cette dernière espèce d'ignorance est celle de celui qui pèche par malice.

2. Il faut répondre au second, qu'on ne peut pas vouloir le mal pour lui même, mais on peut vouloir un mal pour en éviter un autre ou pour en ob­tenir un bien, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Dans ce cas on aime­rait mieux obtenir un bien qu'on veut pour lui-même sans souffrir la perte d'un autre bien, par exemple, le débauché voudrait jouir de ses plaisirs sans offenser Dieu. Mais ayant à choisir entre ces deux choses, il aime mieux offenser Dieu par le péché que de se priver des joies de la volupté (4).

3. Il faut répondre au troisième, que par la malice qui est la cause du péché on peut entendre la malice habituelle; c'est ainsi qu'Aristote (Eth. lib. v, cap. 4) donne aux mauvaises habitudes le nom de malice, comme il donne aux bonnes le nom de vertu. En ce sens on dit d'un individu qu'il pèche par malice, parce qu'il pèche d'après l'inclination de son habitude (5). On peut entendre aussi la malice actuelle, soit qu'on donne le nom de malice à l'élection même du mal (c'est ainsi qu'on dit d'un individu qu'il pèche par malice en ce sens qu'il pèche par suite de l'élection qu'il a faite du mal), soit qu'on désigne par là une faute antérieure d'où résulte une faute subséquente, comme quand on attaque par envie les qualités de son frère. Alors le même péché n'est pas cause de lui-même, mais l'acte intérieur produit un acte extérieur, et c'est un péché qui est cause d'un autre. Tou­tefois on ne remonte pas pour cela de péché en péché indéfiniment ; car on arrive à un péché premier qui n'a pas pour cause un péché antérieur, comme nous l'avons prouvé (quest. lxxv, art. 4 ad 3).

ARTICLE II. — quiconque pèche par habitude pèche-t-il par malice?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.77 a.3