I-II (trad. Drioux 1852) Qu.79 a.4


Objections: 1. Il semble que l'aveuglement et l'endurcissement se rapportent toujours au salut de celui qui est aveuglé et endurci. Car saint Augustin dit (Ench. cap. 41) que Dieu étant souverainement bon, il ne permettrait d'aucune ma­nière que le mal se fit, s'il ne pouvait de tout mal tirer un bien. Donc à plus forte raison le mal dont il est la cause se rapporte-t-il au bien. Or, Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc ces maux se rapportent au salut de celui qui est aveuglé ou endurci.

2. Il est écrit (Sap. i, 43) que Dieu ne se délecte pas dans la perdition des impies. Or, il paraîtrait se délecter dans leur perdition, s'il ne tournait pas leur aveuglement à leur avantage; comme le médecin paraîtrait prendre plaisir aux souffrances d'un malade, s'il ne se proposait pas en lui donnant une médecine amère de lui rendre la santé. Donc Dieu fait tourner l'aveu­glement au profit de ceux qui le subissent.

3. Dieu ne fait pas acception de personnes, comme il est dit (Act. x, 34). Or, il a fait servir l'aveuglement de quelques-uns à leur salut.

4. Ainsi il en a été des Juifs qui ont été aveuglés pour qu'ils ne crussent pas au Christ, que par suite ils le missent à mort, etqu'enlin ils en eussent regret et se conver­tissent , comme on le voit par les Actes des apôtres (Act. ii), et comme le prouve saint Augustin (Lib. de quaest. Evangel. quaest. xiv). Donc Dieu fait servir l'aveuglement de tous les hommes à leur salut.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On ne doit pas faire un mal pour qu'il en arrive

(I) L'endurcissement est causé par la malice du pécheur, comme cause méritoire, par le démon comme tentateur, et par Dieu comme l'auteur de la soustraction de la grâce.
du bien, dit l'Apôtre (Rom. m). Or, l'aveuglement est un mal. Donc Dieu n'a­veugle pas une personne pour qu'elle en retire du bien.

CONCLUSION. — L'aveuglement étant une disposition au péché, il n'est infligé à personne pour son salut, mais pour sa damnation ; cependant l'aveuglement par l'effet de la miséricorde divine sert au salut de quelques-uns, en ce sens qu'une fois tombés dans le péché, ils font humblement pénitence et se convertissent à Dieu.

Réponse Il faut répondre que l'aveuglement est une sorte de préliminaire ou de prédisposition au péché. Or, le péché se rapporte à deux fins ; par lui-même il se rapporte à la damnation (1), et par l'effet de la providence ou de la miséricorde divine il se rapporte au salut, en ce sens que Dieu permet que certaines personnes tombent dans le péché, afin qu'en reconnaissant leur faute elles s'humilient et se convertissent, comme le dit saint Augustin dans son livre De la Nature et cle la Grâce (cap. 22, 24,28). Ainsi l'aveuglement se rapporte par sa nature à la damnation de celui qui est aveuglé ; c'est pour­quoi il est considéré comme un effet de la réprobation. Mais l'aveugle­ment pour un temps est, entre les mains de la miséricorde divine, un remède qui sert à sauver ceux qui en sont frappés. Toutefois cette miséricorde ne s'exerce pas envers tous ceux qui sont dans cet état; elle n'a lieu qu'à l'é­gard des prédestinés pour lesquels tout contribue à leur avantage, selon l'expression de saint Paul (Rom. viii). Par conséquent, relativement aux uns l'aveuglement a pour but leur salut, et relativement aux autres il se rap­porte à leur damnation, Comme le dit saint Augustin (loc. cit. in arg. 3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tous les maux que Dieu fait ou qu'il permet d'arriver se rapportent à un bien ; toutefois ce n'est pas toujours au bien de celui dans lequel le mal se trouve, mais c'est quel­quefois au bien d'un autre ou de l'univers entier. C'est ainsi qu'il fait servir la faute des tyrans à l'avantage des martyrs et le châtiment des damnés à la gloire de sa justice.

2. Il faut répondre au second, que Dieu ne se délecte pas dans la perdition des hommes pour leur perdition même, mais en raison de sa justice et à cause du bien qui en résulte.

3. 11 faut répondre au troisième, que quand Dieu fait servir l'aveuglement de quelques-uns à leur salut, c'est un effet de sa miséricorde, et que quand il fait servir l'aveuglement des autres à leur damnation, c'est un effet de sa justice. Mais en accordant aux uns sa miséricorde, sans l'accorder à tous, il ne fait pas pour cela une acception de personnes, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 5 ad 3).

