I-II (trad. Drioux 1852) Qu.82 a.3

ARTICLE IV. — le péciié originel existe-t-il également dans tous les

hommes?

Objections: 1. Il semble que le péché originel n'existe pas également dans tous les liemmes. Car le péché originel est la concupiscence déréglée, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, tous les hommes ne sont pas également enclins à la concupiscence. Donc le péché originel n'existe pas dans tous également.

2. Le péché originel est une disposition déréglée de l'âme comme la ma­

lt) Cet article peut être opposé à la doctrine de Luther et de Calvin. Ces deus hérésiarques ont soutenu que la concupiscence n'était pas seulement eeiiu'il y a de matériel, mais encore ce qu'il y a de formel dans le péché originel. Comme la concu­piscence n'est pas détruite par le baptême, Calvin a prétendu que le baptême n'effaçait pas le péché originel, ce qui a été condamné par le concile de Trente (sess, v, can. 5).
(2) Selon l'expression du concile de Trente : Ex peccato est et ad peccatum inclinat.
ladie est une disposition déréglée du corps. Or, la maladie est susceptible de plus ou de moins. Donc le péché originel aussi.

3. Saint Augustin dit (De nup. et concup. lib. i, cap. 23 et 24) que la passion transmet le péché originel à ceux qu'elle engendre. Or, il arrive que la pas­sion de l'un est plus grande que celle d'un autre dans l'acte de la généra­tion. Donc le péché originel peut être plus grand dans l'un que dans l'autre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car le péché originel est un péché de nature, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2). Or, la nature existe également dans tous les hommes. Donc le péché originel aussi.

CONCLUSION. — Puisque le péché originel est une privation de la justice origi­nelle et qu'il détruit absolument dans tous les hommes l'habitude opposée, il ne peut pas exister dans l'un plus que dans l'autre.

Réponse Il faut répondre que dans le péché originel il y a deux choses : l'une est le défaut de la justice originelle, l'autre est le rapport de ce défaut au péché du premier homme, d'où il vient par une origine viciée. Sous le premier as­pect, le péché originel n'est susceptible ni de plus ni de moins , parce que le don de la justice originelle a été totalement ravi, et que quand les privations sont absolues et complètes, telles que la mort et les ténèbres, elles ne sont pas susceptibles de plus et de moins, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxiii, art. 2). Il en est de même si on le considère sous le second aspect. Car tous les hommes se rapportent également au premier principe de l'origine viciée d'où le péché originel tire ce qu'il y a en lui de coupable ; puisque les relations ne sont pas susceptibles de pius ou de moins. D'où il est évi­dent que le péché originel ne peut pas être plus grand dans un individu que dans un autre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que depuis la rupture du lien de la justice originelle qui maintenait dans l'ordre toutes les facultés de l'âme, chacune de ces facultés tend au mouvement qui lui est propre avec d'autant plus de force qu'elle a plus d'énergie. Or, il arrive qu'il y a des puis­sances de l'âme qui ont plus d'énergie dans les uns que dans les autres, à cause des différentes dispositions du corps. Par conséquent, si un individu est plus porté à la concupiscence qu'un autre, ce n'est pas en raison du péché originel, puisque le lien de la justice originelle est également brisé dans tous les hommes , et que les parties inférieures de l'âme sont égale­ment abandonnées à elles-mêmes chez tout le monde; mais cette différence résulte accidentellement des diverses dispositions des'puissancesde l'âme (4).

2. Il faut répondre au second, que la maladie corporelle n'est pas produite dans tous les individus par une cause égale, quoiqu'elle soit de la même espèce -, par exemple, si la fièvre vient de la bile qui est corrompue, cette corruption peut être plus ou moins grande et plus ou moins éloignée et rapprochée du principe de la vie. Mais la cause du péché originel est égale dans tous les hommes; il n'y a donc pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que la passion qui transmet le péché ori­ginel dans les enfants n'est pas la passion actuelle ; parce qu'en supposant que Dieu accorde à un individu de n'éprouver dans l'acte de la génération aucune passion déréglée , il n'en transmettrait pas moins à ses descendants la tache originelle. Mais il faut entendre par passion cette disposition habi­tuelle d'après laquelle l'appétit sensitif n'est pas contenu sous l'empire de la raison, une fois que le lien de la justice originelle est détruit, et cette espèce de passion est égale dans tout lc monde.

