I-II (trad. Drioux 1852) Qu.84 a.2

ARTICLE III. — outre l'orgueil et l'avarice, y a-t-il d'autres péchés

spéciaux qu'on doive appeler des vices capitaux?

Objections: 1. 11 semble qu'outre l'orgueil et l'avarice il n'y ait pas d'autres péchés spéciaux qu'on appelle capitaux. Car la tête paraît être aux animaux ce que la racine est aux plantes, comme le dit Aristote [De anima, lib. ii, text. 38), puis­que les racines ressemblent à la bouche. Si donc on appelle la cupidité la ra­cine de tous les maux, il semble qu'il n'y ait qu'elle qu'on doive appeler un vice capital, et qu'aucun autre péché ne mérite ce nom.

2. La tête se rapporte aux autres membres, en ce sens que c'est de la tête que la sensibilité et le mouvement se répandent en quelque sorte dans tous les membres. Or, on appelle péché la privation de l'ordre. Donc le péché ne ressemble en rien à la tête, et on ne doit pas conséquemment distinguer de péchés capitaux.

3. Les crimes capitaux sont ceux qu'on punit de la peine capitale. Or, dans chaque genre de péchés il y en a qui sont punis de la sorte. Donc les vices capitaux ne sont pas des vices d'une espèce déterminée.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17) énumère certains vices spéciaux, qu'il appelle des vices capitaux.

CONCLUSION. — Il n'y a pas que l'avarice et l'orgueil qui soient des vices capitaux, mais il y en a encore beaucoup d'autres; on appelle ainsi tous ceux qui mènent l'homme à d'autres péchés, comme des chefs d'armée.

Réponse Il faut répondre que le mot capital vient du mot caput (tête). Or, la tête à proprement parler est ltynembre de l'animal qui en est le principe et qui le dirige tout entier. C'est pourquoi on donne métaphoriquement le nom de tête à tout principe, à toute cause dirigeante. Ainsi on dit que les hommes qui dirigent les autres et qui les gouvernent sont leur tête. On appelle donc vice capital, du mot caput (tête) pris dans son sens propre, celui qui mène à des fautes qui sont punies de la peine capitale. Mais ce n'est pas le sens que nous attachons à cette expression quand nous parlons des péchés capitaux. Nous désignons par là, métaphoriquement, tout péché qui est le principe des autres ou qui les dirige. Par conséquent nous donnons le nom de vice capital à celui qui est la source d'autres vices, surtout quand ils naissent de lui, selon l'ori­gine de la cause finale qui est l'origine formelle, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. G, et quest. lxxii, art. 6, et lxxv, art. 1). C'est pourquoi lu vice capital n'est pas seulement le principe des autres, maisil en est encore le directeur et pour ainsi dire le guide. Car l'art ou l'habitude à laquelle la fin appartient, régit et commande tous les moyens qui s'y rapportent. C'est ce qui fait que saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17) compare ces vices capi­taux à des chefs d'armées.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot capital vient, par dériva­tion ou par participation, du mot caput, et qu'il s'applique à ce qui a quel­qu'une des propriétés de la tête et non ala tête exclusivement. C'est pour­quoi 011 appelle capitaux, non-seulement les vices qui sont l'origine première de tous les maux, comme l'avarice qui est appelée la racine et l'orgueil qu'on nomme le commencement de tout péché; mais encore ceux qui sont l'ori­gine prochaine de plusieurs autres péchés.

2. Il faut répondre au second, que le péché, considéré relativement à l'éloi- gnementde Dieu, n'a pas d'ordre, parce que sous ce rapport il a la nature du mal, eique le mal, comme le dit saint Augustin (Lib. de nat. boni, cap. 4), est la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre ; mais si on le considère relativement à l'attachement du pécheur pour la créature, il a pour objet un certain bien ; c'est pourquoi sous ce rapport on dit qu'il est ordonné (1 ).

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement porte sur le péché ca­pital qui est puni par une peine capitale, mais ce n'est pas de ce péché que nous parlons ici.