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on ne doit pas faire le mal moral pour qu'il en arrive du bien, mais on peut faire le mal physique en vue d'un avan­tage (2).



QUESTION LXXX.

DE LA CAUSE DU PÉCHÉ PAR RAPPORT AU DÉMON.


(2) Surtout en vue d'un avantage'spirituel, parce que le bien spirituel l'emporte sur le bien maté­riel, et il est légitime de sacrifier ce dernier au premier.
M) Coré, Dathan et ALiron périrent ainsi ilans leur endurcissement ; saint Paul, au contraire, fut sauvé après avoir été aveug'é et endurci. L'Ecri­ture renferme une foule d'exemples de cette double solution donnée par saint Thomas ii cette question

Après avoir considéré la cause du péché par rapport à Dieu, nous devons mainte­nant la considérer par rapport au démon. — A ce sujet quatre questions se présen­tent. — 1" Le diable est-il directement la cause du péché? — 2° Le diable porte-t-il l'homme au péché en le persuadant,intérieurement? — 3° Peut-il nécessairement contraindre au péché? — 4° Tous les péchés proviennent-ils de la tentation du diable ?

ARTICLE I. — le diable est-il par rapport a l'homme la cause directe

du péché (1)?

Objections: 1. Il semble que le diable soit la cause directe du péché de l'homme. Car le péché consiste directement dans l'affection. Or. d'après saint Augustin (De Trin. lib. iv, cap. 12) le diable inspire à sa société de malignes affections. Bède à l'occasion dufaitd'Ananie (Jet. cap. 5) dit que le diable entraîne l'âme à des affections perverses. Saint Isidore ajoute (De summo bono, lib. ii, cap. 41, et lib. iii, cap. 5) que le diable remplit les coeurs des hommes de convoitises occultes. Donc le diable est directement la cause du péché.

2. Saint Jérôme dit (Cont. Jovin. lib. ii, cap. 2j que comme Dieu est le con­sommateur du bien, de meme le diable est le consommateur du mal. Or, Dieu est directement la cause de nos bonnes oeuvres. Donc le diable est directement la cause de nos péchés.

3. Suivant Aristote (Eth. lib. vii, cap. 18), il faut au conseil de l'homme un principe extrinsèque. Or, le conseil de l'homme porte non-seulement sur les biens, mais encore sur les maux. Par conséquent comme Dieu donne à l'homme le bon conseil et qu'il est par là cause directe du bien-, de même le diable le porte au mauvais conseil, et il résulte de là qu'il est directement la cause du péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin prouve (De Lib. arb. lib. i, cap. 11, et lib. m, cap. 17 et 18) que l'âme humaine n'est esclave de la passion que par sa propre volonté. Or, l'homme ne devient esclave de la passion que par le péché. Donc la cause du péché ne peut pas être le diable ; elle n'est que la volonté propre de l'homme.

CONCLUSION. — Puisque le diable ne peut être la cause du péché qu'autant qu'il propose aux sens quelque chose qui les flatte ou qu'il s'efforce de persuader la raison, et puisqu'il ne meut pas nécessairement la libre volonté de l'homme, il ne peut pas être la cause directe ou suffisante du péché.

par l'impulsion du démon qui en est lui-mcme l'auteur.

( I) Cet article est une réfutation de l'erreur de Manèset des arméniens, qui prétendaient que le péché n'est pas produit par te libre arbitre, niais

