I-II (trad. Drioux 1852) Qu.78 a.2

ARTICLE II. — quiconque pèche par habitude pèche-t-il par malice?


Objections: 1. Il semble que quiconque pèche par habitude ne pèche pas par malice. Car le péché de malice semble être le plus grave. Or, l'homme fait quelque­fois par habitude un péché léger, comme quand il dit une parole oiseuse. Donc tout péché d'habitude n'est pas un péché de malice.

2. Les actes qui procèdent des habitudes sont semblables aux actes qui les engendrent, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 4 et 2). Or, les actes qui précèdent une habitude vicieuse n'ont pas la malice pour cause. Donc les péchés d'habitude ne sont pas des péchés de malice.

3. Celui qui pèche par malice se réjouit dans son péché après qu'il est consommé, d'après ces paroles de l'Ecriture (Prov. ii, 44) : Iisse réjouissent lorsqu'ils ont fait le mal, et ils tressaillent dans les choses les plus crimi-

(t) Par exemple, celui qui fait de l'usure sans savoir que c'est un péché.
Celui qui retire un intérêt illégal de son ar­gent sans savoir que son acte est usuraire.
Comme celui qui préfère un gain illicite à la conservation de la grâce.
(4) Cette espèce de mal suffit pour dire qu'il y a de la malice dans son action.
(b) Dans ce sens la malice produit le péché comme l'habitude son acte.
nelles. Et il en est ainsi parce qu'il est agréable à tout le monde d'atteindre le but qu'il se propose et de faire ce que l'habitude a en quelque sorte fait passer dans sa nature. Or, ceux qui pèchent par habitude gémissent après que le péché est commis. Car les pervers, c'est-à-dire ceux qui ont une ha­bitude vicieuse, comme le dit Aristote [Eth. lib. ix, cap. 4 sub. fin.), sont en proie au repentir. Donc les péchés qui sont des péchés d'habitude ne sont pas des péchés de malice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On dit que le péché est l'effet de la malice quand il résulte de l'élection du mal. Or, chacun choisit la chose vers laquelle le porte sa propre habitude, comme le dit Aristote en parlant de l'habitude vertueuse (Eth. lib. vi, cap. H). Donc le péché qui est l'effet de l'habitude est l'effet de la malice.

CONCLUSION. — L'habitude étant la pente constante et pour ainsi dire naturelle de la volonté vers le mal, qui fait qu'elle est toujours prête à le choisir, il est évident que ceux qui pochent par habitude pèchent aussi par malice.

Réponse Il faut répondre qu'avoir l'habitude de pécher et pécher par habitude ne sont pas une même chose. Car il n'est pas nécessaire de faire usage d'une habitude -, ceci dépend de la volonté de celui qui la possède. Ainsi on définit l'habitude une chose dont on fait usage quand on le veut. C'est pourquoi comme il peut arriver que celui qui a une habitude vicieuse fasse un acte de vertu, parce que la raison n'est pas totalement détruite par une habitude mauvaise, mais qu'il en reste quelque chose d'intact qui met le pécheur à même de faire quelque bien, de même il peut se faire que celui qui a une habitude n'agisse pas d'après elle, mais qu'il agisse par passion ou bien par ignorance (1). Mais toutes les fois qu'on agit d'après une habitude vicieuse, il est nécessaire qu'on pèche par malice. En effet, celui qui a une habitude aime en soi ce qui est en harmonie avec sa propre habitude ; parce que ces choses lui deviennent en quelque sorte naturelles, selon ce principe que la coutume et l'habitude se changent en nature. Or, ce qui convient à une personne qui a une habitude vicieuse, c'est ce qui détruit le bien spirituel. D'où il suit que l'homme choisit le mal spirituel pour obtenir le bien qui est conforme à son habitude, et c'est précisément ce qu'on appelle pécher par malice. Il est donc évident que quiconque pèche par habitude pèche par malice.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les péchés véniels ne dé­truisent pas le bien spirituel qui est la grâce de Dieu ou la charité. Par conséquent on ne leur donne pas le nom de maux absolument, mais rela­tivement. Pour la même raison leurs habitudes ne peuvent pas être dites mauvaises absolument; elles ne le sont que relativement.