ARTICLE IV. — a-t-on raison de distinguer sept vices capitaux (2)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas dire qu'il y a sept vices capitaux : la vaine gloire, l'envie, la colère, l'avarice, la tristesse (3), la gourmandise et la luxure. Car les péchés sont opposés aux vertus. Or, il n'y a que quatre ver­tus principales, comme nous l'avons dit (quest. lxi, art. 2). Donc il n'y a non plus que quatre vices principaux ou capitaux.

2. Les passions de l'âme sont des causes du péché, comme nous l'avons dit (quest. lxxvii). Or, il y a quatre principales passions de l'âme ; il y en a deux dont il n'est pas l'ait mention parmi les péchés qu'on vient d'énu­mérer, ce sont l'espérance et la crainte. Mais on a énuméré des vices qui se rapportent à une même passion. Car la délectation comprend la gour­mandise et la luxure, et la tristesse embrasse la paresse et l'envie. Donc les péchés principaux sont mal énumérés.

3. La colère n'est pas une passion principale. On n'aurait donc pas dû la ranger parmi les vices principaux.

4. Comme la cupidité ou l'avarice est la racine du péché, de même l'or­gueil en est le commencement, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2 huj. quaest.). Or, on fait de l'avarice un des sept péchés capitaux-, on aurait donc dû compter aussi l'orgueil.

5. On commet des péchés qui ne peuvent venir d'aucun de ceux qu'on a énumérés; comme quand on erre par ignorance, ou quand on commet une faute par suite d'une bonne intention, comme celui qui vole pour faire l'au­mône. Donc les vices capitaux n'ont pas été suffisamment énumérés.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de saint Grégoire est positive à cet égard (Mor. lib. xxxi, cap. 19).

C'est-à-dire classé hiérarchiquement, de manière que l'un est avant l'autre.

Cet article a pour but de justifier la classi­fication des sept péchés capitaux, telle qu'elle est adoptée dans l'enseignement général de l'Eglise.

(5) Ce mot a été remplacé par le mot acediu qui indique un certain dégoût des choses spiri­tuelles, et par suite une grande négligence et une grande paresse dans l'accomplissement de ses devoirs. On a préféré adopter le mot paresse dont le sens est plus général et plus vulgaire.