Réponse Il faut répondre que le péché est un acte. Par conséquent une chose peut être la cause directe du péché de la même manière qu'elle peut être la cause directe d'un acte ; et le péché ne peut avoir de cause directe que celle qui porte le principe propre de l'acte à agir. Or, le principe propre de l'acte du péché est la volonté, parce que tout péché est volontaire. Le péché ne peut donc pas avoir d'autre cause directe que ce qui peut porter la volonté à agir. Or, la volonté, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 3, 4 et 6), peut être mue par deux choses : 1° par l'objet : c'est ainsi que les choses appétitibles meuvent l'appétit une fois qu'elles sont perçues ; 2° par ce qui porte intérieurement la volonté à vouloir ; ce qui ne peut être que la volonté elle-même ou Dieu, comme nous l'avons prouvé (loc. cit.). Dieu ne pouvant pas être la cause du péché, ainsi que nous l'avons vu (quest. lxxix, art.l), il en résulte que sous ce rapport la volonté seule de l'homme est la cause directe de son péché. — A l'égard de l'objet on peut concevoir que la volonté soit mue de trois maniè­res : 1° elle peut être mue par l'objet même qui lui est proposé ; c'est ainsi que nous disons que les aliments excitent dans l'homme le désir de manger; 2° par celui qui propose ou qui offre l'objet; 3° par celui qui persuade que l'objet proposé est bon; parce que ce dernier propose en quelque sorte à la volonté son objet propre qui est le bien réel ou apparent. De la première manière, les choses sensibles par leur apparence extérieure portent la volonté de l'homme au péché; delà seconde et delà troisième manière le diable ou l'homme peut exciter au péché, soit en présentant aux sens quelque chose qui les flatte, soiten agissant par la persuasion sur la raison. Mais dans ces trois hypothèses aucune de ces choses ne peut être la cause directe du péché ; parce que la volonté n'est mue nécessairement par aucun objet, sinon par sa fin dernière, comme nous l'avons dit (quest. x, art. 1 et 2). Par conséquent ni les choses extérieures, ni la persuasion du tentateur, ne suffisent pour produire le péché. D'où il suit que le diable n'en est ni la cause directe, ni la cause suffisante, mais qu'il y contribue seulement par la persuasion ou en présentant à l'esprit l'objet qui peut le séduire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages et tous ceux qui leur ressemblent doivent s'entendre de l'influence du démon qui nous porte au mal, en suggérant ou en proposant des objets qui flattent l'appétit (I).

2. Il faut répondre au second, que cette ressemblance doit se considérer sous ce rapport, c'est que le diable est en quelque sorte cause de nos pé­chés, comme Dieu est d'une certaine manière cause de nos bonnes actions; mais on ne doit pas l'admettre relativement au mode de causalité. Car Dieu produit le bien en mettant intérieurement notre volonté en mouvement, ce que le diable ne peut faire.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu est à la vérité le principe univer­sel de tous les mouvements intérieurs de l'homme; mais que si la volonté humaine s'arrête à un mauvais conseil, c'est un fait qui relève d'elle direc­tement; le diable n'y contribue que par la persuasion ou en offrant aux sens des choses qui les séduisent.

ARTICLE II. — le diable teut-il tenter l'homme en le poussant au

péché intérieurement (2)?

Objections: 1. Il semble que le diable ne puisse pas tenter l'homme en le poussant au péché intérieurement. Car les mouvements intérieurs de l'âme sont des opérations vitales. Or, une oeuvre vitale ne peut venir que d'un principe intrinsèque, ce qui est vrai même de l'opération de l'âme végéta­tive, qui est la plus humble de toutes les opérations de l'âme. Donc le diable ne peut pas intérieurement porter l'homme au mal.

2. Tous les mouvements intérieurs ont selon l'ordre de la nature leur ori­gine dans les sens extérieurs. Or, il n'y a que Dieu qui puisse agir en dehors de l'ordre de la nature, comme nous l avons dit (part. I, quest. ex, art. 4). Donc le diable ne peut pas agir sur les mouvements intérieurs de l'homme sinon au moyen des objets qui frappent extérieurement les sens.

quae r en s quem devoret. (Act. v): Cur tentavit Satanas cor tuum mentiri te Spiritui sancto. (Apoc, xii) : Satanas, qui seducit universum orbem.

3. Mais ils ne prouvent pas que le démon soit la cause directe du péclié.

4. D'après l'Ecriture on ne peut douter que le démon n'agisse sur l'homme inté*, renient. (Pet. v) : Adversarius autem diabolus circuit

Comprendre et imaginer, tels sont les actes intérieurs de l'âme. Sous ce double rapport le diable ne peut avoir aucune action sur nous; parce que comme nous l'avons vu (part. I, quest. exi, art. 2 ad 2, art. 3 ad 2), il n'agit pas sur l'intellect humain. Il semble aussi qu'il ne puisse pas agir sur l'imao iaa- tion, parce que les formes imaginatives par là même qu'elles sont plus spiri­tuelles sont plus nobles que les'formes qui résident dans la matière sensible Et puisque le diable n'a pas action sur ces dernières, ainsi que nous l'avons prouvé (part. I, quest. xc, art. 2, et quest. exi, art. 2, et art. 3 ad 2), il

s'ensuit qu'il ne peut agir sur les mouvements intérieurs de l'homme

pour le porter au péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car s'il en était ainsi le diable ne tenterait jamais l'homme qu'en se montrant visiblement à lui; ce qui est évidem­ment faux.

CONCLUSION. — Puisque le diable peut présenter à l'imagination certaines formes et exciter des passions dans l'appétit sensitif, il peut par là même porter l'homme au péché, en le tentant intérieurement.