2. Il faut répondre au second, que les actes qui procèdent des habitudes sont spécifiquement semblables aux actes qui les ont engendrées (2); mais ils diffèrent l'un de l'autre comme le parfait diffère de l'imparfait ; et telle est la différence qu'il y a entre le péché commis par malice et le péché commis par passion.

3. 11 laut répondre au troisième, que le pécheur habitudinaire se réjouit toujours de ce qu'il fait par habitude, tant qu'il agit d'après elle. Mais comme il peut n'en pas faire usage, et méditer d'autres desseins au moyen de sa raison qui n'est pas totalement corrompue, il arrive que quand il ne se sert pas de son habitude il déplore les fautes qu'elle lui a fait com-

(4) Ainsi celui qui a l'habitude de pécher ne pèche pas toujours par malice; il n'y a que celui qui pèche en suivant celte habitude.
(2) Les premiers actes qui ont produit l'habi­tude sont eu général moins coupables que les au­tres.
mettre. Cependant le plus souvent il se repent du péché, non parce qu'il lui déplaît en lui-même, mais à cause du dommage qui en résulte pour lui (1).


ARTICLE III. — CELUI QUI PÈCHE PAR MALICE PÈCHE-T-IL PAR HABITUDE?


Objections: 1. Il semble que quiconque pèche par malice pèche par habitude. Car Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 9), que tout le monde ne peut pas l'aire des choses injustes, telles que les fait celui qui est injuste, c'est-à-dire par élection ; il n'y a que celui qui en a l'habitude. Or, pécher par malice c'est pécher par choix ou par élection, comme nous l'avons dit (art. 1).

2. Donc il n'y a que celui qui a l'habitude du péché qui pèche par malice.

3. Origène dit (Periarch. lib. i, cap. 3) qu'on ne faiblit pas ou qu'on ne tombe pas tout à coup, mais qu'il est nécessaire qu'on fléchisse peu à peu et par parties. Or, pécher par malice parait être le terme le plus profond auquel on puisse descendre. Donc ce n'est pas tout d'un coup, mais par suite d'une coutume suffisante, pour engendrer une habitude, que l'on en vient à pécher de la sorte.

4. Toutes les fois qu'on pèche par malice, il faut que la volonté se porte d'elle-même au mal qu'elle choisit. Comme par la nature de sa puissance l'homme n'est pas porté au mal, mais plutôt au bien, il faut donc, s'il choisit le mal. que ce soit l'effet d'une cause qui survient, telle que la pas­sion ou l'habitude. Or, quand quelqu'un pèche par passion, il ne pèche pas par malice, mais par faiblesse, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3). Donc toutes les fois qu'on pèche par malice, il faut qu'on pèche par habi­tude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Comme la bonne habitude se rapporte à l'élection du bien, de même la mauvaise se rapporte à l'élection du mal. Or, quel­quefois celui qui n'a pas l'habitude de la vertu choisit ce qui est bon selon la vertu. Donc celui qui n'a pas une habitude vicieuse peut aussi choisir le mal, et c'est ce qu'on appelle pécher par malice.

CONCLUSION. — La chute des anges et la première chute du premier homme prouvent clairement que ceux qui pèchent par malice ne pèchent pas toujours par habitude.

Réponse Il faut répondre que la volonté ne se rapporte pas au bien de la même ma­nière qu'au mal. Car par sa nature elle est portée au bien rationnel, comme à son propre objet. C'est de là qu'on dit que tout péché est contre nature. Par conséquent pour que la volonté se porte au mal de son choix, il faut que ce l'ait ait une autre cause. Or, tantôt il résulte du défaut de raison, comme quand on pèche par ignorance ; tantôt il est produit par l'impulsion de l'ap­pétit sensitif, comme quand on pèche par passion. Mais dans ces deux cas on ne pèche pas par malice. On pèche seulement par malice quand la vo­lonté se meut d'elle-même au mal ; ce qui peut arriver de deux manières : 4° parce que l'homme a une disposition corrompue qui le porte au mal, de telle sorte qu'en vertu de cette disposition le mal est pour ainsi dire une chose qui convient à l'homme et qui lui ressemble. En raison de cette con­venance la volonté se porte vers le mal comme si c'était un bien, parce que chaque être tend par lui-même vers ce qui lui convient. Cette disposition corrompue est ou une habitude résultant d'une coutume qui se change en nature, ou une maladie du corps, comme on le voit chez ceux qui ont une inclination naturelle aux péchés par suite de la corruption de leur na­