(H) Ainsi le péché originel est égal dans tous les hommes quant à ce qu'il y a en lui de formel, mais il n'en est pas de même quant à ce qu'il a de matériel.



QUESTION LXXXIII.

DU SUJET DU PÉCHÉ ORIGINEL.


Nous avons maintenant à nous occuper du sujet du péché originel. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le péché originel est-il dans la chair plus qu'il n'est dans l'âme? — 2° Est-il dans l'essence de l'àme ou dans ses facultés? — 3° Cor­rompt-il la volonté avant de corrompre les autres facultés ? — 4° Y a-t-il des puissances de l'âme qu'il souille spécialement, telles que la puissance générative, l'appétit concu­piscible et le sens du tact?

ARTICLE I. — le péché originel existe-t-il dans la chair plus que

dans l'ame (1) ?

Objections: 1. Il semble que le péché originel existe dans la chair plus que dans l'âme. Car la lutte de la chair contre l'esprit vient de la corruption du péché ori­ginel. Or, la racine de cette opposition réside dans la chair ; car l'Apôtre dit (Rom. vu, 23) : Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit. Donc le péché originel consiste principalement dans la chair.

2. Une chose existe plutôt dans sa cause que dans son effet. Ainsi la cha­leur se trouvedans le feuqui échauffe plutôt que dans l'eau qui est échauffée. Or, l'âme contracte la souillure du péché originel par la génération de la chair. Donc le péché originel existe dans la chair plus que dans l'âme.

3. Notre premier père nous transmet le péché originel, parce que nous avons été en lui sous le rapport de la génération. Or, ce n'est pas l'âme, mais c'est la chair seule qui a été en lui de la sorte. Donc le péché originel n'existe pas dans l'âme, mais dans la chair.

4. L'àme raisonnable est créée de Dieu et unie au corps. Si donc le péché originel souillait l'âme, il s'ensuivrait qu'elle aurait été souillée par le fait de sa création et de son union avec le corps, et par conséquent Dieu serait la cause du péché, puisqu'il est l'auteur de la création de l'âme et de son union avec le corps.

5. Aucun homme sage ne verserait une liqueur précieuse dans un vase souillé, du mêment qu'il saurait que la liqueur serait gâtée elle-même. Or, l'âme raisonnable est plus précieuse qu'une liqueur quelle qu'elle soit. Par conséquent si l'âme par suite de son union avec le corps pouvait contracter la souillure du péché originel, Dieu, qui est la sagesse elle-même, ne la pla­cerait pas dans le corps pour l'animer. Puisqu'il l'y place, la chair ne la souille donc pas, et par conséquent le péché originel n'existe pas dans l'âme, mais dans la chair.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le sujet de la vertu est le même que le sujet du vice ou du péché qui lui est contraire. Or, la chair ne peut pas être le sujet delà vertu. Car l'Apôtre dit (Rom. vu, 18) : Je sais que le bien ne se trouve pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair. Donc la chair ne peut pas être le sujet du péché originel, mais il n'y a que l'âme qui le soit.

CONCLUSION. — Puisque le péché originel est une faute, il ne peut exister subjec­tivement que dans l'àme qui -est seule le sujet de la vertu et du vice mais il existe dans Adam comme dans sa cause principale, et il existe dans la chair et le sang comme dans l'instrument.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être dans une autre de deux manières. Elle peut y être : 4° comme dans sa cause principale ou instrumentale; 2° comme dans son sujet. Le péché originel de tous les hommes a donc été