Réponse Il faut répondre que la partie intérieure de l'âme est intelligentielle et sensitive. La partie intelligentielle comprend l'intellect et la volonté. A l'égard de la volonté nous avons déjà dit (art. préc., et part. I, quest. exi, art. 1) quels sont les rapports du diable avec elle. Pour l'intellect il est mû directement par l'objet qui l'éclairé, pour le faire arriver à la connaissance de la vérité. Ce n'est pas ce que se propose le diable à l'égard de l'homme ; il obscurcit plutôt la raison de celui qu'il fait consentir au péché. Cet obscurcissement provient de l'imagination et de l'appétit sensitif. Par con­séquent l'action intérieure du diable paraît se rapporter tout entière à l'imagination et à l'appétit sensitif, et c'est en excitant ces deux facultés qu'il peut porter au péché. En effet, il peut faire que certaines formes se présentent à l'imagination et il peut faire aussi que l'appétit sensitif se porte vers une passion. Car nous avons dit (part. I, quest. xc , art. 3) que la nature corporelle obéit naturellement à la nature spirituelle selon le mou­vement local. Par conséquent le diable, s'il n'est retenu par la puissance divine, peut être cause de tous les effets qui peuvent résulter du mouve­ment local des corps inférieurs. D'ailleurs la représentation de certaines formes à l'imagination est quelquefois une conséquence du mouve­ment local (1). Car Aristote dit (De somn. et vigilia) que durant le sommeil, le sang descendant en plus grande masse vers le principe sensi­ble , tous les mouvements s'y rendent avec lui ainsi que les impressions laissées dans les veines par l'action des choses sensibles, et qu'elles affec­tent le principe intelligent de telle sorte qu'il lui semble que le principe sensible est alors affecté par les choses extérieures elles-mêmes. Comme les démons peuvent produire dans les hommes ce mouvement local des esprits ou des humeurs, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil, il s'ensuit qu'ils agissent sur leur imagination. De même ce qui excite l'ap­pétit sensitif, à certaines passions, c'est un mouvement déterminé du coeur et des esprits. Par conséquent le diable peut y coopérer. En effet quand les passions sont excitées dans l'appétit sensitif, il s'ensuit que l'homme perçoit mieux tout mouvement ou tout objet sensible qui parait se rapporter à ce qui préoccupe son esprit. Ainsi, comme le dit Aristote dans le même ouvrage (cap. 2), la moindre ressemblance rappelle à celui qui aime l'objet aimé. Quand la passion est soulevée, il arrive aussi que l'on croit devoir rechercher ce qui se présente à l'imagination; parce que celui qui est l'esclave d'une passion regarde comme un bien l'objet vers lequel la passion l'entraîne. C'est ainsi que le diable nous porte intérieure­ment au péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les opérations vitales procèdent toujours d'un principe intrinsèque, cependant un agent exté­rieur peut coopérer à leur développement. C'est ainsi que la chaleur exté-

(1) Ainsi le tempérament sanguin prédispose à l'impureté, le tempérament bilieux à la colere, le tempérament lymphatique à la frayeur.

rieure, en facilitant la digestion des aliments, contribue aux opérations de l'âme végétative.

2. faut répondre au second, que cette apparition des formes imaginatives n'est pas absolument en dehors de l'ordre de la nature; elle n'a pas lieu par l'effet seul du commandement (1), mais par le mouvement local, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. La réponse au troisième argument est par conséquent évidente, parce que ces formes viennent primitivement des sens (2).

ARTICLE III. — LE DIABLE PEUT-IL NÉCESSAIREMENT CONTRAINDRE quelqu'un


A PÉCHER ?


Objections: 1. Il semble que le diable puisse contraindre l'homme à pécher. Car une puissance supérieure peut violenter une puissance inférieure. Or, il est dit du diable (Job, xli, 24) : It n'y a pas de puissance sur la terre qui puisse lui être comparée. Donc il peut contraindre l'homme à pécher.

2. La raison de l'homme ne peut être mue que par les objets qui frap­pent extérieurement les sens et qui se présentent à l'imagination ; puis­que toutes nos connaissances viennent des sens et que nous ne pouvons rien comprendre sans images, comme le dit Aristote (De anima, lib.m, text. 30 et 39). Or, le diable peut agir sur l'imagination de l'homme, comme nous l'avons vu (art. préc.) et sur ses sens extérieurs. Car saint Augustin dit (Quxst. lib. Lxxxiu , quaest. 12) que le mal qui vient du démon se glisse par toutes les ouvertures des sens; il se communique aux figures, s'adapte aux couleurs, s'attache aux sons et se répand dans les saveurs. Donc le diable peut nécessairement porter la raison de l'homme au péché.