ît) ii déplore lc péché à cause de la peine à laquelle il l'expose, mais non à cause de sa lai­deur ou de sa difformité qui lc rend abominable à Dieu.
ture(l). 2° Il arrive que la volonté tendpar elle-même au maldumêment où ee qui l'empêchait de le faire est écarté, comme par exemple si quelqu'un s'abstenait de pécher, non parce que le péché lui déplaît en lui-même, mais parce qu'il espère la vie éternelle ou qu'il craint l'enfer. L'espérance lui étant enlevée par le désespoir ou la crainte par la présomption, il s'ensuit qu'il pèche par malice, comme s'il était sans frein (2). Ainsi il est donc évi­dent que le péché de malice présuppose toujours dans l'homme un dérè­glement qui n'est cependant pas toujours une habitude. Par conséquent il n'est pas nécessaire que celui qui pèche par malice pèche par habitude.

Solutions: 1. faut répondre au premier argument, que pour agir tel que le fait l'homme injuste, il faut non-seulement faire des choses injustes par malice, mais il faut encore les faire avec plaisir et sans que la raison fasse une vive résistance ; ce qui ne peut avoir lieu qu'autant qu'on a l'habitude du mal.

2. Il faut répondre au second, qu'on n'en vient pas immédiatement à pécher par malice, mais cette chute présuppose quelque chose qui n'est pas tou­jours une habitude, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui porte la volonté au mal n'est pas toujours une habitude ou une passion, mais ce peut être autre chose (3), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il n'y a pas de similitude entre l'élec­tion du bien et l'élection du mal, parce que le mal n'est jamais sans le bien de la nature (4), tandis que le bien peut exister parfaitement sans le mal moral.

ARTICLE IV. — celui qui pèche par malice pèche-t-il plus grièvement

que celui qui pèche par passion ?

Objections: 1. Il semble que celui qui pèche par malice ne pèche pas plus griève­ment que celui qui pèche par passion. Car l'ignorance excuse le péché to­talement ou en partie. Or, il y a plus d'ignorance dans celui qui pèche par malice que dans celui qui pèche par passion : en effet celui qui pèche par malice ignore le principe, ce qui est l'ignorance la plus profonde, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 8) -, car il a une fausse opinion de la fin qui est en pratique le principe des actions. Donc celui qui pèche par malice est plus excusable que celui qui pèche par passion.

2. Plus une personne est poussée à pécher et moins elle pèche, comme on le voit par celui que l'impétuosité violente de la passion fait tomber dans le péché. Or, celui qui pèche par malice est poussé par l'habitude, dont l'impulsion est plus forte que celle de la passion. Donc celui qui pèche par habitude pèche moins que celui qui pèche par passion.

3. Pécher par malice, c'est pécher d'après l'élection qu'on fait du mal. Or, celui qui pèche par passion choisit le mal aussi. Donc il ne pèche pas moins que celui qui pèche par malice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le péché qu'on commet de dessein formé mérite par la même un châtiment plus grave, d'après cesparoles de Job (Job, xxxiv, 26) : It frappera comme des impies à la vue de tout le monde ceux qui de dessein formé se sont retirés de lui. Or, le châtiment ne s'accroît qu'en

H) Tels sont les bilieux dont le tempérament ardent les porte à la colère. En examinant les rapports du physique au moral, on voit que les passions sont excitées en général par une disposi­tion particulière du corps.
(2) Cependant il n'y a dans cette circonstance aucune habitude.
(5) Il suffit de l'éloignement de ce qui nous empêchait de pécher.
(4) Parce que la volonté ne peut se porter au mal qu'autant qu'il a l'apparence du bien.
raison de la gravité de la faute. Donc le péché s'aggrave par là même qu'on le commet de dessein formé ou par malice.

CONCLUSION. — Puisque ceux qui pèchent par malice font un péché plus volon­taire et qui a plus de durée et que d'ailleurs ils sont dans une disposition pire que ceux qui pèchent par passion, on dit qu'ils pèchent plus grièvement que ces derniers.