(L Cet article et ceux qui suivent sont une conséquence de ce qui a été établi dans les questions précédentes.
dans Adam, comme dans sa première cause principale, suivant cette ex­pression de l'Apôtre (Rom. v, 12) : C'est en lui que tous ont péché. Il est dans le sang, comme dans sa cause instrumentale, parce que c'est par la vertu active du sang qu'il passe dans les enfants simultanément avec la nature humaine. Mais subjectivement le péché originel ne peut exister d'aucune ma­nière dans la chair, il n'existe que dans l'âme. La raison en est que, comme nous l'avons dit (quest. lxxxi, art. 1), le péché originel est passé de la vo­lonté du premier homme dans ses descendants par le mouvement de la géné­ration, comme la volonté d'un individu étend le péché actuel aux autres parties de lui-même. Il est à remarquer que dans cette dernière circons­tance, toutes les parties de l'individu qui sont soumises au mouvementde la volonté et qui peuvent participer de quelque manière à son péché, soit à titre de sujet, soit àtitred'instrument, sont coupables. C'est ainsi que dansl'acte de gourmandise, l'appétit concupiscite qui désire la nourriture, la main qui la saisit, la bouche qui la reçoit, sont portés au mal par la volonté et sont des instruments du péché. Quant aux conséquences du péché qui atteignent la puissance nutritive de l'âme et les organes intérieurs du corps qui ne sont pas naturellement placés sous l'empire de la volonté, il n'y a rien en cela de criminel. Ainsi donc puisque l'âme peut être le sujet de la faute, tan­dis que la chair n'a pas d'elle-même ce qu'il faut pour remplir ce rôle, toutes les suites du premier péché qui touchent à l'âme ont la nature d'une faute, au lieu que toutes celles qui touchent à la chairont la nature non d'un péché, mais d'une peine. Par conséquent c'est l'âme et non la chair qui est le sujet du péché originel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Retr. lib. i, cap. 26), l'Apôtre parle en cet endroit de l'homme déjà racheté qui a été délivré de la faute, mais qui est encore soumis à la peine, en raison de laquelle il est dit que le péché habite dans la chair. Il ne suit donc pas de là que la chair soit le sujet de la faute, mais il en résulte seulement qu'elle est le sujet de la peine.

2. Il faut répondre au second, que le péché originel vient du sang, comme de sa cause instrumentale. Mais il n'est pas nécessaire qu'une chose existe dans sa cause instrumentale plus que dans son effet-, seulement il faut qu'elle existe davantage dans sa cause principale. Et c'est ainsi que le péché originel a été dans Adam d'une manière plus grave que dans ses descen­dants, puisqu'il v a été à l'état de péché actuel.

3. Il faut répondre au troisième, que l'àme de l'enfant qui naît n'a pas été séminalementdans Adam prévaricateur, comme dans son principe efficient, mais comme dans le principe qui a préparé sa production ; parce que le sang qui vient d'Adam ne produit pas par sa vertu l'âme raisonnable, mais il est une disposition à sa création.

4. Il faut répondre au quatrième, que la Souillure du péché originel n'est nullement produite par Dieu, mais elle vient uniquement du péché du pre­mier homme par la génération charnelle. C'est pourquoi, la création n'im­pliquant que le rapport de l'âme avec Dieu, on ne peut pas dire que l'âme soit souillée par suite de sa création. Mais son union ou son infusion se rap­portant tout à la fois à Dieu qui en est le principe et à la chair qui en est le terme ; il s'ensuit que, par rapport à Dieu, on ne peut pas dire que l'âme soit souillée par cette opération, elle ne peut l'être que par rapport au corps dans la société duquel elle entre.

5. Il faut répondre au cinquième, que le bien général l'emporte sur le bien particulier. Par conséquent, l'ordre universel exigeant que telle âme anime tel corps, Dieu dans sa sagesse n'y déroge pas pour éviter la souillure par­ticulière qui doit s'attacher à l'âme, surtout quand on observe que cette âme est de telle nature qu'elle ne peut commencer à exister que dans un corps, ainsi que nous l'avons vu (part. I, quest. cxvui, art. 3). D'ailleurs il lui vaut mieux d'exister ainsi dans cet état que de n'exister d'aucune ma­nière ; surtout puisqu'elle peut échapper à la damnation par la grâce.


ARTICLE II. — le péché originel existe-t-il dans l'essence de l'ame avant d'être dans ses facultés (4)?


Objections: 1. Il semble que le péché originel n'existe pas dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses facultés. Car l'âme est naturellement apte à être le sujet du péché, relativement à ce qui peut être mù par la volonté. Or, l'âme n'est pas mue par la volonté selon son essence, mais seulement selon ses facultés. Donc le péché originel n'existe pas dans l'âme selon son essence, mais seulement selon ses facultés.

2. Le péché originel est opposé à la justice originelle. Or, la justice origi­nelle était dans la puissance de l'âme qui est le sujet de la vertu. Donc le péché originel est dans une puissance de l'âme plutôt que dans son essence.

3. Comme le péché originel vient de la chair à l'âme, de même il vient de l'essence de l'âme à ses puissances. Or, le péché originel existe dans l'âme plus que dans la chair. Donc il existe plus dans les puissances de l'âme que dans son essence.