CONCLUSION. — On appelle péchés capitaux, ceux dont les fins ont la vertu pre­mière et principale de mouvoir l'appétit, et comme ces vertus sont au nombre de sept, on distingue aussi sept vices capitaux qui sont : l'orgueil, l'avarice, la luxure, l'envie, la gourmandise, la colère et la paresse.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l avons dit (art. préc.), on appelle vices capitaux ceux qui sont la source des autres, surtout à titre de cause finale. Or, cette espèce d'origine peut se considérer de deux manières: 1° selon la condition de celui qui pèche. Ainsi le pécheur peut être disposé à l'égard d une fin mauvaise, de telle sorte qu'il se porte par suite à une foule d'autres péchés. Cette sorte d'origine ne peut pas être l'objet de la science, parce que les dispositions particulières des hommes sont infinies. 2° On peut la considérer selon le rapport naturel que les fins ont entre elles. A ce point de vue, il arrive souvent qu'un vice vient d'un autre. Il y a donc possibilité de systématiser scientifiquement les vices d'après cette espèce d'origine. En ce sens, on appelle vices capitaux, ceux dont les fins sont les raisons premières qui meuvent l'appétit, et c'est d'après la distinction de ces raisons premières qu'on distingue les péchés capitaux eux-mêmes. Or, une chose meut l'appétit de deux manières : 1° Directement et par soi-même. C'est ainsi que le bien meut l'appétit pour qu'il le recherche, et le mal pour qu'il l'évite. 2° Indirec­tement et pour ainsi dire par un autre. C'est ainsi qu'un homme recherche une chose mauvaise, à cause du bien qui v est adjoint; ou qu'il fuit le bien, à cause du mal dont il est mélangé. — Le bien de l'homme est de trois sortes. En effet il y a: 1° le bien de l'âme qui n'est désirable que d'après notre ima­gination, comme l'excellence de la louange ou de l'honneur, et c'est cette espèce de bien que la vaine gloire poursuit. 2° Il y a le bien du corps, celui-ci regarde la conservation de l'individu, comme le boire et le manger, et c'est ce bien que la gourmandise recherche d'une manière déréglée ; il a aussi pour objet la conservation de l'espèce, comme les jouissances charnelles aux­quelles se rapporte la luxure, ou il comprend le bien extérieur, c'est-à-dire les richesses qui sont la fin que se propose l'avarice. Et ces quatre vices fuient déréglément les quatre maux qui leur sont contraires. — Ou bien, à un autre point de vue, on peut dire que le bien meut principalement l'appétit, parce qu'il participe à la condition de la félicité que tous les hommes désirent naturellement, et qu'il est de l'essence de cette félicité d'être : 1° Une perfec­tion. Car la béatitude est le bien parfait auquel appartient l'excellence ou l'éclat que recherche l'orgueil ou la vaine gloire. 2° Il faut qu'elle ait cette suffisance que l'avarice recherche dans les richesses qui la promettent. 3° Il est dans sa nature de renfermer la délectation sans laquelle il ne peut,y avoir de félicité, comme ledit Aristote (Eth.X\b. i, cap. 7, et lib. x, cap. 6, 7 et 8), et c'est celte jouissance que recherchent la gourmandise et la luxure. —Quant au bien que l'on fuit à cause du mal auquel il est associé, il y en a de deux sortes. Ou il s'agit de sôn bien propre, et alors c'est la paresse qui s'attriste du bien spirituel, à cause de la peine corporelle qu'il donne ; ou il s'agit du bien d'autrui, et si on le repousse sans éclat, sans mouvement extérieur, c'est le fait de l'envie qui s'attriste du bien d'autrui, parce qu'il est un obstacle à sa propre prééminence; mais s'il y a indignation et désir de ven­geance, alors c'est la colère. D'ailleurs la poursuite du mal opposé est propre à ces mêmes vices.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus et les vices n'ont pas la même espèce d'origine. Car les vertus sont produites par le rapport de l'appétit avec la raison ou avec le bien immuable qui est Dieu ; tandis que les vices naissent de l'appétit du bien changeant ; par conséquent il n'est pas nécessaire que les vices principaux soient opposés aux vertus principales.

2. Il faut répondre au second, que la crainte et l'espérance sont des passions de l'irascible, que toutes les passions de l'irascible viennent de celles du concupiscite, et que toutes les passions du concupiscible se rapportent d'une certaine manière à la délectation et à la tristesse. C'est pourquoi on place principalement parmi les péchés capitaux la délectation et la tristesse, comme étant les passions principalissimes (1), ainsi que nous l'avons dit (quest. xxv, art. 4).

3. Il faut répondre au troisième, que la colère, quoiqu'elle ne soit pas une passion principale , par là même qu'elle a une raison particulière de mou­voir l'appétit, qui consiste à s'élever contre le bien d'autrui au point de vue de l'honnête, c'est-à-dire sous le prétexte d'une juste vengeance, elle se trouve distincte des autres péchés capitaux.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on dit que l'orgueil (2) est le commen­cement de tout péché au point de vue de la fin, comme nous l'avons dit (art. 2), et c'est d'après ce même point de vue que nous établissons la préé­minence des péchés capitaux. C'est pourquoi l'orgueil étant un vice uni­versel, on ne le compte pas parmi les autres, mais on le considère plutôt, selon l'expression de saint Grégoire [toc. cit.), comme le roi de tous les vices. Quant à l'avarice c'est sous un autre rapport qu'elle est appelée la racine de tous les vices, ainsi que nous l'avons vu (art. 1).

5. Il faut répondre au cinquième, que ces vices sont appelés capitaux parce qu'ils sont ordinairement la source des autres. Par conséquent rien n'em­pêche que quelques péchés ne viennent parfois d'autres causes. — On peut néanmoins dire que tous les péchés qui proviennent de l'ignorance peu­vent se ramener à la paresse, à laquelle appartient la négligence qui fait qu'on se refuse d'acquérir des biens spirituels, à cause de la peine qu'il faudrait se donner. Car l'ignorance, qui peut être la cause du péché, pro­vient de la négligence, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. i). Et quand on pèche par suite d'une bonne intention , il semble que cette faute revienne à l'ignorance, parce qu'on ignore alors qu'on ne doit pas faire le mal, pour qu'il en arrive du bien.