Réponse Il faut répondre que le péché qu'on fait par malice est plus grave que le péché qu'on fait par passion ; pour trois raisons : 4° parce que le péché consistant principalement dans la volonté, plus le mouvement du péché est propre à la volonté et plus le péché est grave, toutes choses égales d'ailleurs. Or, quand on pèche par malice, le mouvement du péché est plus propre à la volonté, qui se porte d'elle-même au mal, que quand on pèche par passion et qu'on est pour ainsi dire porté par une cause extrinsèque au péché. Par conséquent le péché s'aggrave par là même qu'il est l'effet de la malice, et il s'aggrave d'autant plus que la malice est plus profonde ; tandis que, quand il est l'effet de la passion, il diminue d'autant plus que la passion est plus violente (I). 2° Parce que la passion qui porte la volonté à pécher passe rapidement, et par conséquent l'homme revient de suite au bien qu'il se proposait de faire en se repentant de sa faute ; tandis que l'habi­tude qui fait que l'homme pèche par malice est une qualité permanente; c'est pourquoi celui qui pèche par malice pèche plus longtemps. Aussi Aristote (Eth. lib. vu, cap. 8) compare l'intempérant qui pèche par malice à un infirme qui souffre continuellement, et l'incontinent qui pèche par pas­sion à celui qui souffre par instants. 3° Parce que celui qui pèche par malice est mal disposé à l'égard de la fin qui est le principe des actions ; par conséquent son défaut est plus dangereux que le défaut de celui qui pèche par-passion et qui se propose une bonne fin, bien que par mêment la passion l'écarté du but auquel il tend. Comme le défaut qui porte sur un principe est toujours le pire, il est évident que le péché qu'on fait par ma­lice est plus grave que celui qu'on fait par passion.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ignorance d'élection sur la­quelle repose l'objection n'excuse, ni ne diminue le péché, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 4). Par conséquent cette ignorance ne rend pas le péché moindre selon qu'elle est plus profonde.

2. Il faut répondre au second, que l'impulsion qui vient de la passion est pour ainsi dire extérieure par rapport à la volonté, tandis que l'habitude est au contraire un principe intérieur. Par conséquent il n'y a pas là de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que pécher en choisissant n'est pas la même chose que pécher par élection. Car celui qui pèche par passion, pèche en choisissant, mais il ne pèche pas par élection; parce que l'élection n'est pas en lui le premier principe du péché, mais la passion le porte à choisir ce qu'il ne choisirait pas sans elle. Au contraire celui qui pèche par malice, choisit le mal d'après lui-même, comme nous l'avons dit (art. 2 et 3). C'est pourquoi l'élection qui est en lui est le principe du péché, et c'est pour ce motif qu'on dit qu'il pèche par élection (2).

(•1) La passion étant une forme extérieure, di­minue le volontaire en raison directe de son in­tensité, tandis que la malice qui est un principe interne ne fait que l'augmenter.
(2) Cet article nous explique ces paroles du Psalniiste (Ps. xxv) : Odivi Ecclesiam mali­gnantium. (Ps. xxxvi) : Qui malignantur ex­terminabuntur.



QUESTION LXXÍX.

DES CAUSES EXTÉRIEURES DU PÉCHÉ.


Après avoir parlé des causes intérieures du péché, nous avons maintenant à nous occuper de ses causes extérieures, d'abord par rapport à Dieu, ensuite par rapport au démon et enfin par rapport à l'homme. — Par rapport à Dieu quatre questions se présentent : 1° Dieu est-il cause du péché? — 2° L'acte du péché est-il de Dieu? — 3" Dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endurcissement;' — 4° Ces effets ont-ils pour but le salut de ceux qui sont aveuglés ou endurcis?

ARTICLE I. — dieu est-ii. cause du péché (I)?


Objections: 1. Il semble que Dieu soit cause (lu péché. Car l'Apôtre dit en parlant des Gentils [Rom. i, 28) : Dieu les a livrés à leur sens dépravé pour qu'ils fas­sent des choses indignes de la raison. Et la glose d'après saint Augustin (De grat. et Lib. arb. cap. 21) dit que Dieu opère dans les coeurs des hom­mes en portant leur volonté où il veut, soit au bien, soit au mal. Or, l'aire des choses indignes de la raison et se porter par la volonté au mal est un péché. Donc Dieu est pour les hommes la cause du péché.