4. Le péché originel est la concupiscence, comme nous l'avons dit (quest. lxxxii , art. 3). Or, la concupiscence existe dans les puissances de l'âme. Donc le péché originel aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On dit que le péché d'origine est le péché de nature, comme nous l'avons vu (quest. lxxxi, art. 4). Or, l'âme est la forme et la nature du corps selon son essence et non selon ses puissances, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxvi , art. 4). Donc l'âme est le sujet du péché originel principalement selon son essence.

CONCLUSION. — Puisque l'âme est la chose première que l'origine atteint dans son essence comme le terme de la génération,'elle est le premier sujet-du péché originel.

Réponse Il faut répondre que dans l'âme le sujet principal d'un péché est la partie à laquelle appartient directement la cause motrice de ce péché. Par exem­ple, si la cause qui nous porte à pécher est la délectation sensuelle qui appartient à l'appétit concupiscible, comme son objet propre, il s'ensuit que l'appétit concupiscible est le sujet propre de ce péché. Or, il est évident que le péché originel a l'origine pour cause ; par conséquent la partie de l'âme que l'origine humaine atteint la première est le premier sujet de cette faute. L'origine atteignant l'âme, comme terme de la génération, selon qu'elle est la forme du corps,ce qui lui convient selon sa propre essence, ainsi que nous l'javons vu (part. I, quest. lxvi, art. i), il en résulte que l'âme est selon son essence le sujet premier du péché originel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme le mouvement de notre volonté se rapporte, aux puissances de l'âme et non à l'essence elle- même; de même le mouvement de la volonté de notre premier père arrive par voie de génération à l'essence de notre âme avant que de toucher à ses puissances (2), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(1) Le péché originel existe dans l'essence de l'âme, comme la grâce habituelle doit y résider. H se trouve dans les puissances ou les facultés en raison de ses propriétés ou de ses effets, comme la grâce habituelle réside elle-même dans les puissances selon les propriétés qui découlent d'elle.
(2) L'âme n'est pas mue par sa propre volonté selon son essence, mais elle peut l'être par la vo­lonté du premier homme.

2. Il faut répondre au second, que la justice originelle appartenait primor- dialement à l'essence de l'âme. En effet, c'était un don que Dieu avait fait à la nature humaine à laquelle l'essence de l'âme se rapporte plutôt que ses facultés. Car les facultés paraissent appartenir plutôt à la personne, parce qu'elles sont les principes des actes personnels. C'est pourquoi elles sont les sujets propres des péchés actuels qui sont des péchés person­nels.

3. Il faut répondre au troisième, que le corps est à l'âme ce que la matière est à la forme. Quoique la forme soit postérieure à la matière dans l'ordre de la génération , cependant elle a sur elle la priorité dans l'ordre de la perfection et de la nature. Mais l'essence de l'âme est à ses puissances ce que les sujets sont aux accidents qui leur sont propres, et ces accidents sont postérieurs à leur sujet dans l'ordre de génération et dans l'ordre de perfection. Il n'y a donc pas de parité.

4. Il faut répondre au quatrième, que la concupiscence se rapporte matériel­lement au péché originel, et elle n'en est qu'une suite, comme nous l'avons dit (quest. lxxxii, art. 3).

ARTICLE III. — le péché originel souille-t-il la volonté avant de souiller les autres puissances?


Objections: 1. Il semble que le péché originel ne souille pas la volonté avant de souiller les autres puissances. Car tout péché appartient principalement à la puissance dont l'acte le produit. Or, le péché originel est produit par l'acte de la puissance génératrice. Donc c'est surtout à cette puissance qu'il paraît appartenir.

2. Le péché originel est transmis par le sang. Or, il y a d'autres puis­sances de l'âme qui sont plus rapprochées de la chair que la volonté, comme cela est évident pour toutes les puissances sensitives qui se servent d'un organe corporel. Donc le péché originel existe plutôt en elles que dans la volonté.

3. L'entendement est avant la volonté, car la volonté a pour objet le bien perçu. Si donc le péché originel souille toutes les puissances de l'âme il semble qu'il souille l'entendement avant toutes les autres, comme étant la première de toutes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La justice originelle se rapporte avant tout à la volonté, puisque saint Anselme la définit: la droiture de la volonté (Lib. de conc. virg. cap. 3). Donc le péché originel qui'lui est contraire se rapporte avant tout à cette faculté.