3. D'après saint Augustin (De civit. Dei, lib. xix, cap. 4) il y a péché quand la chair convoite contre l'esprit. Or, le diable peut produire la concupis­cence de la chair et toutes les autres passions, de la manière que nous avons dit (art. préc.). Donc le démon peut porter nécessairement l'homme au péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (I. Pet. viii): Le démon votre ennemi tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant celui qu'il pourra dévorer, résistez-lui donc en demeurant ferme dans la foi. Or, il serait inutile de donner un pareil avis, si l'homme succombait nécessaire­ment au démon. Donc il ne peut pas nous forcer à pécher.

CONCLUSION. — Saint Pierre nous avertirait inutilement de résister au démon, et saint Jacques aurait avancé une chose fausse en disant: Résistes au démon et il s'éloi­gnera de vous, si l'homme succombait nécessairement à la tentation ; il ne peut donc pas se faire que le diable le porte nécessairement au péché.

Réponse Il faut répondre que le diable par sa propre puissance, s'il n'était retenu par Dieu, peut porter quelqu'un nécessairement à faire un acte (3) qui est un péché dans son genre, mais il ne peut pas le contraindre nécessaire­ment à pécher (4). En effet l'homme ne résiste à ce qui l'entraîne au mal que par la raison ; le diable peut complètement empêcher l'usage de cette faculté en agissant sur l'imagination et l'appétit sensitif, comme on le voit dans ceux qui sont sous son empire. La raison étant alors enchaînée,

Elle ne résulte pas seulement de l'ordre de la volonté, mais encore du mouvement local des espèces sur lequel un agent extérieur peut exercer de l'influence.

Les sens en fournissent la matière, mais l'i­magination s'empare de ces notions positives et en fait des associations toutes particulières qui peuvent mettre en mouvement les passivas.

(3) C'est ce qu'on voit dans ceux qui sont possé­dés du démon. Leurs actes sont nécessités par l'esprit malin qui s'est emparé d'eux.
(-5) Le péché ne peut être que matériel, mais il ne peut être formel, parce que sous ce dernier rapport il dépend exclusivement de la volonté.

tout ce que l'homme fait dans cette circonstance ne lui est pas imputable à péché. Si la raison n'est pas totalement enchaînée, elle peut d'après ce qu'elle conserve de liberté résister au péché, comme nous l'avons dit (quest. lxxvii , art. 7). Par conséquent, il est évident que le diable ne peut d'aucune manière contraindre nécessairement l'homme à pécher.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toute puissance supérieure à l'homme ne peut pas mouvoir sa volonté, mais qu'il n'y a que Dieu, comme nous l'avons vu (quest. ix, art. 6), qui puisse le faire.

2. Il faut répondre au second, que ce qui est perçu par les sens ou l'imagi­nation ne meut pas nécessairement la volonté, si l'homme a l'usage de sa raison et que cette perception ne le prive pas absolument de l'usage de cette faculté.

3. Il faut répondre au troisième, que Ja concupiscence de la chair contre l'esprit, quand la raison lui résiste actuellement, n'est pas un péché, mais c'est un moyen d'éprouver la vertu. Et comme le diable n'a pas le pouvoir d'empêcher la raison de lui résister, il s'ensuit qu'il ne peut pas porter l'homme nécessairement au péché.

ARTICLE IV. — tous les péchés pes hommes proviennent-ils de la

tentation du démon (1)?

Objections: 1. Il semble que tous les péchés des hommes proviennent de la tentation du démon. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que la multitude des démons est cause de tous leurs maux et de tous ceux des autres.

2. Quiconque pèche mortellement devient l'esclave du diable, d'après ces paroles de saint Jean (Joan, viii, 34) : Celui qui fait le péché est l'esclave du péché. Or, il est dit (IL Pet. ii , 19) qu'on est esclave de celui par qui on a été vaincu. Donc celui qui pèche est toujours vaincu par le démon.

3. Saint Grégoire dit (Moral, lib. iv , cap. 40) que le péché du diable est irréparable, parce qu'il est tombé sans que personne l'ait tenté. Si donc les hommes péchaient par leur libre arbitre sans être tentés, leur péché serait irrémissible, ce qui est évidemment faux. Donc tous les péchés des hommes sont l'effet de la tentation du démon.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car nous lisons (Lib. de Eccles. dogm. cap. 82) que toutes nos pensées mauvaises ne sont pas produites par le diable, mais qu'elles naissent quelquefois du mouvement de notre libre arbitre.