2. Il est écrit (Sap. xiv, 11) : Les créatures de Dieu sont devenues un objet de haine et un sujet de tentation pour les âmes des hommes. Or, on entend ordinairement par tentation ce qui provoque les hommes au péché. Par con­séquent les créatures n'ayant pas d'autre auteur que Dieu, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xliv, art. d), il semble que Dieu soit la cause du péché et qu'il excite l'homme à le commettre.

3. Tout ce qui est cause d'une cause est aussi cause de son effet. Or, Dieu est cause du libre arbitre qui est cause du péché. Donc Dieu est la cause du péché.

4. Tout mal est opposé au bien. Or, il ne répugne pas à la bonté divine d'être cause du mal de la peine. Car Isaïe en parlant de ce mal dit (Is. xlv, 7) que Dieu est l'auteur du mal, et le prophète Amos s'écrie (Amos, iii, 6) c Y a-t-il dans la ville un mal que Dieu n'ait fait. Donc il ne répugne pas non plus à la bonté divine que Dieu soit cause de la faute.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La Sagesse dit (Sap. xi, 25) : Vous ne baissez rien de ce que vous avez fait. Or, Dieu hait le péché, car nous lisons plus loin ($ap. xiv, 9) : Dieu hait l'impie et son impiété. Donc Dieu n'est pas la cause du péché.

CONCLUSION. — Puisque Dieu est la fin dernière de tous les êtres, le bien existant qui dirige et attire vers lui toutes choses et puisqu'il ne doit rien à aucune créature, il ne peut être la cause ni directe, ni indirecte du péché.

Réponse Il faut répondre que l'homme peut être la cause du péché de deux ma­nières : directement, en portant sa volonté ou celle d'autrui au mal ; indirec­tement, en n'empêchant pasles autres de mal faire. C'estpourquoi le prophète dit à la sentinelle chargée de veiller sur Israël (Ez. iii, 18) : Si vous ne dites pas a l'impie-. Vous mourrez, de mort... je vous redemanderai son sang.

(1) Simon lc magicien est le premier hérétique qui ait lait Dieu auteur du péché, en enseignant qu il nous avait donné une nature qui ne pouvait pas ne pas pécher. Lesdisciplesde Cerdon, dcMar- cion, de Manès et les Albigeois supposaient la même erreur puisqu'ils admettaient deux princi­pes, dont l'un était l'auteur du bien et l'autre l'auteur du mal. Florin, disciple de Montan, fut

le premier qui osa avancer directement que Dieu

était l'auteur du mal. Cette erreur a été renouve­lée par les réformés ; Calvin, Zuingle, Bèze v ont été conduits par leur fatalisme. Luther etMé- lanchthon l'ont d'abord partagée quoiqu'ils l'aient ensuite rétractée. Le concile de Trente l'a ainsi condamnée (sess, vi, can. 16) : Qui dixerit... mala opera ita ut bona Deum operari, non permissive solum, sed etiam propriè et per se, adeo ut sit proprium opus ejus non mi­nus proditio Judoe quam vocatio Pauli •" anathema sit.