QUESTION LXXXV.

DES EFFETS DU PÉCHÉ.


Apres avoir parlé delà cause du péché, nous devons maintenant nous occuper de ses effets. Et d'abord de la corruption du bien de la nature; 2° de la tache de l'àme; 3° de la peine qu'il mérite. — Touchant le premier point six questions se présentent : 1° Lebien de la nature est-il diminué par le péché ? — 2° Peut-il être totalement détruit P

3° Des quatre blessures que la nature humaine a reçues, d'après Bède, à cause du péché. — 4° La privation du mode, celle de l'espèce et celle de l'ordre sont-elles des effetsdu péché ? — 5° La mort et les autres défauts corporels sont-ils des effets du péché P

c° Toutes ces choses sont-elles naturelles à l'homme de quelque manière?

(1) Nous avons été obligés de eréer ce ternie pour rendre le sens philosophique qu'y attache saint Thomas d'après Aristote Suivant les théo­ries péripatéticiennes, le principalissinie est plus extrême que le principal ; comme dans les genres et les espèces on distingue des termes qui sont généralissimes et d'autres spécialissimes. C,e sont des extrêmes entre lesquels ou place d'autres termes qui sont simplement génériques ou spéci­fiques. (Voyez à cet égard l'Introduction aux Catégories de Porphyre.)
(2) Quoique l'orgueil soit plus général que la vainc gloire, cependant on a remplacé ce dernier mot par le premier qui offre au peuple un sciis plus facile à saisir.

ARTICLE I. — le péché DIMINUE-t-1l le bien de la nature ?


Objections: 1. Il semble que le péché lie diminue pas le bien de la nature. Car le péché de l'homme n'est pas plus grave que le péché du démon. Or, les biens naturels sont restés intègres dans les démons après le péché, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Donc le péché n'affaiblit pas non plus le bien de la nature humaine.

2. Ce qui vient en dernier lieu étant transformé, il ne s'ensuit pas que ce qui est antérieur le soit aussi ; car la substance reste la même, quand les acci­dents changent. Or, la nature est préexistante à l'action de la volonté. Par conséquent du mêment où le péché trouble l'action de la volonté, il ne s'en­suit pas que la nature soit pour cela modifiée, de façon que ce qu'il y a de bon en elle soit affaibli.

3. Le péché est une chose active, tandis que l'affaiblissement est une chose passive. Or, aucun agent n'est passif à l'égard de ce qu'il fait active­ment. Mais il peut se faire qu'il soit actif sous un rapport et passif sous l'autre. Donc celui qui pèche n'affaiblit pas le bien de sa nature par l'effet de son péché.

4. Aucun accident n'agit sur son sujet, parce que ce qui pâtit, c'est l'être en puissance, tandis que ce qui sert de sujet à un accident est déjà un être en acte, relativement à cet accident. Or, le péché existe dans le bien de la nature, comme l'accident dans le sujet. Donc il ne l'affaiblit pas, puisque pour affaiblir une chose il faut agir sur elle d'une certaine manière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Luc, x, 30) : Un homme qui descendait de Jérusukm à Jéricho, c'est-à-dire dans l'abîme du péché, fut dépouillé des dons gratuits qu'il avait reçus et blessé dans sa nature, comme l'expose le vénérable Bède ( Glos. ord. ). Donc le péché affaiblit le bien de la nature.

CONCLUSION. — Parmi les biens de la nature' il y en a qui, comme la justice ori­ginelle, ont été totalement détruits par le péché; d'autres, comme les principes consti­tutifs de la nature et les propriétés qui en résultent, telles que les puissances de l'àme, n'ont été ni détruits, ni aífaiblis par le péché ; d'autres eníin, tels que l'inclination naturelle pour la vertu, n'ont pas été détruits, mais fortement affaiblis.