CONCLUSION. — Le démon est à la vérité l'occasion de tous les péchés, puisqu'il a porté le premier homme au mal, que la nature humaine a été par suite souillée tout entière et qu'elle a eu de l'inclination au péché; mais tous les péchés en particulier ne sont pas l'effet de ses tentations.

Réponse Il faut répondre que le diable est la cause directe et occasionnelle de tous nos péchés, puisqu'il a porté le premier homme à pécher et que par suite de cette faute la nature humaine a été tellement corrompue que nous avons tous du penchant au mal-, comme si l'on disait que la cause de la combus­tion du bois est celui qui le coupe, parce qu'il résulte de là qu'il brûle faci­lement. Mais il n'est pas la cause directe de tous les péchés des hommes en ce sens qu'il leur persuade chacune des fautes qu'ils commettent. Origène le prouve (Periarcli. lib. iii, cap. 2) par cette considération ^ c'est que, quand même le diable n'existerait pas, les hommes auraient le désir des plaisirs de la table et de la chair, et ce désir pourrait être déréglé, s'il n'était réglé par la raison qui est soumise au libre arbitre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la multitude des démons est

(4) L'Ecriture indique que le démon n'est pas seul l'auteur de nos fautes Jac. i : Unusquisque tentatur à concupiscentia sua abstractus et illectus.

cause de tous nos maux selon leur première origine, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que non-seulement on devient l'esclave de celui par lequel on est vaincu, mais encore de celui auquel on se soumet volontairement. C'est ainsi que celui qui pèche de son propre mouvement devient l'esclave du diable (4).

3. Il faut répondre au troisième, que le péché du diable a été irrémissible , parce qu'il a péché sans être tenté par quelqu'un et sans avoir en lui quel­que penchant au mal résultant d'une tentation antérieure ; ce qu'on ne peut dire d'aucun péché de l'homme.



QUESTION LXXXT.

DE LA CAUSE DU PÉCHÉ PAR RAPPORT A L'HOMME.


Après avoir considéré la cause du péché par rapport à Dieu et par rapport au démon, nous devons maintenant la considérer par rapport à l'homme. Or, non-seulement l'homme est cause du péché en le suggérant extérieurement à un autre homme, comme le fait le démon, mais il a encore une manière spéciale de le produire dans ses semblables originellement. Nous devons donc parler d'abord du péché originel ; et à ce sujet il y a trois considérations qui se présentent. Il faut examiner : lu sa transmission; 2° son essence; 3°son sujet. — Touchant sa transmission il y a cinq questions à se faire: 1° Le premier péché de l'homme se transmet-il originellement à ses descendants? — T Tous les autres péchés du premier père ou des autres ancêtres se transmettent-ils originel­lement à leurs descendants?— 3° Le péché originel se transmet-il à tojs ceux qui sont nés du sang d'Adam? — 4° Se transmettrait-il à ceux qui seraient miraculeusement formés d'une partie quelconque du corps humain ? — 5° Si la femme eût péché sans que l'homme péchât, le péché originel se serait-il transmis ?

ARTICLE I. — le premier pégiié du premier homme s'est-il transmis originellement a ses descendants (2)?


Objections: 1. Il semble que le premier péché du premier homme ne 'se transmette pas aux autres originellement. Car le prophète dit (Ezech. xviii, 20) : Le fils ne portera pas l'iniquité du père. Or, il la porterait s'il héritait de son péché. Donc personne ne reçoit par naissance un péché de l'un de ses pères.

2. L'accident ne se transmet pas par naissance, à moins que le sujet ne se transmette aussi, parce qu'un accident ne passe pas de lui-même d'un sujet dans un autre. Or, l'âme raisonnable, qui est le sujet du péché, ne se transmet pas originellement, comme nous l'avons prouvé (part. I, quest. cxviii, art. 2). Donc il n'y a pas de faute qui puisse se transmettre par l'origine ou la naissance.

3. Tout ce qui est transmis par l'origine humaine est l'effet du sang. Or, le sang ne peut produire un péché, parce qu'il manque de la partie raison­nable de l'âme, qui seule peut être cause du péché. Donc il n'y a pas de péché qui puisse être transmis originellement.

4. Ce qu'il y a de plus parfait dans la nature a plus de puissance pour agir. Or, la chair parfaitement formée ne peut pas souiller l'âme qui lui est unie, autrement l'âme ne pourrait pas être purifiée de la faute originelle, tant qu'elle est unie à la chair. Donc le sperme peut-il encore moins souiller l'âme.

5. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 5) qu'on ne réprimande pas ceux qui sont

Parce qu'il se soumet de lui-même à son empire.