Or, Dieu ne peut être la cause directe du péché, ni par lui, ni par un autre. Car tout péché consiste à s'éloigner de l'ordre qui se rapporte à Dieu comme à sa fin. Or, Dieu fait pencher et converger toutes choses vers lui comme vers leur fin dernière, selon la remarque de saint Denis (De div. nom. cap. 1 vers. fin.). Il est donc impossible qu'il soit cause de ce que lui- même ou les autres s'écartent de l'ordre qui se rapporte à lui ; par consé­quent il ne peut pas être la cause directe du péché. De même il n'en est pas non plus la cause indirecte. Il arrive en effet que Dieu ne donne pas à quelques hommes le secours qui leur ferait éviter le péché (1); s'il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais il agit ainsi selon l'ordre de sa sagesse et de sa justice, puisqu'il est lui-même ía justice et la sagesse. Par consé­quent, le péché des autres ne lui est pas imputable, comme s'il en était la cause, pas plus que le naufrage d'un vaisseau n'est imputable au pilote, à moins que le navire n'ait été submergé, parce qu'il a manqué de le gou­verner, quand il pouvait et qu'il devait le faire. Il est donc évident que Dieu n'est d'aucune manière la cause du péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à l'égard des paroles de l'Apôtre la solution ressort évidemment du texte lui-même. Car si Dieu a livré les Gentils à leur sens dépravé, ils avaient donc déjà préalablement un sens ré­prouvé qui les a portés à faire des choses indignes de la raison. L'Apôtre dit donc qu'il les a livrés à leur sens réprouvé en tant qu'il ne les a pas em­pêchés de le suivre, comme on dit que nous exposons ceux que nous ne protégeons pas. Quant à ce que la glose dit d'après saint Augustin (Lib. de grat. et de Lib. arb.), que Dieu porte les volontés des hommes au bien et au mal, il faut entendre par là que Dieu porte directement la volonté au bien, mais il ne la porte au mal que dans le sens qu'il ne l'empêche pas de le faire, comme nous l'avons dit (in co?-p. art.). Et toutefois il en est ainsi par suite d'un péché antérieur (2).

2. Il faut répondre au second, que quand il est dit que les créatures sont de­venues un sujet de haine et un objet de tentation pour les âmes des hommes, il ne faut pas entendre qu'elles ont été ainsi primitivement ; eljes ne le sont devenues que par suite du péché. Car Dieu n'a pas fait ses créatures pour le mal de l'homme, mais elles lui sont devenues nuisibles par suite de sa folie. Aussi l'Ecriture ajoute-t-elle qu'elles sont devenues un filet où les pieds des insensés se sont pris ; c'est-à-dire ceux qui ont la folie de se servir des créatures pour une autre fin que celle que le Créateur s'est proposée en les faisant.

3. Il faut répondre au troisième, que l'effet d'une cause intermédiaire, quand il procède de cette cause, selon qu'elle est soumise à la cause première, se rapporte à la cause première elle-même ; mais il n'en est pas de même quand il procède de la cause intermédiaire, selon qu'elle agit en dehors de la cause première. Ainsi quand un serviteur fait une chose contrairement à l'ordre de son maître, cette action ne se rapporte pas au maître comme à sa cause. De même le péché que le libre arbitre commet contrairement à l'ordre de Dieu ne se rapporte pas à Dieu, comme à sa cause.

(2) C'est un châtiment que l'on a mérité.

4. Il faut répondre au quatrième, que le châtiment est opposé au bien de celui qui est puni et qui est privé d'un avantage quelconque, tandis que la faute est opposée au bien de l'ordre qui se rapporte à Dieu, par conséquent elle est directement opposée à la bonté divine. C'est pourquoi il n'y a pas de parité à établir entre la faute et la peine.

(I) Il ne donne pas à tous une grâce efficace, niais il donne à tous une grâce suffisante.

ARTICLE II. — dieu est-il cause de l'acte du péché (1)?


Objections: 1. Il semble que Dieu ne soit pas cause de l'acte du péché. Car saint Au­gustin dit [Lib. de per f. justitiae, cap. 2) que l'acte du péché n'est pas une chose. Or, tout ce qui vient de Dieu est une chose. Donc l'acte du péché n'en vient pas.

2. On dit que l'homme est cause du peche uniquement parce qu'il est cause de l'acte du péché; car personne n'agit en vue de faire le mal, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, Dieu n'est pas cause du péché, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc il n'est pas cause non plus de l'acte du péché.

3. Il y a des actes qui de leur nature sont mauvais et qui sont des pé­chés, comme nous l'avons vu (quest. xviii, art. 2 et 8). Or, tout ce qui est cause d'une chose, est cause de ce qui lui convient selon son espèce ou sa nature. Si donc Dieu était cause de l'acte du péché, il s'ensuivrait qu'il serait cause du péché lui-même. Par conséquent, comme nous avons démontré qu'il ne peut pas en être ainsi (art. préc.), il s'ensuit que Dieu n'est pas cause de l'acte du péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'acte du péché est un mouvement du libre ar­bitre. Or, la volonté de Dieu est cause de tous les mouvements, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 4 et 9). Donc la volonté de Dieu est cause de l'acte du péché.