Réponse Il faut répondre que le bien de la nature humaine peut se distinguer de trois manières. 1° Il y a les principes constitutifs de la nature et les pro­priétés qui en résultent, comme les puissances de l'âme et les autres choses semblables. 2° L'homme est naturellement porté à la vertu, comme nous l'avons vu (quest. lxiii , art. 1), et cette inclination est une perfection de sa nature. 3° On peut appeler un bien de nature, le don de la justice originelle qui fut accordé à la nature humaine tout entière dans la personne du premier homme. — Le premier de ces biens n'est ni détruit, ni affaibli par le péché (1). Le dernier a été totalement anéanti par le péché originel. Quant au second, c'est-à-dire quant à l'inclination naturelle de l'homme pour la vertu, le péché l'affaiblit (2). Car les actes humains ont pour résultat de produire dans l'homme une inclination à des actes qui leur ressemblent (3' comme nous l'avons vu (quest. li, art. 2 et 3). Il faut donc que, par là même

(D Calvin suppose, au contraire [Iniiti, lib. ii, cap. 21), que la nature humaine a été privée par le péché originel ite sa perfection intrinsèque, et qu'elle a perdu les facultés qui en découlaient, comme le libre arbitre. Les jansénistes supposent la même erreur.
(2) C'est ce que le concile de Trente a parfaite­ment exprimé (sess. vi, can. 1 ) : Tametsi in eis liberum arbitrium minimi: extinclum
esset, viribus licet attenuatum et inclinatum.
<3) Le péché actuel produit dans l'homme une disposition mauvaise qui le porte à renouveler ce même péché ; le péché originel lc détourne de sa fin dernière et le rend très-faible pour le bien j parce que celui qui se détourne de la fin dernière n est pas plus apte à bien agir moralement que celui qui ne possède pas parfaitement un principe u est apte ii en déduire les conséquences.
qu'un individu a de l'inclination pour un des contraires, il en ait moins pour l'autre. Par conséquent le péché étant contraire à la vertu, par là même que l'homme pèche, il affaiblit en lui ce bien de la nature qui consiste dans l'inclination au bien.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Denis parle du bien premier de la nature qui est l'être, la vie et l'intelligence, comme on le voit en examinant ses paroles.

2. Il faut répondre au second, que quoique la nature soit antérieure à l'acte de la volonté, néanmoins elle a de l'inclination pour certaine action volon­taire. D'où il résulte que la nature considérée en elle-même ne change pas par suite du changement de l'action de la volonté-, mais l'inclination change parce que l'action est le terme auquel elle se rapporte.

3. Il faut répondre au troisième, que l'action volontaire procede de puis­sances diverses, dont l'une est active et l'autre passive. D'où il arrive que les actions volontaires ajoutent ou enlèvent quelque chose à l'homme qui les produit, comme nous l'avons dit (quest. n, art. 2) en traitant de la formation des habitudes.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'accident n'agit pas sur son sujet effec­tivement; cependant il agit sur lui formellement, dans le même sens qu'on dit que la blancheur produit le blanc. Ainsi rien n'empêche que le péché ne diminue le bien de la nature, selon que cet affaiblissement de la nature se rapporte au dérèglement de l'acte. Mais quant au dérèglement de l'agent il faut dire qu'il provient de ce que dans les actes de l'âme il y#a quelque chose d'actif et quelque chose de passif. C'est ainsi que l'objet sensible meut l'appétit sensitif, et que l'appétit sensitif agit sur la raison et lit-volonté, comme nous l'avons dit (quest. lxxvii, art. 1 ; quest. lxxx, art. 2). Et ce dérèglement résulte non pas de ce que l'accident agit sur son propre sujet, mais de ce que l'objet agit sur une puissance et cette puissance sur une autre et qu'elle la jette ainsi hors de sa voie.

ARTICLE II. — tout le bien de la nature humaine peut-il être détruit

par le péché (1)?

Objections: 1. Il semble que tout le bien de la nature humaine puisse être détruit par le péché. Car le bien de la nature humaine est fini, puisque cette nature est finie elle-même. Or, tout ce qui est fini est complètement anéanti, quand on en enlève continuellement quelque chose. Par conséquent, puisque le bien de la nature peut être continuellement diminué par le péché, il semble qu'il puisse être un jour absolument détruit.