CONCLUSION. — Puisque la volonté est la racine première du mérite et du démé­rite, le péché originel, considéré selon l'inclination qui nous pousse au péché , se rapporte à la volonté immédiatement après l'essence de l'âme qui est son premier sujet.

Quand l'intelligence s'égare, c'est toujours volonté qui est cause de son égarement.

(i)Il est en effet démontré par l'expérience que l'homme est ordinairement droit dans son intel­ligence, mais qu'il ne l'est pas dans sa volonté.

Réponse 11 faut répondre que dans la tache du péché originel il y a deux choses à considérer : Son adhérence au sujet ; sous ce rapport il touche avant tout à l'essence de l'âme, comme nous l'avons vu (art. préc.). 2° Il faut consi­dérer son inclination à l'acte du péché. A ce point de vue il se rapporte aux puissances de l'âme. Il faut donc qu'il se rapporte avant tout à la puissance qui est la première portée à pécher, et c'est la volonté (1), comme nous l'avons dit (quest. lxxiv, art. 1 et 2). Par conséquent le péché originel se rapporte tout d'abord à cette faculté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché originel n'est pas produit dans l'homme par la puissance générative de l'enfant, mais par l 'acte de la puissance générative du père. Il n'est donc pas nécessaire que la puissance générative de l'enfant en soit le premier sujet.

2. Il faut répondre au second, que le péché originel renferme deux mouve­ments : l'un va de la chair à l'âme; l'autre de l'essence de l'âme à ses facultés. Le premier de ces mouvements est selon l'ordre de génération, le second selon l'ordre de perfection. C'est pourquoi, bien que les autres puissances, comme les puissances sensitives, soient plus rapprochées de la chair, néanmoins la volonté se trouvant, à titre de puissance supérieure, plus proche de l'essence de l'âme, la tache du péché originel l'atteint avant toutes les autres.

3. Il faut répondre au troisième, que l'entendement précède d'une manière la volonté en ce sens qu'il lui propose son objet; mais sous un autre rap­port la volonté précède l'entendement, quand il s'agit d'imprimer un mouvement pour agir, et c'est cette impulsion qui appartient au péché.

ARTICLE IV. — la puissance générative, l'appétit concupiscible et le tact sont-ils plus souillés que les autres puissances de l'ame ?


Objections: 1. Il semble que les puissances précitées ne soient pas plus souillées que les autres. Car la tache du péché originel paraît surtout appartenir à cette partie de l'âme qui peut être avant tout le sujet du péché. Or, telle est la partie raisonnable et surtout la volonté. Donc c'est la volonté qui est la faculté la plus souillée par le péché originel.

2. Une puissance de l'âme n'est souillée par une faute qu'autant qu'elle peut obéir à la raison. Or, la puissance générative ne peut pas lui obéir, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). Donc ce n'est pas cette puis­sance qui a été le plus souillée par le péché originel.

3. La vue est le sens le plus spirituel et celui qui approche le plus de la raison, parce qu'il montre dans les objets une foule de différences, comme l'observe Aristote (Mei. lib. i, cap. I). Or, la souillure du péché existe tout d'abord dans la raison. Donc la vue a été plus souillée que le tact.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. lib. xiv, cap. 16 etseq.) que la tache du péché originel se montre surtout dans le mouvement des organes générateurs, qui n'est pas soumis à la raison. Or, ces organes servent la puissance générative dans l'union des sexes, où il v a une délectation qui résulte du tact et qui excite tout particulièrement la concupiscence. Donc la souillure du péché originel appartient surtout à ces trois choses : à la puissance générative, à l'appétit concupiscible et au tact.

CONCLUSION. — Quoique toutes les puissances de l'àme soient souillées par le péché originel, cependant la puissance générative, l'appétit concupiscible et le tact sont d es puissances plus souillées que les autres, parce qu'elles concourent à l'acte par lequel la tache se transmet.