CONCLUSION. — L'acte du péché étant un être, il a nécessairement Dieu pour cause, mais ce qu'il y a de défectueux dans le péché est l'effet d'une cause créée.

Réponse Il faut répondre que l'acte du péché est un être et un acte, et que sous ce double rapport il vient de Dieu. Car tout être quel qu'il soit doit nécessaire­ment dériver d'un premier être, comme le prouve saint Denis (De div. nom. cap. S). Déplus toute action est produite par un être qui existe en acte; parce que rien n'agit que selon qu'il est en acte. Et comme tout être en acte se rapporte à l'acte premier, c'est-à-dire à Dieu, comme à sacausequi est l'acte par essence, il en résulte que Dieu est la cause de toute action considérée comme telle. Or, le péché désigne un être et une action accompagnée d'une certaine défectuosité. Cette défectuosité provient d'une cause créée, c'est-à- dire du libre arbitre, selon qu'il s'écarte de l'ordre du premier agent ou de Dieu. Par conséquent cette défectuosité ne se rapporte pas à Dieu, comme à sa cause, mais au libre arbitre, comme le défaut de celui qui boite se rapporte à sa jambe recourbée, comme à sa cause, mais non à la puissance motrice qui produit cependant tout ce qu'il y a de mouvement dans un boiteux. D'après cela Dieu est la cause de l'acte du péché sans être la cause du péché, parce qu'il n'est pas la cause de ce que l'acte a de défectueux.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin appelle chose en cet endroit ce qui est une réalité simplement, ou une substance : en effet l'acte du péché n'est pas une chose de ce genre (2).

2. Il faut répondre au second, que non-seulement l'acte se rapporte à l'homme, comme à sa cause, mais encore la défectuosité de l'acte, c'est-à-dire ce qui fait qu'il n'est pas soumis à celui à qui il doit l'être; quoique ce ne soit pas là ce qu'il se propose principalement. C'est ce qui fait que l'homme est cause du péché. Mais Dieu est cause de l'acte de telle façon qu'il n'est

(4) Il faut ici distinguer ce qu'il y a de maté­riel ou de positif dans l'acte du péché et ce qu'il y a de formel et de négatif. Dieu est cause de ce qu'il y a de matériel, mais il n'est pas cause de ce qu'il y a de formel, parce que c'est une pure né­gation.

(2) C'est un accident ou une privation de recti­tude.

nullement cause de la défectuosité qui l'accompagne : c'est pourquoi il n'est pas cause du péché.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 1), l'acte et l'habitude ne tirent pas leur espèce de la privation même dans laquelle consiste l'essence du mal, mais de l'objet auquel cette priva­tion est jointe. Ainsi la défectuosité qui ne vient pas de Dieu appartient à l'espèce de l'acte par voie de conséquence, mais non comme sa différence spécifique (1).

ARTICLE III. — dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endur­cissement?

Objections: 1. Il semble que Dieu ne soit pas cause de l'aveuglement et de l'endurcis­sement. Car saint Augustin dit ( Quaest. lib. lxxxiii , quaest. 3 ) que Dieu n'est pas la cause de ce qui rend l'homme pire. Or, l'homme devient pire par l'aveuglement et l'endurcissement. Donc Dieu n'est pas cause de ces deux effets.

2. Saint Fulgence dit (De dupl. praedest. ad Monimum, lib. i, cap. 19) que Dieu ne se venge pas d'une chose dont il est l'auteur. Or, Dieu se venge du coeur endurci, d'après ces paroles de l'Ecriture (Ecoles. iii, 27) : Le coeur en­durci sera maltraité au dernier mêment. Donc Dieu n'est pas la cause de l'endurcissement.

3. Le même effet n'est pas attribué à des causes contraires. Or, on dit que la cause de l'aveuglement est la malice de l'homme, d'après ces paroles de la Sagesse (Sap. ii, 21) : Leur malice les a aveuglés ; ou le diable, suivant ces mots de l'Apôtre (II. Cor. iv, 4) : Le Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits cles infidèles. Ces causes paraissent en effet contraires à Dieu. Donc Dieu n'est pas cause de l'aveuglement et de l'endurcissement.