2. A l'égard des choses qui sont d'une même nature, on doit faire le même raisonnement sur le tout et sur ses parties, comme on le voit évidem­ment pour l'air, l'eau et la chair et pour tous les corps homogènes. Or, le bien de la nature est totalement uniforme. Donc puisque le péché peut en détruire une partie, il semble qu'il puisse aussi en détruire le tout.

3. Le bien de la nature que le péché affaiblit est l'aptitude à la vertu. Or, il y a des individus dans lesquels le péché détruit totalement cette ap­titude, comme on le voit dans les damnés qui ne peuvent pas plus revenir à la vertu qu'un aveugle ne peut recouvrer la vue. Donc le péché peut absolument détruire le bien de la nature.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Ench. cap. 13, U et 19) que le

mal n'existe que dans le bien. Or, le mal delà faute ne peut pas exister dans

# (0 Cet article peut être considéré comme une réfutation de la doctrine de Calvin et de Jansénius sur le péché originel.

le bien de la vertu ou de la grâce, parce qu'il lui est contraire. Il faut donc qu'il existe dans le bien de la nature, et que par conséquent il ne le détruise pas totalement.

CONCLUSION. — Comme il ne peut pas se faire que par suite du péché l'homme cesse d'être raisonnable, de même le péché ne peut détruire complètement le bien de la nature qui est l'inclination naturelle que l'homme a pour la vertu, et qui résulte de ce qu'il est doué de raison.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le bien de la nature, qui est affaibli par le péché, est l'inclination naturelle à la vertu, qui se trouve dans l'homme, par là même qu'il est raisonnable. Car il agit selon la vertu, du mêment qu'il agit conformément à la raison. Or, le péché ne peut pas absolument détruire dans l'homme son caractère d'être raison­nable, parce qu'alors il ne serait plus capable de pécher. Par conséquent il n'est pas possible que le bien de la nature, dont nous venons de parler, soit totalement détruit. Mais, parce qu'il arrive que ce bien est continuelle­ment affaibli par le péché, il y a des auteurs qui, pour rendre ceci sensible, ont eu recours à un exemple, dans lequel ils citent une chose finie qui s'affaiblissait à l'infini, sans être jamais complètement épuisée. En effet Aris­tote dit (Pkys. lib. i, text. 37) que si d'une grandeur limitée on enlève cons­tamment une même quantité, on finira par l'anéantir entièrement ; comme si on ôtaittoujours, par exemple, d'une quantité finiel'étendue d'une palme. Mais si la soustraction se fait selon la même proportion, mais non selon la même quantité, on pourra continuerl'opérationindéfiniment. Par exemple, si on di­vise une quantité en deux parties et qu'on prenne la moitié de la moitié, 011 pourra aller ainsi indéfiniment, de telle sorte que le dernier nombre soustrait sera toujours moindre que le premier dont il est extrait. Mais ceci n'est pas applicable à la thèse que nous établissons ici. Car le péché subséquent ne diminue pas le bien de la nature moins que le péché antérieur, il le diminue même davantage, s'il est plus grave. — Il faut donc dire que l'inclination dont il s'agit est comme un milieu entre deux extrêmes. Car elle est fondée sur la nature raisonnable comme sur sa racine, et elle tend au bien de la vertu, comme à son terme et à sa lin. Son affaiblissement peut donc se considérer de deux manières : 4° par rapport à sa racine-, 2° par rapport à son terme. Dans le premier sens elle n'est pas affaiblie par le péché, parce que le péché ne diminue pas la nature elle-même, comme nous l'avons dit (art. préc.); mais elle est affaiblie dans le second, parce que le péché l'em­pêche d'arriver à son terme. Si elle était affaiblie de la première manière, il faudrait qu'elle fût un jour absolument détruite, la nature raisonnable étant elle-même totalement anéantie (4). Mais comme elle est affaiblie en raison de l'obstacle qui l'empêche d'arriver à son terme, il est évident qu'elle peut être affaiblie à l'infini. En effet on peut mettre des obstacles à l'infini, en ce sens que l'homme peut indéfiniment ajouter péché à péché, maison ne peut pas entièrement détruire cette inclination, parce que sa racine subsiste toujours. C'est ce qu'on peut rendre évident par l'exemplfe d'un corps diaphane qui est apte à recevoir la lumière, par là même qu'il est transpa­rent. On affaiblit cette aptitude ou cette propriété au moyen des nuages