Réponse 11 faut répondre qu'on a coutume de donner le nom d infection, principa­lement à la corruption quj est de nature à se transmettre. Ainsi on appelle infection les maladies contagieuses, comme la lèpre, la teigne, etc. La cor­ruption du péché originel se transmettant par l'acte de la génération, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxxi, art. 4), il s'ensuit que. les puissances qui concourent à la production de cet acte sont celles qui sont le plus infectées. Or, cet acte est soumis à la puissance générative, puisqu'elle a la génération pour but; il a en soi la délectation du tact, qui est le principal objet de l'ap­pétit concupiscible. C'est pourquoi, bien qu'on dise que toutes les parties de l'âme ont été corrompues par le péché originel, néanmoins on regarde ces trois puissances comme ayant été tout particulièrement souillées et infectées.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le péché originel, selon qu'il incline aux péchés actuels , appartient principalement à la volonté, comme nous l'avons vu (art. préc.) ; mais, selon qu'il est transmis du père aux en­fants, il appartient d'une manière prochaine aux puissances que l'on vient d'énumérer, tandis qu'il ne se rapporte à la volonté que d'une manière éloignée.

2. Il faut répondre au second, que la souillure du péché actuel n'appartient qu'aux puissances qui sont mues par la volonté de celui qui pèche ; mais la tache du péché originel ne vient pas de la volonté de celui qui la con­tracte, elle est produite par l'origine de sa nature, et c'est à cela que sert la puissance générative. C'est pour ce motif que cette tache réside en elle.

3. Il faut répondre au troisième, que la vue n'appartient pas à l'acte de la génération, sinon comme disposition éloignée, en ce sens que la vue per­çoit ce qui excite la concupiscence. Mais ,1a délectation se consomme par le tact, et c'est pour cela qu'on attribue ce tte souillure au tact plutôt qu'à la vue.



QUESTION LXXXIV.

DE LA CAUSE DU PÉCHÉ SELON QU'UN PÉCHÉ EST LA CAUSE D'UN AUTRE.


Après avoir parlé du sujet (lu péché originel, nousavonsà considérer la cause du pé­ché, selon qu'un péché est la cause d'un autre. — A cet égard quatre questions se pré­sentent: l°La cupidité est-elle la racine de tous les péchés? — 2° L'orgueil est-il lecom- mencenient de tout péché? — 3" Indépendamment de l'orgueil et de l'avarice y a-t-il d'autres péchés qu'on doive appeler des vices capitaux ?—4° Combien ya-t-il de péchés capitaux et quels sont-ils?

ARTICLE I. — la cupidité est-elle la racine de tous les péchés (1)?


Objections: 1. Il semble que la cupidité ne soit pas la racine de tous les péchés. Car la cupidité, qui est un désir immodéré des richesses, est opposée à la vertu de la libéralité. Or, la libéralité n'est pas la racine de toutes les vertus. Donc la cupidité n'est pas non plus la racine de tous les péchés.

2. Le désir des moyens provient du désir de la fin. Or, les richesses que la cupidité convoite ne sont recherchées que parce qu'elles sont utiles à une fin, comme l'observe Aristote (Etli. lib. i, cap. 5). Donc la cupidité n'est pas la racine de tout péché, mais elle provient d'une autre racine antérieure.

3. Souvent on trouve que l'avarice qui reçoit le nom de cupidité vient d'autres vices -, par exemple, il y en a qui désirent de l'argent par ambition ou pour satisfaire leur gourmandise. Elle n'est donc pas la racine de tous les péchés.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (I. Tim. cap. ult., 10) que la cupi­dité est la racine de tous les maux.

CONCLUSION. — Les richesses aidant l'homme à exciter en lui tous les désirs cou- . pables et a les satisfaire, il s'ensuit que la cupidité, selon qu'elle est un péché spécial qui indique l'amour déréglé des richesses, doit être appelée la racine de tous les maux.

(2) C'est l'avarice.

Réponse Il laut repondre que d'après quelques auteurs la cupidité s'entend de trois manières. Dans un sens, elle est l'amour déréglé des richesses, et à ce titre c'est un péché spécial (2). Dans un autre sens, elle indique l'amour déréglé de tout bien temporel; dans ce cas c'est le genre de tout péché, car dans