Cet article est une réfutation de l'erreur de Pelage, des albigeois et de tous ceux qui ont nié l'existence du péché originel. Voyez à cet égard le concile de Trente (sess, v, Decret. de peccat, orig.). Cette question est fondamentale, et comme le dit saint Augustin (lib. 1, Cont. Jul. cap. 2) : Hoc qui negat, ipsa christianae fidei subver­tere jirmamenla conatur.

vicieux par nature, mais seulement ceux qui le sont par lâcheté ou par négligence. Or, on appelle vicieux par nature ceux qui doivent leur vice à leur origine. Donc rien de ce qui existe par origine ou par naissance n'est blâmable et n'est un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rom. v, 12) : Par un seul homme la mort est entrée dans ce monde ; ce qu'on ne peut entendre ni de l'imita­tion (1), ni de l'entraînement, parce qu'il est dit (S ap. ii, 24) : Par la jalousie du diable la mort est entrée dans l'univers. Par conséquent il faut que le péché du premier homme soit entré dans le monde par l'origine ou la naissance.

CONCLUSION. — Comme la justice originelle, qui était un don de la grâce accordé par Dieu à toute la nature humaine dans le premier homme, aurait été transmise à tous ses descendants, simultanément avec sa nature, s'il eût persévéré dans son innocence ; de même le premier péché du premier homme ayant souillé la nature humaine tout entière, passe et se transmet simultanément avec sa nature à tous ses descendants par origine ou par naissance.

Réponse Il faut répondre que la foi catholique nous oblige à croire que le premier péché du premier homme passe originellement à ses descendants. C'est pourquoi on fait baptiser les enfants aussitôt qu'ils sont nés, afin de les purifier de la souillure de cette faute. L'hérésie de Pélage est contraire à ce dogme, comme on le voit dans saint Augustin (Retract. lib. i, cap. 9, Lib. de peccat, inerit, et remis, cap. 9, et Lib. cont. Jul. lib. i, cap. 3, et lib. iii, cap. 1, et Lib. de dono perseverantiae, cap. ii et 12). Or, pour savoir de quelle manière le péché du premier homme peut originellement passer à ses des­cendants, les divers auteurs ont suivi divers systèmes. Les uns, considérant que l'âme raisonnable est le sujet du péché, ont supposé que l'âme raison­nable se transmet elle-même avec le sang , de telle sorte que les âmes souillées paraissent ainsi sortir d'une âme souillée également (2). D'autres, rejetant cette explication comme erronée (3), se sont efforcés de montrer comment la faute du père se transmet à ses enfants, bien qu'il ne leur transmette pas son âme, et ils se sont appuyés sur ce que les défauts du corps se transmettent du père aux enfants. Ainsi un lépreux engendre un lépreux, un goutteux un goutteux, par suite de la corruption du sang, quoiqu'on ne donne pas à cette corruption les noms de lèpre ou de goutte (4). Le corps étant proportionné à l'âme et les défauts de l'âme influant sur le corps et réciproquement, ils disent que de la même manière le défaut moral de l'âme passe dans les enfants par la transmission du sang, quoique le sang ne soit pas actuellement le sujet de la faute. — Mais toutes ces explications sont insuffisantes, parce que tout en supposant que les défauts corporels passent des parents aux enfants par la généra­tion et que par suite de la disposition mauvaise du corps il s'ensuive cer­tains défauts de l'âme, comme on voit quelquefois des fous donner nais­sance à d'autres fous, cependant par là même qu'un défaut résulte de la naissance, il semble qu'il ne puisse pas être coupable, puisqu'il est de l'essence de la faute qu'elle soit volontaire. Par conséquent, en admettant que l'âme raisonnable se transmette, du mêment où la souillure de l'âme

C'était lc sens que donnait à ces paroles Pélage.

Cette explication avait d'abord souri à saint Augustin, mais il ne manqua pas d'y rencontrer des difficultés et il laissa la question indécise. Voyez à cet égard'ce que nous avons dit du sen­timent des Pères à ce sujet (t. n, p. 561, note).

Mien qu'en ait dit le cardinal Noris, il se­rait difficile de soutenir actuellement ce senti­ment sans être hérétique. Voyez ii ce sujet Bellar- min (Deamiss. grat. lib. iv, cap. II) et lc car­dinal Noris (Yindic. cap. iv, § 5).