(I) Luther et Calvin n'ont pas reculé devant cette conséquence. Ils ont admis que la nature rai­sonnable était détruite, qu'il n'y avait dans l'homme aucune liberté, qu'il péchait sans cesse ou que tous ses actes étaient autant de péchés, que ses oeuvres étaient par conséquent nulles, que la seule différence entre le prédestiné et le ré­prouve c est que Dieu imputait à l'un ses fautes et non a I autre ; que l'ignorance invincible n'ev cusait pas du péché, etc., etc. On voit par toutes ces erreurs combien la doctrine établie ici par saint Thomas est fondamentale.

que l'on peut accumuler autour, mais on ne la détruit pas, parce qu'elle

subsiste toujours radicalement dans son essence.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette objection repose sur l'af­faiblissement qui a lieu par soustraction ; mais ici il s'agit d'une diminution qui résulte d'un obstacle qu'on oppose; ce qui ne détruit, ni diminue radi­calement l'inclination, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second,, que l'inclination naturelle esta la vérité abso­lument uniforme, mais qu'elle se rapporte à un principe et à un terme, et c'est cette diversité de rapport qui fait qu'elle est affaiblie dans un sens et qu'elle ne l'est pas dans un autre.

3. Il faut répondre au troisième, que même dans les damnés l'inclination naturelle à la vertu subsiste, car autrement ils n'éprouveraient pas de re­mords de conscience. Mais ii arrive que cette inclination ne passe pas à l'acte, parce que la justice divine les prive de la grâce. C'est ainsi qu'un aveugle conserve radicalement dans sa nature de l'aptitude pour voir, puis­qu'il est un animal qui est naturellement doué de la-vue, mais il ne.voit pas réellement, parce qu'il est privé de la cause qui pourrait le faire voir, en formant en lui l'organe nécessaire à cette fonction.

ARTICLE III. — peut-on dire que les blessures que la nature a reçues par suite du péciié sont l'infirmité , l'ignorance, la malice et la con­cupiscence (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ait tort de dire que les blessures que la nature a reçues par suite du péché sont : l'infirmité, l'ignorance, la malice et la concupis­cence. Car le même principe ne peut pas être l'effet et la cause de la même chose. Or, on fait de toutes ces choses des causes de péché, comme nous l'avons vu (quest. Lxxvi)art. 1, etLxxvn, art. 3, et quest. lxxviii, art. b). On ne peut donc pas les considérer comme des effets du péché.

2. 11 y a un péché qu'on nomme malice. On ne doit donc pas placer la malice parmi les effets du péché.

3. La concupiscence est une chose naturelle, puisqu'elle est l'acte de l'ap­pétit concupiscible. Or, ce qui est naturel ne doit pas être une lésion de la nature. On ne doit donc pas placer la concupiscence parmi les blessures que la nature a reçues.

4. Nous avons dit (quest. lxxvii, art. 3) que pécher par infirmité et par passion c'est la même chose. Or, la concupiscence est une passion. On ne doit donc pas la distinguer par opposition avec l'infirmité.

5. Saint Augustin (Lib. de nat. et grat. cap. 67) reconnaît deux sortes d'affliction qui pèsent sur l'âme du pécheur, l'ignorance et la difficulté. De là viennent l'erreur et les tourments. Ces quatre afflictions ne répondent pas à celles que nous avons distinguées. Il semble donc que l'une de ces deux distinctions soit erronée.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de Bède est formelle (Glos. in Luc. x).