(1) Cet article est le commentaire de ces paroles de l'Apôtre : Radix omnium malorum est cu­piditas.
tout péché il y a un mouvement déréglé de la volonté vers les biens pas­sagers, comme nous l'avons vu (quest. lxxi, art. 6, et quest. lxxii, art. 4). Enfin on entend par cupidité l'inclination de notre nature corrompue à recher­cher d'une manière déréglée tous les biens corruptibles. Ils disent que dans ce dernier sens la cupiditéestla racine de tous les péchés, par analogie à la racine de l'arbre qui tire de la terre tous les aliments ; parce que c'est en effet de l'amour des choses temporelles que tout péché procède. — Quoique ces pensées soient justes, elles ne paraissent cependant pas conformes à ce que l'Apôtre a voulu exprimer en disant que la cupidité est la racine de tous les péchés. Car il parle évidemment en cet endroit contre ceux qui en voulant devenir riches, tombent dans les tentations et le filet du démon, parce que la cupidité est la racine de tous les maux. D'où il est manifeste qu'il parle de la cupidité considérée comme le désir déréglé des richesses. D'après cela on doit dire que la cupidité, selon qu'elle est un péché spécial, est appelée la racine de tous les autres péchés, par analogie à la racine de l'arbre qui alimente l'arbre tout entier. En effet, nous voyons que par les richesses l'homme acquiert la faculté de commettre toute espèce de péché et d'en concevoir le désir, parce que l'argent l'aide à se procurer tous les biens temporels, d'après cette parole de l'Ecriture (Eccl. x, 49) : Tout obéit à l'argent. Ainsi il est évident que la cupidité ou le désir des richesses estla racine de tous les péchés.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu et le péché ne sortent pas de la même source. Car le péché vient du désir du bien qui est passager. C'est pourquoi le désir de cet avantage, qui aide l'homme à obtenir tous les biens temporels, est appelé la racine des péchés. La vertu, au contraire, vient du désir du bien qui est immuable. C'est pour cette raison que la charité, qui est l'amour de Dieu, est considérée comme la racine des vertus, d'après cette expression de l'Apôtre (Eph. m, 47) : Vous avez été enracinés et fondés dans la charité.

2. Il faut répondre au second, que le désir des richesses est appelé la racine des péchés, non parce qu'on recherche les richesses pour elles-mêmes comme la fin dernière, mais parce qu'on les ambitionne comme étant utiles à toutes sortes de fins temporelles. Et parce qu'un bien universel est plus désirable qu'un bien particulier, il s'ensuit qu'il pieut l'appétit plus que les biens particuliers que l'on peut se procurer simultanément avec beaucoup d'autres par de l'argent.

3. Il faut répondre au troisième, que comme dans les choses naturelles on ne cherche pas ce qui arrive toujours, mais ce qui arrive le plus souvent, parce que la nature des êtres corruptibles peut être entravée de telle sorte qu'elle n'opère pas toujours de la même façon ; ainsi, en morale, on considère ce qui arrive ordinairement, mais non ce qui a toujours lieu, parce que la volonté n'agit pas nécessairement. Par conséquent, quand on dit que l'ava­rice est la racine de tous les maux, cela ne signifie donc pas qu'il n'y ait pas quelquefois un mal qui soit la racine de ce vice, mais cela indique que c'est de lui que les autres maux viennent le p!us souvent (4), pour la rai­son que nous avons donnée (in corp. art.).

ARTICLE II. — l'orgueil est-il le commencement de tout péché (2)?


Objections: 1. Il semble que l'orgueil ne soit pas le commencement de tout péché.

(-1) C'est ainsi qu'il faut entendre ces autres pa­roles de l'Apotre (Ephes. v) : Avarus.... omnis maii causa est.
(2i Si on lit dans l'Ecriture que la convoitise est la racine de tous les maux, on y lit aussi que l'orgueil en est le commencement (Tob. iv) : In

2. Car la racine est le principe de l'arbre, et il semble que la racine et le com­mencement du péché soient une même chose. Or, la cupidité est la racine de tout péché, comme nous l'avons dit (art. préc.). Donc c'est elle et non l'or­gueil qui en est le commencement.

3. 11 est écrit (Eccl. x, 14) : Le commencement de l'orgueil de l'homme est de commettre une apostasie à l'égard de Dieu. Or, apostasier Dieu est un péché. Donc il y a un péché qui est le commencement de l'orgueil, et par conséquent l'orgueil n'est pas le commencement de tout péché.

4. Ce qui produit tous les péchés paraît en être le commencement. Or, tel est l'amour déréglé de soi-même, qui produit la cité de Babylone, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 28). Donc l'amour de soi et non l'orgueil est le commencement de tout péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est dit (Eccl. x,15) : L'orgueil est le com­mencement de tout péché.