En sens contraire Mais c'est 1Q contraire. Il est écrit (Is. vi, 10) : Aveuglez le coeur de ce peu­ple et appesantissez ses oreilles, et l'Apôtre dit (Rom. ix, 18) : Dieu a pitié de celui qu'il veut et il endurcit celui qu'il veut.

CONCLUSION. — Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, non en inspirant à l'homme de la malice, mais en lui retirant sa grâce.

Réponse Il faut répondre que l'aveuglement et l'endurcissement impliquent deux choses. L'une est le mouvement de l'âme humaine qui s'attache au mal et qui se détourne de la lumière divine. Sous ce rapport Dieu n'est pas cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme il n'est pas cause du péché. L'autre est la soustraction de la grâce (2), d'où il résulte que l'âme n'est pas éclairée de Dieu pour bien voir et que le coeur n'est pas attendri pour bien vivre. En ce sens Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcisse­ment. En effet, il faut observer que Dieu est la cause universelle de l'illumi­nation des esprits, suivant ces paroles de saint Jean (Joan, i, 9) : Il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ; comme le soleil estlacause universellede l'illumination des corps. Toutefois ils n'agissent pas de la même manière. Car le soleil en écl airant agit par la nécessité de sa nature, tandis que Dieu agit volontairement selon l'ordre de sa sagesse. Or, le soleil quoiqu'il éclaire tous les corps autant qu'il est en lui, s'il vient à rencontrer dans l'un d'eux quelque obstacle il le laisse dans les ténèbres. C'est ce qu'on

L'espèce ne vientpas de la défectuosité seule, mais de la chose positive à laquelle il survient par accident une privation de bonté.

11 est à remarquer que cette soustraction de grâces ne se rapporte pas à la grâce suffisante d'une manière absolue, puisqu'il n'y a que les damnés qui en soient absolument privés; mais elle se rapporte h la t'ràce suffisante prochaine, de telle sorte que celui qui est dans ce malheu­reux état n'a plus que des grâces très-éloignées, et Dieu ne lui en accorde que très-rarement.

voit à l'égard d'une maison dont les fenêtres sont fermées. Néanmoins le soleil n'est nullement cause de cette obscurité ; car ce n'est pas de son plein gré qu'il ne répand pas sa lumière dans l'intérieur de cetédifice; mais l'auteur unique de cette obscurité est celui qui ferme la fenêtre. Au contraire c'est de son propre jugement que Dieu ne répand pas la lumière de sa grâce dans ceux qui lui font obstacle. Par conséquent la cause de la soustraction de la grâce n'est pas seulement celui qui met obstacle à son action, mais c'est encore Dieu qui de son propre jugement ne l'accorde pas. C'est ainsi que Dieu est cause de l'obscurcissement des yeux, de l'appesantissemcnt des oreilles et de l'endurcissement du coeur. Car toutes ces choses se distin­guent d'après les effets de la grâce qui perfectionne l'intellect par le don de la sagesse et qui attendrit le coeur par le feu de la charité. Et comme il y a deux sens qui contribuent principalement au développement de l'intellect : la vue et l'ouïe, la vue servant à connaître et l'ouïe à obéir, il s'ensuit qu'on distingue Y aveuglement par rapport à la vue, Y appesantissement des oreilles par rapport à l'ouïe et Y endurcissement par rapport à l'affection.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'aveuglement et l'endurcis­sement qui résultent de la soustraction de la grâce étant des peines, sous ce rapport ils ne rendent pas l'homme pire; mais une fois qu'il est dé­gradé, sa faute lui fait encourir ce châtiment comme tous les autres.

2. 11 faut répondre au second, que cette objection repose sur l'endurcisse­ment considéré comme faute.

3. Il faut répondre au troisième, que la malice est la cause méritoire de l'a­veuglement, comme la faute est la cause du châtiment. De cette manière on dit que le diable aveugle parce qu'il porte au péché

ARTICLE IV. — l'aveuglement et l'endurcissement se rapportent-ils

toujours au salut de celui qui est aveuglé et endurci?

I-II (trad. Drioux 1852) Qu.78 a.2