(4) Cette explication aétéaJmise par Jansénius, Luther et Calvin. Elle est parfaitement réfutée par Lcclerc de Beauberon qui indique toutes les conséquences funestes qui en découlent (I id. de Gr at id, sec t. i, lib. ii, § I, cttom. x du Cours complet de M. l'ubbé Migne).

de l'enfant n'existerait pas dans sa volonté, elle cesserait d'être une faute qui mérite châtiment, parce que, comme le dit Aristote (E th. lib. ur, cap. 5) : Personnene fait de reproche à un aveugle-né, on a plutôt pour lui de la com­passion. — C'est pourquoi il faut avoir recours à une autre explication, en disant que tous les hommes qui naissent d'Adam peuvent être considérés comme un seul homme, en ce sens qu'ils ont la même nature qui leur vient de leur premier père. C'est ainsi qu'on considère tous les hommes d'une même cité comme un seul corps, et la société entière qu'ils forment comme un seul homme. C'est ce qui fait dire à Porphyre que par la participation à l'espèce plusieurs hommes n'en font qu'un seul (.Introd. aux eat. chap. ii, § 34). Tous les hommes sont donc sortis d'Adam comme les membres d'un même corps. Or, ce qui rend volontaire l'acte d'un membre corporel, par exemple de la main, ce n'est pas la volonté de ce membre lui-même, mais c'est la volonté de l'âme qui est son premier moteur. Par conséquent l'ho­micide que la main commet ne lui serait pas imputé à péché, si on la con­sidérait en elle-même comme séparée du corps, mais on le lui impute parce qu'elle est une partie de l'homme et qu'elle est mue par le principe premier qui détermine tous les actes humains. Ainsi le dérèglement qui existe dans celui qui naît d'Adam n'est pas volontaire par le fait de sa ptopre volonté, mais il l'est par la volonté du premier homme, qui meut par l'acte de la génération tous ceux qui naissent de lui, comme la volonté de l'âme meut tous les membres pour qu'ils agissent. C'est pour ce motif que le péché qui est ainsi passé du premier homme à ses descendants a reçu le nom de péché originel, comme on appelle péché actuel celui qui résulte de l'impulsion que l'âme donne aux membres du corps. Et comme le péché actuel que l'on commet au moyen de l'un de ces membres n'est pas le péché de ce membre, ou du moins qu'il ne lui est imputable qu'autant que ce membre est une partie de l homme et que pour ce motif on l'appelle le péché humain; de même le péché originel n'est pas le péché de l'individu qui en est souillé, ou du moins il ne l'atteint que parce que cet individu tire sa nature du premier homme. C'est pour cette raison qu'il est appelé le péché de nature, suivant ces paroles de l'Apôtre (Eph. ii, 3) : Nous étions par nature des enfants de colère(i).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que le fils ne doit pas porterie péché du père, parce qu'on n'est puni pour le péché du père qu'autant qu'on participe à sa faute. Et c'est là précisément notre thèse ; car la faute originelle passe du père aux enfants par l'origine, comme le péché actuel par l'imitation.

2. Il faut répondre au second, que quoique l'âme ne se transmette pas, parce que l'acte de la génération ne peut produire une âme raisonnable, néanmoins il est une disposition à la production de l'âme elle-même ; par conséquent la nature humaine passe du père aux enfants par la vertu du sang, et avec la nature la souillure qu'elle a contractée se communique simultanément. Car l'enfant qui naît participe à la faute de son premier père, par là même que c'est sa nature qui lui est transmise par voie de génération.

ment [De amiss. grat. et statu peccati, lib. iv, cap. 12), et elle est adoptée par le plus grand nombre des théologiens.

(I) Cette explication de saint Thomas paraît la plus convenable pour répoudre aux objections des déistes, des sociniens et de tous ceux qui atta­quent ce dogme. Bellarmiu la développe parfaite­

3. Il faut répondre au troisième, que quoique la faute n'existe pas actuelle­ment dans le sang, elle y est néanmoins par la vertu de la nature humaine que la faute originelle accompagne.

4. Il faut répondre au quatrième, que le sang est le principe de la généra­tion , qui est l'acte propre à la nature et qui sert à sa propagation. C'est pourquoi l'âme est plutôt souillée par le sang que par la chair déjà formée, et qui est affectée à la constitution d'un individu.

5. Il faut répondre au cinquième, que ce qui résulte de l'origine n'est pas blâmable, si on considère en lui-même celui qui naît, mais si on le consi­dère dans ses rapports avec son principe, il en peut être autrement. C'est ainsi que l'enfant qui vient au monde souffre du déshonneur que le crime d'un de ses ancêtres a imprimé à sa race.

ARTICLE II. — les autres péchés du premier homme ou des parents les plus proches passent-ils A leurs descendants (1)?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.79 a.4