CONCLUSION. — Puisque l'homme, en se portant d'une manière déréglée vers les biens temporels, désire toujours une perfection et une supériorité singulière comme sa fin (qui, quoique la dernière dans l'exécution, est cependant la première dans l'in­tention), c'est avec raison qu'on dit que l'orgueil, par lequel on désire d'une manière déréglée sa propre prééminence, est le commencement de tout péché.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui disent que l'oîgueil s'entend de trois manières : 1° Il signifie le désir déréglé de sa propre prééminence, et en ce sens c'est un péché spécial. 2° Il implique un mépris actuel de Dieu, quant à son effet qui consiste à ne pas se soumettre à sa loi -, sous ce rap­port c'est un péché général. 3° Il indique l'inclination que nous avons à ce mépris par suite de la corruption de notre nature, et c'est dans ce sens qu'on dit qu'il est le commencement de tout péché. Il diffère de la cupidité parce que, dit-on, la cupidité se rapporte au péché en ce sens que l'homme se tourne vers le bien muable, qui est en quelque sorte la nourriture et l'ali­ment du mal, et c'est pour ce motif que la cupidité s'appelle la racine du pé­ché ; tandis que l'orgueil a pour objet le péché en ce sens que l'homme se détourne de Dieu et refuse d'obéir à ses préceptes. C'est pourquoi on l'ap­pelle le commencement du péché, parce que c'est parcetéloignement que la nature du mal commence. — Quoique ces idées soient justes, elles ne sont cependant pas conformes à la pensée du sage qui dit que l'orgueil est le com­mencement de tout péché. Car il parle évidemment de l'orgueil considéré comme le désir déréglé de sa propre supériorité; puisqu'il ajoute : Dieu a dé­truit les sièges des chefs orgueilleux, et c'estlesujet qu'il traite d'ailleurs dans presque tout ce chapitre. Ondoitdoncdire que l'orgueil, selon qu'il est un péché spécial, est le commencement de tout péché. En effet, il faut observer quedans les actes volontaires, tels que sont les péchés, il y a deux ordres, celui d'in­tention et celui d'exécution. Dans l'ordre d'intentioy la fin, comme nous l'avons dit maintes fois (quest. i, art. 1 et art. 3; quest. xx, art. 1 ; quest. lvii, art. 4 ; quest. i.xv, art. 1), est le principe. Or, la fin que l'homme se propose en acquérant tous les biens temporels, c'est d'obtenir par leur moyen une perlection et une supériorité particulière. C'est ce qui fait que sous cerapport, l'orgueil, qui est le désir de cette supériorité, est considéré comme le com­mencement de tout péché. Relativement à l'exécution, ce qu'il y a de pre­mier, c'est ce qui donne la facilité de satisfaire tous les désirs mauvais que l'on conçoit, et ce qui a la nature de la racine, comme les richesses. C'est

i ps d s uperbid initium sumpsit omnis per- ditio. Saint Thomas se propose ici dp concilier ensemble ces passages qui paraissent contradic­toires et d'en donner la véritable interprétation.

pourquoi on dit que l'avarice est la racine de tous les maux, comme nous l'avons vu (art. préc.).

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, qu apostasier Dieu, c'est le commencement de l'orgueil, en raison de ce que l'homme s'éloigne de son auteur. Car par là même que l'homme ne veut pas se soumettre à Dieu, il s'ensuit qu'il veut d'une manière déréglée sa propre prééminence dans l'ordre temporel. L'a­postasie n'est donc pas ici considérée comme un péché spécial, mais elle est plutôt la condition générale de tout péché, qui consiste en ce que l'homme s'é­loigne du bien immuable. — Ou bien on peut dire que l'apostasie est le com­mencement de l'orgueil, parce qu'elle en est la première espèce. Car il appar­tient à l'orgueil de ne vouloir passe-soumettre à un supérieur et surtout de ne vouloir pas se soumettre à Dieu. D'où il arrive que l'homme s'élève déréglé- ment au-dessus de lui-même quant aux autres espèces d'orgueil.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme s'aime par là même qu'il veut sa propre prééminence. Car s'aimer c'est se vouloir du bien; par consé­quent, qu'on considère l'orgueil ou l'amour-propre comme le commence­ment de tout péché, cela revient au même.

ARTICLE III. — outre l'orgueil et l'avarice, y a-t-il d'autres péchés


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.82 a.3