CONCLUSION. — 11 y a dans l'àme quatre puissances qui peuvent être les sujets des vices, comme elles ie sont des vertus; selon que le péché les détourne de leur lin et qu'il porte par là même à la nature autant de coups, on distingue quatre espèces de blessures : l'ignorance qui frappe l'entendement, la malice qui s'attache à la

(1) Parmi les théologiens il y a à ce sujet con­troverse. Les uns supposent que la nature a seu­lement été atteinte d'une manière extrinsèque parce que le péché originel a eu pour effet de la dépouiller de la justice originelle qui lui avait été surajoutée. D'autres veulent que l'homme ait été atteint intérieurement. Ce der­nier sentiment est celui de ceux qui ne veulent pas que , dans l'état de pure nature, l'homme ait pu cire en proie à toutes les misères qui pèsent actuellement sur lui.'Saint Augustin pensait ainsi, et son avis a élé partagé par la plupart des Pères.
volonté, l'infirmité qui reside dans l'irascible et la concupiscence dans le concu­piscite.

Réponse Il faut répondre que par la justice originelle la raison était parfaitement maîtresse des puissances inférieures de l'âme, et qu'elle était elle-même perfectionnée par Dieu à qui elle était soumise. Cette justice originelle ayant été détruite par le péché du premier homme, comme nous l'avons dit (quest. lxxxi, art. 2), toutes les puissances de l'âme se sont trouvées en quel­que sorte privées de l'ordre qui les mettait naturellement en rapport avec la vertu , et c'est cet abandon qu'on appelle la blessure de la nature. Or, il y a dans l'âme quatre puissances qui peuvent être les sujets des vertus, comme nous l'avons dit (quest. lxi, art. 1, et quest. lvii) : la raison dans la­quelle réside la prudence; la volonté qui est le siège de la justice, l'irasci­ble où se trouve la force, et le concupiscible où est la tempérance. Par conséquent la raison étant privée de son rapport avec le vrai, il en résulte qu'elle éprouve la blessure de I 'ignorance ; la volonté quand elle cesse d'avoir le bien pour objet, est en proie à la malice; l'irascible qui ne peut plus triom­pher de ce qui est ardu , difficile, est frappé de faiblesse; et la concupis­cence n'ayant plus pour lin les jouissances que la raison modère devient cette concupiscence mauvaise qu'on appelle convoitise. — Le péché originel a donc fait à la nature humaine tout entière ces quatre blessures. Mais comme l'inclination à la vertu est affaiblie dans chaque individu par le pé­ché actuel, ainsi que nous l'avons vu (art. 1 et 2), il s'ensuit que ces quatre blessures sont aussi une conséquence de tous les autres péchés. Car tout péché obscurcit la raison, principalement pour les choses morales, il en­durcit la volonté, ajoute à la difficulté que nous avons de bien faire et enflamme de plus en plus la concupiscence.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que ce qui est l'effet d'un péché ne soit la cause d'un autre. Car par là même que l'âme est déréglée par suite d'un péché antérieur, elle est plus facilement portée au mal.

2. Il faut répondre au second, que la malice ne se prend pas en cet endroit pour un péché, mais pour la propension de la volonté au mal, d'après ces paroles de l'Ecriture (Gen. viii , 21) : Les sens de l'homme sont portés au mal depuis son en fance.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxxx, art. 3 ad l),la concupiscence n'est naturelle à l'homme qu'autant qu'elle est soumise à la raison. Mais du mêment où elle sort des limites de la raison, elle est par rapport à l'homme une chose contre nature.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on peut en général appeler infirmité toute passion parce que les passions affaiblissent la vigueur de l'âme et en­travent la raison. Mais Bède a pris ce mot dans un sens restreint, et il a en­tendu par infirmité ce qui est opposé à la force, qui appartient à l'irascible.

5. faut répondre au cinquième, que le mot difficulté, dont se sert saint Au­gustin, comprend trois choses qui appartiennent aux puissances appétitives, savoir la malice, l'infirmité et la concupiscence. Ces trois choses sont cause qu'on éprouve de la difficulté à se porter vers le bien. L'erreur (1) et la dou­leur sont des blessures qui en sont la suite ; car on souffre du mêment où l'on sent que l'on est trop faible pour arriver à ce qu'on désire.

ARTICLE IV. — la privation du mode, de l'espèce et de l'ordre est-elle un effet du péché?


I-II (trad. Drioux 1852) Qu.84 a.2